Un coiffeur à L.
Notyourcat
Un coiffeur à L. (Texte protégé)
Le vendredi treize mars de l’année 1990, le petit village de L., tout à l’est de la Pologne, fut galvanisé par une nouvelle que la postière se chargea de transmettre à ses confidentes et à ses confidents. En une simple petite journée, tout le monde fut informé qu’un coiffeur allait venir s’installer à L. dans le courant du mois. Ce fut une agitation digne des plus grands événements. Chacun y allait de son commentaire, prédisant un boom économique pour bientôt. Un coiffeur signifiait que le village devenait une ville ou tout au moins le deviendrait rapidement.
On se disait qu’un commerce aussi luxueux allait sûrement attirer les gens des hameaux voisins, qui viendraient certainement manger à l’auberge des pieroski ou du chou farci, achèteraient de l’alcool, des cigarettes ou des saucisses. Bref, on reconnaissait unanimement que ce serait une excellente chose et on commença à se réjouir de l’arrivée de M. Piotr Dembowski.
Marek Martyniak, un retraité de vieille date comme il se surnommait lui-même, eut lui aussi quelques échos de la fameuse affaire qui faisait bourdonner la communauté entière. Ce fut Helena, sa voisine de palier, qui le tint au courant de tout ce qui se disait. Elle l’aidait un peu à faire la cuisine depuis qu’il s’était cassé la jambe en tombant d’une échelle: il avait le malheur d’être particulièrement petit, en tout cas pour un homme, et le plafond auquel était fixée sa lampe était très haut. De plus, à quatre-vingts ans, choir d’une échelle est le pire accident qui puisse vous arriver.
Helena se régala en lui répétant les conversations qu’elle avait entendues au travail ou pendant qu’elle faisait les courses. Marek l’écouta d’abord comme il écoutait sa bavarde de femme, avec impatience. Mais réfléchissant un peu, il se dit que cela pourrait effectivement amener un peu de vie dans ce coin mort et il déclara à Helena que les gens auraient peut-être — enfin — un peu plus de classe. Helena renchérit en lui apprenant que Piotr Dembowski venait de la capitale. Il devait donc en connaître un rayon sur les coiffures à la mode.
Elle était si excitée qu’elle faillit renverser tout le paquet de sel dans le pot-au-feu, mais Marek surveillait son souper de près. Il connaissait Helena. Il en avait avalé, des potages que l’on aurait crus puisés dans la mer Morte. D’ailleurs, il n’avait pas du tout envie de finir sa bonne bouteille de vodka à l’herbe de bison pour étancher une soif inextinguible, juste pour oublier une humeur massacrante, due à l’étourderie de cette commère. «Helena, s’énerva-t-il, fais donc un peu attention à ma soupe ! Déjà que tu n’es pas un cordon bleu!»
Helena se vexa, acheva de préparer le repas dans un silence outré avant de se retirer dans son appartement en marmonnant que s’il n’était pas plus aimable la prochaine fois, il n’aurait qu’à se trouver un autre souffre-douleur. Mais elle ne réussit pas à gâcher la soirée de Marek, qui apprécia d’autant plus sa nourriture qu’il avait l’impression de l’avoir sauvée du désastre; d’autre part, remettre Helena à sa place lui procurait toujours cette sensation de bien-être qu’il ressentait chaque fois qu’il lui semblait s’être comporté en homme. Il fallait parfois apprendre aux femmes à se tenir un peu!
Cela ne durait pas. Il finissait toujours par regretter le babillage de sa voisine et se traînait jusqu’à sa porte pour lui faire des excuses, de peur qu’elle ne se fâche définitivement. Marek se dirigea vers la fenêtre. Il avait demandé à Helena de lui pousser son fauteuil dans ce coin, pour qu’il puisse observer la rue. Il avait déjà l’habitude, avant son accident, de fumer une cigarette, après avoir mangé, regardant le ciel noircir et lorgnant chez ses voisins. Ses moments préférés pour se livrer à cette occupation étaient le matin ou le soir, quand la petite d’en face sortait de son lit, nue, ou s’apprêtait à y retourner tout aussi dévêtue.
Il aimait bien aussi quand elle gigotait sur Dieu sait quelle musique en essuyant la vaisselle, ou encore ses préparatifs avant une soirée. Il la voyait essayer des robes sages, d’autres un peu courtes ou simplement élégantes. Parfois, il la regardait les coudre elle-même. Comme sa femme l’avait toujours fait...
