Un cours écourté

Scythe Crow

- Ouvrez votre livre à la page que vous souhaitez. Il affichera les mêmes informations, du sommaire à la quatrième de couverture.

- Monsieur, vous avez l'air déprimé. Quelque chose ne va pas ?

- Ce n'est rien. Un peu de lassitude.

- A vous voir, on dirait que l'enseignement, pardonnez l'expression, vous emmerde.

- Et tu n'aurais pas tort, il me fait effectivement chier. Mais ce n'est pas nouveau et je m'en suis accommodé. Vous avez vos écouteurs, j'ai les miens. Il diffuse quelque chose qui ne ressemble pas à votre soupe.

- Je ne vois pas en quoi notre musique est plus mauvaise que la votre.

- Pardon, mes petits élèves. Excusez mon comportement de vieux con qui ne sait apprécier le renouvellement des générations et l'échange de goûts. Cependant je persiste et signe : Mon goût est meilleur, déconner je veux bien mais il y a des limites à la connerie, même pour vous.

- Vous savez qu'on vous trouve tous ringard et qu'on est persuadé que vu votre déficience à manier l'imprimante, votre adaptation à la culture numérique est risible.

- Certes, certes. Une question me taraude pourtant. Depuis quand as-tu appris à t'exprimer ainsi, jeune crapaud dénué encore des burnes d'une puberté achevée ?

- Cela vient de vous, bien sûr. Question idiote.

- Je suis si doué pour transmettre les connaissances ? Surprenant.

- Oui, un prof compétent, c'est une vraie surprise. Surtout quand on vous voit, on part de loin.

- Oh et manieur du sarcasme. Je ne suis pas peu fier de mon travail sur vous.

- Le cynisme s'apprend même sans vous, aujourd'hui. Même pas besoin d'un jour de pluie et d'une queue de cantine pour s'en rendre compte.

- Pourquoi avoir ouvert le livre déjà ?

- C'est à vous de nous le dire. Vous nous faîtes acheter ces manuels pour suivre le programme.

- Des manuels qui ne serviront que trop peu pour la plupart. Et un programme qui manque de sens et d'application concrète. C'est tout ce qu'il faut pour comprendre la vie adulte et le travail qui attendra certains.

- Est-ce une menace pour nous pousser à travailler ? Ne soyez pas naïf, ça n'a jamais marché. L'ambition et la volonté pour l'avenir, c'est un truc de vieux quand il a gaspillé son temps pour mettre ces qualités en action. C'est une amertume future. Nous sommes une lassitude présente.

- Lassé ? Et de quoi ? D'être jeune et avec un avenir possible ? D'avoir encore un peu de temps et peu de contrainte ?

- Vous avez été jeune, monsieur. Vous connaissez ce sentiment. Le à quoi bon. L'angoisse adolescente.

- Oui. Et adulte vous connaîtrez mon angoisse. Elle évolue avec nous. Elle nous suit. Elle se transforme selon le contexte et reste présente.

- Vous avez peur de faillir à votre rôle n'est-ce pas ?

- Non. J'ai peur de ce que vous allez devenir. Avec ou sans moi.

- Pourquoi s'en faire ? Vous n'êtes pas responsable de nos destins, de nos personnes. Vous n'êtes pas un parent.

- Vous n'êtes pas sorti de mon utérus que je n'ai pas, cela ne m'empêche pas de remplir une tâche visant à vous apporter un minimum pour que vous ne soyez pas démunie face à ce monde.

- Ce dernier sait comment prendre nos armes et les briser sur son genou impatient. Même avec vos leçons les plus solides. Et si nous récitions quelque chose, monsieur ?

- Quoi donc ? La récitation est un exercice formaté. De mémoire. Je n'aime pas l'idée du par coeur. Apprendre à apprendre bêtement. Sans recul.

- On est là pour trouver du travail, pas pour être un être humain civilisé. Pour s'intégrer à une société, pas pour dénicher des artistes ou des penseurs. Vous franchissez déjà la ligne, monsieur. Je sais ce qu'est l'esprit critique. Intolérable. Être un vieux con lucide ne devrait pas être permis.

- Être un jeune con orgueilleux non plus. Mais des cons, nous en verrons d'autres. Ici et dehors.
Mon portable sonne. Considérez cela comme la sonnerie de fin des classes. Ne revenez pas demain. Le cours est terminé.

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