Les rues ont été désertées. Il ne reste plus qu'un ciel dépourvu de nuages, infini et écrasant dans lequel flotte un soleil immense et aveuglant qui répand une chaleur sèche et étouffante. N'importe qui se serait mit à l'abri de ces rayons insupportables, mais pas nous : Nos corps restent là, debout, droits, bien alignés malgré la température, comme mus par une seule et même volonté que rien ne peut détourner. Nous sommes là, soldats dépourvus d'humanité, à attendre sous la cagne que cette volonté nous dise quoi faire.
Nous, autrefois êtres humains qui n'aspiraient qu'à la paix, nous ne sommes plus que des machines qui sèment mort et destruction sur leur passage. Et moi je suis l'un d'eux. J'ai résisté, alors ils ont trouvé le moyen de me mater et de me réduire au même état que les autres. Comment puis-je être conscient de tout cela tout en étant un être sans scrupule dont on a volé le libre arbitre ? Tout simplement parce que ma conscience n'a pas disparue. Non, elle est toujours là, enfermée au plus profond de mon être. C'est comme si on l'avait jetée dans un gouffre terriblement sombre et profond aux parois complètement lisses. Impossible de s'échapper. Quand, par bonheur, j'arrive à trouver une prise sur ces murs humides et glissants, de longs doigts squelettiques sortent des ténèbres et m'agrippent fermement la cheville. Ils enfoncent alors leurs serres dans ma chaire m'obligeant à lâcher prise. Peu à peu, ma volonté de sortir s'est estompée et maintenant, je me contente d'observer de loin ce qu'il se passe au-dehors. Les mains plaquées sur une vitre indestructible, je contemple avec tristesse ce qu'ils ont fait de moi. Je ne peux pas me voir mais je peux vous dire exactement à quoi je ressemble : regard vide, expression complètement neutre, bras ballant le long de mon torse, mitraillette à l'épaule, gouttes de sueur perlant sur ma peau halée et trempant mon uniforme noir et sommet du crâne brûlant malgré mon épaisse chevelure brune.
Si seulement je pouvais redevenir moi-même ne serait-ce que quelques minutes pour tenter d'arrêter cette folie. Ce serait une mission suicide : je suis seul au milieu d'une armée, entouré de chars d'assaut. Même si je réussissais, je ne pourrai pas vivre en ayant connaissance de tous mes crimes, malgré que je ne sois pas pleinement responsable de mes actes. Je ne pourrai pas refaire une vie normale avec tout ce sang sur les mains, surtout le sien. Je préférerai mourir plutôt que de supporter ce fardeau insurmontable.
Dans un seul et même mouvement, nous saisissons nos mitrailleuses et les maintenons prêtes à faire feu. Qui donc est encore assez fou pour se mesurer à notre armée monstrueuse ? Au fond, j'espère bien qu'il mettra fin à mon existence pour que je n'ai plus à me voir ainsi. Pour que plus personne ne puisse utiliser mon corps pour de tels desseins. L'avant-garde s'avance et se met en position, leurs armes pointées vers l'autre côté de la rue où il n'y a pas âme qui vive. Est-ce juste une manœuvre de ceux qui nous contrôlent pour se moquer de nous ? Ce ne serait pas la première fois. Toujours dans un même mouvement, le reste de l'infanterie fait demi-tour et se place derrière les blindés qui ont, eux aussi, pointés leurs canons vers leur cible imaginaire. Celui qui nous commande, un type cruel, violent et manipulateur, vient ce placer devant nous et lance un regard méprisant sur son troupeau de moutons. Je le connais juste assez pour savoir qu'il jubile intérieurement de me voir dans cet état là. Après tout, celui qui l'avait toujours surpassé en tout est à présent une machine prête à exécuter le moindre de ses ordres sans réfléchir. A sa place j'aurais pu être pareil. Je me demande d'ailleurs ce que je préfère entre ces deux positions : être inconscient et appuyer sur la gâchette ou l'inverse ?
