UN GRAND FRERE ADORE

hector-ludo

Trois au moins ! J’en avais reçu au moins trois, peut-être plus. Je ne sentais rien. L’impact des balles, je l’avais ressenti. Drôlement même. Des chocs terribles, incroyables. La première m’avait projeté en arrière contre le tronc d’un arbre. Les balles suivantes m’avaient maintenu en place, m’empêchant de m’écrouler.

Chaque choc puissant sur mon corps m’avait étonné, c’était incompréhensible. Je les avais éprouvés comme spectateur de moi-même. À part la violence des coups et le bruit des armes, tout le reste semblait relever d’un mauvais rêve. Peu après, j’avais dû perdre conscience.

Maintenant, je me rendais compte de ce qui se passait autour de moi. Je ne souffrais pas, je ne pouvais pas bouger. Ils avaient dû m’attacher.

Beaucoup de monde s’agitait, des tas de gens passaient et repassaient. Ils criaient aussi, mais je n’entendais presque rien. Je devais être drogué ou très atteint. Peut-être avait-il neigé ! Non, impossible, ce n’était pas la saison. Pourtant, tous les bruits étaient assourdis.

Nous avions la même impression les nuits d’hivers dans la montagne, Jeanne-Marie et moi. Ce merveilleux silence ouaté qui avalait tous les sons, nous laissant seuls au monde.

Quand était-ce déjà ? J’ai du mal à me rappeler. Nous étions fous amoureux à cette époque, pas comme maintenant.

Jeanne-Marie, bon Dieu ! Il l’a tué. Ça y est, je me souviens. Tout me revient. Mais, qu'est-ce qui a dérapé ? Pourquoi je me suis retrouvé avec tous ces flics autour de moi et ce pistolet à la main. Ces lumières qui m’éblouissaient, ces gens qui hurlaient. Jamais cela n’aurait dû se passer ainsi. Je dois tout reprendre depuis le début, quelque chose m’a échappé.

La situation était simple, ma vie était devenue un enfer. Ma belle Jeanne-Marie, ma douce Jeanne-Marie, s’était transformée au fil du temps en une abominable mégère. Jamais contente, négligée, se goinfrant de sucreries en regardant la télé. Elle avait fait fuir tous mes copains. Je rentrais le soir du travail à reculons. M’inventant des heures supplémentaires que je passais, misérablement, en buvant dans un quelconque bar.

Depuis quelques mois j’avais un peu de joie dans ma vie, ma petite sœur, Angélique, était venue habiter chez nous. Enfin, pas si petite, elle a vingt-cinq ans et seulement demi-sœur. Mais douze ans nous séparent et depuis qu’elle est née j’ai toujours été son grand frère adoré comme elle me répète encore. Angélique a une voix douce, son défaut majeur, c’est de ne pas savoir dire non. Elle a le cœur sur la main et les gens en profitent. Principalement les hommes, c’est évident. Alors de temps en temps, elle me revient pour cicatriser ses blessures.

Je ne peux pas dire que Jeanne-Marie ait accepté Angélique de bon cœur. Mais les choses se sont très vite calmées lorsque Angélique a pris tout le ménage en main. Jeanne-Marie avait enfin bonne, son rêve.

J’avais retrouvé un deuxième plaisir dans cette chienne de vie, un nouveau copain. Une rencontre fortuite dans un bar. Je buvais un « cognac indien », assis sur un haut tabouret, accoudé au comptoir. Un « cognac indien », je suis à peu près le seul à siroter ce genre de boisson. C’est un mélange de cognac et de Schwepps indian-tonic. Un type est entré, il est venu s’installer à deux tabourets du mien et a commandé aussi un cognac indien.

Cette demande aussi étonnante qu’improbable, me permit de faire sa connaissance.

Nous avons commencé par les banalités d’usage, puis la discussion est devenue plus personnelle. On s’ouvre souvent plus facilement à des inconnus lorsque l’on est certain de ne pas les revoir. De fil en aiguille, nous nous sommes épanchés mutuellement. La similitude de nos vies nous est soudain apparue avec force. L’un comme l’autre, nous avions été trahis par nos femmes. Les fausses promesses de ces jeunes filles que notre romantisme avait portées aux nues, s’étaient révélées de gros pièges à couillons dans lesquels nous étions attachés pieds et poings liés.

Il ressassait ses souvenirs de jeunesse et de liberté, ses illusions perdues et son désespoir de ne plus pouvoir les retrouver. Pauvre Philippe, j’arrivais à oublier un peu mes soucis en écoutant les siens. Il n’avait même pas de petite sœur pour adoucir sa vie.

