Un coeur sacré sous le piano

le_gallicaire_fantaisiste

PETITE PIECE CENTRALE : Quand on ramasse soi-même son coeur sous le piano, c'est qu'on est déjà plus rien à l'intérieur : "é-coeuré" en quelque sorte, "en tous cas", constamment théâtral (pléonasme)


[Cério, pianiste mondialement célèbre et Johanna son ex-maîtresse que l'on va découvrir sont installés ensemble au bar et poursuivent une conversation privée.]

[Cério débute l'échange.]


― J'ai l'impression de perdre la tête. J'avais arrêté depuis des années de tomber amoureux.


― C'est loin d'être un drame Cério !


― Pour toi ce n'est pas un drame mais pour moi si.


― Qu'est-ce qu'il y a de si grave, tu n'es même plus marié !


― J'aimerais mieux l'être, quand tu es marié les autres jalousent ton bonheur, tu as beaucoup plus de chance d'inspirer l'amour !


― Allons bon, voilà que les artistes vont maintenant se mettre à se marier pour avoir une chance de divorcer !


― Tu apprendras que je ne suis pas seulement un pianiste, j'ai aussi une âme de poète vagabond, oui comme Verlaine ! Je suis capable d'aimer à la folie ! D'ailleurs l'un n'irait pas sans l'autre. Tu m'imagines deux secondes pouvoir composer et monter un concert sans éprouver ce genre de sentiments terribles? Allons réfléchis, c'est impossible, j'ai besoin de ressentir quelque chose de fort, quelque chose de pur pour exister et pour rester sensationnel. J'en ai besoin toujours et tout le temps !


― Tu sais ce que je pense vraiment ? Que tu es un nigaud, un bel imbécile, tu peux aimer Sacha, tu peux lui courir après tant que tu voudras, il ne s'intéressera jamais à toi. Crois-en quelqu'un de bons conseils, moi, ton ex-maîtresse !


― Et pourquoi donc ! Allons bon, je suis toujours bel homme, on me le dit souvent, qu'est-ce que tu vas t'imaginer ?


― Rassures-toi à 57 ans, tu es toujours excessivement séduisant, tiens je te rencontrerais là maintenant, je me laisserais prendre une troisième fois et encore une fois, malgré ta tendre épouse, à ton charme insolent qui ne s'est pas émoussé d'une bulle de savon avec les années ! Comment une femme, moi en l'occurrence peut elle être à ce point infantile, à ce point stupide !


― Je m'en accuse autant que toi Johanna. C'est pour cette raison-là que je t'ai aimé, Toi, tu me regardais comme personne ne savait me regarder et moi le gosse aventureux, j'avais envie de conquérir tous les territoires, tous les espaces. La tendresse d'une épouse cela devrait suffire et pourtant ça ne suffit pas toujours.


― Je m'en souviens très bien, à cette époque, tu voulais être le maître de tous les cœurs !


― Oui, je voulais être le maître de tous les cœurs, j'avais besoin par-dessus tout que le monde entier m'aime . J'avais besoin de ne jamais me sentir seul à l'intérieur, là, là-dedans  parce que je sentais le vide, parce que j'avais peur !

[Cério frappe sur sa poitrine avec son poing] Alors il fallait que je possède toutes ces figurines pour avoir un visage, est-ce que tu peux comprendre cela aussi, même si c'est difficile à considérer ?


― Trop bien Cério ! Beaucoup trop bien ! Cela me fait mal à l'âme mais je le comprends.


― Mais je t'aime toujours Johanna. Toutes les femmes que j'ai désiré ont toujours eu l'air de croire qu'en les quittant j'avais cessé de les aimer. Toi, je ne veux jamais que tu le crois. Je ne t'ai même pas partagé au fond, mon amour pour toi et ton amour pour moi, sont toujours restés entiers à n'importe quel moment de ce que nous avons vécu par le passé, et ça le restera jusqu'à la fin de ma vie, je te le promets. Tu fais partie de ma vie Johanna, je ne pourrais jamais t'arracher de ma vie, de sa substance.


― Je ne voudrais pas que tu le fasses et pour rien au monde. Je te connais si bien, je serais tellement malheureuse si quelqu'un me privait de ton amour. Si toi Cério, tu me privais de ton amour !


