Un coquelicot sur la poitrine

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 Mardi 29 mars 1980, 23 lunes 03 rayons

La balle se logea en plein cœur. L'homme vacilla, puis s'effondra avec lourdeur au sol, la face contre terre, dans le silence sordide d'une impasse déserte. Pendant un long moment, elle balaya de son regard d'acier ce corps inerte, sans vie, à jamais dépourvu de rêves, qu'une blafarde lumière bercée. D'un geste précis et preste, elle ôta le silencieux de l'arme, glissa le tout dans la poche intérieure de son imper grisaille. Regards furtifs  à droite, à gauche, personne, seule témoin : la lune coruscante.

D'une démarche capricante, elle se mit en quête d'une cabine téléphonique. A trois rues de là, elle en trouva enfin une. Elle composa sur le cadran un numéro de mémoire ; elle avait pris l'habitude de ne rien noter.

Au bout de six sonneries, on décrocha.

« Allô » fit une petite voix ensommeillée et éraillée

-       C'est fini Tweedy ! J'ai honoré mon contrat, à vous de respecter le vôtre. D'un ton placide, neutre, sans la moindre émotion, ni inflexion dans la voix elle avait lâché ces mots à son interlocuteur quelque peu abasourdi…

-       Comment déjà ! C'est du rapide ! A-t-il souffert ? Demanda la voix encore ankylosée de sommeil

-       Non ! Une balle en plein palpitant. Du travail d'orfèvre, propre et soigné comme toujours. Il n'a rien vu venir le con. Que Dieu ait pitié de son âme !

-       Rendez-vous mercredi, à 14h précise, au parc municipal devant le manège.

-       Comment vous reconnaîtrai-je ?

-       J'aurai une sucette à la bouche, et un feutre.

Sans attendre les civilités d'usage, elle raccrocha. Rien ne l'étonnait plus. Depuis dix ans qu'elle exerçait ce métier, elle en avait vu des barjots, des fondus, des hommes comme des femmes, des gens bien, prêts à tout  pour se débarrasser d'un être cher, et ce à n'importe quel prix.

La mort est un marché porteur ! Son chiffre d'affaires durant toutes ces années n'avait cessé de  prendre de l'embonpoint, de progresser à une allure vertigineuse. Si bien qu'elle recruta un assistant, de surcroît muet, pour faire face à cette embellie. Contrairement à ces confrères, elle proposait des facilités de paiement : traites, chèques, échéanciers et prenait même des tickets restaurant de façon sporadique. De ce fait sa notoriété ne fit que croître, suscitant maintes jalousies au sein du milieu. Non seulement, elle avait fait son trou au sein d'une profession machiste, mais s'était fait également un nom aussi terrible que la bascule à Charlot* : Hadessia. La mort avait à présent un nom, et portait des talons aiguille.

Avait-elle épousé cette profession par vocation, goût ou  par obligation nul ne le savait au juste, et nul ne voulait lui poser la question ? On ne connaissait rien d'elle, mis à part le fait qu'elle venait de l'assistance publique, et qu'elle était la meilleure dans son domaine. Elle suscitait tout à la fois  crainte, effroi et admiration. Son nom seul suffisait à vous glacer le sang, à vous donner aussitôt la chair de poule. Au propre comme au figuré elle était canon. Mais un canon fatal, à la détente facile ! Aucune fausse note à son actif, aucun couac, durant toutes ces années à jouer du calibre, toujours du sur-mesure, finition impeccable. Efficacité, froideur étaient ses principaux atouts. Les états d'âme, les scrupules ne faisaient pas partie de sa garde robe. Elle tuait pour le pognon, le fric, le flouze. L'argent était sa seule motivation dans l'existence, sa seule musique, rien d'autre ne comptait plus que le dieu papier, pas même l‘amour. Rien ne semblait la toucher, l'émouvoir, l'indifférence comme masque de vie.

On pouvait légitimement se demander, si un cœur battait dans sa cage thoracique. Son seul ami squattait en permanence son sac à main, ami froid, redoutable, un colt 38 en argent.