Nous prîmes l’habitude de nous voir à la sortie du bureau avant d’attraper le bus et de retourner chacun faire notre chemin de croix. Nous changions souvent de bar, mais commandions notre boisson fétiche. Le « cognac indien ».

Ce mélange offrait l’avantage de diluer l’alcool. Ce qui rendait l’ébriété assez longue à venir. Un soir, Philippe, m’annonça qu’il avait eu une promotion. Il voulait fêter dignement l’évènement avec son meilleur copain, moi.

Je ne sais plus à partir de combien de « cognac indien », qui me paraissait de plus en plus cognac et de moins en moins indien, cette idée lumineuse nous vint. Je ne me rappelle pas, non plus, qui la lança le premier. En bref, l’idée se résumait à cela : le seul moyen de retrouver le bonheur, c’était de faire disparaître nos femmes. Il y eut un moment de flottement, puis, ayant digéré cette conviction absolue, nous avions demandé au serveur un autre verre.

La soirée se termina sur un constat d’échec, nous ignorions comment nous y prendre. Mais nous avions promis d’y réfléchir.

Deux jours plus tard, je le retrouvais alors qu’il avait déjà pas mal siroté. Il me glissa dans l’oreille d’une voix pâteuse qu’il avait gambergé et trouvé la solution, la solution pour se débarrasser de nos chères épouses.

Ce soir-là, je restais peu de temps avec lui. Lorsque je rentrais, Jeanne-Marie fit une scène de ménage particulièrement odieuse. Toute la nuit je me demandais à quoi Philippe avait bien pu penser ?

Ma journée de travail parue ne jamais devoir finir. Enfin, je le rejoignais et m’asseyais près de lui au fond d’une petite salle déserte, devant nos « cognacs indiens ».

Il se fit tirer un peu l’oreille, puis consentit m’expliquer son idée.

Philippe sortit de sa poche quelques coupures de journaux. Elles relataient les exploits d’un tueur en série qui étranglait avec un fil d’acier ses victimes. Trois femmes avaient été retrouvées, mais la police était persuadée que d’autres meurtres suivrait.

Le plan de mon copain était, a priori, des plus simples. J’étranglais son épouse. Il tuait la mienne en maquillant le meurtre en accident. Rien ne nous reliait à la personne que nous assassinions. Aucun mobile ne pouvait nous être attribué. Mon crime serait mis sur le dos du tueur en séries. Et à moi l’argent de l’assurance vie. Quand je lui demandais pourquoi il n’étranglait pas aussi ma femme, il m’expliqua qu’un meurtrier n’avait pas le don d’ubiquité. Nous devions commettre ces deux crimes en même temps et à une très grande distance l’un de l’autre. De cette manière, l’heure attribuée à la mort des victimes prouverait de manière absolue que nous, les maris, ne pouvions en aucune façon nous trouver sur les lieux.

En faisant subir à Jeanne-Marie le même suplice, la police, à la vue des deux corps, se douterait qu’un petit malin avait voulu les tromper en imitant le tueur.

Nous devions dénicher un endroit discret, mais suffisamment fréquenté pour déposer le cadavre de sa femme. Discret, pour ne pas être repéré tout de suite et, suffisamment fréquentés pour que le cadavre soit découvert. Sinon, il ne pourrait jamais toucher l’assurance vie.

Pour Marie, un accident m’assurait une paix royale.

Le lendemain nous échangions les photos de nos épouses, nos adresses, des doubles de clés et toutes les indications possibles sur les habitudes de chacune.

Je me rendis chez mon docteur auquel je soutirais un arrêt de travail de quatre jours et commençais immédiatement ma surveillance.

La femme de Philippe était une petite brune potelée et souriante. Mais je ne risquais pas de me faire avoir, Jeanne-Marie, elle aussi, savait parfaitement cacher son caractère de chien en présence d’étrangers.

Ils habitaient dans un bel et haut immeuble de la périphérie. Le parking où elle rangeait sa voiture était en sous-sol. Elle avait un rythme de déplacement très régulier. Tous les jours elle partait travailler à huit heures et quart, revenait à midi dix pour repartir une heure plus tard. Le soir c’était variable, elle faisait parfois des courses au supermarché. Grâce aux clés fournies par Philippe, je pouvais pénétrer dans les garages et la surveiller discrètement. Elle se garait toujours au même endroit, presque au fond là où elle pouvait profiter d’un angle pour manœuvrer plus facilement. La seule caméra de surveillance se trouvait à la sortie du parking, en face de la barrière. A l’intérieur, je pouvais faire ce que je voulais.

