Un Chant sur la Magie Infuse

Stéphane Rougeot

An mil. Lors d’une petite séance musicale dans une auberge pour gagner sa pitance, Lanval, un barde débutant, tente de dissimuler son secret avec toute la maladresse que son jeune âge laisse supposer.

Le livre


Le village fortifié transpire le silence.

Les premières lueurs de l'aube grignotent à peine la noirceur nocturne. Tout le monde dort encore. À part bien sûr quelques servantes qui commencent à s'affairer dans les cuisines pour préparer le premier repas de la journée. Ainsi que le service de sécurité minimum. Sans oublier les poules, les chiens, et quelques corneilles qui tournoient en coassant. Bref, il y a quand même pas mal de bruit, finalement. Cela n'empêche pas l'ensemble de l'enceinte de refléter un calme et une sérénité qui se noient dans la légère brume matinale.

La saison hivernale vient de s'achever. La forêt qui se propage à des lieues à la ronde tarde à verdir. Les douves sont pleines. Dans cette région coincée entre la vallée du Rhône, les Alpes et la Méditerranée, la présence de la mer provoque souvent un climat caniculaire. Chaque été fait jaunir la nature qui a eu tellement de mal à se remettre des chaleurs de l'année précédente. Cependant, Dame Nature trouve toujours une solution pour insuffler l'étincelle de vie nécessaire, qui permet à chaque plante de repartir de plus belle. Jusqu'à la sècheresse qui ne manquera pas de brûler les feuilles et jaunir les paysages, comme un cycle sans fin qui tente perpétuellement de détruire ce qui met tant de temps à se régénérer.

Sur les chemins de ronde, en haut des hauts murs de pierre, quelques gardes font acte de présence, sans dormir sauf dans les jours qui suivent la distribution des soldes et que l'alcool coule à flot, mais sans être inquiétés. En effet, depuis de nombreuses années il n'y a pas eu la moindre alerte. Toutes les comtés alentour sont maintenant fédérées et les seuls risques pourraient provenir d'horizons lointains, auquel cas les espions ou les alliés auraient tout le temps d'alerter. Pourtant les vieilles habitudes sont maintenues. La présence de cette fortification se justifie par les routes de pèlerinages entre la région ibérique et la botte romaine, particulièrement fréquentées, et par conséquent peu sûres. Ça occupe toujours quelques habitants, et ça donne une image de sécurité aux voyageurs à défaut d'avoir une réelle utilité.


Dans cette tranquillité apparente, une ombre parcourt les couloirs du donjon, lieu de résidence du seigneur et de ses chevaliers.

Sans bruit. Pour ne réveiller personne. Pour ne pas se faire voir. En même temps, quand on est une ombre, on risque peu de faire du bruit ou se faire voir, mais ça n'est pas une raison pour négliger la prudence.

L'ombre est floue. En faisant le point sur elle, le reste du château se trouble à son tour.

Il s'agit d'une femme. Elle porte une longue robe en velours noir et rouge foncé. Le tombé effleure à peine le sol. Les manches, élargies à partir du coude, sont doublées de satin. La ligne est seyante par un laçage sur le devant. La capuche, elle aussi doublée de satin laisse à peine apparaître une tiare. Le décolleté généreux est mis en valeur par un discret pendentif orné d'un rubis. Ses mains sont froides, enlacées dans de petites boucles permettant de soulever légèrement le bas de son vêtement pour faciliter les déplacements. Sa peau est très claire, à la limite de la lividité. Son visage, à l'image de sa silhouette, est gracile sans atteindre une maigreur exagérée. Ses traits finement ciselés situent son âge aux environs du respectable tout en restant dans la fleur. Ses lèvres plissées lui donnent un air très sérieux, presque grave. Ses yeux gris sont inexpressifs par eux-mêmes, mais les sourcils froncés qui les surplombent trahissent une grande nervosité.

Pour ceux qui ont sauté le paragraphe descriptif, c'est ici qu'il faut reprendre la lecture.

