Un jour de soldes

juliette-cortese

–  T'entends, ce brouhaha ?

–  Ouais, y'a du monde.

–  Ils sentent bizarre. C'est quoi ?

–  Je sais pas, une odeur de chaleur. De linge humide dans la chaleur, plutôt.

–  Mais qu'est-ce qu'ils font ?

– Ils regardent le prix, la taille, la couleur. Ils réfléchissent, ils se parlent à l'intérieur, ils pensent... A leur mère, à leur banquier, à ceux qu'ils voudraient séduire.

– Pourquoi ils font ça ?

– Dis, tu vas arrêter de me poser des questions tout le temps ?

– Ben quoi ? C'est pour te faire parler. Et puis, ça passe le temps. Ça divertit.

– C'est vrai qu'il est long.

– Quoi donc ?

– Le temps, voyons. Suis, un peu !

– Enfin, au moins, la journée, il se passe des choses. Parce que la nuit... La nuit, c'est morne. Et moi, j'ai peur. Et froid.

– Tiens ! Regarde là-bas, à la caisse : deux filles qui s'embrassent. C'est sexy, tu trouves pas ?

– C'est vrai qu'elles sont jolies, toutes les deux. En plus, elles ont des boucles d'oreilles, dans le visage. C'est bizarre, les boucles d'oreilles dans le visage... Ça doit faire mal, tu crois pas ?

– Mouais. Moi, ça me fait penser à...

– A quoi ?

– A... Nan, rien.

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– Regarde celui-là, avec ce sac énorme. On dirait des livres, dedans. Tout ça de livres ! Dis-donc, là ça fait beaucoup...

– Tu crois qu'il pourra tout lire ?
– Je sais pas. Peut-être, s'il a rien à faire en ce moment. C'est bizarre, quand même, tout ça.
– Tout ça quoi ?
– Toutes ces choses qu'ils payent, qu'ils transportent chez eux. Tu crois que ça les aide à vivre ?
– A vivre, je sais pas. T'te façon...
– Quoi encore ? Tu peux pas finir tes phrases, un peu ?
– Si, je peux. Regarde : de toute façon, la vie n'a pas beaucoup de sens. Alors acheter des trucs pour la remplir, si ça les amuse, c'est pas pire qu'autre chose.

– Enfin, pas de sens, c'est vite dit : regarde ceux-là, avec leur bébé, ils en sont dingues. On dirait que cette petite face de lune rose est leur centre, leur soleil, ou même, j'sais pas, moi, leur univers tout entier ! Ils le couvrent, le découvrent, lui parlent, lui donnent à boire. Oh, ils lui ont même acheté des petites chaussettes... J'aimerais bien avoir un bébé, moi !

– Mpppf ! Toi, un bébé ? Tu te prends pour qui, exactement ? Ou pour quoi, plutôt ? Tu sais, on est de passage, au milieu du grand bazar, de l'entropie universelle. Alors, les bébés, les livres, tout ça, c'est pareil : des trucs pour faire passer le temps.

– Rhôôô, t'es déprimant, toi, aujourd'hui !  C'est les soldes, qui te font ça ?

– Naaan, je pense vraiment ça. Simplement, je te l'avais pas encore dit. Je sens bien que ça te parle pas, ma philosophie.

– Bah, on existe, alors autant vivre !

– Non, toi, tout ce qui te plaît, c'est de les regarder vivre, les étudier, les comprendre. Et tu crois que ça donne un sens à ta vie ? Tu finiras dans la benne, comme nous tous !

– Oh, ne recommence pas, avec ta benne ! Si j'ai envie de contempler les humains, j'ai bien le droit, quand même ! Et puis, ils m'amusent, avec leurs achats compulsifs... Pendant les soldes, on dirait que leur vie est mieux. Même les vendeuses croient que c'est moins cher !

– Ah, tu vois, toi aussi, tu trouves ça vain.

– Non, enfin... oui. Mais ce que je trouve vain, surtout, c'est les regarder passer avec ton regard vide, et ta main posée sur ta hanche. Et puis'est faussement élégant, d'abord !

– Ça, j'y peux pas grand chose, ma belle, je suis fait comme ça.

– Rien ne t'empêche de t'intéresser à ce qui se passe. Tu pourrais faire un effort.

– Oh ça va ! On discute, c'est déjà ça.

– Tu m'étonnes ! Imagine, si en plus d'être immobiles, on était muets...

