Un choc

lzarama

Le réveil sonne et elle ouvre les yeux. L’un puis l’autre, doucement, les paupières collées par ses rêves épais. Elle serre les poings, s’étire et frotte les petites croûtes qui se sont formées pendant la nuit le long des cils. Il n’y a que le chat à ses pieds, personne à côté d’elle. Lui, il est encore parti sans qu’elle ne le remarque. Elle fait semblant de ne pas sentir sa chaleur quitter le lit, ça fait genre elle se fout de ce type et c’est très bien comme ça.

Elle s’extirpe de sous la couette, elle file prendre une douche dans sa salle de bains de la taille d’un dé à coudre. En s’essuyant devant le miroir, elle remarque un petit bouton sur son décolleté qui n’était pas là hier.

Elle va se préparer des céréales et les grignote à moitié à poil sur le clic clac qu’elle ne repliera pas, son smartphone posé sur ses cuisses nues. Elle effleure l’écran d’un doigt mollasson et efface les mails l’invitant à débourser des montants indécents dans des fringues à la mode ou des voyages de rêve.

Le chat se frotte contre ses mollets. Au début, quand son amant venait la voir, elle était douce et parfumée. Les semaines ont filé ; c’est à peine s’il allume la lumière avant de se glisser entre les draps. Elle ne fait plus l’effort de choisir une jolie nuisette et il ne dit rien quant à sa pilosité douteuse. Ils prennent toujours du plaisir ensemble, seulement c’est devenu moins hypocrite, plus mécanique.

Elle retourne à la salle de bains. Elle applique le sérum, la crème contour des yeux, la crème hydratante, ce petit bazar qui est censé donner meilleur aspect. Elle se demande si elle ne va pas arrêter cette série de gestes là, elle dépense des sommes folles dans des potions dont les promesses sont inversement proportionnelles aux résultats. Elle ne voit pas s’estomper les pattes d’oie, la peau de son cou comme de ses paupières continue de tomber, inexorablement. Trente-huit ans dans un mois.

Devant son placard qui, portes ouvertes, vomit ses tonnes de vêtements accumulés depuis des années, elle ne fait plus la différence et saisit, en général, la première fripe qui tombe. Elle a aussi perdu le goût de ça. Avant, elle était coquette. Elle a laissé tomber.

Samedi, elle doit aller fêter Noël en famille, alors sa soeur et sa mère la bombardent de messages : tu veux quoi comme cadeau ? Il y a des huîtres et du foie gras, tu avais arrêté avec tes bêtises de végétalisme, hein ? Tu viendras accompagnée ? Ton père pense que tu devrais avoir quelqu’un, il est inquiet tu comprends… Ensemble, elles s’obstinent à prétendre que tout le monde a encore envie de ça, d’une fête, d’un sapin, de papier cadeau ringard, de bolduc, de doré et de bougies. Pas elle.

Alors qu’elle s’apprête à quitter son studio, elle reçoit un message. C’est lui. Lui, ce sont les trois lettres qui s’affichent sur l’écran quand il prend contact. Elle n’a jamais su comment le nommer. Elle trouve son prénom ridicule, le mot amant lui donne l’impression d’être Deneuve ou l’héroïne d’un bouquin de Duras, c’est un terme trop sérieux pour ce qu’ils font, ce n’est pas un chéri, même pas son mec et plan cul, c’est une fausse note dans un répertoire. Alors, elle a juste écrit lui. Comme ça, si un jour, un autre prend sa place, elle n’aura que dix chiffres à modifier. Il propose de se revoir dans quinze jours, il faut laisser passer du temps pour apaiser les soupçons de sa femme. Elle repense à cette petite grosse boudinée dans une robe affreuse qu’elle a croisée une fois et dont elle savait qui elle était : la femme bafouée. Elle a pensé, c’est horrible elle le sait mais elle n’a pu s’empêcher, qu’elle comprenait qu’il aille voir ailleurs.

Elle sort de l’ascenseur à la même heure exacte que les autres jours. Elle croise la concierge qui balaie les saletés invisibles de l’entrée. Elles ne se regardent pas. Dehors, il commence à faire froid. Pourtant, elle traîne les pieds parmi les silhouettes pressées. Elle n’a plus leur énergie désespérée, elle s’en fiche. Elle se rappelle parfois à quoi ressemblait sa vie avant, quand elle vivait avec son compagnon. Elle n’habitait pas le studio mais une petite maison, plus loin du centre. Le matin, souvent, ils partaient ensemble, l’hiver la voiture avait du mal à démarrer, elle râlait. Un matin, elle était restée au lit, grippée. Et maintenant, elle n’a plus personne avec qui aller au travail en pestant contre un moteur paresseux. Elle prend le bus, solitaire et transparente au milieu des autres âmes.