Son aisance à bouger rapidement malgré cette tenue montre qu'elle en a une grande habitude, même lorsque les corridors sont étroits. Elle frôle les murs, le mobilier en bois massif, ou les tentures sans les heurter, et sans froisser son étoffe obscure.


Elle s'immobilise devant une porte.

Plus qu'une porte, il s'agit en fait d'une sorte de mélange entre une armoire et un placard, occupant toute une alcôve. Le meuble, construit en châtaignier, est orné de ferrages et de tissus gris-vert.

Intérieurement, elle soupire de soulagement. Voilà une éternité qu'elle était à la recherche de ce lieu, mais sans le moindre indice autre qu'un crucifix en guise de poignée, elle a parcouru de long en large toutes les coursives de la forteresse avant de le dégoter.

D'un pli de sa robe, elle tire une petite bourse en cuir, dont elle extirpe une clé.

Elle l'introduit dans la serrure, et soupire à nouveau en constatant qu'elle tourne sans résistance. Après avoir ouvert, elle entre, et referme derrière elle, non sans avoir jeté quelques coups d'œil de chaque côté du couloir, qui est toujours désert. Un cliquetis métallique indique qu'elle ne souhaite pas être dérangée.


Une chandelle est plantée sur un pic au milieu d'un bougeoir accroché au mur. Elle est déjà allumée. La cire chaude lui monte dans les narines en plus des senteurs de bois, et des relents de renfermé également. Le mélange est gênant, mais pas repoussant. Pourtant la femme ne semble pas l'avoir remarqué.

La place est très restreinte. À peine de quoi se tenir debout, surtout avec pareils habits. À hauteur de son torse, un pupitre. Si elle avait une taille plus proche de la moyenne, il serait à parfaite hauteur pour écrire, mais là, elle va devoir lever légèrement les bras. A côté de celui-ci, un encrier plein et une magnifique plume d'oie qui n'a encore jamais servi.

Droit en face de sa tête, une étagère comporte quelques volumes bien alignés. Elle en prend un, dont la couverture est faite de cuir noir. Ses effluves se mêlent aux odeurs déjà présentes. Il mesure un pied de haut sur un empan de large. Le manipulant avec énormément d'attention, elle le pose au milieu du plan de travail, et l'ouvre à la première page, qui se trouve être vierge comme toutes les autres, d'ailleurs.


Une profonde inspiration et sa main empoigne la plume, puis s'immobilise.

Tout le temps qu'elle a passé à chercher l'a quelque peu perturbée sur ce qu'elle doit raconter.

Le cerveau tourne à plein régime. Tout comme le cœur, d'ailleurs. Elle est anxieuse. Elle réfléchit longtemps à ce qu'elle va formuler.

Quelques idées semblent lui venir. Ses yeux se déplacent rapidement, attirés par quelque détail ici ou là, et cherchant en même temps des zones lisses afin de ne pas perturber la concentration.

Une petite grimace, un imperceptible haussement des épaules, puis elle se lance.

Un peu d'encre, et les premiers mots prennent forme à travers une écriture simple, mais posée.


“Désolée pour le retard, mais j'ai éprouvé quelques difficultés à mettre la main sur l'objet qui m'a été spécifié.”


Satisfaite de son introduction, elle enchaîne rapidement.


« Ceci est mon premier rapport.

« J'ignore quels sont les usages en ce qui concerne la forme et le contenu. Je m'adapterai en fonction des critiques qui me seront faites. »


Elle fait une courte pause puis, très vite, on entend de nouveau le bout de la plume gratter le parchemin.

La suite vient d'une traite.


« Le Baron Guillaume, maître en ces lieux, est absent depuis plusieurs semaines, mais vous devez déjà être au courant si vous m'avez envoyée ici. Certains en profitent pour s'adonner à la magie en de multiples occasions, mais en restant à l'abri des regards indiscrets. Sauf les miens car je traîne un peu partout, bien sûr, vu que c'est pour ça que…

“J'ai des connaissances de base, mais peu approfondies sur ces sujets, alors je vous commente avec mes mots et ma perception des choses.

