Un champ de la paix

Christophe Prevost

Curieuse rencontre

                                           Un champ de la Paix


En pleine semaine Sainte, par beau temps.

Le drapeau est vert et la mer nʼest pas agitée.

Pas plus que cette autoroute sur laquelle je me trouve et qui y mène.

Je décide de faire une pause et me dirige vers une aire désertée par les touristes.

Seul un homme est assis à la première table non loin des toilettes et lit la Presse. Il est plongé dans sa lecture d'un quotidien et semble ne même pas m'avoir vu arriver.

Je m'installe à une autre table et entame mon pique-nique.

En face de nous un champ
 de luzerne sʼétend à perte de vue.

Je distingue aussi un amas de journaux (dont de la Presse People mais aussi des journaux télé) une bouteille de vin (du rosé ?!) et une petite boite en plastique remplie de fruits secs.

L'homme décortique chaque article.

Il sort un carnet et note quelque chose.

«Trois guerres !... Waouh !... » lance l'homme en me regardant «Epatant n'est-ce pas ?!...»

Je feins de ne pas comprendre et focalise sur ce jambon-beurre inconsistant acheté deux heures plus tôt à la dernière pompe à essence. Cher et pas bon.

L'homme se met à parler à voix haute, comme pour m'intéresser à ses préoccupations.

«Ah la guerre !... Sa préparation, son déroulement, ses conséquences !... C'est drôle mais ça ne finira jamais !...»

Plus le temps passe, plus il lit fort, comme si j'étais son élève et qu'il me donnait un cours magistral dans ce grand amphi que représente ce parking d'autoroute sale et délabré.

Progressivement, je comprends qu'il se met à «jouer» les articles qu'il lit comme un acteur de théâtre, fut-il mauvais.

Il s'interrompt et me confie (alors que je ne lui demande rien !) qu'il est heureux que lʼEurope ait réussi à instaurer une Démocratie durable dans son espace.

Soudain il se donne en spectacle devant moi. Il se lance dans une longue tirade, sa tirade du nez à lui.

«Si lʼon en croit les résultats des tests pratiqués en laboratoire, 75% des Américains ignorent ce quʼest le camembert, 15% quʼil est fabriqué à base de lait de vache et 10% ne savent même pas ce que cʼest quʼune vache !... Comment expliquer alors que plus de 92% dʼentre eux consomment toutes les parties de cet animal à lʼexception de ce fameux fromage ?... Simplement parce quʼil y a dedans des champignons et quʼils ont une peur bleue des champignons qui pourraient être hallucinogènes... Or, Outre- -Atlantique nous sommes tous considérés comme des drogués avec nos fromages moisis, nos alcools imbuvables et notre gastronomie débridée...»

L'homme a un culot monstre, au point que au loin, une vache semble meugler en représailles.

«Tʼas raison ma grande...» quʼil lui répond «... Mais tu sais, cʼest exactement la même chose avec le cinéma... Vous, vous aimez le cinéma ?!... »

«Moi mais euh… Oui…» dis-je peu convaincu par ma réponse.

En fait de doute, j'ai surtout peur d'avoir affaire à un grand malade et je ne sais pas comment me sortir de là.

«Prends un film de guerre par exemple... Les Américains en raffolent... Avec de lʼhémoglobine partout et surtout des armes redoutables... Eh bien les américains ont une telle peur des vraies armes quʼils en utilisent des fausses dans leurs films !... Véridique !... Même les bombes sont des fausses !... Et je parle même pas des soldats qui sont de vrais acteurs !... Tout ça, cʼest du faux !... Tu veux que je te dise... Les américains adorent jouer pour de faux car ce sont de grands enfants !... D'ailleurs, ne dit-on pas dʼun jeune homme un peu simplet quʼil est «jeune comme un américain ?!»...


Sortant du champ, un groupe de corbeaux en coasse de rire. Pas moi. Enfin, pas encore.

«Alors, si un jour tu croises un G.I., touche-le pour voir si cʼest un vrai... Et si cʼest le cas, propose-lui un fromage bien de chez nous avec plein de vers comme en Corse et buvez ensemble un Calva à ma santé !... Je te promets quʼil en redemandera !...»

