Un flic ordinaire

katherineravard

Je m’appelle Eric.

Eric Delamarre.

Je suis flic à la PJ de Lyon et j’ai 38 ans.

Je n’arrive plus à bouger

Depuis que je suis vautré dans ce lit trop grand pour moi…

Si je vous disais que je suis tombé dans un guet-apens.

Bon dieu, sortez moi de là ou je crois que je vais tout casser…

E…Eric, je m’appelle Eric Delamarrre.

Je suis flic à la PJ de Lyon et j’…

                                                                      

J’ai tenté de me lever d’un bond mais la douleur m’a tétanisé sur place ...Si j’essayais plutôt de m’asseoir sur le lit, histoire de ne pas brusquer les choses. Mais visiblement, ce n’est pas encore une bonne idée. Un élancement violent dans la tête m’oblige à me rallonger. Ce n’est  pourtant pas mon habitude d’avoir des migraines de cette nature... Je ne comprends pas ce qui m’arrive…. Je tente en vain de crier mais aucun son ne sort de ma bouche. J’ai l’impression d’être muet comme une carpe, moi qui déteste depuis toujours les poissons de rivières...

… C’est sûrement à cause de cette grande blonde que j’ai rencontrée hier soir. Annick comment déjà ? Grande ou Legendre, je ne sais plus… J’ai eu le malheur de lui filer un rancard après le boulot et ce qui devait arriver arriva. Sauf que visiblement, je lui ai beaucoup plu car elle n’a pas voulu me laisser repartir après notre nuit d’amour. J’ai toujours eu le chic pour attirer les filles barjes, c’est dans mes gènes… Mais là, je crois que j’ai gagné le gros lot car elle m’a attaché les poignets au cadre du lit et j’ai les pieds encerclés dans des chaînes en fer forgé de la plus belle qualité…

…Vous savez, j’ai eu l’habitude de voir des drôles de phénomènes dans ma carrière de flic. Je peux même dire que j’en ai vu une tripotée. C’est l’avantage de l’expérience car au premier coup d’œil, je flaire le moindre truc louche chez Mr Toulemonde. D’ailleurs, ça fait toujours un peu peur à mes amis car ils ont l’impression que je mène une enquête à chaque fois que je pose une question. Pourtant, demander « Qu’est-ce que t’as fait ce week-end ? » ne devrait pas être une question qui pose problème. Enfin, normalement. Parce que si déjà on répond de travers, c’est qu’on a des trucs à cacher et là, ma curiosité s’éveille et c’est pas bon… Finalement, je crois que c’est le boulot qui déforme tout. Qu’est-ce que vous voulez ? Un flic, c’est pas comme un employé de bureau qui fait ses 35 heures sans état d’âme et quitte son bureau chaque soir à la même heure. Un flic, ça gamberge tout le temps… et même après le boulot ça pense encore à l’indic qui s’est fait la malle avec la caisse noire du CE ou à tous les voyous qui vont se déchaîner la nuit dans le centre-ville …. C’est pas facile tous les jours, il faut bien l’avouer…Alors, si de temps en temps, vous rencontrez un flic au comportement anormal sans raison apparente… il faut faire le mort, essayer de ne rien voir, c’est mieux pour tout le monde… L’inspecteur Roger, mon pote depuis toujours à la PJ, dit que les collègues ont tous des casseroles à traîner et pas seulement dans leur cuisine…