« Tout d'abord le Chevalier Thibaud qui, sous des dehors très guerriers, n'en est pas moins un enchanteur très prometteur. Il parvient à… Non, je ne vais pas entrer dans les détails, il vaut mieux que je reste concise.

« Ensuite, l'un des écuyers, Herlvin, qui développe des talents de druide de plus en plus puissants.

« Enfin, pour ce que j'ai pu découvrir, l'un des cuisiniers, nommé Colin, semble être un invocateur extrêmement doué.

“J'ai l'air emballée, mais je n'ai jamais côtoyé de magiciens aussi longtemps, il m'est donc difficile de juger de leur niveau réel. Vu qu'ils sont toujours dissimulés dans une salle bien protégée, située dans les sous-sols du donjon, pour se consacrer à leur art sans être vus, j'imagine que ça doit être parce qu'ils risquent de faire peur ou d'affoler si jamais on les voyait en pleine action.

« C'est tout pour l'instant. Je viendrai régulièrement dans l'attente d'une réponse ou si j'ai de nouvelles informations. »


Elle pose la plume et se relit en bougeant silencieusement les lèvres, qu'elle tort lorsqu'elle n'est pas satisfaite d'une formulation ou qu'elle remarque une faute qu'elle ne peut plus corriger sans faire de grosses ratures.

Finalement, elle estime que l'ensemble reflète pas si mal la réalité de ce qu'elle pense. Elle range soigneusement chaque objet à la place qu'il occupait à son arrivée avant de laisser échapper une réflexion :

— Bon. Ça, c'est fait !

Une fois hors du placard, et après en avoir précautionneusement verrouillé la porte, elle repère l'endroit afin de le retrouver plus rapidement la prochaine fois, puis s'en retourne d'où elle est venue.



Exil


Il y a deux ans, le passage du premier millénaire a engendré une période quelque peu troublée dans le monde du Christianisme.

En effet, quelques érudits pensant bien interpréter les Saintes Écritures, ont pris au pied de la lettre l'Apocalypse de Saint Jean qui dit, dans le chapitre XX, 1-8 :

« Puis je vis un Ange descendre du ciel, ayant en main la clef de l'Abîme, ainsi qu'une énorme chaîne. Il maîtrisa le Dragon, l'antique Serpent – c'est le Diable, Satan – et l'enchaîna pour mille années. Il le jeta dans l'Abîme, tira sur lui les verrous, apposa les scellées, afin qu'il cessât de fourvoyer les nations jusqu'à l'achèvement des mille années. Après quoi, il doit être relâché pour un peu de temps (…) Les mille ans écoulés, Satan, relâché de sa prison, s'en ira séduire les nations des quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les rassembler pour la guerre, aussi nombreux que le sable de la mer. »


L'interprétation au premier degré voulait que le délai s'achève avec le premier millénaire, sinon pourquoi compter le temps qui passe ?

La majorité du clergé, fort heureusement, ne voyait pas là une divination précise, prétextant que les « mille années » n'étaient qu'un euphémisme. Peut-être était-ce seulement par peur de ce qui pourrait arriver si c'était vrai, difficile à dire. Toujours est-il que cette pensée s'est généralisée.

De toute façon, personne, Saint-Jean y compris, ne peut légitimement prédire quoi que ce soit, la connaissance absolue du futur appartenant exclusivement à Dieu, et étant hors de notre portée.

L'analphabétisme très présent engendre une dépendance au sujet de la parole de Dieu. La concordance entre les événements de grande ampleur tels famines et épidémies est loin d'être convaincante. Les méthodes de datation, qui n'est d'ailleurs pas encore systématisée dans les documents officiels, sont très disparates, ne plaçant pas le début de l'année, et donc du millénaire, au même jour – naissance ou décès du Christ, par exemple – et certains comptent à partir des règnes pour se situer dans le temps.

Toutes ces raisons ont annihilé quelque effet de masse qui aurait pu se produire, et le commun des mortels chrétiens n'eut même pas conscience de cette affaire.


