Un jour, mon cadre viendra

Thierry Kagan

 

N'allant au cinéma que pour y voir des productions mal notées par la critique - afin d'y déceler ce qu'elle aurait manqué de mettre au passif - pour la première fois, je me suis laissé aller au bon côté de la bobine.

 

Je viens donc de voir un film où le héros, cadre de haut grade dans une multinationale, obtus au départ, devient très ouvert.

Ayant moi-même cette qualité assez bien partagée (d'être obtus), j'ai été touché par la femme du type - dans le film - qui était presqu'aussi belle que ma femme à moi - dans le cinéma, mais surtout dans la vraie vie.

 

Alors ?

Alors, vous avez deviné : je me suis identifié au personnage et j'ai décidé de... m'ouvrir.

 

Si j'avais été égocentrique, je l'aurais fait sur moi-même.

Comme ce n'est pas le cas, je me suis ouvert sur l'extérieur.

Et là, plus précisément, sur ceux qui font un autre métier que le mien.

Ce matin, donc, je me suis dit - en plantant mon couteau très mou dans le beurre très dur : mais au fait, on parle de cadre dynamique, qui plus est supérieur. A quoi ça ressemble, ces bêtes-là ?

Requin, je vois. Rapace, aussi. Loup, pareil.

Mais cadre dynamique, c'est quoi ?

Passant devant mes toilettes, la grande envie m'a pris d'y entrer pour ramasser la pile de magazines.

J'en ai extrait un type. Visage bien fait, peau sans boutons dégueulasses et costume sombre mais pas triste pour autant.

Et un gros titre sous le menton : "Le cadre est de retour".

 

Comment rencontrer en vrai un tel exemplaire ?

 

Si l'habit ne fait pas le moine, il ne lui fait pas de mal.

Et même de l'attirer. A l'instar de l'appeau.

Je me suis donc déguisé comme le bonhomme, bien coiffé, bien crêmé, fait un nœud de cravate comme i' disent sur l'internet.

Puis m'en suis allé me planter à une terrasse de café, histoire d'y pécher un cadre.

Je n'ai pas eu à attendre longtemps puisqu'un doigt m'a très vite caressé le coude.

Je me retourne : le portrait craché de ma première de couverture !

A la juste différence que ses dents à lui n'étaient pas bêtement blanches, mais joliment jaunâtres, sa peau à peine grasse et ses cheveux franchement mouillés.

Puis, il a parlé.

Première surprise : son « bonjour » n'a pas suivi l'allure que je supposais ferme.

Il était mou.

Allure ferme, mais ton mou.

Hypoglycémie, langue mal dimensionnée ? Sais pas.

Sans attendre mon retour de politesse, le mec m'a demandé 30 cts pour compléter ce qu'il devait pour son café.

Et sans que j'en place une ici aussi, il m'explique qu'au sortir du bureau, il a suivi un type, qu'il a respiré très fort les volutes que le mec laissait échapper au vent derrière lui et que si, par hasard, je n'avais pas « quelques herbes de Provence à griller ».

Bon, jusque là, pourquoi pas.

Puis après, il m'a demandé 20 euros pour rentrer en taxi.

Là, j'ai dit non.

Donner 20 euros pour qu'ils atterrissent chez un obtus de compétition !

Faut pas déconner.

J'ai clos le débat, ai replacé le cure-dent que je m'apprêtais à déguster avant de commander et suis parti.

 

Une fois chez moi, vite déshabillé, j'ai aspergé l'uniforme de ketchup et brûlé tout ça dans la baignoire.

 

S'ouvrir aux autres a ses limites, non ?

 

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