– Ouais, on a de la chance : regarde celle-là, là-bas : assise, avec se grandes jambes croisées et sa posture réfléchie. Tu la vois ?

– Oui, qu'est ce qu'elle a ?

– Et ben, elle parle pas.

– Quoi ? Comment tu sais ça ?

– Avant que t'arrive, j'étais avec elle, en vitrine. Et... elle m'a jamais rien dit.

– Tu lui a parlé ?

– Non.

– Comment ça ???

– Attends, je savais pas que je pouvais, moi !

– Nan ! Tu veux dire que tu ne parlais pas, avant mon arrivée ?

– Ben non, patate.

– Rhôôô, c'est fou, ça ! Allez, soit pas gêné... T'es content de m'avoir rencontrée, alors ?

– Ben oui, plutôt !

– Tu veux dire que tes grands discours sur la vacuité de la vie, c'est pour m'impressionner ?

– Un  peu. Et un peu je le pense vraiment, aussi. Et puis, j'aime bien parler de l'entropie, moi...

– Tu m'aimes un peu, alors ?

– Ben... On s'attache, à force. Et puis... te voir toute nue à côté de moi, à longueur de temps, c'est un peu étrange, tu vois ?

– Oui, enfin, ça fait que quatre jours que les soldes ont commencé.

– Tu sais bien que le temps est beaucoup plus long quand on est immobile.

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– Hé ! Le revoilà : Le type avec les livres.

– Et alors ?

– Et alors, il passe et repasse, depuis tout à l'heure. Ah, le voilà qui s'arrête ! Ben tiens, il s'assied juste en face de nous, comme par hasard.

– Ouais, bon. Tu vas pas encore te prendre la tête parce qu'un homme te regarde.

– Toi, t'es jaloux ! Ouiii, tu disais, donc... que ma nudité te perturbait ?

– J'ai dit que c'était bizarre, pas que ça me perturbait !

– Nan mais regarde ! Il nous mate vraiment, le type...

– Hmmm... Qui ça ?

– Ben, l'homme aux livres !

– C'est vrai qu'il est curieux, ce type : il pourrait lire, au lieu de nous regarder d'un air ahuri.

– Le voilà qui sourit ! Ça devient gênant, là.

– En même temps, tu reconnaitras que je suis mal placé pour appeler le vigile.

– Bah, tant pis, c'est bientôt fini. Ça se vide.

– Tiens, encore la vieille bourgeoise qui fait du scandale parce que sa robe est fichue.

– En plus, elle est en train d'agresser la gentille vendeuse, tu sais, celle qui nous parle doucement quand elle nous habille... Non mais quelle vieille bique celle-là ! Elle doit vraiment rien avoir à faire de ses journées.

–  Nous non plus, remarque.

– C'est pas faux. Mais nous, au moins, on se fait pas bassiner à longueur de journée par des abrutis qui viennent nous demander des trucs même pas possibles.

– Mouais... Juste un type, avec des livres, qui nous regarde. Enfin, on est quelque part dans le cosmos, et pendant que l'univers poursuit son extension infinie, on regarde passer des mamies furieuses. Rien de grave, ma chérie.

– Tu m'appelles chérie, maintenant ???

– Oui. T'aimes pas ?

– Si, j'aime... Ça accélère l'extension de l'univers, non ?

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Comme les rideaux métalliques commencent à descendre sur les devantures des magasins, je remonte du puits de ma torpeur, et me lève. De l'autre côté de la vitrine, le deux mannequins me lorgnent d'un oeil perplexe. J'ai l'impression qu'ils sourient.

Depuis qu'elle est partie -trois semaines enfermé dans une caverne de littérature- j'ai pensé sortir, faire de nouvelles provisions de rêve. Sauf que ça ne tourne plus très rond, là-haut.

Alors je quitte cette immense galerie marchande qui sent le chien mouillé. Une vieille femme me dépasse d'un pas coléreux, un sac plastique éculé sous le bras.

Je sors dans l'air glacial de la rue, et retourne chez moi, m'étourdir à coup de bouquins. Ça vaut mieux que d'écouter les mannequins nus bavarder un jour de soldes...

  • C'est pourtant sympa des mannequins qui parlent de la pluie et du beau temps et du mec avec les livres sous le bras. Je trouve ton texte excellent.

    · Il y a presque 13 ans ·
    8 gustave courbet autoportrait 1844 45

    jean-charles

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