Parmi les fidèles qui se laissèrent influencer, figure le baron Guillaume. C'est un homme de quarante-cinq ans, dont la famille a été anoblie depuis plusieurs générations déjà. Il dirige un château-fort, constitué d'un donjon ainsi que d'un village attenant, le tout entouré de remparts, situé à proximité de la mer Méditerranée, dans le Comté de Provence, au sud du royaume de Bourgogne. Il porte le nom d'Oridern.

Ses connaissances de la religion, ainsi que des événements tournant autour de la magie, l'ont conduit à imaginer que des catastrophes plus ou moins naturelles étaient sur le point de se produire. Des superstitions concernant les années avec des chiffres ronds se sont révélées au final bien stupides une fois la date fatidique passée. Il ne put que constater son erreur.

Il fallait alors se mettre en quête d'une pénitence. Simplement demander pardon à Dieu n'est pas suffisant en pareil cas. La faute est grande, la punition doit être à la hauteur. Son chapelain lui confirma sans fard que des “notre père” même combinés avec des “je vous salue Marie” ne pèseraient pas bien lourd dans la balance. Non, il fallait quelque chose de bien plus conséquent.

Ensemble, ils parvinrent à la conclusion qu'un pèlerinage était le plus adapté. Attention, cette solution est bien moins facile qu'il n'y paraît car en ces temps, les voyages se révèlent fort périlleux et nombreux sont ceux qui n'en reviennent jamais.

La première destination qui lui vint à l'esprit fut la Terre Sainte. Les dangers d'un tel périple auraient nécessité une véritable armée pour lui assurer de revenir en vie, mais malgré son statut, il ne pouvait se le permettre.

En second lieu, il considéra Saint-Jacques-de-Compostelle. Mais l'Église ne reconnaît pas encore officiellement ce lieu, même si de plus en plus de fidèles s'y rendent régulièrement.

Le troisième objectif était Rome, abritant le Vatican, lieu de résidence des Papes. Le chemin ad limina Apostolorum se termine au seuil de la tombe des Apôtres Pierre et Paul. C'est le choix qu'il fit, avec la bénédiction de son chapelain.


Il prit donc la via Francigena, route commune pour ce périple, accompagné de l'un de ses chevaliers nommé Brandelis, un écuyer, deux gardes, ainsi qu'un guide.

Ils partirent à pied, comme la tradition l'exige. Enfin, sur une lieue, à peine. Ensuite, ils ont poursuivi sur le dos des chevaux qu'ils avaient fait amener là.

Dans l'absolu, rien n'empêche ceux qui en ont les moyens de cheminer sur une monture lors d'un tel périple, mais les phases de départ et d'arrivée doivent autant que possible suivre un protocole bien défini.

Les apparences sont importantes.



Fausses notes


Trois mois ont passé.

Le groupe est aujourd'hui sur le retour.

D'après le guide, c'est l'histoire de « deux jours, tout au plus » avant qu'ils ne réintègrent Oridern.

Guillaume est impatient de retrouver son domicile, ses affaires, ainsi que son épouse Sebelia qui lui manque à bien des égards.


Le meneur bifurque à droite, quittant la route bien tracée pour un chemin à peine marqué. À cet endroit, un minuscule panneau de bois vermoulu presque noyé dans un buisson donne une indication pyrogravée sobre, mais suffisante, du moins pour les voyageurs ayant appris à lire : Monastère. Une croix chrétienne figure également pour les analphabètes.

Juste derrière lui, Guillaume tire sur ses rênes et rompt le silence que la fatigue d'une longue journée contribue souvent à instaurer :

— Euh… Attendez !

Il fait tomber en arrière la capuche de sa pèlerine sombre, découvrant un large béret bordeaux en velours, orné au-dessus de la tempe gauche d'une croix de laine rouge où figurent ces mots « Domino Christo Servire » – au service du Christ le Seigneur – symbolisant son voyage.

L'air est frais, en cette fin de journée, et une légère brise transporte d'agréables senteurs fleuries qui viennent s'emmêler dans sa longue barbe déjà grisonnante.