Je retrouvais Philippe le soir du troisième jour. Il m’annonça qu’il avait bien progressé et qu’il ne se faisait aucun souci. Il avait déjà tout programmé. L’endroit de l’accident, la méthode dont il se servirait pour enlever ma femme sans qu’elle puisse regimber et de quelle manière la voiture plongerait dans le vide. Quand il me demanda si je voulais des détails, je préférais m’en tenir à ses assurances et rester dans un genre de flou artistique. De cette manière, le jour où nous déciderions de passer à l’action je ne pourrais pas me défausser au dernier moment. Je me savais capable d’une possible stupide pitié envers Jeanne-Marie.

De mon côté, je lui avouais avoir un souci. Mes observations m’amenaient à lui expliquer que je devais opérer avant qu’elle reprenne le travail l’après-midi. Ce qui m’obligeait à garder le cadavre jusqu’au soir dans le coffre de la voiture. Me promener avec ce genre de colis allait me rendre très nerveux.

Philippe se récria. Je ne devais pas la tuer tout de suite. Je devais l’assommer, l’attacher et la fourrer vivante dans le coffre. Impossible de faire autrement, les deux meurtres devaient être exécutés à la même heure et l’accident de Marie était prévu pour dix-neuf heures, à la tombée de la nuit.

C’est à ce moment-là seulement que je revenais à la voiture laissée dans le parking, ouvrais la malle arrière et étranglais sa femme avec le fil d’acier. Je n’avais plus qu’à filer à la décharge.

Philippe me convainquit sans mal du peu que je risquais. Il me fit miroiter avec beaucoup de conviction la liberté et l’argent qui allait me tomber dessus après seulement quelques heures d’angoisses.

Il sortit une carte routière et m’indiqua la zone opposée à la sienne ou je devais trouver

le moyen de me débarrasser du corps de sa femme. Il me conseilla de chercher autour d’un espace dessiné en vert ou il pensait se souvenir avoir vu une décharge sauvage. Cela pourrait peut-être convenir. Il avait sa matinée libre le lendemain, j’acceptais avec joie l’aide qu’il me proposa.

La balade avec mon copain me changea les idées. Nous évoquions la nouvelle vie qui nous attendait, nos projets.

La décharge se situait en pleine forêt. Les gens sont vraiment incroyables, par flemme de faire quelques kilomètres supplémentaires pour aller à la déchèterie, ils dénaturaient complètement un site magnifique. Nous pouvions y trouver de tout, gravats, canapé défoncé, machine à laver rouillée, carcasses de bagnoles, branchages pourris, tout un univers invraisemblable de déchets. Nous avions roulé pendant un petit quart d’heure dans un chemin chaotique pour arriver jusque-là.

Je me demandais si le cadavre ne pourrait jamais être découvert dans un endroit pareil.

Philippe me rassura, des clodos s’aventuraient chaque matin pour fouiller dans cette fange et essayer de gratter des trucs de misère. Ils tomberaient dessus à tous les coups.

En rentrant en ville, il me précisa certains détails. A l’aube du grand jour, nous devions déposer de bonne heure ma voiture à la lisière de la forêt. Philippe me ramènenait à proximité de chez lui. Et c’était à moi de jouer.

Deux jours plus tard, dans un bar où nous n’étions jamais venus, mais toujours devant un « cognac indien », Philippe me proposa de faire le coup le lendemain. Je dus blanchir sérieusement, car il me demanda si je me dégonflais.

J’avalais cul sec le contenu de mon verre et lui assurais que j’étais prêt.

Ce soir-là en rentrant chez moi, ma petite Angélique me trouva mauvaise mine. Elle me dit gentiment que je devrais prendre un peu de vacances. Je lui répondis que bientôt ce serait possible et la serrais dans mes bras comme le grand frère que j’étais. Blottie contre moi elle me chuchota à l’oreille que ce serait merveilleux si nous pouvions partir tous les deux. Elle ajouta qu’elle n’en pouvait plus de Jeanne-Marie. Je la pressais encore plus fort sans rien dire.

Le lendemain Philippe me récupérait à l’orée du bois et me ramenait près de chez lui.

Au moment où je descendais de l’auto, il me rappela. Il avait oublié un détail important.

Je devais prendre dans la boîte à gants de la voiture de sa femme un petit pistolet qu’elle laissait là en permanence. C’est avec la crosse de cette arme que je devais l’assommer la deuxième fois avant de lui passer le câble autour du cou. Je devais impérativement procèder comme cela. C’était la façon de faire habituelle du tueur en série. Ce type se servait toujours d’un objet personnel de sa victime pour la frapper avec. Dernier point, Jeter l’arme avec la femme en prenant bien la précaution d’essuyer les empreintes et de retirer le câble du cou de son épouse. C’est l’habitude du tueur.

Je restais un moment seul sur le trottoir à me demander ce que je faisais là. Puis je repensais à ma petite sœur qui subissait la hargne de Jeanne-Marie et à ce que ma vie était devenue. Je ne pouvais plus reculer.

