Un garçon naturel

Patrice Salsa

D'actes froids en jeux de rôles, le garçon pousse ses pions avec une détermination glacée. Le portrait d'un adolescent énigmatique et inquiétant, rongé par une obsessionnelle quête des origines.
« La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas. »
François Truffaut
Les deux Anglaises et le continent 

— Vous la vendez cette voiture ?

— Ça dépend. Vous en donnez combien ?

— J'sais pas… Cinq cents balles…

— À ce prix-là, j'préfère la garder.

— De toute façon, elle me plaît pas.

L'adolescent, nonchalamment appuyé contre un pilier de béton brut de la station de lavage, continue d'observer l'homme occupé maintenant à passer la peau de chamois sur son véhicule. Il semble s'intéresser, mais sans plus, à la façon dont, progressivement, l'humidité brillante cède la place à l'éclat plus mat de la peinture.

L'homme se redresse en soufflant. Il vient de terminer les optiques avant. Une main sur ses reins, il essuie son front d'un revers de l'autre. Il essore, soigneusement, la peau puis commence à la plier, méticuleusement.

— Tu fais pas les jantes ?

— Plus tard, nous sommes déjà en retard. Ta mère va faire la tête.

Le garçon quitte son appui et s'installe sur le siège passager tandis que l'homme s'affaire derrière la voiture. On entend des bruits d'objets que l'on arrange dans la malle arrière.

— Mets ta ceinture.

— C'est nul. Y a même pas un kilomètre.

— C'est nul, mais c'est comme ça. Même pour cent mètres, il faut la mettre.

— Joli !

— C'est pas de moi. C'était le slogan d'une campagne de la Prévention Routière, il y a… j'sais pas… quinze ans.

Petit claquement sec de l'attache de la ceinture de sécurité qui entre dans son logement.

L'homme pense que l'adolescent a une nette tendance à discuter le bien-fondé des choses et à commenter ironiquement les situations, mais qu'il obtempère toujours. C'est comme si le fait d'avoir exprimé son point de vue, sans ménagement, était la marque suffisante de la révolte que l'on prétend caractéristique de cet âge-là.

L'homme essaie aussi de trouver, une fois de plus, un sens, une intention à ces petits jeux de rôle dans lesquels l'entraîne, tout à trac, son fils. Sans en comprendre la portée, il sait qu'il a réussi une espèce de test la première fois que son fils lui a proposé, implicitement, d'improviser le dialogue que pourraient avoir deux inconnus sur un sujet banal.

Il sait que la première fois, il a réussi par hasard, ne comprenant qu'après coup ce que lui suggérait l'adolescent.

Il a aussi remarqué que le garçon ne faisait cela qu'en l'absence de sa mère.

Tout en se garant, il se demande, une nouvelle fois, comment le garçon réagirait si c'était lui qui prenait l'initiative d'un échange de ce type.

Pour effectuer une marche arrière, il pivote le torse, plaçant son bras derrière le dossier du siège passager, et sa main frôle l'épaule de l'adolescent. Le créneau est terminé, mais le garçon ne bouge pas, il paraît profondément absorbé dans ses pensées, retiré en lui-même. Pendant quelques secondes, l'homme contemple le profil de l'adolescent.

Une fois encore, il se demande comment il est possible que ce garçon si beau soit son fils.

 

L'homme est étendu sur le lit. Il entend la mère de son fils prendre sa douche. Pourquoi faut-il toujours qu'elle passe dans la salle de bain après qu'ils ont fait l'amour ? Lui, il prend sa douche avant. Il se dit que ce point n'est plus négociable. Ils sont restés trop longtemps loin l'un de l'autre. Chacun a ses habitudes. Il n'a même pas essayé de lui en parler.

Dans la somnolence qui l'envahit, le fil de ses pensées dérive. Comme souvent ces derniers mois, l'image de son fils se présente à lui.

Il est évident que celui-ci ne se rend absolument pas compte de l'effet qu'il produit sur tous ceux qui croisent son chemin. Au mieux, c'est un empressement béat. Au pire… L'homme refuse de penser au pire. Il se dit que l'innocence de son fils est sa meilleure protection.

 

Sur ce point, le père du garçon se trompe complètement.

L'enfant est dans les douches collectives à la piscine. Il a douze ans et demi passés. Il vient de nager presque une heure sans s'arrêter, et, les yeux fermés, la tête rejetée en arrière, il profite longuement du jet puissant qui le détend. Il est tiré de l'hébétude dans laquelle le plonge cette eau tiède qui ruisselle par un bruit — un flic floc — dont la régularité est inhabituelle.

Il ouvre les yeux. À deux mètres de lui, un homme, la main dans son maillot de bain, se masturbe en le regardant. L'enfant ne fait pas un geste, ne dit pas un mot. Son regard va du visage de l'homme à sa main, dont le mouvement s'est arrêté.

L'homme fait un pas dans sa direction. L'enfant s'éloigne d'autant.

L'homme jette des regards inquiets autour de lui, mais les lieux sont toujours déserts. L'homme s'avance de nouveau, et l'enfant se déplace de façon à ce que la distance entre eux ne change pas. Mais il a, maintenant, le dos contre la cloison carrelée.

Au moment où l'homme va derechef faire un pas, juste avant ce moment— le pied a déjà presque quitté son appui — l'enfant dit d'une voix très calme, sans tonalité particulière mais en articulant très posément :

— Si vous approchez encore, je crie !

Il ne fait pas mine de s'enfuir et regarde l'homme bien en face, sans appréhension. Les deux jets d'eau s'arrêtent presque simultanément.

L'homme baisse le devant de son slip de bain et recommence à se masturber, d'abord lentement, puis frénétiquement. Les yeux de l'enfant vont, tour à tour, du visage au sexe de l'homme.

Lorsque le foutre jaillit, il s'en faut de peu que la première giclée atteigne l'enfant.

Bruit d'un groupe qui approche des douches. L'homme remonte son maillot et se tourne vers la cloison.

À l'instant précis où le groupe débouche à l'angle, l'homme et l'enfant actionnent simultanément le bouton à pression déclenchant leurs jets d'eau respectifs.

Quelqu'un qui découvrirait la scène à ce moment précis penserait qu'ils ne se sont même pas regardés.

 

Au fil de ses lectures, le garçon recopie des passages sur un carnet à couverture de moleskine noire.

« ... les bâtards, les orphelins, les enfants mal conformés devraient être condamnés à mort dès leur naissance ; les premiers et les seconds, parce que n'ayant plus personne qui veuille ou qui puisse prendre soin d'eux, ils souillent la société d'une lie qui ne peut que lui devenir funeste un jour ; et les autres parce qu'ils ne peuvent lui être d'aucune utilité ; »

Donatien Alphonse François de Sade, Justine ou Les malheurs de la vertu.

 

Le père du garçon est dans la file des plats chauds de cette cafétéria sans âme, semblable à toutes celles où il a pris ses repas ces dernières semaines. Bien que complètement absent à ce qu'il fait, il tient sa place sans gêner la lente progression de la cohue organisée vers sa pitance.

Depuis quelques semaines, il agit, la plupart du temps, de façon mécanique. C'est la seule manière qu'il ait trouvée pour rester debout parmi les décombres de sa vie. Le seul vrai effort consiste à se lever le matin et à se raser. Une fois la séquence enclenchée, elle se poursuit, automatiquement.

La mère du garçon est derrière la banque des plats chauds. Le sourire avenant qu'elle arbore, le flux qui défile devant elle n'a pas le temps de découvrir qu'il est démenti par son regard, à la fois triste et dur. La plupart du temps, de toute façon, elle évite de regarder les clients en face. C'est l'heure de la presse. Elle sert environ dix potées pour deux demi-poulets rôtis et une entrecôte. À ceux qui choisissent ce dernier plat, elle tend un jeton — ils viendront chercher leur assiette quand la viande sera prête — et les interroge sur la cuisson désirée. À ceux-ci, en général, elle est obligée d'accorder un regard.

Le père du garçon sait qu'il va prendre une entrecôte, comme d'habitude. Il le dit.

Il lève les yeux sur la mère du garçon pour lui annoncer sa préférence — bleue — mais le mot ne sort pas.