Le guide s'arrête et tourne la tête, appuyant une main gantée de cuir sur la croupe de sa monture. Lui aussi porte une pèlerine, fournie par le châtelain, comme tous les membres du groupe. Son regard interrogateur pousse Guillaume à poursuivre :

— Plutôt que d'aller comme chaque jour dans un de ces endroits, fort accueillant je le reconnais, mais triste et silencieux, ne pourrait-on pas se trouver une auberge, pour ce soir ?

L'enthousiasme, s'il est présent, n'est cependant pas foudroyant. Les longues semaines harassantes ont déjà bien entamé les réserves d'énergie et d'entrain de chacun. Il ajoute alors :

— À mes frais, bien entendu.

Quelques acclamations accueillent cette dernière phrase comme il se doit, même si tout le monde était prêt à mettre la main à la bourse pour participer à l'allégresse collégiale.

Réjoui par la demande, comme le montre son petit sourire, le guide obéit cependant poliment :

— C'est vous le patron, Monseigneur !

Mû par le besoin de se justifier, Guillaume lance à l'adresse de Brandelis, qui arrive à sa hauteur :

— J'ai pas envie de déprimer, ce soir. Un peu de musique et une nourriture abondante vont nous ragaillardir ! Ça fait déjà suffisamment longtemps qu'on se restreint et qu'on suit à la lettre le protocole chrétien, il est temps de s'octroyer un petit écart, vous ne pensez pas ?

Son fidèle chevalier, arborant lui aussi une longue barbe, encore brune malgré ses rides envahissantes, se délecte d'avance :

— Ce n'est pas moi qui vais vous contredire sur ce point, Monseigneur. Il y a un temps pour la méditation et un pour l'amusement ! Ha ! Ha !

Le guide change de direction. Il ne semble absolument pas perturbé. Il connaît les environs comme sa poche et prend la route pour l'une des meilleures tables qu'il peut atteindre avant le coucher du soleil.

L'humeur générale vient d'évoluer significativement vers la joie.


Ils ne tardent pas à atteindre l'établissement.

Quand Guillaume pénètre dans la salle commune, il retire immédiatement sa pèlerine, très vite imité par ses compagnons. Il arbore un gambison d'un blanc immaculé. La chaleur de l'immense cheminée ne nécessite pas de conserver autant d'épaisseurs sur le dos.

Le brouhaha envahit ses oreilles malgré les cheveux mi-longs qui recouvrent ces dernières.

Son nez, quant à lui, est pris d'assaut par un mélange de nourriture, de transpiration et de bois brûlé. Rien de vraiment appétissant en soi, mais quand on a faim, tout fait saliver.


Une dizaine de tables devaient être bien alignées la dernière fois que la salle a été nettoyées, cependant elles apparaissent alors dans un chaos presque calculé. Sept d'entre elles sont occupées par des gens d'origines très modestes, d'âges et d'habits très divers. Certains mangent, d'autres jouent aux dés, mais tous discutent sans se préoccuper de déranger ses voisins.

La huitième est accaparée par un homme d'une vingtaine d'années, ou peut-être la trentaine mais pas plus, plutôt propre sur lui, en train d'absorber le contenu d'une gamelle avec ses doigts.


Brandelis rejoint son maître, alors que l'aubergiste s'approche en lançant d'une voix puissante :

— Mes respects, voyageurs !

Il remarque la croix sur le béret, et, sans l'ombre d'une idée de faire l'aumône à ces gens qui ont l'air bien plus riches que lui, il ajoute :

— J'ai une bonne table et une chambre confortable pour vous à un prix défiant toute concurrence.

Guillaume souhaite en avoir un peu plus que ce qu'on donne habituellement aux pèlerins. Il le fait savoir en tapotant sur la bourse de cuir rebondie attachée à sa ceinture :

— Je veux votre meilleure table et votre meilleure chambre ! Que la nourriture et la boisson ne manquent pas !

— Tenez, celle-ci est excellente, vous y serez très bien !

L'âtre crépitant est à moins de deux coudées.

Le chevalier s'approche de Guillaume et lui prononce à l'oreille, assez fort pour couvrir le bruit ambiant :

— Monseigneur, un peu de discrétion, il ne faudrait pas attirer l'attention et risquer de se faire détrousser…

L'aubergiste n'a pas perdu une miette de la phrase, et en a surtout retenu le premier mot.