[Cério prend les mains de Johanna]


― Quand tu dis que Sacha ne m'aimera jamais, pourquoi en es-tu si certaine ?


― A cause de ton talent, c'est ton talent qui va tout gâcher comme à chaque fois.


― Je ne te suis pas du tout, où veux-tu m'emmener ?


― A Venise pauvre imbécile ! As-tu déjà vu un artiste sacrifier son art à l'amour ?


― Mais toutes les œuvres d'art s'inspire de l'amour, pourquoi voudrais-tu qu'il en soit différemment pour moi ?


― J'ai peur pour toi Cério, j'ai grand peur que ce soit à ton tour de souffrir cette fois. Sacha n'est pas une femme comme les autres, c'est un homme. Il y a une violence dans l'amour des hommes qu'il n'y a pas chez les femmes. Il n'acceptera pas d'être jaloux de ta musique, d'envier l'amour que tu portes à ton public, il va te haïr. C'est absurde de vouloir composer autours de quelqu'un un opéra d'amour dont les dernières notes ne peuvent être que noires.


― Je lui dirais que tout cela ne compte pas, qu'il peut posséder tout cela autant que moi et tu verras qu'il m'aimera !


― Tu vas y mettre tout ton cœur évidemment. C'est bien ce qui m'effraie !


― Mais oui, bien sûr que je vais y mettre tout mon cœur ! Johanna, j'aime Sacha. Quand je l'ai vu entrer dans ma loge il y a un mois de cela, j'ai su que c'était lui que j'attendais depuis toujours. Je ne pensais pas cela possible avant de le rencontrer mais je te jure qu'en voyant son visage, son regard, ses épaules, son corps, ses mains, cette allure de la jeunesse furieuse de tout conquérir, exactement la même que celle que j'avais en moi autrefois, je le revois lorsqu'il est entré, et à la fois il se montrait si calme, si humble, si réservé que je me suis senti pétrifié. Je le jure Johanna, à toi je n'ai jamais menti, je n'avais jamais éprouvé cela pour personne auparavant, pour aucune femme et je ne le ressentirai jamais plus, j'en suis persuadé. C'est comme si d'un seul coup je risquais de perdre tout l'amour du monde pour toujours. Je crois que tout l'amour du monde n'est plus dans ma musique Johanna, je crois qu'il s'est cristallisé en Sacha. C'est pour cette raison que je suis déterminé à ne pas laisser passer ma chance. Je n'ai pas le droit de la laisser passer, je ne peux pas la laisser passer et qu'importe les quand dira-t-on, qu'importe que je sois la risée de tout Paris, de tous les cafés-théâtres ou de boulevards et que je devienne le sujet favori à entamer avant les cafés noirs glissés sur tous les zincs des comptoirs de Paris  ! Si Sacha vient à m'aimer alors je les envoie tous valser au Diable avec leurs petits commentaires ironiques de gens haineux que je détesterai eux, jusqu'à mon dernier souffle !


― Cério, je t'aime.


― Moi aussi je t'aime Johanna.


[Johanna embrasse Cério sur la joue et se lève pour prendre congé. Elle récite à part elle une citation d'Alain-Fournier en quittant le bar : ]


― “ Ah ! Frère, compagnon, voyageur, comme nous étions persuadés, tous deux, que le bonheur était proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour l'atteindre ! ”


[Cério est maintenant assis seul au bar, il y a trois personnes également assises sur des tabourets hauts non loin de lui qui lui tournent le dos, une personne regarde vers le nord, l'autre vers le sud, la dernière dirige son regard vers le centre de la salle, ces personnes ne le connaissent pas, on imagine qu'elles discutent avec d'autres personnes qui les accompagnent mais quand Cério parle, une des trois personnes répond quelque chose sans que ce soit une conversation entre eux en réalité, ce ne sont que des monologues. Cério ressent le besoin de parler à quelqu'un mais il n'y a personne en fait pour l'écouter et le réconforter et dans la réalité c'est tellement plus simple de parler à un inconnu qui sera comme un ami imaginaire en quelque sorte, plutôt que de s'ouvrir à quelqu'un de proche et réel qui ne pourra pas comprendre, qui ne dira pas ce qu'il pense véritablement ou qui se servira contre Cério de ce qu'il lui aura révélé du fond de son âme.]