Le geste que la mère du garçon fait pour lui tendre son jeton s'interrompt à mi-course.

Cela va faire bientôt quinze ans que la mère et le père du garçon ne se sont pas revus.

 

La professeure de français du garçon l'a retenu après le cours.

— J'ai trouvé ta dissertation très… intéressante.

— Merci.

C'est agaçant, cette façon qu'il a de répondre, tout le temps, avec cette intonation à la limite de l'insolence.

— Tu as fait des recherches au CDI, ou c'est une analyse personnelle ?

— C'est une analyse personnelle à partir de lectures personnelles.

— Il est dommage, néanmoins, que ton devoir, très original, soit plus construit sur une analyse psychologique que littéraire.

— Votre sujet ne précisait pas qu'on devait s'en tenir strictement au texte.

Prends ça dans les dents, espèce d'idiote que tu es.

— Je te dis ça pour ton bien. Au baccalauréat, tu pourrais tomber sur un correcteur plus borné que moi.

— Je vous remercie du conseil.

Léger soupir. Elle commence à rassembler ses affaires éparses sur le bureau et à les ranger dans sa serviette. Pourquoi refuse-t-il obstinément de communiquer, de s'ouvrir un peu ?

— Bien. À demain.

— Au revoir.

Elle le rappelle alors qu'il s'apprête à franchir le seuil de la salle de cours.

— Si tu es prêt à refaire ta dissertation, dans une forme, comment dire, plus académique, bien que je ne puisse pas la noter de nouveau, je la corrigerai avec plaisir.

Il revient sur ses pas en ouvrant sa sacoche, il en extrait deux doubles feuilles qu'il pose sur le bureau et sort de la salle.

 

Le père du garçon a terminé depuis plus de deux heures son plateau. Il en est à son quatrième café. Il est 14 h 55. Elle a dit, en lui tendant enfin son jeton : Je termine à quinze heures.

Il n'est ni anxieux, ni impatient. Il n'est même pas certain de la réalité de la situation. De temps à autre, il se retourne discrètement, pour vérifier qu'elle est toujours là, derrière la banque des plats chauds.

Subitement, elle est devant lui. En manteau léger, avec son sac à main.

— Ne restons pas là.

Sans attendre sa réponse, elle se dirige vers la sortie. Il lui emboîte vivement le pas.

 

L'enfant reviendra plusieurs semaines de suite à la piscine, à la même heure. Sa vie est extrêmement ordonnée, son emploi du temps réglé à la minute près. Jamais il ne court, jamais il n'est en retard. C'est quelque chose dont la mère de l'enfant, entre tant d'autres, est fière.

L'homme est également fidèle au rendez-vous non formulé. Mais durant deux semaines, la situation propice ne se représente pas. Ils sont dérangés par les va-et-vient des usagers et l'homme ne parvient pas à l'éjaculation dans les laps de temps trop brefs où ils sont seuls dans les douches.

La quatrième semaine, l'enfant n'attend pas qu'ils se retrouvent isolés et quitte les douches. Il va récupérer, en échange de sa contremarque — un bracelet numéroté en caoutchouc — le panier contenant ses affaires. Les vestiaires sont formés par une enfilade de cabines se faisant vis-à-vis. C'est au moment de rejoindre ces vestiaires qu'il croise l'homme, les cheveux mouillés, sa serviette sur l'épaule. L'enfant ne lui accorde pas un regard et se dirige vers le fond du couloir des cabines, qui se termine en cul-de-sac.

 

La professeure de français contemple, interloquée, la copie posée devant elle. Elle sort ses lunettes et commence sa lecture.

Dix minutes plus tard, elle pose ses lunettes sur les feuilles et fixe sans la voir la carte de géographie — la France administrative — accrochée au fond de la classe.

La dissertation est parfaite — un modèle du genre.

Elle est, aussi, complètement impersonnelle.

 

L'homme regarde l'enfant parcourir le couloir, puis entrer dans l'avant-dernière cabine de droite. Il voit que l'enfant ne ferme pas derrière lui.

L'homme est devant la porte ouverte.

L'enfant — sa longue serviette en pagne — est assis sur la planche qui forme banc contre la cloison du fond et il a une main sur la poignée de la porte rabattue à l'intérieur. L'homme se plante devant la cabine. Son érection tend le tissu synthétique du slip de bain. Il esquisse un pas, l'enfant commence à refermer la porte. L'homme fait un pas en arrière. La porte ne bouge plus. L'homme recule encore, la porte est de nouveau grande ouverte. À reculons, l'homme pénètre dans la cabine qui fait face à celle occupée par l'enfant et s'assoit sur le banc. La porte se rouvre entièrement. L'homme retire son slip de bain. Cuisses écartées, sexe dressé. Face à l'enfant qui le regarde.

Plusieurs minutes passent. L'endroit est silencieux, si on fait abstraction de la rumeur sourde qui provient des bassins, d'où émergent, de façon irrégulière, un rire, un cri, un plouf.

L'homme prend sa serviette et s'en couvre le bas-ventre et les flancs. Il se penche un peu en avant, pose ses coudes sur ses genoux et son menton sur ses mains croisées.

Il est clair qu'il attend.

L'enfant, sans défaire le pagne de sa serviette, se contorsionne un peu et fait glisser son short de bain jusqu'à ses chevilles, puis s'en débarrasse d'une saccade du pied.

L'homme se redresse, il déplace sa serviette. Celle-ci ne dissimule plus maintenant que le sexe auquel elle s'accroche comme à une patère.

L'enfant dénoue sa serviette et en écarte un des pans, révélant ainsi une aine blanche.

L'homme se touche à travers le tissu.

L'enfant achève d'écarter sa serviette. Bien qu'une de ses jambes — cuisse et genou — soit encore recouverte du tissu-éponge, son sexe est visible.

Le garçon est à peine pubère.

L'homme a rejeté sa serviette et se masturbe lentement. Il s'interrompt plusieurs fois.

L'enfant l'observe sans intensité particulière, son regard se déplaçant du visage au sexe.

Lorsque l'homme jouit, il a du mal à étouffer un grognement.

Alors qu'il reprend son souffle, l'enfant referme lentement la porte de sa cabine.

À aucun moment ils n'ont été interrompus. Pourtant, il s'est écoulé un long quart d'heure à partir du moment où l'homme a pénétré dans sa cabine.

Ce rituel se répétera durant quatre semaines, sans variante notoire, jusqu'aux vacances scolaires.

La dernière fois, ils sont dérangés par une bande bruyante progressant dans le couloir.

L'homme pose la main sur la porte de sa cabine, prêt à la repousser d'un geste.

L'enfant change de position. Il se met de biais, une jambe repliée sur le banc, l'autre à terre reposant sur la pointe du pied. De sa serviette, il a couvert sa nudité et s'est accoudé sur son petit sac marin. Immobile, un bras levé, il est lui aussi prêt à refermer sa porte.

Le fracas joyeux s'estompe.  Par-dessus son épaule, l'enfant tourne la tête vers l'homme. Le tissu écarlate glisse mollement à terre.

L'homme ne respire plus : à peu de détails près, le garçon a la pose du Saint-Jean Baptiste du Caravage exposé aux Musées Capitolins, à Rome.

 

L'adolescent est dans une grande surface de l'industrie des loisirs. Il vient de passer presque une heure à muser parmi les rayonnages de la librairie et ceux des disques. Il a fait l'acquisition d'un enregistrement de Gesualdo et a pris livraison d'un remix import de Prodigy dont il a passé commande la semaine précédente. Il tient aussi dans sa main la dernière aventure de Bob Morane.

Il traîne maintenant au rayon informatique. Contrairement à son attitude de tout à l'heure devant les bacs remplis de disques compacts, il ne rembarre pas d'un air ennuyé le vendeur, tout aussi efféminé que le précédent, qui déborde de l'impatience de le renseigner.

— Je voudrais acheter une caméra numérique…

— C'est pour quel type d'usage ? Je veux dire c'est pour se connecter sur Internet ou pour faire des photos ?

— Plutôt des photos… Enfin, si je peux la brancher sur mon ordinateur, c'est bien aussi…

— Je vois…

Le vendeur se fait de plus en plus souriant.