Bien qu'elle eût amassé durant toutes ces années une petite fortune, elle demeurait simple dans sa façon d'être. Aucune folie, pas de train de vie ostentatoire, sa simplicité était son seul luxe, son seul vice.

Rue Didot, au 26, coincé entre une boulangerie et une cordonnerie, un petit immeuble à la façade décrépite, Hadessia s'y engouffra au moment où la concierge sortait en laisse,  comme tout les soirs et en toutes saisons, l'escalier de sa cage pour une balade vespérale autour du pâté de maisons.

Bonsoir, lui lança la nounou du colimaçon, d'un signe court de la tête, elle lui répondit, puis se dirigea vers l'ascenseur, dont la seule ambition s'arrêtait au cinquième étage en toute circonstance ; elle appuya sur le bouton du quatrième.

Franchi le seuil, l'escalier s'ébroua en faisant craquer toutes ses marches, comme s'il eût voulu se débarrasser d'un coup, de tout les pas fantômes de la journée. La concierge attentait toujours que tous les escalierphiles soient rentrés pour le sortir. A force de ce manège, dit-on, la brave femme eut bientôt l'esprit d'escalier.

Son appartement était à son image, froid, sans fantaisies, sans couleurs…sans vie, mais elle s'y sentait bien. Après avoir refermé la porte d'entrée, elle ôta sa perruque de jais, découvrant une  abondante chevelure d'été qui cascadait jusqu'aux épaules. Le miroir du corridor happa son reflet à son passage, un sourire d'aise fugace en écho.

 

Mercredi 30 mars 1980, 13 soleils 55 rayons

L'atmosphère était saturée de molécule de printemps. Le regain couvait. le renouveau fomentait en silence, sa nouvelle révolution. Un bleu abyssal auréolait le jour, lui donnait une consistance toute printanière. Les allées du parc vides, esseulées, les bancs verts défraîchis faisaient la grimace orphelin de fessiers, des enfants près de la fontaine s'amusaient aux billes tandis que des couples s'embrassaient sur des pelouses rasibus. Hadessia pénétra dans le parc par l'entrée ouest, puis prit l'allée transversale jusqu'à la hauteur du grand chêne, obliqua sur la droite et remonta d'un pas alerte l'allée principale sans rien voir au dehors. Vêtue d'un tailleur tilleul, d'escarpins assortis, et d'un sac à main vert granny, elle avait tout de l'espérance sur pattes. Si un soiffard l'avait croisée, il l'aurait trouvée à son goût, d'un « verre «  bouteille. Tout en marchant, elle dévidait ses pensées du moment… Je raccroche ! Marre de ce boulot, marre de dégommer de pauvres bougres. J'ai amassé suffisamment de thunes pour couler des jours heureux, sur une d'île paradisiaque, à l'abri du besoin, et des regards inquisiteurs. Oui, je suis soûle d'atolls. Je ne pense plus qu'à ça ! Satanée obsession atollmique ! Un large et franc sourire s'esquissa alors sur son visage angélique.

Le manège tournait dans une ronde effrénée, faisant tournoyer les enfants ainsi que leurs désirs Lego. Le pompon dansait une gigue endiablée, des cris stridents effilés accompagnaient sa course. Bras levés, tendus au possible, et sauts de carpes, les garnements déployaient toute leur ingéniosité  afin d'attraper ce saint Graal, la griserie d'un tour gratis. D'autres moins téméraires restaient stoïques, le cul vissé à leur siège, dans l'attente vaine d'un miracle enfantin. Hadessia avait pris place sur un banc, face au carrousel.

Des pas alertes, goguenards, désespérés, bucoliques faisaient crisser les gravillons comme une sorte de mastication terrienne. Une foultitude de démarches plus cocasse les une que les autres avait à présent envahi les allés du parc.

Un homme déboula de la droite, en passant devant manège, il ôta de sa bouche une sucette, tout en lançant alentour un regard atone, puis alla s'asseoir sur le banc occupé par Hadessia. La cinquantaine fringante, le feutre  lui conférait une allure des plus respectables, et une belle moustache rousse enjolivait sa face couperosée.