[Cério : ]


― Je crois que tout ça part de mon cœur à mes veines et court de mes veines à mes mains pour aller ensuite s'échouer dans ma tête, je pourrais devenir fou, si je ne me maîtrisais pas, je sens que mon cerveau va se briser comme un rocher sous la foudre.


[On entend une réponse de la première personne : la première personne c'est le « Je », c'est Cério en fait]

[La première personne est une jeune femme très chic, bien apprêtée et maquillée, avec de jolis bas, une longue jupe cintrée et une ceinture en métal doré avec une jolie pierre rouge qui y est suspendue. Elle est accompagnée d'un monsieur d'une famille aisé qu'on ne voit pas et on suppose qu'elle lui fait du chantage à l'amour.]


― JE vais t'aimer ! Ce sera quelque chose de tout à fait nouveau, on aura jamais vu cela avant, sans doute! Voilà ce que tu t'attends à trouver ici, voilà ce que tu voudrais posséder ! Aimer sans rien attendre de l'autre, vouloir tout lui donner en contrepartie de rien, on a trouvé jusqu'ici qu'un unique subterfuge pour y parvenir mon tendre amour : croire au Père-Noël ! Ne me casse surtout pas la tête avec ta manière de vouloir régenter ma vie ou bien entre nous, il ne sera plus du tout question de camoufler la vérité, je te promets de te la dire d'un seul coup très franchement et ça ne sera sûrement pas à ton goût précieux ! Tu es ahurissant, ignoble pour finir à toujours avoir l'air de croire que parce que ta vie est aisée, tout dans la vie est parfaitement gratuit pour le monde qui te fréquente, qu'il te doit tout et que tu as le droit et le pouvoir de tout contrôler. J'ai été une actrice choyée par la presse de nombreuses années et il ne tiendrait à rien que ma carrière reprenne sur sa lancée dès demain ! Ne te crois pas irremplaçable, tu ne l'es pas, comme tout le monde !


[Cério]


― Alors tu ne vas m'aimer qu'occasionnellement Sacha, pas beaucoup à la fois et pas très longtemps ? Il faudra sans doute que je m'en contente ? Je pense que je compte les secondes, j'ai commencé une sorte de décompte dans ma tête, je ne sais pas pourquoi il y a ces chiffres qui tournent dans mon cerveau, comme si je battais la mesure, comme si je comptais les temps ou quelque chose du genre, c'est effrayant. J'ai même du mal à dormir.


[La deuxième personne c'est le « TU » , c'est SACHA, une allégorie de l'amour qui finit toujours mal, qui déçoit toujours. Le deuxième personnage est assis au centre par rapport au bar et à la salle, il s'agit d'un monsieur de forte corpulence avec un costume sombre et un chapeau, il est accompagné de son épouse qui écrit des scénarios pour le cinéma avec lui, mais on ne la voit pas. Il s'adresse à sa femme mais c'est une réponse pour Cério : ]


― Je pense ma chérie qu'il y a un déclic à réfléchir en rapport avec l'horloge. Tout est parfaitement réglé, jusqu'à ce petit grain de sable qui va tout bloquer et faire se refermer le piège sur lui. Nous mettrons l'histoire d'amour en avant dans un premier temps mais cela retombera comme un soufflet à cause du fait que la fille sera en réalité complétement folle, pourquoi pas échappée d'un hôpital psychiatrique, qu'en dis-tu ? Et lui bien sûr n'aura pas du tout réalisé qu'elle est complétement cinglée avant de l'avoir épousé. Il faudra donc bien à un moment qu'il la tue pour sauver les apparences et pouvoir se remarier comme si rien n'était jamais arrivé. Rappelles-toi bien des données de départ, pour lui il ne doit jamais y avoir d'erreur de parcours, il s'est construit comme cela et c'est pour cela qu'il ira évidemment jusqu'au crime. N'est-ce pas ce qu'il y aurait de mieux à faire que de tuer la fille voir même pourquoi pas les tuer tous les deux. Après-tout, pourquoi pas ? Voilà !