Je suis au premier rang et lui est face à moi. Il me fixe droit dans les yeux, une joie cruelle au fond du regard. Qu'est-ce que j'aurais aimé pouvoir riposter. Un sentiment de révolte envahi ma conscience. J'en ai assez de tout cela. Cela doit se voir sur mon visage car il lance avec un air de provocation et de pur mépris :
« Tu sais bien que ça ne sert à rien de t'énerver, tu ne peux rien contre moi, c'est moi qui te contrôle. »
Un sourire narquois étire ses lèvres. Il sait que je l'entends et il veut en profiter un maximum. Je ne peux m'empêcher de me jurer intérieurement qu'il va me payer tout cela. Mais quand ?
« Tu as eu beau résister au final tu es comme les autres mais en plus têtu. Tu n'a jamais était bon à rien et tu le sais. Tu t'es toujours caché derrière une façade pour pouvoir te maintenir au sommet. Avant tu n'étais rien. Maintenant tu es un moins que rien. »
Un claquement de doigt et le soldat qui se trouve à côté de moi lui tend son pistolet accroché à sa jambe droite. Après avoir vérifié qu'il est bien chargé mon commandant le pointe sur moi.
« A genoux. » ordonne-t-il.
Je ne peux rien faire d'autre que m'exécuter. Il colle le canon de l'arme sur le sommet de mon crâne. Tout mon être se met alors à hurler. Je ne veux pas mourir, pas comme cela, pas de sa main, pas comme cela. Mais malgré le fait que toutes les cellules de mon corps protestent, je ne bouge pas, je n'y arrive pas. Je sens son doigt glisser lentement vers la détente et se contracter. Est-ce la fin ? Vais-je donc mourir comme ça sans même avoir eu l'opportunité de me battre ? Contre toute attente, mon bourreau retire son arme en poussant un soupire de dédain :
« C'est trop facile. »
Il recule et je me relève. Ce n'est pas mon heure. Je me remets à contempler le vide devant moi.
Combien de temps s'écoule-t-il avant qu'il ne se passe vraiment quelque chose ? Je n'en sais rien. La chaleur fait que le temps semble durer une éternité. Soudain, entre deux blindés, j'aperçois une silhouette noire et floue s'avancer vers nous. Je ne peux pas la discerner correctement et je ne peux pas l'identifier. J'aurais aimé lui dire de déguerpir et de ne jamais revenir. Si elle continue elle va se faire massacrer. Au fur et à mesure qu'elle approche, elle me semble de plus en plus familière. Bien qu'elle soit assez près pour que je puisse la voir correctement, je ne vois qu'une tache floue innommable. On dirait que mes yeux m'interdisent de savoir qui approche. J'entends quelqu'un lui ordonner de partir et la menacer. La silhouette rétorque mais je ne peux entendre qu'un vague murmure. Une salve de coups de feu balaye la rue. Encore un mort, jusqu'où irons-nous avant de céder ? Le souffle d'une explosion m'assourdit et me projette en arrière avec violence. Ma tête atterrit lourdement sur le sol. Malgré le bruit strident qui résonne dans ma tête je me relève. J'aperçois la silhouette et la mets en joue. Elle est toujours aussi floue. Je vois vaguement ce qu'il y a autour de moi : tout est détruit, en flamme, en cendres ou bien complètement pulvérisé. Je ne vois rien, je n'entends rien, je ne comprends rien. Il y a juste cette ombre inconnue que je menace de mon arme les bras tremblant. Pourquoi est-ce que je tremble ?
L'ombre est à présent à quelques centimètres de moi, le canon de ma mitraillette pointée sur son sternum. Je crois qu'elle esquisse un sourire et puis elle me dit :
«Je te connais tu ne tiras pas. Pas une deuxième fois. »
Au son de ses mots c'est comme si une bombe explosait à l'intérieur de moi. Touts les murs qui me retiennent prisonniers s'effondrent un à un. Ma conscience refait surface, maintenant j'entends, je vois et je comprends. Elle n'est pas morte, celle que j'avais juré de protéger.
Refaire surface après tant de temps immergé me procure une drôle de sensation. Tout me semble plus beau, plus grand, plus réel. Le monde m'appartient à nouveau. Merci de m'avoir ouvert les yeux, des yeux qui à ce moment même pleurent, heureux d'avoir recouvrés leur liberté.