Ma matraque la frappa juste derrière la tête. Je la retins, avant qu’elle ne tombe. J’ouvris le coffre et la couchais dedans. En moins de deux minutes, l’affaire était bouclée. La femme de Philippe était ficelée solidement, bâillonnée et je sortais tranquillement à pied du parking. Je n’avais plus qu’à attendre. Je tremblais à peine.

À dix-huit heures vingt-cinq, je prenait le pistolet dans la boîte à gant et ouvrais la malle. Sans oser la regarder, je frappais plusieurs fois ma prisonnière avant d’enrouler le fil d’acier autour de son cou et de serrer. Je la tenais ainsi plus d’une minute, puis relâchais mon étreinte. Je rabattais le capot de la voiture et deux minutes plus tard, j’insérais la carte magnétique dans le système d’ouverture de la porte et sortais du sous-sol. La caméra n’avait pu enregistré qu’un homme au visage camouflé par un chapeau à large bord. Pas un véhicule n’était descendue dans le parking le temps de l’opération, pas une seule personne n’était apparue. Tout s’était passé comme sur des roulettes.

Je conduisais tranquillement en respectant scrupuleusement le Code de la route. Après une brève halte pour acheter une petite tenaille, je m’enfonçais enfin dans le chemin qui pénétrait dans la forêt. La masse des détritus apparut dans la lueur des phares.

Je poussais jusqu’au bout de la décharge, là où le bois recommençait et m’arrêtais. Sans perdre une seconde, j’ouvrais le coffre, coupais le câble, soulevais le corps que je bloquais sur mon épaule et ramassais le pistolet.

Je n’avais pas fait trois pas que la forêt s’illuminait. Une voix hurlait, « rendez-vous, vous êtes cerné » de surprise, je laissais tomber la femme de Philippe et reculais en levant les mains. C’est à ce moment que j’entendis « attention ! il est armé », puis la première déflagration qui précéda le premier impact.

Allongé immobile, je ne comprenais toujours pas. J’avais respecté le plan à la lettre. Est-ce que Philippe avait été pris aussi ?

Depuis combien de temps étais-je couché comme ça ?

Soudain, je reconnus une voix qui traversait cet espèce de brouillard qui m’entourait.

Je sentais qu’elle me parlait à l’oreille, comme si je devais être le seul à entendre.

_ Alors, mon grand frère adoré ? Dans quel état tu t’es mis ? Quel gros bêta tu es.

C’était ma petite Angélique, elle était là, les choses allaient s’arranger.

_ Je suis vraiment désolé de ce qui t’arrive. Le docteur m’a dit que tu n’en avais plus pour très longtemps. T’es sûrement le plus costaud des grands frères adorés. Cinq balles dans le corps et tu ne meurs pas tout de suite. Chapeau !

Mais, pendant que tu m’entends encore, je voudrais te dire plusieurs petites choses.

Déjà une bonne nouvelle, tu es débarrassé de Jeanne-Marie, sa voiture a fait un de ces plongeons ! C’était impressionnant. À l’arrivée ça a explosé. C’était drôlement beau dans la nuit.

Maintenant, je voudrais que tu me pardonnes.

Lui pardonner ? Mais ma petite Angélique, je t’ai toujours tout pardonné.

_ Je n’ai pas toujours été une gentille petite sœur, mais cette fois j’ai poussé le bouchon un peu plus loin. C’est moi qui ai prévenu la police que tu serais à la décharge avec la femme de Philippe. Je me suis fait passer pour Jeanne-Marie. À la fin je leur ai crié que j’allais me suicider car je ne supportais pas d’avoir vécu avec un tueur en séries. Tu ne m’en veux pas, dit ? Tu ne doit pas, parce que tout ça, c’est une idée de Philippe. Cela fait déjà pas mal de temps que nous sommes très, très amis tous les deux. Un jour je lui ai raconté que tu n’en pouvais plus de Jeanne-Marie. Après il m’a demandé si elle avait une assurance vie. Alors, il m’a promis que nous serions bientôt riches, lui et moi, qu’on partirait tous les deux en vacances et qu’il m’épouserait. Il m’a dit aussi que si tu mourais c’est moi qui recevrais l’argent de l’assurance vie de Marie, en plus de la tienne. J’hériterais aussi de votre appartement, je ne pouvais pas refuser quand même ! Tout cela représente vraiment beaucoup d’argent.

Lui, il n’aura que l’assurance de sa femme que tu as tuée et puis une promotion pour avoir permis d’arrêter un tueur en série. Il va sûrement passer lieutenant. C’est bien, non ?

Alors, tu me pardonnes ?

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