Un certain 28 décembre 1895
Anne Sophie Nédélec
EXTRAIT
Valentin Latour, les yeux rivés au sol, observait que ses souliers avaient pris l’étrange aspect de vieux chiens battus. Il haussa les épaules. Cela n’avait plus guère d’importance à présent. À l’angle du boulevard des Capucines, il leva les yeux : le plafond bas du ciel morose accablait Paris de laideur. Même le Grand Café avait perdu toute majesté ; ses balcons interminables formaient autant de rails de chemin de fer ceinturant la façade à la manière d’une camisole de force.
Les sourcils froncés, le jeune homme scrutait sa mémoire. Les mots «Grand Café - Salon Indien» brûlaient devant ses yeux comme des néons trop puissants. Mais puisque aucune explication ne lui venait, il reprit son chemin, relevant le col contre le froid piquant de décembre et fourrant brutalement de dépit ses mains dans ses poches. Il réchauffa son visage griffé par le vent au poêle d’un vendeur de marrons chauds. Pas un sou en poche, bien entendu... juste le dernier exemplaire du dernier numéro du dernier journal créé à Paris, mais premier arrêté. Faillite. Quelle misère ! Une entreprise dans laquelle Valentin s’était tant investi, remuant ciel et terre pour imprimer la première feuille, pour trouver des collaborateurs compétents. Mais la concurrence avait été la plus forte. Ne disposant que d’un réseau d’informations encore incomplet, le journal avait souvent un wagon de retard. Une première page titrant une nouvelle que tout le monde avait appris la veille, même accompagnée d’un solide appareil critique, ne pouvait satisfaire personne.
Agacé, Valentin secouait frénétiquement ses poches dans l’espoir improbable de retrouver quelques sous providentiels. Il transportait toujours avec lui, outre le stylo et le calepin professionnel, une multitude de papiers, brochures, publicités... susceptibles de fournir un article intéressant. Un morceau de carton dans la poche droite de son pantalon l’intrigua. Les mots «Grand Café - Salon Indien» s’étalaient en caractère gras juste en dessous d’un mot barbare : «Cinématographe». Il s’en souvenait à présent : le propriétaire du fameux établissement, Monsieur Volpini, avait loué son sous-sol à un industriel-photographe de Lyon, Antoine Lumière, qui souhaitait faire connaître au grand public la nouvelle invention de ses fils, un appareil photographique présentant des images en mouvement. Valentin avait pris une place. Après tout, pourquoi pas. Si l’invention en question avait de l’intérêt, son journal se devait d’en parler. Mais aujourd’hui, il n’y avait plus de journal... Le jeune homme songea qu’il pouvait revendre sa place. Cela lui ferait toujours un franc en poche.
Il revint sur ses pas et se plaça à l’entrée du Salon Indien entre des distributeurs de prospectus pour le cinématographe, proposant sa place aux passants. Mais ceux-ci, poursuivis par le froid, ne prenaient même pas la peine de saisir les réclames, pressés de retrouver la chaleur du feu et le divertissement de quelque livre. Un maigre public entrait au compte-gouttes, larmes distillées de la foule.
Le début de la séance approchait et Valentin n’avait toujours pas fait affaire. Encouragé par l’onde de chaleur qui émanait du Salon Indien, il se décida à pénétrer dans le sanctuaire exotique. Après tout, ceci serait sa dernière mission de journaliste... dérisoire Mais lorsqu’il poussa le tourniquet à l’entrée du Salon, le vestibule avait déjà produit son effet et c’est dépaysé, détendu, que le jeune homme pénétra dans la salle.
Accueilli avec empressement par le photographe Clément Maurice, Valentin retrouvait son aplomb professionnel en même temps que l’excitation devant une nouveauté. Avec étonnement, il calcula avant que la lumière ne s’éteigne que seulement trente-trois spectateurs avaient pris place dans la centaine de fauteuils que comptait le Salon. Une discussion de ses voisins l’inquiéta vaguement quant à l’intérêt réel de l’invention : le propriétaire de la salle avait si peu confiance en ce nouveau spectacle qu’en cédant son sous-sol à bail, il avait refusé les 20 % sur les recettes et conclu la location pour trente francs par jour.
Plongé dans le néant depuis quelques secondes, Valentin vit tout à coup l’espace se déchirer : la toile de l’écran affichait la photographie classique des portes de l’usine Lumière à Lyon. Un frisson de désappointement parcourut la salle. Valentin sentit sur son estomac une morsure de déception : dire qu’au lieu d’assister au bête usage de la traditionnelle lanterne magique, il aurait pu, si un naïf s’était laissé tenter par son billet, déguster quelques marrons chauds !
Soudain, l’incroyable se produisit. Les portes s’ouvrirent et se déversa dans la salle un flot d’ouvriers, de femmes, de voitures... Ce n’étaient plus des tableaux, des images fixes représentant la réalité ; c’était la réalité même, la vraie vie qui entrait en contact avec le spectateur. À demi soulevé sur son siège, subjugué, Valentin, après un premier mouvement de recul, dévorait à présent les images, se demandant vaguement s’il ne rêvait pas, mais ne souhaitant pour rien au monde le savoir afin de ne pas briser l’illusion...
De l'arrivée du train en gare de La Ciotat...--- oui, je suppose que les premières séances ont dû marquer fortement les esprits par la restitution du mouvement....
· Il y a presque 10 ans ·très beau texte...
rechab