Quand il y a quelques mois, elle a entamé une aventure, elle a essayé un temps de faire illusion mais s’est vite aperçue qu’elle ne ressent rien, hormis le soulagement physique immédiat que procure l’étreinte charnelle. Le désir est devenu pour elle comme une plaie qui démange et qu’on gratte, pour moins la sentir.

Elle n’a véritablement envie de plus personne, ni de plus rien. Elle avait déménagé, elle continuait à travailler pour donner à sa vie le repère de la normalité qui rassure les autres, la famille et les quelques amis qui s’étaient fait déjà tellement de souci pour elle. Cela fait trois ans, ils attendent maintenant qu’elle aille de l’avant. Mais elle ne réussit pas. Elle paraît avancer alors qu’elle a juste enclenché le pilote automatique.

Elle n’a pas pu faire son deuil, puisqu’il n’est pas mort, non, cela aurait été plus simple; il a disparu, la faisant basculer dans un puits de mystères insolvables.

Elle arrive au bureau. En franchissant le seuil du cabinet, tous les matins, elle croise Régine, la réceptionniste qui compte les jours jusqu’à la retraite, Paul, l’assistant du grand patron, coincé derrière l’écran de son ordinateur dans une cage de plexiglas pour espionner les faits et gestes de l’équipe. Depuis un an, elle exerce ici la fonction d’expert comptable et sa hiérarchie apprécie son tempérament pour la discrétion qui en découle. Elle longe le couloir, avance en regardant nulle part pour rejoindre son bureau, un cagibi un peu sombre qu’elle a elle-même choisi. Elle veut qu’on la laisse en paix. Elle fait ses heures, elle se concentre sur les colonnes de chiffres, elle repart. Souvent, elle ne déjeune pas, pas plus qu’elle ne participe aux pots organisés de temps en temps par les membres du cabinet: elle n’a jamais très faim et n’éprouve aucun intérêt à fréquenter ses collègues.

Ce matin, Paul l’appelle, le patron veut la voir. Elle est un  tout petit peu surprise, elle n’a pas eu le temps d’allumer l’ordinateur et il n’est pas encore neuf heures.

Elle se lève, contourne le bureau en contreplaqué, sort, longe le couloir dans l’autre sens, traînant un peu les pieds sur la moquette beige épaisse. Paul lui fait un petit signe depuis sa cage, elle n’y répond pas. Elle ne voit pas non plus Régine qui l’épie comme une bête de foire. La femme sans sentiment.

Paul arrive à sa hauteur et l’escorte jusque devant la porte épaisse du bureau du patron, c’est le protocole. Il frappe, lui ouvre. Elle voit le grand chef debout, les mains tendues vers un interlocuteur dont elle ne distingue que la nuque et les épaules parce qu’il est assis face à lui, dans l’un des confortables fauteuils de cuir. Il a une main suspendue dans le vide et au bout, ses doigts serrent une cigarette.

« Ludivine, je tenais à vous présente Gautier, mon nouvel associé ».

Le fauteuil pivote et Ludivine découvre le visage de Gautier. Elle a le vertige, le cœur qui bat, son sang afflue à toute allure et cogne contre ses tempes.

C’est un coup de poignard dans le cœur, elle lutte pour ne pas flancher, elle n’entend rien de ce que lui raconte ensuite le patron, le son de sa voix noyé par le remugle de sa douleur. Gautier se lève, écrase sa cigarette dans le lourd cendrier de cristal et s’approche d’elle en lui tendant la main. Les deux hommes n’ont rien remarqué.

Elle se débat contre l’irrépressible envie de hurler, de pleurer, de s’enfuir. Elle ne bouge pas. Un courant violent la traverse quand leurs paumes se touchent et que le regard de Gautier perce le sien. Mêmes leurs prunelles se ressemblent. Gautier lui rappelle trait pour trait celui qu’elle a perdu.

Quand enfin elle s’évade du bureau, elle fonce aux toilettes et vomit, et pleure, et crie dans son mouchoir pour tenter d’étouffer le bruit de sa souffrance.

Elle vient d’être violemment extirpée de sa torpeur, extraite de son coma. Régine frappe doucement à la porte des toilettes, elle lui demande si tout va bien. Ludivine hoquète, tremble, est à genoux au dessus de la cuvette. Elle fait péniblement demi-tour, déverrouille le loquet, rampe, le visage ravagé, tordu, boursouflé par les larmes, se relève à moitié et tombe dans les bras de Régine.

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