[Cério]


― Je ne pourrais jamais me résoudre à ce que Sacha ne m'aime pas, il faudra qu'il m'aime, je vais le faire ! Oui, je pourrais le tuer pour qu'il m'aime d'une façon ou d'une autre. S'il faut pour cela que j'abolisse tous mes principes, je les abolirai, peu importe, il n'y a que le résultat qui compte, que Sacha soit à moi. En fait ça ne tient à rien pour que tout un univers bascule dans le vide : juste à un ″Non″, n'est-ce pas ?


[La troisième personne c'est le « IL » , c'est l'être qu'on ne possède pas encore en amour, c'est l'étranger à soi qu'on voudrait conquérir, c'est aussi SACHA, qui rend Cério furieux et malheureux dans l'instant où Sacha lui échappe encore et qu'il ne peut le contraindre à l'aimer. Le « IL » cristallise toute l'impuissance de Cério déchiré entre sa virilité et sa féminité. Il s'agit pour ce troisième personnage d'un homme grand et sec, le visage long avec des cheveux très fins et noirs qui tombent sur son front et ses joues. Il porte une chemise et un pantalon noirs, ses chaussures sont très soigneusement cirées. Dans la vie il exerce la profession de croque-mort. Il est accompagné de sa petite fille à qui il s'adresse mais qu'on ne voit pas, parce qu'il est divorcé et que c'est son tour de garde. ]


― Tu vas adorer ces croquembouche Suzanne, tu pourras dire à ta mère que la crème pâtissière était parfaitement délicieuse. Tu diras aussi à ta mère qu'elle valait le coup de faire le déplacement et que papa a dit qu'on ne pouvait pas en dire de même de celle qui avait été servie à notre mariage avant notre divorce. Hein Suzanne ? Tu diras bien à maman que papa est très malheureux à cause d'elle et qu'il a beaucoup de reproches à lui faire et que parfois même il a envie de faire des bêtises. Tu pleures Suzanne ? Ne pleures pas ma petite Suzanne, ce n'est pas à cause de toi tout ça, c'est uniquement à cause de maman qui est une maman égoïste, elle n'a toujours pensé qu'à elle-même ! Elle n'a même pas pensé à sa petite fille Suzanne, tu te rends compte ? Tu vois maintenant papa à l'impression de nager sous l'eau en plein océan et de ne plus savoir distinguer le haut du bas dans les profondeurs où maman l'a plongé. Est-ce que tu crois que c'est supportable une chose pareil Suzanne ? J'espère que tu ne seras jamais comme ta maman Suzanne, il ne faudra jamais que tu lui ressembles, Suzanne, jamais de toute ta vie entière ! [ Il laisse tomber sa petite cuillère en métal sur son assiette en porcelaine, ce qui produit un son froid.]


[Un groom traverse le bar avec une pancarte en faisant sonner une petite cloche qu'il a dans son autre main. On peut lire sur la pancarte l'inscription suivante :

« Cério est demandé à la caisse

par ses parents inconséquents. » ]


[Cério s'approche du pianiste du bar en emportant son verre avec lui, il l'écoute jouer sa musique et il lui parle. Monologue]


― Je n'avais jamais réfléchi auparavant au pourquoi de ma présence sur cette terre. Cela me semblait si naturel d'y être en fait puisque je me sentais tellement puissant. Mes parents avaient de l'argent, beaucoup d'argent, c'était presque indécent, ils m'ont dit de faire des études, je les ai faîtes, puis ils m'ont dit de suivre des cours de musique, alors je les ai suivi et j'ai réussi comme eux.

Mais mes rêves à moi ? Je crois que je n'ai pas eu de rêve à moi, aucun rêve. Est-ce que vous en avez eu vous, assis à ce piano ? C'est drôle, je me rends compte que je ne me pose cette question que maintenant. J'ignore tout à fait qui est vraiment Cério. Tout a toujours été tracé pour moi comme du papier à musique. Tout est venu à moi facilement, la célébrité, l'argent, les femmes, je n'ai eu qu'à me baisser pour les ramasser. Je suis un génie parait-il, on me le dit souvent, je touche une chose et elle se transforme en or pur, à l'ordinaire de mes habitudes sans doute. Et si finalement on m'avait toujours menti, si je n'étais ni un génie, ni un homme viril ? Si toute ma vie n'était qu'une mascarade ? Je n'arrive plus à détacher mon destin des ambitions de mes parents.