Bon, ce coup-ci, mon flair n’a pas été au top avec cette fille, je l’avoue... Elle a réussi à gagner la première manche mais j’ai une revanche à prendre et je n’ai pas du tout l’intention de me laisser faire… Le tout maintenant, c’est de la jouer fine, la prendre dans le sens du poil et entrer dans son jeu. Pas la peine d’en faire un pataquès, j’ai déjà eu affaire, dans le passé, à des prototypes féminins dans le même genre et je sais à peu près comment les appréhender... Voilà, je suis un peu plus rassuré, mon briefing solitaire m’a requinqué pour quelques minutes. Ma respiration s’est calmée petit-à-petit et j’ai fermé les yeux. Je ne sais pas combien de temps cela a duré mais lorsque j’ai repris connaissance, le jour était levé. Et j’ai entendu comme une voix intérieure résonner au plus profond de mon cerveau comme si elle voulait m’alerter d’un danger imminent... Elle était si lointaine au début que je ne fis pas vraiment attention. Mais je compris, deux minutes plus tard, en entendant le grincement sourd de la porte… Mon cœur commença à battre fort. Et même très fort. La porte s’ouvrit doucement. Et je vis une forme blanche qui s’approchait lentement de mon lit. J’étais en sueur. Je plissais les yeux pour tenter de distinguer les contours de la silhouette mais le visage était flouté et la forme complètement évanescente. Soudain, la forme se mit à parler avec une voix d’outre-tombe :

-    E…ériiic, j’ai posé tes médicameeeents sur la taaable de nuiiit …

-    Q…qui  êtes-vous et que me voulez-vous ?

-    Voyoooons, Eric, ne fais pas semblant…. tu ne reconnaiiiis pas ma voix??

Eh ben, non. Désolée, madame. Cette voix m’est tout-à-fait étrangère et ne me rappelle rien du tout. Alors, sans rancune et merci d’être venu !

-     C’est An..…, vo..ns … je sais bien que ce n’est pas ag….e d’avaler des pil…s p.. l.. C…. mais   quand m..e ce n’est pas la pr……..e fois que cela t’ar…e…. je te laisse un plateau-repas           comme d’habitude… à tout à l’heure mon ch….ri !

Anouk, Annie, Annette… Je cherchais en vain dans les étagères de ma mémoire où était rangé cette fille mais aucune n’information sur elle n’était reliée à mon cerveau. En tournant la tête, j’entrevis des piles de bandes dessinées alignées contre un mur, Astérix, Blake et Mortimer, Tintin… j’avais sans doute affaire à une perverse cultivée vu le nombre de livres qui s’offraient à mon regard… D’ailleurs, cela me rassurait un peu de l’imaginer en train de dévorer Tintin au Tibet plutôt que d’autres romans plus gores…

Elle m’avait libéré la main gauche pour que je puisse déguster mon plateau-repas. Je laissai tomber mon bras engourdi en me frottant lentement le poignet. De toute façon, elle savait bien que je n’irai pas loin avec la dose de somnifères qu’elle m’avait fait ingurgitée... En prenant le premier sandwich devant moi, mes yeux s’arrêtèrent sur le holster de mon blouson posé négligemment sur une chaise, à côté du lit. Avec mon semi-automatique encore à l’intérieur. C’était tellement inattendu que ça ressemblait plutôt à un mirage. Mon cœur s’accéléra. Il fallait que je tente quelque chose. Et tout de suite. J’allongeai le bras gauche le plus loin possible en tendant mes doigts pour attraper la chaise en bois. Mais j’avais fait un mouvement beaucoup trop rapide vu mon état. Déséquilibré sur le bord du lit, je tombai à la renverse. Après trois tentatives infructueuses, j’étais complètement à boutdesouffle. C’est fou ce que les distances sont faussées dès lors que le cerveau déraille. Ca me rappelait mon premier joint à 17 ans avec les copains de la Croix-Rousse. On roulait à 100 à l’heure dans les rues de la ville et plus on était dans les vapes et plus on fonçait sur les piétons. Les distances, c’est un vrai problème de dope dès l’adolescence…