— Eh bien vous avez ce modèle, qui réalise un bon compromis entre les deux fonctions, et qui de plus a été très bien classé dans notre banc d'essai. Un très bon rapport qualité/prix.

— Justement, je m'intéresse au prix… C'est un cadeau que l'on va me faire… pour mon anniversaire.

Le vendeur lui annonce le prix. C'est un de ces prix idiots qui se termine par le chiffre neuf.

— Ça ira.

— Très bien… et vous allez avoir quel âge ?

Le vendeur minaude carrément. Il a une espèce de tic qui consiste à rejeter, d'un petit geste maniéré, la mèche décolorée qui lui retombe sur l'œil. Il vient de le faire trois fois dans la minute.

— Aucune importance. Je n'avais, de toute façon, pas l'intention de vous inviter.

Le garçon s'éloigne déjà.

Le vendeur passe de la sidération à la rage. Bien qu'intérieure et maîtrisée, elle se lit sur son visage. Quant à ce qui la motive, il serait bien incapable de dire lui-même si c'est la cruauté enrobée de la réplique, l'intonation de moquerie glacée avec laquelle elle a été prononcée, ou le fait qu'il aperçoit deux de ses collègues pouffant, eux qui un instant auparavant le regardaient avec envie, se désolant chacun de n'avoir pas eu le privilège de renseigner ce jeune homme si ravissant.

 

Cela fait déjà longtemps que l'enfant a repéré le véhicule de l'homme sur le parking de la piscine. Après les vacances scolaires, il s'arrangera pour ne plus fréquenter l'établissement au moment où l'homme s'y trouve. Lorsqu'il a trop envie de nager, et que passant devant les lieux sur sa bicyclette, il voit la voiture, il fait plusieurs kilomètres supplémentaires pour aller dans une autre piscine. De toute façon, la belle saison arrive, et il commence à y avoir trop de monde à son goût.

 

Le père et la mère du garçon sont dans un bistrot, devant un guéridon isolé. Ils ont commandé des cafés. Ils ne parlent pas en les attendant.

Certainement, ce qu'ils ont à se dire est important, et ils préfèrent l'un comme l'autre ne pas avoir à s'interrompre au moment où le garçon leur apportera les consommations.

Tintement des cuillères dans les tasses.

Elle semble attendre, il hésite.

Elle s'impatiente. Il ne sait pas par quoi commencer.

— Toujours aussi indécis !

— Tu m'en veux encore ?

— Si je t'en voulais encore, je ne serais pas ici.

— Comment va-t-il ?

— Il est en pleine forme. Il est très beau et très intelligent. Il est en avance d'une classe.

Bien qu'elle ait essayé de prononcer ces paroles d'une voix détachée, il en sourd un orgueil patent.

— Et toi ? Je veux dire, comment va ta… famille ?

Elle n'a cette fois pas essayé de dissimuler la nuance de mépris qu'elle a mise dans ce dernier mot.

— Bien, j'imagine. Je ne les ai pas vus depuis six semaines. Je suis en instance de divorce.

Silence. Il est évident qu'elle ne posera pas de questions.

— C'est son anniversaire, bientôt, non ?

— Oui, dans dix jours. Il va avoir quatorze ans.

 

La professeure de français est assise dans l'autobus, sa serviette sur les genoux. Comme souvent, elle pense au garçon.

Elle est célibataire, pas très jolie — avec une légère tendance à l'embonpoint — et agrégée.

Elle est intelligente, ou plutôt d'une extrême sensibilité. Elle est timide, et particulièrement mal à l'aise avec les hommes. Déjà plutôt godiche durant son adolescence, le fait d'avoir été déflorée, maladroitement, l'année de sa licence par un professeur d'université lors d'un séminaire — un samedi complet consacré à Artaud — n'a pas arrangé ses rapports avec les hommes. Il est vrai qu'ils étaient, comme l'ensemble des participants, sous l'emprise de la marijuana, dont il avait été fait une large consommation durant la journée. Quand même, ce n'était pas très galant de sa part la semaine suivante de faire comme s'il ne la connaissait pas.

Tiens, en y repensant, n'était-ce pas plutôt un séminaire sur Michaux ? En tout cas, cela semblerait plus logique.

Elle est lucide — elle sait par exemple qu'elle n'a aucune grâce — mais pas au point de comprendre qu'elle est amoureuse du garçon.

Tout de même, c'est curieux, de ramener toutes les actions de Dom Juan à une révolte contre le père. Bien entendu, on peut reconnaître dans la figure du Roi et celle du Commandeur des avatars de l'autorité paternelle, des substituts de Dom Louis, mais de là à prétendre que Dom Juan n'a qu'une seule motivation, détruire son père et son image… Bon, si l'on part de ce postulat, effectivement, on peut interpréter l'acceptation de Dom Juan d'être anéanti par le Commandeur comme une victoire, car cet anéantissement fait éclater la faillite du père, si l'on veut bien admettre que réussir en tant que père, c'est assurer la reproduction de soi-même. Et il est vrai que sur cette base, on peut présenter le donjuanisme comme le refus d'être père soi-même. La séduction et le mariage, mais pas la procréation.

Mais où est-il allé chercher tout ça ? Est-il possible qu'il ait réellement consulté toutes ces sources ? Nikolaus Lenau, Max Frisch… Et comment diantre a-t-il déniché cet essai de Jean Rousset ?

La prochaine fois, je ferai plus attention à la rédaction du sujet. C'est vrai que “Un critique a pu écrire que Dom Juan représentait l'essence même de la révolte contre l'ordre établi. Commentez et justifiez.” ouvre la porte à toutes les projections, surtout à cet âge-là.

 

La mère du garçon a des ascendances corses. Depuis qu'il a cinq ans, il passe tout l'été dans un village niché à flanc de montagne. Le pays compte à peine vingt âmes l'hiver, mais aux beaux jours la diaspora revient à la terre des ancêtres, et sur les plus de trois cents personnes débarquant du continent, le garçon peut en situer environ deux cent cinquante sur un arbre généalogique qui prend racine avec son arrière-grand-père, son frère et ses trois sœurs. Pour les autres, l'enfant connaît avec précision les liens qui les unissent au village. Par exemple la famille de l'institutrice qui a assuré, trente ans durant, la classe unique du village, quand celui-ci vivait toute l'année ; ou les hippies hollandais qui sont arrivés un jour avec leurs sacs à dos, se sont installés dans une bergerie abandonnée, et sont restés, malgré leur grange incendiée deux fois et leurs chiens empoisonnés.

Comme tout un chacun ici, il a un savoir profond, presque inconscient, sur le réseau des intérêts, des haines, des alliances, des inimitiés qui organisent les relations sociales du village. Réseau qui va jusqu'à se matérialiser dans les déplacements ; pour aller de la maison de la sœur de sa grand-mère à celle dont a hérité sa mère, il fait, depuis toujours, un détour, pour ne pas passer devant la maison de Paul d'Angèle. Il sait exactement comment s'adresser à chacun, et surtout, dans les conversations qu'il peut avoir avec eux, quels sont les sujets autorisés et les thèmes proscrits. Il y en a certains avec qui il n'a jamais échangé une parole, ou même un salut.

Ceci ne lui a jamais été enseigné. Il l'a intégré, un peu comme on apprend une langue sur le tas. D'ailleurs c'est comme ça qu'il a appris le dialecte local, qu'il entend presque parfaitement, même s'il prétend le contraire. Il a compris très vite l'intérêt de cette stratégie, les commentaires les plus intéressants étant prononcés en patois, lorsque les vieux palabrent durant les veillées.

Il vient durant toutes les vacances scolaires et est rejoint par sa mère durant son mois de congé. En son absence, il est pris en charge par la famille de l'un ou l'autre des six cousins germains de celle-ci.

 

Le père du garçon passe devant le lycée que fréquente son fils. Ce n'est pas la première fois qu'il fait ça, une espèce de hasard organisé. C'est par hasard qu'il peut se trouver libre, ou entre deux rendez-vous, à l'heure de la sortie des classes, mais c'est volontairement qu'il détourne son trajet pour passer sur cette avenue, s'il a noté que le matin, le garçon n'a pas pris sa bicyclette. Depuis un an qu'il vit avec son fils et la mère de celui-ci, il serait d'ailleurs incapable d'énoncer la règle qui veut que le garçon s'en serve ou non pour aller au lycée.