Avec une infinie prudence, L'homme sortit délicatement de la poche  droite de sa veste de tweed écossais une enveloppe kraft, qu'il déposa sur le banc.

« Tout y est ! Vous pouvez vérifier. La somme convenue ! »

-  J'ai envie de vous faire confiance Tweedy. Vous auriez pu choisir un nom de code, moins tarte tout de même. Non !

-       Je savais qu'il vous plairait.

Soudain, d'un geste amble, il balança  le squelette de sa sucette au sol.  Hadessia le fixait

de son regard d'acier, aussitôt il ramassa la défunte friandise et la déposa avec nonchalance dans la poubelle, en bout de banc.

Puis sans mot dire,  Tweedy souleva son chapeau,  tourna les talons et disparut en direction du ponant. Lorsque la ligne d'horizon l'eut avalé, Hadessia s'empara du paquet, le porta jusqu'à ses lèvres charnues, et du bout de sa langue le lécha avec une sensualité confondante, puis se mit à le humer. Elle aimait respirer à pleins poumons l'argent, le renifler, le sentir, s'enivrer du parfum du pourvoir. Extase extatique !

« ça sent le soleil, les cocotiers, les palmiers, les îles….les îles, la belle vie quoi » se dit-elle in petto. Après ce sacro-saint rituel, elle daigna jeter un œil sur le contenu. Quatre liasses touffus, épaisses se lorgnaient mutuellement dans cet espace restreint, soudain son regard fut attiré par un angle blanc qui dépassait d'entre les billets.

« Une enveloppe ! ». Surprise, Hadessia s'en saisit avec frénésie, la contemple un instant,  regarde la suscription : A Hadessia ma tueuse préférée…PAN, PAN. Elle la porte à son nez. Rien ! Aucune odeur, aucun parfum, le pli vierge de toute fragrance. Cette manie de vouloir sentir toute chose remontait à son enfance. Plus qu'un rituel, un besoin. Un besoin incurable, inextinguible. Ah l'enfance ! le temps de l'insouciance nue.

Les pots de confitures ventrus à souhait s'alignaient sur la table de la cuisine, dans le sacre d'une matinée d'été, comme pour une revue militaire. Cerises au rapport, fraises au rapport, à vos ordres. Sur certains, de petites cicatrices écarlates ornées leur flanc, douce invitation inconsciente pour doigts gourmands. Tandis que Marguerite Sautenois, la mère adoptive de Nell,  mettait sa touche finale, une feuille de menthe sorte de légion d'honneur odorante, un petit nez mutin à l'orée des six ans s'approcha des pots et les renifla un à un. L'espiègle pif resta ainsi en vol stationnaire au-dessus des confitures, et ce une bonne trentaine de secondes par pot. Puis Marguerite s'écria :

« Ça suffit ! Mets les couvercles à présent, et visse les bien. C'est compris petite vaurienne ! » Nell s'exécuta sans ciller, mais désespérée de devoir sceller les pots de confiture, où naviguaient des felouques vertes sur des lacs rubis. Tout avait commencé comme ça. De fumet en fumet, son odorat prit l'ascendant, faisant ainsi un pied de nez magistral à ses autres sens. Sentir devint  son premier réflexe, son premier élan de vie.  La seule chose qu'elle ne pouvait vraiment pas blairer, piffer, sentir : l'humanité !

Qui pouvait bien lui écrire !

Une moue dubitative s'imprima sur son visage. De légères ridules se dessinaient sur son front hautain, son index droit tapotait l'enveloppe comme s'il eût voulu transmettre un message en morse. Alors, avec une lenteur toute asiatique, presque au ralenti, elle ouvrit le pli mystérieux.

 Ma chère Hadessia,

J'ai toujours eu la plus grande estime et admiration pour toi. Tu  le sais ! Tu es sans doute la meilleure dans la profession. Voire la number one !