Il sʼest provisoirement calmé, mais rit à gorge déployée.

«Tiens regarde… Encore une histoire de pognon !... »

Il me tend une feuille de papier journal que je ne saisis pas.

Sans être xénophobe pour autant, j'ai le pressentiment en finissant mon crouton sec au beurre rance, que cet individu ne porte pas le monde dans son cœur.

Il se transforme alors en Dictateur africain puis en Dictateur nord coréen. Il se jette dans une diatribe contre lʼoccident et lʼopulence gastronomique de lʼEurope, lui qui sʼefforce comme il peut d'entretenir la famine de son peuple.

Ca le fait rire tandis que j'esquisse un sourire, mal assumé.

«Avoir faim, ça donne envie de manger !... Cacahuète ?!... »

«Non merci… »

Je m'étonne de ma réponse, mais que dire d'autre ?!

Je ne peux pas non plus fuir… On ne rencontre un tel specimen qu'une fois dans sa vie.

«Vous connaissez Diogène ?... »

«Diogène comment ?... »

«Ce type était comme moi… »

«Ah… »

A cette heure-ci de la journée, j'aurai pu connaître n'importe qui, même un indigène.

Le Dictateur est malade, mais l'homme que j'ai en face de moi est un cynique.

Il le sait car il y a dans ce pays une nourriture à foison et il est heureux de pouvoir manger traité ou non traité. Quel luxe de pouvoir choisir entre deux aliments, un bio et un non-bio. Il pense quʼil doit bien y avoir sur Terre des êtres bios, des êtres purs, sans O.G.M., sans mauvaises réflexions.

Et puis il est rattrapé par cette idée quʼil nʼy a que les enfants qui sont purs, quʼils deviennent corrompus à cause de leur milieu social et quʼil y en a très peu qui continuent dʼêtre des enfants bios, faute à leurs parents non militants.

Il se marre de sa liberté.


Il en profite à tel point que sur la fin de son «spectacle-pour-un-homme-seul-dans-les champs», il sʼépanche sur lʼidée dʼune Sécurité Sociale pour tous, que certains pays nous envient. Mais il se ravise car le trou de la Sécurité Sociale est loin, très loin, très très loin dʼêtre comblé. La sonde Cassini-Huygens a dépassé Saturne depuis belle lurette et creuse le vide cosmique avec dʼinfinies précautions tandis que nos gouvernants pusillanimes forent encore et toujours. A lʼenvi.

«Vous voulez que je vous dise, je m'en fous de tout ça !… C'est du bidon !... De toute manière je vais jamais chez le médecin !... Et les ASSEDICS que les gouvernements de lʼunivers nous envient… Pareil… Moi j'ai jamais travaillé pour personne, j'ai été mon propre patron et qu'est-ce que j'en ai payé comme impôts… Ah les impôts !... Encore les impôts !... Toujours les impôts !... Que de souvenirs en pays «Toutimpôts» !... Un endroit fiscalement fabuleux,
où fleurissent diverses taxes, avec des allées multicolores de «charges salariales et patronales» qui se renouvellent chaque année en septembre, des variétés rares de fleurs de «Béhennessé», une forêt de «Céhessjé» un lac peuplé de «Errdéesses»
 ces plantes aquatiques et élastiques quʼon peut étirer à lʼinfini... Un jardin dʼEden à la française, conçu par André, Lenôtre à nous... »

Je fais mine de m'en aller mais je ne sais pas comment présenter la chose.

«Faut que j'aille aux toilettes… Je reviens… »

«J'attends, j'attends… » me répond l'homme d'un ton sec.

Il n'y avait qu'une entrée principale aux toilettes hommes et ma voiture était garée juste en face de cet énergumène. Je n'avais donc d'autre choix que de pénétrer dans les W.C. et de chercher une solution au plus vite.

Je pris mon portable et tentais désespérément de joindre mes trois personnes les plus proches, en vain.