Jusqu'à présent, il a fait chou blanc. Deux fois il a aperçu son fils, mais en compagnie de camarades. Il n'a pas voulu l'embarrasser.

C'est avec une espèce d'anxiété qu'il le voit sortir par la porte monumentale et s'éloigner, seul.

Il ralentit, et s'arrête à sa hauteur, vitre baissée.

— Excusez-moi, je cherche la rue des Haulières ?

C'est l'adresse de leur domicile.

— Vous continuez l'avenue jusqu'à la place où se trouve une fontaine, vous prenez à droite, ensuite c'est la première à gauche après la place.

— La fontaine, à droite, puis première à gauche…

— C'est ça. Vous ne pouvez pas vous tromper.

Petit silence. Raclement de gorge.

— Si c'est votre direction, je peux vous déposer…

— D'accord. Avancez-moi jusqu'à la place.

Le garçon fait le tour de la voiture par l'arrière. Son père se penche pour lui ouvrir la portière. Le garçon monte. Il boucle immédiatement sa ceinture de sécurité.

— Vous habitez dans le coin ?

— Oui.

— Vous n'avez pas peur de monter en voiture avec des inconnus ?

— Pourquoi devrais-je avoir peur ? Ce qui doit arriver arrive, vous ne pensez pas ?

— Certainement, mais on peut limiter les risques en prenant certaines précautions élémentaires.

— Dans les centrales nucléaires, oui. Mais dans la vie de tous les jours, qui sait ? Le fait que je sois monté avec vous m'a peut-être empêché de me faire renverser par un autobus en traversant au prochain carrefour.

— Vous rentrez chez vous, là ?

— Non, je vais à mon cours de judo.

Le père du garçon arrive sur la place à la fontaine. Il continue tout droit, puis tourne dans la deuxième à gauche, et s'arrête devant un local à devanture vitrée. Sur la matière réfléchissante dont on a, maladroitement, recouvert la vitrine pour la rendre aveugle, se détache, en lettres noires imitant des idéogrammes, l'enseigne Maître Chang-Li. Arts martiaux.

— À ce soir.

— Je suis en avance de presque vingt minutes. Si tu veux, tu peux m'offrir une limonade.

— Si je trouve à me garer…

Un clignotant s'allume dans la file des véhicules garés à gauche de la chaussée.

Pendant des années et des années, le père se souviendra de la fulgurance du bonheur ressenti à ce moment-là. Plus encore, ce quart d'heure, sera le point fixe auquel il se cramponnera, après leur moment de vérité, pour ne pas sombrer. Un naufragé dans la tourmente qui s'accroche désespérément à une bouée dérisoire.

Le père a pris une limonade aussi, non qu'il aime ça. Pour ne pas rompre l'harmonie.

De la conversation qu'ils vont avoir, il ne se rappellera pas les détails, à peine la teneur : ce dojo que le garçon ne fréquente que depuis quelques mois, le lycée, les épreuves anticipées de français qui approchent, son nouveau travail, les projets de vacances. Juste cette sensation intense, profonde, que pour la première fois, son fils et lui ne sont plus des étrangers.

 

Empli de cette joie, détendu, il rentre chez eux. La mère du garçon est de service l'après-midi, cette semaine. Il retire sa cravate, ôte ses souliers, s'allonge sur le canapé.

Il se dit que son bonheur est parfait, oui, exactement, mon bonheur est parfait. Son divorce a été prononcé, il y a quelques semaines. Son ex-femme a obtenu une pension raisonnable, mais elle ne l'a pas mis sur la paille, comme elle le souhaitait. La juge s'est montrée clairvoyante. Elle a même été choquée que son beau-père le licencie à peine la procédure de divorce engagée. Justement, sur ce point, le tribunal des Prud'hommes ne va pas tarder à rendre sa décision. Ça va coûter bonbon à l'entreprise. Finalement, son absence de combativité, de réaction même, durant les premières semaines, a joué en sa faveur. Il se dit que la Justice existe dans son pays.

Puis ses pensées reviennent à son fils. C'est curieux, on dirait que les femmes, même les jeunes filles, ne sont pas attirées par l'adolescent. Enfin si, elles le sont, mais cela semble toujours prendre la forme d'un élan maternel. Des toupies autour d'un berceau. Bah, cela viendra bien assez tôt… Qu'il profite encore de son statut d'enfant.

 

Sur ce point, le père du garçon se trompe en partie.

Son fils a été déniaisé deux ans auparavant.

L'été de ses treize ans, la mère du garçon décide qu'il est assez raisonnable pour occuper seul leur maison en Corse en son absence, et qu'il prendra ses repas chez l'une ou l'autre de ses innombrables tantes, grandes-tantes ou assimilées. Il va d'ailleurs être obligé de constituer une liste pour gérer le plus équitablement possible les invitations et répartir les tours. Pas question de préférence, le village est un monde où l'on agit en raison de ce qui vous lie aux autres, pas selon ses goûts. De même, aucun service n'est rendu, aucun cadeau n'est fait au hasard ou pour le don qu'il représente, mais uniquement en fonction de l'obligation qu'il va susciter. Lorsque l'enfant étudie en classe le système de la clientèle dans l'Empire romain, il n'a aucune difficulté à le comprendre.

Le garçon a huit cousines au second degré. Toutes se disputent le plaisir de s'occuper de lui et de le materner. L'une d'elles, à dix-sept ans révolus, est l'aînée de sa famille, mais pas du groupe. Brune, fraîche et délurée, elle vient le voir un après-midi durant la sieste. Le garçon dort sur la courtepointe blanche du grand lit en merisier, vêtu seulement d'un short bleu pâle. Dans la poussière dorée qui filtre au travers des persiennes, une main sous sa nuque, un bras étendu sur sa cuisse, les mollets croisés, il évoque, en nettement plus viril, Le sommeil d'Endymion qu'elle a vu au Louvre quelques semaines auparavant. Elle remarque aussi l'érection qui tend le tissu délavé. Elle n'est plus vierge depuis plusieurs mois, et elle reconnaît parfaitement la chaleur humide qui l'envahit. Elle retire lentement tous ses vêtements et s'étend auprès de lui, l'enlace avec tendresse. Il se réveille, elle l'embrasse. Il n'a pas l'air surpris. Après quelques baisers prolongés, elle l'aide à faire glisser son short, puis à la pénétrer. Il jouit rapidement, mais est capable de la prendre de nouveau presque aussi rapidement.

Ils vont avoir des rapports sexuels presque tous les jours durant les trois semaines qui précèdent l'arrivée de la mère du garçon, plus rarement ensuite, mais elle réussira à trouver des occasions.

Rien ne change dans leur comportement réciproque en public. À peine remarque-t-on qu'elle a souvent l'air rêveur. Mais elle n'est pas inquiète, c'est une jeune fille moderne, elle utilise depuis plusieurs mois un contraceptif oral.

 

L'enfant et sa mère sont dans une fête foraine. La vogue, comme on dit ici. C'est un après-midi de semaine et il n'y a pas grand monde. L'enfant tient la ficelle d'un ballon jaune gonflé à l'hélium. Il y a peu de risque qu'il lui échappe, vu que mère a noué, en dragonne, la cordelette autour du poignet.

— Tu veux de la guimauve ?

La mère est contente que cette confiserie, désuète, réapparaisse sur les étals des forains. Elle n'aime pas vraiment la vogue, car c'est lors d'une comme celle-ci qu'elle a fait la connaissance du père du garçon. Elle avait à peine seize ans, lui presque vingt. Néanmoins, elle prend sur elle, car elle ne voit pas pourquoi elle priverait son fils de ce plaisir. L'enfant est ravi, il vient de faire deux tours de son manège préféré. C'est un manège ancien — presque incongru dans cet univers de chrome, de néons et de couleurs vives — que la mère a toujours connu. Des nacelles en forme de cygne, fraîchement reblanchies, tournent, dans vingt centimètres d'eau, autour d'un axe recouvert de petits miroirs carrés ; une adjonction récente, et selon elle pas très heureuse, elle préférait quand il était peint de façon à imiter un tronc d'arbre.