Tu as toujours rejeté avec morgue toutes mes offres, toutes mes mains tendues. Tu  ne souhaitais pas faire partie du syndicat des balles perdues, selon ta formule. Nous aurions pu travailler de concert, et devenir grâce à notre collaboration, l'un des syndicats du crime le plus côté au who's who killed. Mon ressentiment est si grand, qu'il ne tiendrait pas dans la cathédrale de Chartres. Tu vois le tableau !

Un rouge-gorge, en bout de banc la fixait, silencieux, en trois sautillements gracieux il fut tout près d'elle. Hadessia impassible continuait sa lecture apnée, tandis que l'oiseau était à présent juché sur son épaule gauche. Ni tressaillement, ni soubresaut ne la firent réagir à ce nouveau locataire aérien. Elle ne porta pas plus de regards au petit volatile. Vexé, de ce manque d'intérêt, le rouge-gorge s'envola en haussant les épaules de dépit.

Ta réputation durant ces dix ans n'a cessé de m'exacerber, de me tourmenter, de me vampiriser. Ton audace et ton  professionnalisme ont amputé d'autant le chiffre d'affaires du syndicat. Nous avons alors pensé à t'éliminer, mais cette mort expéditive eût été encore trop belle pour toi. Alors patiemment, j'ai attendu mon heure, avec la seule conviction chevillée au cœur, qu'elle arriverait tôt ou tard.

Rappelle-toi, rappelle-toi, le contrat de Toulon la semaine dernière, la fleuriste du 16 rue du Soleil, une certaine Langlois-Artois, la soixantaine bien tassée qui tu as repassé sans un pli, et ce Monsieur Langlois que tu as dessoudé hier soir, eh bien ce n'est rien d'autre que tes parents biologiques. Oui ! J'ai été le commanditaire du meurtre de tes parent, très chère Hadessia. C'est drôle non ! Voilà une vengean…

Hadessia laissa choir la lettre à terre. « Elettretrochoc ! » Un violent séisme intérieur la secouait dont l'épicentre était le cœur. Une faille béante s'offrit en son être. Des émotions jusqu'alors refoulées, camouflées, maquillées outrageusement sous le masque de la froideur, de l'indifférence, remontaient à la surface en vagues successives. Un bain de larmes inonda ses yeux métalliques. Le temps semblait avoir perdu son tempo, de sa rythmique. Hadessia ne percevait plus les cris des enfants, ne sentait plus l'air la parcourir, le manège figé dans un   silence  continu. La belle mécanique à occire son prochain se grippait.

Aucune rage, aucune vengeance, face à ce tsunami intérieur ne pouvaient plus germer, lever, elle le savait que trop bien. Il n'y avait plus qu'une seule issue. D'un geste d'automate, elle fouilla son sac à la recherche de son fidèle ami.

« Non, attendez ! Je sais ce que vous manigancez. Je ne suis pas dupe. Je ne veux pas mourir…et encore moins des mains de mon meilleur ami. Hé ! Vous m'entendez, salaud d'auteur ! Je veux vivre, VIIIIIIVRE. Mourir n'est pas mon désir. Vous m'entendez ! J'ai rendez-vous avec le soleil, et une île. MON ILE ! »

- Ta rébellion est vaine ! Laisse toi faire, petite chimère de papier. Tu existes parce que mon imagination le veut bien. Je ne peux rien pour toi. Je ne contrôle rien.

Reprenons, d'un geste d'automate, elle fouilla  son sac à la recherche de son fidèle ami…

« Noooonnnn ! Enfoiré ! Je vous hais, vous  conspue, vous maudis, toi et ta putain d'imagination. Pitié….Laissez-moi vivre ! NonnnnnnNNNN »

- Adessia Hadessia !

Une balle en plein cœur, sans aucune hésitation. Personne n'entendit la déflagration en raison du silencieux. Les badauds, les promeneurs, tous aveugles !

Sur la pochette de son tailleur vert tilleul, un joli coquelicot éclot apportant une touche de fantaisie à l'ensemble. Pas de doute le printemps était en marche : au trot !

Fin !

E.Rx.

* la bascule à Charlot : la guillotine.

 

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