Black out total…. Je sais maintenant que j’ai été piégé, ça ne fait aucun doute ! C’est sûr  qu’elle me drogue avec la complicité de son faux-médecin … Comment s’appelle t’il déjà ? Laval, Lavalette…  encore un nom qui ne me dit rien. En tout cas,  un médecin de famille avec une tête pareille, moi j’aurais plutôt dit un ex-tolard évadé de Fleury-Mérogis….. C’est sûrement lui qui m’a traîné jusqu’ici. Une femme maigrelette comme elle n’aurait jamais pu porter mes 80 kilos jusqu’au lit. Il lui fallait une complicité. Ou peut-être deux. Il va falloir se méfier et la jouer fine…

Bon sang, Eric, ne t’énerve pas. Il faut que tu cherches encore... Cette femme est le maillon de l’histoire. Cherche bien dans ta mémoire, tous les noms des dingues qui voudraient ta peau. Ta peau de flic. Et qui ont envoyé leur moitié pour se débarrasser de toi…

En dix ans de carrière, je n’ai encore jamais eu ce genre de problèmes… Quelques affaires tordues comme tout le monde mais rien de bien sérieux à moins que… peut-être le gang des Ferrailleurs dans les années 90. Une grosse affaire bouclée en moins de six mois avec les félicitations du commissaire…. C’était sans aucun doute le réseau de ferrailleurs le plus organisé de tout le pays. Ils avaient écumé la moitié de la France en un temps record. Cuivre, argent, bronze. Tout était ensuite revendu par des intermédiaires mafieux aux quatre coins de l’Europe. Ni vu, ni connu. Leur chef était un orfèvre en la matière, il faut bien le dire. Il avait d’ailleurs un nom de voyant….  Divin, Devin non Dervin. C’est ça….Henri Dervin. Surnommé Riton la Ferraille dans le milieu. C’est sûr que je n’aurais pas pu oublier son nom. Bon sang, une drôle d’histoire et j’aurais dû être plus vigilant comme me l’avait souligné le commissaire Lavoisier. J’avais voulu faire le fier à bras et mener l’enquête à ma façon. Et puis, ça avait mal  tourné… une femme qui se promenait à proximité était morte à la suite d’une balle perdue et j’avais envoyé le paternel de la famille Dervin à Fleury-Mérogis pour une dizaine d’années …  Il avait juré tous ses grands dieux qu’il aurait ma peau mais je n’avais jamais pris ses menaces au sérieux. De toute façon, si je faisais vraiment attention à tout ce qu’on me dit, il vaudrait mieux pour moi changer de métier tout de suite… C’est aussi ce que m’avait  suggéré Irène avant de demander le divorce, après cinq années de mariage. Mais je n’avais rien vu venir... Côté vie privée, je suis une vraie bille. Et elle est partie pour de bon. Fatiguée d’être la femme d’un flic comme les autres  qui oublie les anniversaires, passe ses nuits dehors  et fais des dossiers sur ses meilleurs amis. Y’en a pourtant beaucoup qui font de gros efforts pour laisser leurs emmerdes au vestiaire avant de rentrez chez eux mais, souvent, ils les trimballent sur leurs visages quand ils se mettent à table dans leurs cuisines… Pour tout vous avouer, quand Irène préparait le dîner et qu’elle me disait de passer à table, je pensais souvent qu’elle voulait me questionner toute la soirée. Déformation professionnelle quand tu nous tiens …

….Bizarre que la chambre soit aménagée comme si j’allais y rester longtemps. Il faut que je prévienne mes kidnappeurs que j’ai un boulot de dingue en ce moment et qui ne me permet pas de faire des siestes à tout bout de champ… D’ailleurs, comment ont-ils pu imaginer que j’allais passer des jours entiers ici alors qu’ils savent bien que je suis un maillon indispensable au sein de la police judiciaire ? C’est insensé !