— Tu m'attends ici, il y a du monde et tu vas te faire marcher sur les pieds.

Elle n'a aucune inquiétude. L'enfant est d'une sagesse remarquable et jamais il ne désobéit. De toute façon, elle ne perd pas de vue ou presque le ballon jaune qui se dandine paresseusement.

Lorsqu'elle revient, un homme parle à son fils, tenant entre deux doigts la menotte de l'enfant.

— Ah ! Vous êtes sa maman… ou sa sœur, peut-être ?

La mère a l'habitude de cette remarque.

— Sa maman.

— Eh bien, compliments. Votre fils est remarquable.

Il ne précise pas en quoi l'enfant est remarquable. Sans doute pense-t-il que cela va de soi.

— Le voyant seul, j'ai pensé qu'il était peut-être perdu. Mais il n'est pas bavard. Il n'a pas voulu me dire son nom, ni son âge.

— Dis ton âge au monsieur.

— J'ai six ans.

— Bravo ! tu es grand pour ton âge.

Elle tend à l'enfant le bâtonnet sur lequel s'enroule la guimauve rose striée de rouge.

— Merci de votre aide.

Sans être discourtoise, son attitude indique que l'incident est clos et qu'il est temps de se séparer. L'homme s'éloigne en leur faisant des petits signes de main.

 

Le cours de judo est terminé. Professeur et élèves, encore agenouillés, se saluent. Comme souvent, Maître Chang-Li fait son apparition, ce qui signifie qu'il va leur faire un petit cours de philosophie orientale. En général, une historiette banale dont il tire une morale simpliste, parfois paradoxale. Il a l'air d'être centenaire et est habillé comme un chinois d'opérette. Son école offre aussi des cours de kung-fu, de karaté, de jiu-jitsu, de taekwondo et de boxe thaï. Le garçon suit d'ailleurs aussi, en cachette de sa mère, des cours de jeet kune do.

Le garçon écoute à peine, il a été distrait durant toute la séance, il pense au moment qu'il vient de passer avec son père.

La voix de maître Chang-Li se fait plus nette. Ainsi, à chaque instant, il existe une infinité de chemins, mais seul le chemin que vous empruntez est réel. Les autres n'existent pas.

Dans le vestiaire, les adolescents chahutent, échangent des plaisanteries. Certains imitent l'accent de maître Chang-Li, mêlant à leur parodie une référence à un feuilleton télévisé avec David Carradine. Petit Scarabée, la cerise est dans l'arbre, mais le moineau se pose sur ses deux pattes, et autres billevesées que le garçon n'entend pas vraiment. Il est songeur. La maxime qu'il vient d'entendre le perturbe.

 

Le garçon est penché sur son carnet.

« Je grandis avec l'impression vague que je portais un déshonneur. Les autres enfants m'appelèrent un jour “bâtard”. Ils ne savaient pas ce que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je l'ignorais aussi, mais je le sentis. »

Guy de Maupassant, « Un parricide », La parure et autres contes parisiens.

 

Le garçonnet et sa mère sont assis sur un banc. Il lèche avec application sa guimauve. Sa mère s'est débarrassée discrètement de la sienne, qui l'a vite écœurée. Elle se lève, puis s'accroupit devant son fils, croisant ses bras sur ses genoux nus. Elle embrasse une écorchure qu'il s'est faite récemment.

— Tu ne dois pas avoir peur des inconnus. Il faut leur répondre s'ils te parlent. Mais juste répondre. Il ne faut pas les suivre. Certains inconnus, pas tous, juste quelques-uns, peuvent être des gens méchants qui te feraient du mal. Tu réponds poliment, mais tu ne les suis pas. S'ils essaient de te forcer à les suivre, tu cries, tu cries très fort. D'accord, mon ange ?

— Mais s'ils m'empêchent de crier ?

— Tu te débats, tu mords, tu donnes des coups de pied très fort.

— Comme Bruce Lee ?

— Oui, mon ange, et plus fort encore que Bruce Lee, et tu fais le cri-qui-tue.

Plus tard, l'enfant et sa mère quittent la fête foraine, le soir descend. L'enfant donne la main à sa mère.

— Dis maman ?

— Oui mon ange ?

— Pourquoi ils voudraient m'emmener, les inconnus méchants ?

La mère plie les genoux pour être à la hauteur de son fils.

— Parce que tu es un trésor, mon trésor à moi, et que les méchants veulent toujours voler les trésors des autres.

Elle caresse les cheveux de l'enfant, puis l'étreint. Elle sent ses lèvres collantes de guimauve se poser dans son cou.

 

Le garçon est dans sa chambre, il regarde L'Empire contre-attaque. Il a déjà dû le visionner au moins deux cents fois. C'est son épisode préféré dans la saga, aussi se le joue-t-il un peu plus fréquemment. Depuis deux ans, il ne regarde, parmi tous les exemplaires qu'il possède de la série, que les vidéocassettes en version originale non sous-titrée qu'il a ramenées d'un voyage scolaire à Londres. Il ne regarde pas le film en entier. De toute façon, il le connaît par cœur. Avec la télécommande, il passe en lecture accélérée, jusqu'à la séquence où Darth Vader et Luke Skywalker s'affrontent en un duel étourdissant se concluant par la défaite du jeune homme, sous le choc de la révélation qui vient de lui être faite. Puis il coupe, et les yeux grand ouverts dans le noir, il réfléchit. Il pense à Maître Chang-Li.

Enfin, il se tourne sur le côté et s'endort.

 

L'institutrice — qui est aussi la directrice de l'école — a convoqué la mère du garçon. Rassurez-vous, rien de grave, au contraire, mais j'ai besoin de vous parler.

La mère de l'enfant est légèrement inquiète. Elle tripote le fermoir de son sac à main. Son fils a toujours rapporté un carnet de notes excellent, tant du point de vue des résultats scolaires que du comportement.

— Je voudrais savoir si vous aidez votre fils à faire ses devoirs.

— Non. Je sais que je devrais, mais je l'élève seule, et je travaille… et j'ai quitté moi-même l'école très tôt…

— Et personne ne l'aide ?

— Non, je ne crois pas… enfin même, j'en suis sûre.

— Hum… j'ai donné la semaine dernière une rédaction dont le sujet était “Quel est votre film préféré ? Résumez l'histoire qu'il raconte et dites pourquoi elle vous plaît.”

— Je… je ne suis pas au courant. C'est pas bien, je sais.

— Ce n'est pas la question. Je vais vous lire la conclusion de la rédaction de votre fils : “La trilogie de La guerre des étoiles est mon film préféré, surtout le deuxième épisode. Car c'est dans le deuxième épisode que Dark Vador révèle à Luke qu'il est son fils pendant la scène du duel à la fin. Le spectateur va aussi découvrir que la Princesse Leia est sa sœur jumelle. Tous les membres de la famille Skywalker sont donc reliés entre eux par des liens inextricables et c'est pareil pour les autres personnages. C'est la même situation que pour la famille des Atrides ou les Labdacides. L'histoire de La guerre des étoiles est faite comme un mythe grec, car le héros doit accomplir sa destinée qui est déjà prévue à l'avance. C'est ce qui explique le succès incroyable et phénoménal de la trilogie de Georges Lucas et c'est les plus beaux films que j'ai jamais vus.”

— Je ne connais pas cette famille… Abbasside.

— Peu importe, j'ai dû moi-même aller vérifier dans le dictionnaire de qui il s'agissait. C'est la famille d'Œdipe. Il est probable que votre fils a dû lire cette analyse dans une critique de cinéma.

— Oh oui, il passe son temps à la bibliothèque municipale et il photocopie tous les articles sur La guerre des étoiles.

— Voilà qui explique bien des choses. Mais ce qui est remarquable, c'est qu'il l'ait comprise et incluse dans sa rédaction. J'ai étudié le dossier scolaire de votre fils. On ne vous a jamais proposé de lui faire sauter une classe ?

— Non.

— On aurait dû. Il est évident qu'il est extrêmement doué.

— C'est-à-dire que nous avons souvent déménagé ces dernières années, c'est la première fois qu'il reste deux ans de suite dans la même école.