— Mon vieil ami Brandelis, vous êtes chargé de ma sécurité, soit, mais que croyez-vous que nous risquions ici ? Personne ne semble nous reconnaître !

— Justement, s'ils ne savent pas qui on est, ils auront encore moins de scrupules à s'attaquer à nous.

— Détendez-vous un peu, vous reprendrez votre tâche après vous être sustenté. Faut relâcher la pression !

Constatant la conscience professionnelle de son chevalier, Guillaume ajoute :

— J'ignore comment vous évacuez le trop plein d'hormones depuis le décès de votre épouse, mais va falloir y songer sérieusement dès qu'on sera arrivés à Oridern !


Le groupe s'installe sur des bancs et des tabourets.

Une serveuse ne tarde pas à sortir de la cuisine et pose cinq godets devant les clients. Elle remarque un sixième larron, un jeune garçon de quinze ans, soit environ son âge à elle, qui vient de prendre un siège à la seule table désormais vide et rejoint les nouveaux arrivants. Elle revient immédiatement avec un récipient supplémentaire, et le tend à l'écuyer avec un large sourire. Dans son autre main, elle tient une cruche, dont elle en partage le contenu à chacun, en annonçant :

— Messeigneurs, c'est une nouvelle cervoise. Le paysan qui nous la vend garde la recette secrète. Tout ce que l'on sait, c'est qu'il a remplacé les plantes aromatiques habituelles par du houblon. Il paraît que ça lui donne une amertume particulière ! Vous m'en direz des nouvelles !

Avant de repartir, elle ajoute tout bas, pour rassurer ses convives :

— Si elle ne vous convient pas, je vous mets de la cervoise ordinaire ou du bon vin à votre convenance.

Les six récipients s'entrechoquent et se vident dans les gosiers desséchés.

Après un rapide tour de table, avec des grimaces peu encourageantes, ils appellent la fille et lui commandent son meilleur vin. Un aller-retour plus tard et elle pose une grosse cruche en reprenant l'ancienne. Ils se servent et boivent immédiatement pour oublier le mauvais goût.

Le guide lance, en s'essuyant la bouche dans sa manche :

— Ha ! Ça fait du bien par où ça passe !


Ils se retournent tous d'un seul geste en entendant le bruit d'un tabouret qui frotte sur le parquet.

Il s'agit de l'homme seul. Il pose son siège sur sa table, après avoir écarté sa gamelle qui ne comporte désormais plus que quelques traces de nourriture. Ensuite, il se hisse dessus, tenant à la main une cithare d'une bonne coudée de long et en forme d'amande. Le manche se termine par un chevillier rond. Les cinq cordes sont attachées de l'autre côté à trois boutons, constituant deux couples et laissant la dernière seule. Il procède à deux ou trois essais pour vérifier qu'elle est à peu près accordée puis se racle la gorge alors que le brouhaha diminue.

Il porte une chemise en coton écru, dont les grandes manches sont fendues et refermées par des liens de cuir. Par-dessus, une toile de lin faite d'un assemblage symétrique de morceaux de diverses couleurs, donnant ainsi un effet d'armure lamellaire, est resserrée à la taille par une ceinture de cuir clair piquée de clous carrés. En bas, il a un pantalon orange, des guêtres grises et une paire de petites bottes toutes simples et relativement usées.

Il lance à la cantonade :

— Oyez ! Oyez ! Afin de payer ma pitance, et aussi gagner de quoi poursuivre mon itinérance, je vais vous interpréter quelques chants !

Il ajuste son instrument sur ses cuisses, face tournée vers son public, et entonne son premier morceau.

Sa voix est claire, forte, avec un vibrato assez rapide. La cithare n'émet que quelques notes de temps en temps, l'essentiel étant dans la voix les paroles.


C'étaient la mère et la fille

Qui étaient dans un champ glané,

Qui étaient dans un champ glané,

Elles ont trouvé une anguille

Dans une gerbe de blé.