Etrange, que Marysia lui manque encore. A la fin, avant qu’elle ne le quitte à cause de cette pneumonie, ils ne formaient déjà plus un couple. Leur relation tenait plutôt de l’association de deux ombres ou une symbiose entre deux survivants. Cela ne l’empêchait pas de souffrir de sa disparition. Une fois morte, il avait réalisé avec stupéfaction qu’elle ne reviendrait plus. Malgré leur lassitude mutuelle et l’immense ennui, résultat de leur vie de fourmis, ils étaient restés accrochés l’un à l’autre pendant presque cinquante ans. Ils s’étaient figés dans leur solitude commune, comme les statuettes en porcelaine posées sur la télévision d’Helena, les yeux fixés dans le vide.
En bas, du côté opposé de la rue, il vit sortir la dame qui enseignait le russe. Elle s’arrêta pour discuter avec le beau voisin de la petite, qui la courtisait apparemment avec beaucoup d’empressement. Marek détestait ce bonhomme. La folle aux chats arriva peu après, ce qui les incita à s’éclipser rapidement. Même lui, qui connaissait pourtant la solitude des vieux, la considérait comme un fléau. A cause d’elle, le quartier grouillait de ces bestioles sournoises et bruyantes. Les entendre se massacrer la nuit lui donnait froid dans le dos. Des hurlements de bébés assassinés, il n’y avait rien de mieux pour empêcher quelqu’un de dormir !
Quelques jours plus tard, Helena, jusque-là grognon et renfrognée, arriva tout excitée. Pendant qu’elle lui préparait sa choucroute, elle lui annonça fièrement qu’elle était la première à avoir rencontré le nouveau coiffeur. Elle était partie dans une de ses litanies: Il avait beaucoup de distinction, et il était si élégant... « On voit qu’il ne vient pas de n’importe quelle ville », souligna-t-elle avec admiration. Elle avait bien sûr profité de l’occasion pour lui demander un rendez-vous. Il lui avait répondu qu’il venait simplement repérer les lieux, voir le matériel dont il pourrait disposer dans l’espace où s’installerait son salon de coiffure. «Mais, ajouta-t-elle, il a tout de suite noté mon nom dans son carnet de rendez-vous et il m’a promis que je serais sa première cliente.»
Evidemment, elle lui mijota une choucroute qui devait compter parmi les meilleurs repas qu’il avait mangés depuis qu’elle s’occupait de son estomac. Mais la vie n’était pas parfaite. Ce soir-là, il sembla à Marek que la petite était tombée dans le piège de son bellâtre de voisin. Il la regardait déambuler dans la jolie chemise de nuit qu’elle n’utilisait jamais et qui lui couvrait pieusement les chevilles, laissant son corps se dessiner en ombre chinoise. Tout d’un coup, quelqu’un avait dû sonner à la porte. Marek la vit se diriger vers la porte, dans sa tenue nocturne et ouvrir sans même vérifier par le judas. Le voisin apparut et il l’embrassa, tout en glissant sa main dans sa chevelure d’une façon un peu possessive. Après quoi, la petite éteignit la lumière et Marek ne put évaluer l’étendue du désastre.
Le lendemain, il s’était forcé à se lever; la vie lui semblait brusquement sans intérêt. Mais il se rendit rapidement compte que tout le village était au courant de la promotion d’Helena. Amusé, il l’observa de sa fenêtre, à parader dans les échoppes, y caser vaille que vaille sa corpulence grasse et majestueuse, à discuter avec la prof de russe ou encore agrippant la petite par la manche pour la mettre au courant des glorieux événements dont elle était le centre et la cause. Ce soir-là, il entrevit la jeune fille entre les volets à moitié fermés. Elle se jaugeait devant le miroir. Il admira ses formes soulignées par un effet de contre-jour. Elle portait à nouveau la longue chemise de nuit, très pudique mais taillée dans un tissu très fin ou trop usé. Elle jouait avec sa natte, tentait de créer différentes coiffures, de diverses longueurs. Finalement, elle entra dans sa cuisine et sortit une petite boîte en carton, cachée sous le poêle.
Heureusement pour Marek, elle n’avait pas fermé les volets dans cette pièce et, grâce à l’intense luminosité de l’ampoule suspendue au plafond, elle se découpait aussi nettement que dans un poste de télévision. Elle parut déçue de son inventaire et resta quelque temps à rêver devant une tasse de thé avant d’éteindre la lumière. Partout. La nuit de Marek fut affreuse. Un cauchemar le laissa transpirant jusqu’à l’aube: il se retrouvait ramené au jour où il avait appris que Marysia ne survivrait pas à la fièvre. Elle ne reprendrait sans doute même pas conscience.