— Je vois. Et l'an dernier, il a eu quatre instituteurs différents, dont trois remplaçants. Enfin selon moi, votre fils pourrait presque entrer en sixième l'année prochaine. Je ne vous cache pas que l'on préfère nettement faire sauter une classe aux enfants en tout début de scolarité. Le CM2 est une étape importante, et en même temps, je suis certaine qu'il va s'y ennuyer, comme il s'ennuie déjà cette année.

— Je ne sais pas… Il n'est pas trop petit pour aller au collège ?

— Je ne pense pas. Il fait preuve d'une maturité, notamment sociale, tout aussi étonnante que ses résultats. Ne décidons pas maintenant. Prenez quelques jours pour réfléchir. Si vous acceptez, il reste deux mois avant les grandes vacances, et je peux lui faire acquérir d'ici là les notions indispensables pour l'entrée en sixième, qu'il pourra consolider durant l'été en travaillant sur des cahiers de vacances, une ou deux heures par jour.

 

L'homme regarde son fils exécuter une série de figures dont, il le sait, l'apparente simplicité est inversement proportionnelle à leur difficulté technique. L'adolescent est chaussé de patins dont les roues sont disposées en ligne. C'est un modèle beaucoup plus coûteux que celui qu'il lui a offert au moment où il est venu vivre avec lui et sa mère. Le garçon l'a obtenu en remportant le premier prix d'une compétition locale dotée par une marque fameuse. Mais en lui offrant sa première paire, le père sait qu'il a gagné, lui, le droit, jamais négocié, d'assister à ses entraînements. Il prend garde, d'ailleurs, à ne pas en abuser. Le garçon est en train d'ajuster ses protections, ce qui signifie que son échauffement est terminé et qu'il va s'essayer à des acrobaties nouvelles. Le père aime moins ces moments-là, il déteste voir son fils chuter, ce qui arrive — lui semble-t-il — fréquemment. Il s'en inquiétait au début.

— Tu as fait des gros progrès, mais je trouve que tu tombes souvent. J'ai peur que tu te blesses… et en plus, ta mère m'arracherait les yeux !

— C'est parce que je tombe que je progresse.

— …

— Maman ne t'arracherait certainement pas les yeux.

— Si tu le dis…

— C'est beaucoup trop rapide. Je pense qu'elle te les brûlerait lentement avec un fer rouge.

Lorsque que le garçon tombe, il ne manifeste aucune humeur. Il recommence immédiatement. Le père sait qu'il ne s'arrêtera que lorsqu'il aura surmonté, au moins une fois, la difficulté qu'il affronte.

 

C'est un voyage scolaire à Londres, encadré par les professeurs d'anglais. La mère a économisé sou par sou pour que son fils, qui va sur ses douze ans, puisse en être.

Malgré l'affection démesurée qu'ils ont l'un pour l'autre, les séparations ne sont — en apparence — jamais un problème. Lui y a été habitué à un âge où l'on pense que ce qui n'est pas en notre présence ne vit pas. Elle sait que son univers est petit, étroit, et estime de son devoir de donner à son fils, le plus souvent possible, l'occasion de découvrir le vaste monde.

Tout cela repose sur un léger malentendu, mais somme toute, l'harmonie peut aussi naître du décalage.

Enfant, il pensait que ces éloignements représentaient des sanctions pour des fautes qu'il aurait commises — et son imagination féconde ne manquait jamais de lui permettre d'exhumer des motifs à ces punitions —, préadolescent, il a cru que ces moments étaient nécessaires pour que s'accomplissent les mystères qu'il découvrait dans les yeux des hommes se posant sur sa mère.

Pour elle, ces périodes sont des nappes d'angoisse déchirées par des éclairs d'épouvante. Quoi qu'elle fasse, et même si ce n'est qu'en arrière-plan de ses pensées, son esprit élabore des scénarios de catastrophe dont la chair de sa chair est la victime. Toute la journée, elle vaque, avec ces images dans la tête, son fils couvert de sang couché sur la chaussée, son fils au visage d'un blanc bleuté avec des herbes aquatiques mêlées à ses cheveux, son fils désarticulé.

Alors, quand elle est seule, le soir, quand l'angoisse est trop forte, elle crie, elle se gifle, parfois elle sort, elle va dans des bars, elle accepte qu'on lui paie à boire, elle accepte aussi ce que cela signifie et implique, le plus souvent.

Tandis qu'elle s'apaise et fond sous les poussées amples et régulières de l'inconnu qui la prend pour la seconde fois, son fils est pétrifié dans une salle de cinéma londonienne.

Les grands sont allés s'ennuyer gentiment à une représentation de la Royal Shakespeare Company, mais on a épargné aux sixièmes et cinquièmes les supplices de Titus Andronicus pour les emmener découvrir la version originale non sous-titrée, bien évidemment, de The Empire strike back. Et l'enfant, émerveillé, entend pour la première fois l'assonance évidente flagrante entre le nom anglais de Dark Vador — Darth Vader — et dark father.

Le professeur attend patiemment l'enfant. Alors que tous ses camarades sont déjà sortis de la salle et chahutent dans le hall, lui reste immobile, les yeux rivés sur l'écran, semblant lire ce générique qui n'en finit pas tandis que résonnent les accords d'une musique symphonique.

— Allez, viens ! Tout le monde nous attend, la suite, c'est dans le prochain épisode, tu sais…

L'enfant s'arrache, à regret, de son fauteuil…

— Monsieur ?

— Oui ?

— On pourra aller dans un magasin ? Je voudrais acheter les cassettes vidéo des films.

— En anglais ?

— Oui en anglais, bien sûr.

Décidément, il est vraiment bizarre ce gamin.

 

C'est le dernier jour de la vogue. L'enfant le sait. Avec sa mère, il a fait un tour de chenille, et ils sont restés longtemps sur la Grande Roue, mais seul, il n'a voulu aller que sur son manège favori.

Sa mère le regarde. C'est le cinquième tour, trois qu'elle a payés et deux que le forain, qui les reconnaît désormais, a offerts.

Un nuage cache brusquement le soleil d'automne, un coup de vent fait tomber dans le bassin des feuilles de marronnier aux contours jaunis. L'enfant est le seul passager du manège. La mère frissonne et serre ses bras sur sa poitrine. Cette bise soudaine, sans doute. Mais pas que cela. En voyant son fils tourner sans fin, grave et droit dans son cygne, elle repense à un film que la télévision a diffusé il y a quelque temps et qu'elle a regardé distraitement tout en repassant. Un réalisateur italien, croit-elle se souvenir. L'histoire d'un roi, ou d'un prince. Elle le voit passer devant elle, dans une barque en forme de cygne, sous la voûte d'une caverne.

Ce dont elle se souvient, c'est que c'est une histoire qui finit mal.

Très mal, même.

 

Le garçon vient s'asseoir sur le muret, auprès de son père.

— C'est vraiment impressionnant, et parfait.

— Merci.

— Il y une compétition dimanche, tu t'y es inscrit ?

— Non.

— Mais pourquoi ? Déjà la dernière, tu n'y as pas participé.

— Je n'en ai plus besoin.

— Comment ça ? La première que tu as faite, tu l'a remportée haut la main.

— Justement.

— Je ne comprends pas.

— J'ai eu ce que je voulais.

— C'est-à-dire ?

— Les patins.

Le père est interloqué.

— Mais si tu voulais ces patins, tu pouvais me les demander, je te les aurais offerts avec plaisir.

— Non.

— Comment ça non ?

— Je n'aime pas demander.

Le garçon se lève brusquement et se remet à virevolter sur le macadam.

Même ses chutes sont emplies de grâce.

L'homme se dit que son fils vit dans un monde où la brutalité n'existe pas.

 

Sur ce point, le père du garçon se trompe, également.

L'enfant va sur ses quatorze ans. Son professeur de judo lui a demandé de rester après le cours collectif ; dans une semaine, l'adolescent présente l'examen pour obtenir sa ceinture bleue et il doit répéter les katas correspondant à ce niveau. Le professeur est un homme plutôt petit, trapu, blond et velu. Il a les traits rudes. Il est marié et sa propre fille participe à son cours, qui a lieu au gymnase du quartier.

Le garçon a exécuté les katas réglementaires presque à la perfection, évidemment, et il attend que le professeur se mette en position pour le salut rituel.