Je restais vingt bonnes minutes à l'intérieur, avec l'espoir que le type soit partit depuis longtemps. Hélas, celui-ci m'attendait de pied ferme.

«Vous en avez mis un temps !... C'est pas trop grave j'espère ?!... (il sortit une lettre de la poche intérieure de sa veste :) … Tenez, un jour, j'ai été tellement exaspéré par toutes les charges que j'ai envoyé ce texte à mon Trésor… Vous voulez que je vous la lise ?!... »

«C‘est pas nécessaire… » que j'aurai voulu lui répondre…

«Je vais vous la lire quand même… «Quoi de plus légitime que de sʼinterroger sur lʼimportance des différents prélèvements effectués sur votre feuille de paye ?... Nʼy-a-t-il rien de plus normal que dʼinventer chaque année un nouvel impôt sur votre salaire, même le plus bas ?!... Pourquoi vouloir éviter à tout prix ici une hausse, là une baisse et de votre paye et de votre pouvoir dʼachat, quand tout cela nʼest pas toujours possible ?!... Vous semblez oublier que cʼest grâce à vos dons, que je considère comme un don du ciel, que nous pouvons construire nos superbes autoroutes, nos magnifiques écoles en préfabriqué, nos quartiers sensibles avec notre si belle délinquance, jʼen passe et des meilleures... Alors si dʼaventure lʼenvie vous prenait de ne pas vous acquitter de ce qui peut paraître légitime aux yeux de beaucoup dʼentre nous... Nʼacceptez plus de donner votre argent à quelquʼun que vous ne connaissez ni dʼEve ni dʼAdam… Refusez la compromission et finissez votre vie en prison !... Vous y serez logé, nourri et blanchi pendant tout votre séjour... Dʼautant quʼil en existe à deux ou trois étoiles... Et toutes sauront vous contenter, jʼen suis sûr !...»… Après ça j'ai eu la visite du Fisc qui a décortiqué ma trésorerie pendant trois mois… On m'a réclamé deux cents euros de frais de dossier… Rien dʼautre… J'étais en règle…»

L'homme soupire et boit une gorgée de son meilleur vin.

«Une goutte ?... »

«Ca va aller merci… »

«Ce que ça fait du bien de «savoir» des choses !... »

Il rassemble ses journaux, trouve des gros cailloux qu'il dépose dessus dans lʼespoir un autre puisse en profiter.

«La lecture… Ca rend plus «intello, vous trouvez pas ?...»

«J'en sais rien, je…lis très peu… »

«On est plus intelligent quand on est informé...Cʼest grâce à la Presse que je sais tout ça !... Et croyez-moi, y'a de quoi être fier de pouvoir transmettre son savoir…
 Surtout celui du programme télé du… 17 au 27 Avril !... Même si c'est à un inconnu !... Tenez… Vous, vous pourriez être cet inconnu… »

Une heure que je suis déjà là, à écouter un discours interminable. Je dois partir mais je dois me faire discret pour ne pas vexer mon interlocuteur.

Comme par un fait exprès, l'homme se lève en premier.

«Vous y croyez à tout ça ?!... Conneries !... Aucun intérêt !... En plus… Demain il fera jour… »

Il me salue d'un geste de la main et s'engage à pied le long de l'autoroute.

Au loin, à chaque pas, je l'entends hurler ceci :

«Fatigué que je suis de ces guerres inutiles

Fatigué que je suis de tant de jeux débiles

Fatigué que je suis de ces télés futiles

Fatigué que je suis de tous ces débats creux

Fatigué que je suis de cette violence accrue

Fatigué que je suis de ces mensonges crus

Fatigué que je suis de cette vérité crue

Peu dʼintérêt pour une telle oppression


Du cerveau je brandis, mon imagination... »

Pris d'une peur panique, je me précipite dans ma voiture et démarre en trombe.

Durant le trajet jusqu'à la plage, je n'ai fait que penser à cette étrange rencontre.

Mais le beau temps et la température de l'eau me font vite oublier que la situation aurait pu virer à l'aigre.

Et puis comme le disait l'homme «Demain… Il fera jour … »

 

 

 

 

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