Tra la li tra la li tra lon laine,

Tra la li tra la li tra-a lon la.


Elles ont trouvé une anguille,

Dans une gerbe de blé.

Dans une gerbe de blé.

La fille la voulait toute,

La mère en voulait la moitié.


Tra la li tra la li tra lon laine,

Tra la li tra la li tra-a lon la.


La fille la voulait toute,

La mère en voulait la moitié.

La mère en voulait la moitié.

«Non de Dieu ! s'écrie la vieille,

Ce procès sera jugé !»


Tra la li tra la li tra lon laine,

Tra la li tra la li tra-a lon la.


Non de Dieu ! s'écrie la vieille,

Ce procès sera jugé !

Ce procès sera jugé !

Ah ! Bonjour, Monsieur le Juge,

Nous sommes venues vous trouver...


Tra la li tra la li tra lon laine,

Tra la li tra la li tra-a lon la.


Ah ! Bonjour, Monsieur le Juge,

Nous sommes venues vous trouver...

Nous sommes venues vous trouver...

On a trouvé une anguille,

Dans une gerbe de blé.


Tra la li tra la li tra lon laine,

Tra la li tra la li tra-a lon la.


On a trouvé une anguille,

Dans une gerbe de blé.

Dans une gerbe de blé.

Ma fille la voulait toute

Et moi j'en voulait la moitié.


Tra la li tra la li tra lon laine,

Tra la li tra la li tra-a lon la.


Ma fille la voulait toute

Et moi j'en voulait la moitié.»

Et moi j'en voulait la moitié.»

«Nom de Dieu ! s'écrie le juge,

Ce procès sera jugé !


Tra la li tra la li tra lon laine,

Tra la li tra la li tra-a lon la.


Nom de Dieu ! s'écrie le juge,

Ce procès sera jugé !

Ce procès sera jugé !

La fille aura toute l'anguille,

La mère : la gerbe de blé !


Tra la li tra la li tra lon laine,

Tra la li tra la li tra-a lon la.


La fille aura toute l'anguille,

La mère : la gerbe de blé !»

La mère : la gerbe de blé !»

«Nom de Dieu ! s'écrie la vieille,

Ce procès est mal jugé !


Tra la li tra la li tra lon laine,

Tra la li tra la li tra-a lon la.


Nom de Dieu ! s'écrie la vieille,

Ce procès est mal jugé !

Ce procès est mal jugé !

Car vous autres les jeunes filles

Vous en avez tant que vous voulez


Tra la li tra la li tra lon laine,

Tra la li tra la li tra-a lon la.


Car vous autres les jeunes filles

Vous en avez tant que vous voulez

Vous en avez tant que vous voulez

Tandis qu'à nous, pauvres vieilles,

On n'en donne que par charité.»


Tra la li tra la li tra lon laine,

Tra la li tra la li tra-a lon la.


Il termine avec quelques mouvements harmoniques dont il est le seul à saisir toute l'essence artistique.

Attendant quelques acclamations, applaudissements, ou congratulations qui ne viennent pas, il soupire. D'une part personne n'est sensible à l'aspect musical, et d'autre part personne ne doit avoir découvert le sens grivois caché. Peut-être aurait-il dû être plus direct dans le choix de ses mots, ou vaudrait-il mieux conserver la subtilité quand son auditoir est plus érudit ?

Apercevant la serveuse qui est appuyée contre le montant de la porte de la cuisine, surveillant la salle, il pointe son pouce en direction de sa bouche, signifiant qu'il ne serait pas contre un breuvage. Elle s'éclipse, revient avec un broc et lui remplit son godet, qu'il s'enfile cul-sec sans même savoir ce qu'il contient.

Il ferme les yeux quelques instants. Visiblement, il ne s'attendait pas à avoir de la cervoise. Il se secoue la tête, comme pour se remettre les idées en place, et embraye sur une seconde chanson.