— Je voudrais que l'on revoie aussi ton Harai Tsuri Komi Ashi, essaie de le glisser naturellement dans un enchaînement. Je vais t'offrir une ouverture pour ce fauchage, tâche de la voir et de l'utiliser.

La danse lente entrecoupée d'accélérations brutales commence. Le garçon repère la faille et le professeur se retrouve à terre.

— Bien, très bien, dit-il en s'agenouillant, imité par le garçon.

Ils sont face à face. Comme toujours après un combat, les vestes des larges judogis de gros coton blanc bâillent. Au lieu de saluer, l'homme tend la main, la pose sur la poitrine glabre du garçon, qui ne réagit pas. La main est calleuse, l'homme n'est professeur de judo — diplômé — que quelques heures hebdomadaires. Il est, en fait, jardinier, employé municipal. La main glisse, un téton est saisi entre le pouce et l'index, sans délicatesse.

Le garçon se relève, sans précipitation, et recule d'un pas. L'homme baisse la tête. Sa voix est rauque.

— C'est mal. Je sais que c'est mal. Je te demande pardon. Je suis mauvais. Je suis méchant. Pardon. C'est mal…

Le garçon est très intuitif. Il entend la prière dans la litanie.

Il n'a fait que trois mois de karaté-do. Sa mère trouvait ça trop violent. Il lui en reste quelque chose. Il pivote un peu, lance la jambe et frappe à la face, avec le tranchant du pied.

À son niveau, il n'est pas censé maîtriser la technique du yoko-geri, mais qu'importe.

 

Dans une chambre d'hôtel anonyme, un homme repose sur un grand lit qui n'a pas été défait. La mère du garçon, enroulée dans un drap de bain humide, vient s'étendre auprès de lui et cherche le creux de l'épaule. L'homme fume, les yeux mi-clos, et son bras se resserre, protecteur. Le vin qu'elle a bu, la fumée du tabac blond, la sueur de cet inconnu et le plaisir qu'il vient de lui donner l'engourdissent. Dans la pénombre, elle fixe au plafond une marque d'humidité qui dessine un motif ondulé. Mais voici que ses contours se troublent et s'animent, comme un ressac. Puis les vagues s'enflent et se creusent en tempête, et sur cette mer hostile, un navire est le jouet des lames se brisant en furie sur son étrave. Accroché désespérément au bastingage, la bouche ouverte en un hurlement silencieux, son fils lutte pour ne pas être emporté, mais un coup de roulis lui fait lâcher prise et il s'engloutit dans les flots noirs. La mère se tourne et étouffe un gémissement dans la poitrine tiède de l'inconnu, dont les mains, de nouveau, entament le prélude amoureux.

 

Le père remarque que le garçon a modifié les patins. De part et d'autre des talons, il a fixé des petites ailes argentées.

— C'est joli.

— C'est surtout symbolique.

— Ah ! Comment ça ?

— C'est ainsi qu'on représentait Hermès.

— Tu me rafraîchis la mémoire ?

— Hermès, le psychopompe.

À ce moment, un camarade du garçon s'approche pour le saluer. La conversation s'interrompt.

 

Comme elle savait que l'enfant serait un peu triste, elle a préparé du pain perdu et ils ont fait dînette sur la table basse du salon, puis elle lui a fait la lecture un peu plus longtemps que d'habitude.

Elle est sur le seuil de la chambre et s'apprête à couper la lumière.

— Maman ?

— Oui, mon ange…

— Peut-être ce sont les voleurs de trésors qui l'ont pris ?

— Quoi ?

— Mon père.

Elle éteint la lumière, mais revient près de lui et lui prend la main.

— Non, mon ange, je ne crois pas.

— Mais peut-être si, ils l'ont attrapé pendant son voyage, et maintenant il faut aller le délivrer.

Elle l'embrasse pour ne pas avoir à répondre immédiatement.

— Nous reparlerons de tout ça très bientôt, je te le promets.

 

— Oui, tu as raison. J'ai fait le mal. Il faut me punir… Je dois être…

Le reste de la phrase se perd dans un gargouillis.

Le garçon vient de frapper encore, sur la bouche.

La correction est méthodique. L'homme se couvre le visage avec les mains. Le garçon vise alors l'estomac, les côtes.

L'homme vacille. Le garçon s'arrête. Il est un peu essoufflé. L'homme est assis sur ses talons, les mains sur les cuisses écartées. Le garçon s'avance, l'homme rentre la tête dans les épaules, son menton touche sa poitrine.

Au moment de l'impact, le garçon sent parfaitement les testicules s'écraser sur son cou-de-pied.

Un kin-geri presque impeccable.

Le professeur de judo s'effondre, au ralenti, sur le tatami.

 

— Dis-moi trésor, qui est cette famille Abbasside ?

— C'est une dynastie de califes, qui viennent de l'oncle du prophète Mahomet et ils ont fondé la ville de Bagdad.

La mère de l'enfant se demande quel rapport il peut bien y avoir entre les califes, Œdipe et les vaisseaux spatiaux de La Guerre des étoiles. Bon, il y a bien cet empereur sinistre qui porte une espèce de djellaba, mais enfin. Elle exprime donc sa perplexité.

— Alors la maîtresse t'a fait lire ma rédaction ?

— Non, elle m'a lu juste la fin, et je n'ai pas tout bien saisi.

— C'est pas les Abbassides, mais les Labdacides, et aussi les Atrides.

— Ah… ?

— Les Labdacides, c'est la famille d'Œdipe. Il a tué son père et épousé sa mère, à cause d'un oracle.

— Charmant…

— Et Atrée, il a fait manger ses enfants à son frère.

— Ses propres enfants ?

— Non, ceux de son frère et de sa femme.

— Je n'y comprends rien !

— Oui, c'est encore plus compliqué que Dynasty. Alors Atrée, le roi de Mycènes, est marié avec Aéropé et il a un frère jumeau Thyeste. Aéropé est amoureuse de Thyeste et ils vont avoir deux fils. Pour se venger, Atrée va les tuer, les découper en morceau et les faire manger à son frère.

— Mais c'est horrible !

— Oui, oui. C'est probable qu'il a été inspiré par son grand-père qui a servi à dîner son propre fils aux dieux, histoire de les tester.

— De mieux en mieux ! C'est à la télé que tu as vu ça ?

— Maman ! Ce sont des mythes de la Grèce antique. La mythologie, quoi.

— J'aime mieux les contes de fées, alors.

— Comme Le Petit Poucet ou Peau d'âne ?

— Oui, par exemple.

— Tu as raison, un pauvre bûcheron qui abandonne ses enfants en plein hiver dans la forêt pour qu'ils soient dévorés par un ogre ou un roi qui veut se marier avec sa fille, c'est très intéressant aussi.

 

Le garçon a presque fini de se changer lorsque le professeur de judo entre dans le vestiaire et s'assoit, tête basse, sur un banc.

— Tu ne diras rien…

Est-ce une question, une affirmation ou une supplique ?

Le garçon reste muet.

— Ça serait terrible pour moi, si tu racontais ça.

Le garçon est sur le pas de la porte.

— Bonsoir. À vendredi.

Il disparaît.

L'homme porte ses doigts sur le bord enflé de ses lèvres. Son rude visage est détendu, comme apaisé.

 

Le père du garçon consulte un dictionnaire.

Psychopompe. Adj. et n. Qui a la fonction de conduire ou d'accompagner les âmes du monde des vivants à celui des morts (Charon, Hermès [Mercure], Orphée, dans la mythologie gréco-latine ; Saint-Michel, dans l'iconographie chrétienne ; Anubis dans la religion de l'Égypte ancienne).

 

Durant plus de trois mois, parfois deux fois dans la même semaine, le garçon va dérouiller le professeur de judo. La séance n'a plus lieu sur le tatami, c'est trop risqué, bien que le gymnase soit en général désert à cette heure-ci et que le professeur soit chargé de la fermeture. Elle se déroule dans une pièce aveugle qui sert de remise.

Si l'homme est disponible, il le fait savoir au garçon, dans un souffle, à un moment où il le choisit comme partenaire pour faire la démonstration d'une prise au groupe. S'il en a l'occasion, il place un geste équivoque lorsqu'ils sont au contact. Le garçon ne répond jamais immédiatement. À la fin du cours, il lui signifie d'un mouvement de tête son accord.