Mais le rêve mélangeait les époques et il revivait en même temps le moment où le médecin lui avait balancé la nouvelle de sa ménopause. Elle était rentrée à la maison, choquée, silencieuse. Elle s’était déshabillée, s’était assise sur une chaise, devant la glace. Elle s’était examinée pendant des heures, sans lui adresser la parole une seule fois.
Dans son rêve, elle se retournait vers lui, en pleurant, et le fixait, ses yeux grossis par les larmes comme par une loupe. Elle l’implorait : « Nous nous aimions, au début, n’est-ce pas ? » Il avait envie de hurler que oui, bien sûr, que la vie les avait assommés, abrutis, qu’ils avaient été chacun engloutis par l’angoisse de lutter continuellement, mais qu’il l’aimerait toujours. Même maintenant, il la trouvait toujours aussi belle et il aimait sa peau, aussi douce que lorsqu’elle n’était qu’une jeune femme riant tout le temps, pour rien... Mais pas un mot ne pouvait s’échapper de son gosier, pas même son souffle. Il serrait les dents et luttait contre la douleur qui lui broyait la pomme d’Adam.
Il se réveilla en pleurant, la gorge endolorie et les jointures de ses doigts blanches à force de serrer les poings.
Grâce à l’euphorie d’Helena, Marek fut nourri royalement pendant deux semaines. Son amie se surpassait, rayonnante et terriblement gaie. Terriblement, car sa bonne humeur allait de pair avec un caquetage incessant, décliné dans toutes les gammes de la voix de tête, bien trop aiguë pour le pauvre vieux. Il en avait les oreilles qui se décollaient du crâne.
L’excellence de la cuisine n’était pas gratuite : il fallait écouter — pendant qu’ils pelaient les pommes de terre ou les carottes — tous les fantasmes de cette commère. Une véritable mise en plis de Varsovie allait enfin révéler son élégance naturelle... Et tous ces regards de jalousie qu’elle avait cru déceler dans les yeux de ses amies... C’était dur à supporter, mais il se garda bien d’émettre le moindre son.
Marek tenait à sa toute nouvelle qualité de vie. Il était prêt à tout, même étouffer ses doutes sur la fameuse classe naturelle d’Helena. Il pelait les pommes de terre en silence en se réjouissant patiemment de souper.
Le jour officiel de l’installation du coiffeur dans son salon flambant neuf arriva enfin. Il fut aussi celui d’une file d’attente, qui rappelait par sa longueur démesurée les anciens jours, lorsqu’on patientait de l’aube au crépuscule pour trouver du pain, de la viande ou du papier toilette. Souvent sans résultat: quand enfin on se hissait à la hauteur du vendeur, il ne restait plus rien des maigres stocks. Sa femme y avait passé des heures et des jours. Il se souvenait de cette période comme de l’enfer.
Il avait eu beaucoup de peine à croire Helena lorsqu’elle lui avait décrit une queue aussi gigantesque. Mais il avait demandé qu’elle cite les noms de ceux qui étaient présents. Il avait dû se résoudre à valider son rapport. Helena était allée vérifier qu’elle était bien la première sur la liste. Son rendez-vous était au petit matin. Surexcitée, elle passa toute la journée à pérorer chez Marek. Celui-ci, tendu, attendait avec le peu de patience qui lui restait que le lendemain arrive. Le jour dit, Helena arriva chez Marek très en retard. Elle était engoncée dans un fichu.
Un air maussade et ce foulard recouvrant la plus belle coiffure de la ville rendirent le retraité prudent. Il resta tranquille et se garda de la taquiner. Son pied de porc fut immangeable.
Le plus bizarre, c’est que sa voisine s’était resservie deux fois. Après le repas, il ne résista pas une seconde de plus. «Helena, et si tu enlevais ce truc de ta tête?» Elle éclata en larmes, mais s’exécuta. «Je lui ai demandé la coiffure la plus en vogue à Varsovie », renifla-t-elle. Le coiffeur l’avait dotée d’une superbe coupe en brosse digne d’un général. Le cœur serré de pitié, Marek ne trouva pas grand-chose à lui dire. « Allez, ça repoussera... »
Elle ne répondit rien, mais se moucha bruyamment et s’en retourna dans son appartement. Quelques minutes plus tard, il entendit le son de sa télévision. Les jours suivants transformèrent la compassion du vieux en prodigieuse hilarité. Le déplorable voisin de la petite, la prof de russe, les marchands et leurs femmes, les passants, bref, tout le monde arborait la tête « à la mode de la capitale ».
Tous, sauf la petite qui n’avait pas eu suffisamment d’économies pour s’offrir les services du coiffeur. Maintenant, elle était unique aux yeux de tous.