Prédisposition, Hasard, Destin, le génie de la lampe, n'est peut-être qu'une marionnette... C'est horrible, je réalise que je n'ai jamais su dire je t'aime, en fait, on est toujours venu me le dire avant que j'ai eu à le dire moi-même et pourtant j'ai écrit tellement de partitions d'amour, tellement d'oeuvres de musique de chambre, quelle ironie ? Finalement je mets une note devant l'autre, une autre note derrière l'autre pour parler d'amour mais je ne sais même pas comment dire ″je t'aime ″ à un homme sans me sentir ridicule et impuissant.


[La première personne, « JE » la jeune femme très chic:]


― Est-ce que je n'ai pas le droit d'aimer à ma manière ? Est-ce que je n'ai pas le droit d'être ce que j'ai envie d'être une bonne fois pour toute ? C'est à moi de décider, pas aux autres et surtout pas à toi !


[La troisième personne, « IL » , le croque-mort]


― Qu'est-ce que qui a bien pu faire qu'on en arrive là ta mère et moi ? Est-ce que c'est le destin, est-ce que c'est le hasard, ça doit être la faute de quelqu'un d'autre que nous Suzanne, à tous les coups quelqu'un s'est arrangé pour que cela nous arrive. Le mauvais sort, tu sais ce que c'est Suzanne ? eh bien je suis persuadé maintenant que le mauvais sort c'est le diable ! Tu n'y est pour rien Suzanne, ce n'est pas ta faute !


[Un groom traverse le bar avec une pancarte en faisant sonner une petite cloche qu'il a dans son autre main. On peut lire sur la pancarte l'inscription suivante :


« Que faire de ses parents déséquilibrés ? »


[Le pianiste du bar s'arrête de jouer et se tourne vers Cério :]


― Vous semblez aimer la musique monsieur, voulez-vous que je vous joue un morceau?


[Cério : ]


― Très volontiers !


[ Le pianiste du bar en souriant]


― Alors monsieur je crois que c'est le moment pour vous de choisir !


[Cério :]

― J'aimerais que vous jouiez LOVE de Nat King Cole ?


[Le pianiste du bar:]

― C'est bien fait monsieur ! Vous avez dû la remarquer ?


[Cério:]


― Qui cela ?


[Le pianiste du bar:]


― Cette jolie femme qui porte le sacré cœur enchaîné autours de sa taille ?


― Oui bien sûr, je l'ai remarqué...


Le groom arrive près du piano avec un portique de vêtements. Il s'adresse à Cério:]


― Monsieur, tout est prêt pour un essayage.


[ C'est un essayage comme pour un tournage de film, le groom prend différents cintres et les places devant Cério, il réfléchit pour déterminer ce qui convient le mieux. A un moment par politesse Cério prend les deux premiers cintres que le groom tend vers lui croyant l'aider, mais le groom s'énerve soudain :]


[ Le groom très énervé : ]

― Vous allez arrêter de tout prendre comme ça !


[Cério:]

― Pardon.


[Le groom se reprend:]


― Tenez essayez cela ?


[Cério:]


― Merci


[ Cério enchaîne ainsi plusieurs essayage de chemises, vestes et gilets qui lui donnent des styles différents à chaque fois et le groom réfléchit en le regardant.]


[Le groom arrange la chemise et le gilet, il lui choisit une veste et un foulard:]


― Voilà, c'est comme cela que je vous imagine pour cette scène.


[Cério : ]

― C'est ainsi que je suis ?


[Le groom]

― C'est un costume de scène monsieur, vous serez ce que vous mettrez à l'intérieur comme la fille au sacré cœur. Nous faisons tous pénitence à un moment où à un autre comme Mozart.


[Cério]

― Vous m'effrayez en me disant cela, je ne maîtrise rien.


[Le groom]


― Il est vrai, la vie est une nuit étoilée et l'existence, une suite d'expression de soi. Pour serez peut-être toujours fou Monsieur.


[Cério : ]


― Monsieur...


[Le groom]


― Le voilà !


[Cério : ]


― Qui cela ?


[Le groom]


― Votre rendez-vous de fortune ! Regardez, Sacha vient d'entrer à l'instant dans l'antichambre!