Le garçon quitte ensuite le gymnase avec ses camarades, puis revient, seul.

L'homme l'attend dans la pièce de rangement. Ils ne parlent pas. Une fois seulement, l'homme lui a demandé d'éviter de frapper trop fort au visage, à cause des marques.

Le protocole évolue. Après deux séances qui furent la répétition de la première, l'homme a commencé à se ligoter lui-même avant l'arrivée de l'enfant, d'abord les mains dans le dos, puis les bras en croix, le long d'un cheval d'arçon dont la selle crevée laisse échapper la bourre. Ensuite, d'une rencontre à l'autre, l'homme abandonne sa veste de judogi, ses pantalons. Il attendra deux semaines avant d'oser se mettre complètement nu. Ce qui ne change pas, c'est la façon dont le garçon procède. Avant de rejoindre l'homme, il remet son judogi. Pour frapper, il n'utilise que ses pieds et sa ceinture de coton rêche, laissant alors voir son torse. Il enchaîne rapidement les coups durant une dizaine de minutes, fait une pause, et termine par un atémi aux parties.

 

Après ces retrouvailles singulières dans une cafétéria, le père et la mère du garçon vont se revoir plusieurs fois. De plus en plus souvent à partir du moment où leur fils partira en Corse. Ils vont décider rapidement de vivre ensemble comme si, somme toute, ces presque quinze années n'avaient été que des parenthèses, un simple contretemps dans leur histoire. La mère a eu quelques amants, mais ne s'est jamais mise — sauf une fois peut-être — dans la position de contracter un lien sérieux, durable. La plus souvent, c'est elle qui a rompu. Le père, après quelques années d'illusions dans un mariage arrangé, a cessé d'espérer d'être heureux dans son ménage et n'a plus entretenu avec son épouse qu'une relation de façade. Au fil du temps, la vie commune lui est devenue insupportable, de même que la vue de son épouse, et le son de sa voix. La joie que lui a procurée la naissance de ses filles était amère, avivant le souvenir douloureux de son premier né abandonné. Passée la petite enfance, ses filles lui sont devenues aussi étrangères que leur mère. C'est dans un effarement muet qu'il a pris conscience des stratégies patientes que son épouse déployait pour parvenir à ce résultat.

 

Contrairement à la consigne, le garçon a frappé à la face. Un premier coup, très fort, et de la lèvre éclatée suinte un peu de sang. L'homme ne proteste pas. Tout à l'heure, lors d'une immobilisation au sol où le garçon lui servait de partenaire, alors qu'ils étaient orientés de façon à ce qu'aucun participant au cours ne puisse rien voir, il a glissé sa main dans les pantalons du garçon et a exercé une longue pression sur l'entrejambe, palpant avec insistance le relief à travers le sous-vêtement.

Le garçon cogne à coups redoublés, avec précision et efficacité, se servant alternativement des pieds et de la ceinture pliée en deux. Il n'attend pas la fin de la séance pour s'attaquer au bas-ventre, et l'homme gémit plusieurs fois, ce qui est inhabituel.

Le garçon cesse. Il a le souffle court et son torse luit de sueur. Il prend sa ceinture, il assure sa prise en faisant une boucle autour des poings refermés sur chacune des extrémités. Il s'approche de l'homme agenouillé, les bras écartés, relevés et liés à l'appareil mis au rebut. D'un mouvement vif, il enroule la ceinture rugueuse autour des organes génitaux et serre sèchement. Il se recule en tirant, réassurant sa prise dans ses poings, les pieds du cheval d'arçon raclent le sol, entraînés par l'homme qui tente d'avancer sur les genoux.

 

Le père du garçon rentre chez lui. Il est en retard, cela le contrarie car il n'y est pour rien, mais aussi parce qu'aucune des explications qu'il peut fournir ne pourra lui épargner la scène feutrée que va lui faire son épouse, sous le regard cruel et moqueur de ses filles.

Il a au plexus un nœud qui lui rend la respiration pénible. Il se sent encore plus désarmé que d'habitude, au moment de pénétrer dans ce qui est devenu pour lui un territoire ennemi.

L'ennemi est là, justement, décoloré, hautain, glacial, vêtu de bleu pervenche. Mais comment fait-elle pour se composer ce masque, pour y peindre autant d'hostilité, de dédain, de prétention. Les deux succubes mineurs sont là également, flanquant leur génitrice. Évidemment, leur expression n'est pas aussi aboutie, mais on sent qu'elles sont très douées.

— Je viens d'appeler les Lambert pour leur dire de commencer sans nous.

Est-elle folle pour avoir déjà endossé son manteau et mis ses gants, alors qu'il doit encore se changer ?

Sans entrer dans le séjour, où elles se sont vraisemblablement campées en entendant le bruit de son automobile, il se dirige vers l'escalier.

— Bien entendu, une explication, même cousue de fil blanc, serait de trop. Ne parlons même pas d'un mot d'excuse.

Il ne répond pas. Il gravit les marches, comme un automate.

Dans le dressing, il hésite depuis plusieurs minutes entre deux complets. Il est désemparé, son regard vide n'accroche plus rien.

Les fermoirs cuivrés d'une grande valise de cuir luisent sur la plus haute étagère. Il s'empare du luxueux bagage.

Il va de plus en plus vite, dans une précipitation dont on n'attendrait pas qu'elle soit si efficace.

Chaussures, costumes, vestes, pantalons, blousons, chemises, chandails, polos, sous-vêtements, chaussettes, cravates.

Trousse de toilette.

Passeport, chéquiers.

D'un petit coffre-fort mural dissimulé derrière une marine, il extrait une liasse de grosses coupures. Au jugé, il la divise en deux parts égales et en remet une en place. Il fait de même avec des bons au porteur. Il prend aussi deux paires de boutons de manchettes, dont l'une est ornée de brillants, une épingle à cravate en platine et la grosse chevalière qu'il ne porte plus depuis la mort de son père.

 

Le garçon prend une douche, cela fait plusieurs minutes qu'il ne bouge plus, se contentant d'appuyer à intervalle régulier sur le bouton pour que le jet ne s'interrompe pas. Le professeur de judo, rajusté, le regarde, la lèvre tuméfiée. D'habitude, le garçon a déjà quitté les lieux avant que lui-même ait terminé de se défaire de ses liens. Le garçon se sèche, rejoint ses affaires et commence à se vêtir. Il évolue, sans gêne aucune, sous le regard de l'homme qui l'a suivi. Il est prêt, son sac de sport à la main.

— Je vais changer de dojo.

L'homme ne dit rien. Il n'y a rien à dire, il le sait.

Il s'avance, pesamment, et tombe, lourdement, à genoux devant le garçon.

Le garçon se recule un peu et s'assied sur un banc. L'homme se traîne jusqu'à lui ; lentement, il couche de côté sa grosse tête sur les cuisses de l'adolescent et referme ses bras autour de ses jambes.

Il pleure.

Le garçon pose sa main sur les cheveux coupés en brosse courte.

 

Il peine un peu pour descendre l'escalier. La valise est lourde.

Le masque l'attend au bas des marches. On y découvre un peu de surprise, voire, mais oui, un soupçon d'inquiétude. Tiens donc.

Le masque recule, lui barrant le chemin vers la sortie. Une détente brutale du bras. Le masque vacille sur ses talons hauts, et tombe à la renverse.

Les petits monstres sont pétrifiés. Si elles connaissent leurs rôles à la perfection, elles ne sont pas encore capables d'improvisation.

Posément, il charge la valise dans le coffre de sa voiture.

Contact, phares, ceinture, clignotant, frein à main, rétroviseur, première, seconde.

Il vient de franchir pour la dernière fois la porte de cette maison.

 

Après le départ du garçon, le professeur de judo restera longtemps à sangloter dans le vestiaire désert.

...

[Lisez la suite et la fin de ce roman, publié dans la collection "La Brune" aux Éditions du Rouergue en 2005. Il est disponible à la vente dans les librairies (sur commande) et sur le sites de vente en ligne comme Amazon Chapitre, FNAC, etc.]

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