Derrière chez nous y'a t'un village

Derrière chez nous y'a t'un village

Il y a t'un homme de bien malade, j'aime le vin


J'aime le vin, l'amour, mesdames, j'aime le vin


Il y a t'un homme de bien malade

Il y a t'un homme de bien malade

Il n'a personne pour le guérir, j'aime le vin


J'aime le vin, l'amour, mesdames, j'aime le vin


Il n'y a qu'une petite brunette

Il n'y a qu'une petite brunette

Dedans sa main, elle tient un merle, j'aime le vin


J'aime le vin, l'amour, mesdames, j'aime le vin


Et puis dans l'autre un rossignol

Et puis dans l'autre un rossignol

Le rossignol a dit au merle, j'aime le vin


J'aime le vin, l'amour, mesdames, j'aime le vin


Il faut aller en Antleguerre

Il tauf aller en Gangreterre

En Chanvremère, qu'inons-rous faire ? J'aime la fin


J'aime...


Très vite, les effets de l'alcool sur ses neurones lui font perdre le fil. Bien qu'il mette un point d'honneur à ne pas produire à public des chants qu'il ne maîtrise pas parfaitement, le voilà qui cherche ses mots. L'accompagnement comporte également un nombre de ratés qui va en grandissant mais qui restent heureusement bien au-dessus de la compréhension musicale de son auditoire.

Dans la salle, quelques signes de mécontentement commencent à faire leur apparition, indiquant qu'il avait malgré tout des spectateurs attentif, à défaut d'être expressif :

— C'est quoi ce ménestrel à la noix ?

— Deux gorgées et y a plus personnes ? Tu vas pas faire long feu dans la profession, toi !

— Tu veux être payé pour ça ? Apprends donc à chanter d'abord !

— Faudrait un peu moins aimer le vin !

Pour se donner du courage, mais sans se rendre compte que c'est certainement la chose la moins productive qu'il puisse faire à l'instant, il se sert une nouvelle rasade. Cette fois, il fait moins la grimace. Mais il a de plus en plus de mal à aligner les notes et les paroles.


Derrière de chez... mon père... il y a... un moulin

Derrière... de chez mon père... il y a un... un moulin

Le meunier qui l'habite est... un joyeux... blondin

Le meu...


Encore plus forte qu'avant, l'insatisfaction du public parvient jusqu'à lui sous forme de sifflements et d'insultes :

— Retourne donc dans les jupons de ta mère et revient quand tu pourras tenir un verre !

— Boire ou chanter, faut te décider !

— J'ai un goret qui chante mieux que ça même sans l'égorger !

— Ouais, qu'on arrête de l'égorger… Ou alors qu'on l'achève vite !

— On pourrait pas avoir un vrai chanteur à la place ?

Il y met un terme, avec une voix hésitante :

— Vous… Vous croyez que c'est facile ?… J'voudrais bien vous y boire… heu… vous y voir, moi !

Il tente un nouvel accord, encore raté.

— Ho et puis… Tiens !

Il se lève, vacille avant de prendre la décision de s'asseoir sur la table plutôt qu'y garder un équilibre très précaire, et s'apprête à balancer son instrument sur l'un des spectateurs mécontents, mais il est coupé net dans son élan par un autre, qui lui lance :

— J'espère que tu sais faire autre chose dans la vie, sinon faut t'inquiéter pour ton avenir, mon gars !

Blessé dans son orgueil, le ménestrel fixe intensément du regard l'individu.


Le feu dans la cheminée se ravive subitement et violemment, l'espace d'un instant, faisant sursauter tout le monde, surtout le groupe qui est juste à côté.

Sa voix est alors plus grave, sans être plus sûre.

— C'est l'acl… L'aclo… L'aclool ! Et si vous voulez tout savoir : oui, j'sais faire autre chose.

Le dernier homme qui lui a parlé s'affale et se retrouve le derrière dans la poussière. Il se retourne et voit que son tabouret se trouve maintenant plusieurs pieds en arrière.


Des murmures commencent à parcourir la salle.

Un autre client se recule en hurlant, constatant que la nourriture de son assiette s'est transformée en des millions d'insectes noirs et grouillant.

Guillaume tente d'attirer l'attention du jeune chanteur imbibé, par des gestes discrets de la main, lui demandant de se calmer.

C'est peine perdue.


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