Mes paupières sont encore fermées, depuis combien de temps déjà, je ne sais pas... Je ne me suis rendu compte de rien. J’ai la nausée et une boule à l’estomac qui ne veut pas s’en aller..  Il me semble pourtant que la température est plus chaude. On doit être en été. Je me sens fiévreux et bizarre. Avec toujours cette impression d’être espionné et que quelqu’un m’observe avec une caméra miniature.... Je sens même une main invisible qui touche mon front... Les doigts sont longs, très longs comme ceux d’une femme pianiste... J’entends même une petite musique de nuit qui accompagne les mouvements de la main. La femme me caresse maintenant la joue avec douceur, tendrement…c’est une sensation agréable qui me fait du bien.

-    Eric mon ch..i, tu m’ent ..nds ?

La voix m’appelle mon chéri. Deux suppositions. C’est une voix amie qui me veut du bien ou bien c’est un piège de la femme pianiste qui veut me proposer un marché … Je vais faire semblant de dormir. Pour gagner du temps. Attention, je dois toujours faire attention pour ne pas m’agiter. Et donner le change. Lui faire croire que je vais entrer dans son jeu. Que je suis d’accord. J’ai les neurones qui n’ont pas dit leurs derniers mots. Il faut que je trouve la faille…

Les murmures se font plus denses, j’entends maintenant les pas de personnes étrangères qui s’approchent. Visiblement, je suis l’objet de toutes leurs attentions. L’un d’entre eux me tâte le pouls et l’autre me soulève ma chemise. Mon cœur recommence à palpiter à toute allure…. Je n’ai pas la force de les en empêcher car je sais qu’ils sont nombreux. Ils sont là pour me nuire, c’est évident et je ne peux rien faire pour les en empêcher. Des milliers de bras m’entourent le corps, me serrent le ventre, c’est horrible... Je pense que, cette fois-ci, je ne pourrais rien faire, ma dernière heure est arrivée …

AHHHHHHHHHHHHH

J’ai tout de suite senti au plus profond de moi que je venais de pousser un cri…C’est bête car j’ai l’impression d’être encore plus idiot que si j’avais pissé au lit.

J’ouvre un oeil, les rideaux ont été tirés et je vois leurs visages inquiets se pencher sur moi. J’ai la bouche sèche et les paupières encore lourdes… Mon esprit s’éveille un peu lorsque je croise le regard de ma mère, Elisabeth…

-    E..éric, mon chéri… est-ce que tu te sens mieux ?

Elisabeth, la femme qui vient de parler est bien ma mère. Aucun doute possible. C’est génétique ces trucs-là. Et voilà ma fille qui arrive en courant…

-     Papa, papa… on s’est fait un sang d’encre, si tu savais !

-     M… mais qu’est-ce-qui s’est passé ?

-    Tu as fait un petit malaise après le dîner répondit ma mère et Dominique t’a installé dans la chambre de sa fille car c’était plus pratique …

Mon vieil ami Dominique s’approchait maintenant du lit :

-    Eric, est-ce que tu me reconnais ou faut-il que je te présente mes papiers, ironisa t’il pour détendre l’atmosphère.

J’enregistrais méthodiquement le timbre de sa voix dans ma mémoire, au cas où.

-    Tu nous as fait une de ces peur, continua t’il avec hésitation….tu ne feras plus jamais ça      Eric sinon on t’envoie en vacances forcées pour que tu récupères, promis ?

Je promettais. Comme toujours. A ma mère, à ma fille. A Dominique.

Ils étaient là, tous réunis autour de moi comme s’ils venaient d’assister à ma résurrection d’entre les morts. Je les regardai me parler comme on parle à un gosse qui a commis une grosse bêtise. Bien sûr la femme pianiste était d’accord avec eux car je la voyais leur sourire. Il fallait maintenant que je la joue fine et que je me méfie d’eux-aussi car ils étaient tous complices. La femme pianiste m’adressa un petit signe de la main en guise d’au revoir. Je remontais le drap jusqu’à mon cou, pris d’un frisson d’angoisse devant son visage déterminé. J’avais peur. Je ne savais pas encore ce qu’allait donner mon avenir au sein de la police judiciaire mais j’avais quand même bon espoir. Et demain serait un autre jour ….

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