[Cério appelle un serveur :]

― Serveur, pourriez-vous prévenir ce jeune homme que je souhaite l'inviter à ma table ?


[Le serveur:]


― J'y vais de ce pas Monsieur !


[Sacha arrive à la table de Cério.


[Sacha : ]


― Cério ! Mon ami, Quel plaisir de te croiser ici. Je pensais que tu avais quitté Paris pour te rendre à l'étranger.


[Cério : ]


― Je ne l'aurais pas fait sans t'en avoir averti voyons !


[Sacha : ]


― Alors que racontes-tu de beau ?


[Cério : ]


― Oh, je tourne en rond ici depuis un certain temps, je ne suis pas certain qu'il y ait grand chose de beau à en dire.


[Sacha : ]


― Moi, je suis entrée à cause de la devanture, une sirène en plein Paris, cela suscite forcément la curiosité.


[Cério : ]


― Je suis content que tu l'aies fait, nous allons boire un café ensemble !


[Sacha : ]


― Bien volontiers, je t'invite !



[Cério : ]

― Non, non c'est moi qui t'invite !


[Sacha : ]


― Je te remercie. J'ai beaucoup changé tu sais Cério depuis que nous nous étions rencontré lors de ton concert.


[Cério : ]


― Ah vraiment, mais tu es beaucoup trop jeune Sacha pour te fixer déjà des objectifs !


[Sacha : ]


― Eh bien c'est comme cela, je n'y peux rien. J'ai mûri, à présent j'ai de grands projets alors j'ai pensé que tu pourrais peut-être m'aider...


[Cério : ]


― Je le pourrais évidemment .


[Sacha : ]


― Oui, je me disais que toi tu avais déjà un réseau, que tu pourrais peut-être recommander une de mes candidatures à l'opéra ?


[Cério : ]


― Mais tout ce que tu voudras Sacha !


[Sacha : ]


― Je savais que tu dirais cela et je m'en remets à toi !


[Cério : ]

― Tu as bien raison de le faire, tu ne pourrais pas réussir sans mon aide ! Ce monde est beaucoup trop dure pour toi !



[Sacha un peu surpris : ]

― C'est ce que tu penses vraiment de moi Cério ?



[Cério : ]

― Allons Sacha, nous nous apprécions tous les deux, à quoi cela servirait-il de ne pas s'ouvrir franchement l'un à l'autre ?


[Sacha : ]


― Evidemment, mais tu y vas fort pour commencer.


[Cério : ]


― Reconnais Sacha, que si tu as un talent artistique, tu n'as aucune réputation à faire valoir ! Il vaut mieux que tu sois bien conscient tout de suite des données du problème. Sans moi tu n'es rien et tu ne seras jamais rien.



[Sacha : ]


― J'avoue Cério, que je ne m'attendais pas à t'entendre me dire de telles choses !


[Cério : ]


― Je suis honnête uniquement parce que je t'apprécie beaucoup Sacha !


[Sacha :]


― Je t'avouerai que je trouve ta façon de me le montrer assez étrange tout de même et en tout cas, tout à fait nouvelle pour moi !


[Cério : ]


― Tu t'y habitueras, tu verras. Il faut placer la barre haute. Moi j'ai l'ambition de te pousser dans tes retranchements pour tirer le meilleur de toi-même ! Je ferai de toi un joyau.


[Sacha :]


― Comme tu présentes les choses, j'ai l'impression que je pourrais perdre le contrôle des choses.


[Cério : ]


― Tu es une chrysalide, Sacha, tu te consacreras à mon art comme moi-même et c'est ce qui te fera en sortir.


[Sacha :]


― Jusqu'à maintenant tu me semblais censé...


[Cério : ]


― Mais je le suis Sacha, c'est toi qui ne mesures pas ce que tu représentes pour moi !


[Sacha :]


― Je ne comprends pas Cério ?


[Cério : ]


― Tu es tout mon art, tu es l'amour de moi!


[Sacha :]


― L'amour de toi ?


[Cério : ]


― Je l'ai compris dès que je t'ai rencontré Sacha, nous sommes fait l'un pour l'autre. Allons tu sais bien ces êtres grandioses, inégalés et inégalables, regardes-moi, j'ai tout à t'offrir, tout mon art, tout mon savoir, tout mon argent. A partir de là j'ai le droit de tout exiger de toi parce que je t'ai choisi , parce que je t'aime!


[Sacha :]


― Mais Cério, je ne veux pas me mettre au service de ton art, je vais me marier !


[Cério:]


― Comment cela tu vas te marier ? Regardes, le destin t'as conduit ici, moi j'ai tout de suite compris. Tu n'auras aucun destin sans moi.


[Sacha :]


― J'aurais un destin sans toi, Cério, je n'ai pas perdu mes repères comme tu as perdu les tiens. Mon existence aura un sens. La tienne n'est plus qu'abstraite, artificielle, ton art t'a rongé de l'intérieur, tu ne sais plus ce que tu dis, ni ce que tu fais. Tu es devenu égoïste et tu serais prêt à me faire souffrir pour contenter ton narcissisme.


[Cério : ]


― C'est parfaitement absurde !


[Sacha :]


― Ce qui est absurde c'est de concevoir l'autre comme une chose ! Ce qui est absurde c'est un artiste qui n'est plus capable de distinguer l'amour de la folie furieuse ! Sur ce, pardonnes-moi Cério, mais je m'en vais !


[Cério : ]


― Non, ne t'en vas pas !


[Sacha :]


― Est-ce que tu es encore capable de regarder à l'intérieur de toi ?


[Cério : ]


― C'est une question qui n'a pas de sens !


[Sacha :]


― Alors c'est que tu ne sais plus être "qu'un artiste", tu cours après toi-même mais hélas tu ne parviendras jamais à te rejoindre. Tu t'es perdu toi-même dans le miroir.


[Cério : ]


― Mais toi Sacha, tu es tout cela, tu peux être tout pour moi à partir de maintenant. Ce sera toi mon repère, le clavier de mes sensations, mon impression du monde à travers toi Sacha !


[Sacha :]


― Je ne suis pas toi Cério, je ne veux pas être toi, je ne le veux surtout pas! je suis Moi, Sacha ! Sacha ! Sacha !


[Sacha se lève et quitte le bar.]


[Cério se parle à lui-même]


― Est-ce qu'on a plus qu'à mourir quand on sait qu'on ne sera plus jamais aimé pour son art ?


[La troisième personne, le croque-mort]


― J'aimerais que le pianiste rejoue ce morceau de Nat King Cole pour oublier tout à fait ma femme quelques minutes...


[Cério se parle à lui-même]


― Pourquoi me l'a-t-il dit ? J'aurais préféré qu'il ne me dise rien du tout plutôt que cela !


[La deuxième personne, le monsieur de forte corpulence avec un costume sombre et un chapeau : ]


― Allons ma chérie ! Tu vois bien qu'il est déjà mort depuis longtemps, il ne bouge plus, il ne respire plus, pourquoi tiens-tu absolument à aller en plus le jeter dans la Seine !


[Cério : ]


― Pour l'amour de moi, pour la gloire, pour ma fierté, il n'aurait rien dû me dire du tout ! Il aurait dû faire semblant, me donner du temps, me donner une chance, j'y avais bien le droit, non ?


[La première personne, la jeune femme très chic:]


― Oh toi et ton obsession de toujours vouloir sauver les meubles ! Si tu as envie vraiment d'exister autrement que comme un être archi-mort qui joue les vivants à longueur d'années, alors pour une fois, une seule fois dans toute ta vie, tais-toi et contentes-toi d'être ce que tu es sans fioriture ! Je me fous complétement de tes richesses qui n'en sont pas, quand il ne reste de ce côte-ci que ton enveloppe et que tout le reste est passé de l'autre côté noyé dans le néant de ton narcissisme démesuré. Tu es tellement courtisé et si peu aimé que finalement tu n'es plus rien, ni personne malheureusement. Est-ce que tu le réalises au moins quelques fois ou bien est-ce que tu es aussi aveugle qu'un peintre, aussi sourd qu'un pianiste pour ne même pas t'en apercevoir toi-même?


[Cério lève la main pour appeler le serveur et commande un verre, il se dirige vers le pianiste qui se met à rejouer « Love » de Nat King Cole, il remarque sur son trajet un objet qu'il ramasse sur le sol, c'est le bijou de la jeune femme à la jupe cintrée.]

Signaler ce texte