Un jour viendra

Marc Singer

C'est l'histoire tragique d'un comédien qui aura rêvé sa vie jusqu'au bout.

 

Un jour viendra

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Marc Singer

         A la « Belle Poire »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs, et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles. 

William Shakespeare. Comme il vous plaira

 

 

POUR L'AMOUR DU THEATRE

 

 

 

Au Théâtre ce Soir

 

 

« Les décors sont de Roger Harth et les costumes de Donald Cardwell », résonne encore comme une prière, et donne la chair de poule à qui l'a entendu à cette époque.Tout cela remonte à bien longtemps. Plantés devant le poste de télévision, nous étions nombreux à ne manquer pour rien au monde Au Théâtre ce soir. « Inventé par les hommes pour donner un sens à leur existence », comme le disaitLouis Jouvet, le théâtre est l'incarnation même de la vie, avec ses joies, ses tristesses, ses drôleries, ses tracasseries, ses mensonges. Au théâtre, on arrête le temps, on le suspend. Chacun se reconnait dans les personnages, qu'ils soient femmes ou hommes, jeunes ou vieux, pauvres ou riches, petits ou grands, rois ou valets, et j'en passe. Toute la condition humaine défile devant nos yeux, et tout ce beau monde arrive à s'aimer, à s'écharper, à se réconcilier. Le théâtre ressuscite ces moments de nos vies qui deviennent alors des éternités. A la fois proche et lointain, il nous touche, par sa proximité avec nos préoccupations existentielles, et nous permet de ne plus être acteur mais spectateur de nos propres vies. Le théâtre est donc une sorte de pays lointain, une montagne magique dont on revient revigoré à tout jamais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Recette

 

 

Côté cuisine on s'active. Les « pâtissiers comédiens », sous la houlette du « chef metteur en scène », préparent ensemble la recette de la « Pièce Montée ». Le jour de la première, il faut bien chauffer le théâtre en allumant auparavant les feux de la rampe. Quand la chaleur est à bonne température, c'est-à-dire quand le trac des comédiens est à son plus haut niveau, il ne reste plus qu'à taper les trois coups du brigadier et à attendre le lever de rideau, pour enfin jouer. Laisser mijoter quelques secondes, même les comédiens désespérés reviennent à la vie, comme par enchantement. Votre « Pièce Montée » est prête à être servie. Et ça ne tient qu'à vous qu'elle ne devienne pas un four.

 

 

 

 

 

 

Comédien et Acteur

 

 

La vie, toujours la vie, prédomine au théâtre, elle est son essence, sa raison d'exister, sa sève. Il suffit pour s'en convaincre d'observer Jaqueline Maillan, Micheline Dax, Jean le Poulain, Michel Roux, Jean-Pierre Darras, entre autres, qui sur scènes étaient de véritables Dieux vivants. La vie est une immense pièce de théâtre. Où est notre public ? Ce sont les gens croisés ici ou là. Pourquoi faire du théâtre alors ? Tout simplement parce que dans la vie nous restons nous-même, dans des situations diverses certes, mais c'est toujours nous qui « jouons » à nous. Nous sommes tous acteurs de nos vies, comme au cinéma le font les acteurs connus. Lino Ventura, ancien catcheur, même plongé dans diverses situations, reste Lino Ventura. Le personnage qu'il incarne n'a que peu d'importance. Qui se souvient du personnage incarné par Jean Gabin dans La Traversée de Paris ? Faire du théâtre, à l'inverse, consiste à jouer à un autre que soi, Argan, par exemple, dans Le Malade Imaginaire de Molière. Donner vie à un autre, créer de toute pièce un être vivant autre que soi, était un rôle réservé à Dieu pour l'église. Malheur à qui oserait revendiquer le titre de comédien. Créature infâme, Molière le restera jusqu'à sa mort pour avoir de son vivant osé enfreindre la loi chrétienne. Pourquoi alors, ce besoin vital de se montrer, sinon de recevoir du public l'amour, qu'enfant le comédien n'a pas reçu. C'est sa revanche et elle mérite toutes les audaces.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'Artiste

 

 

Je vais donc vous parler d'une espèce en voie de disparition, qui pense qu'une délégation des Dieux du Théâtre, avec à leurs têtes le grand, l'immense, William Shakespeare, se sont penchés sur son berceau quand il n'était encore pas plus haut qu'un tabouret, pour lui souffler les premiers vers d'Hamlet : « Être ou ne pas être, telle est la question ».

Quelque part dans une galaxie lointaine :

-         M. Jean-Baptiste Poquelin, dit, Molière ?

-         Oui. Vous êtes ?

-         C'est moi William, tu me reconnais ?

-         William Shakespeare ?

-         Evidemment, pas William Saurin ! J'ai envie de faire un petit tour dans ton beau pays, tu m'accompagnes ?

-         Ah, la France !

-         Je vois une humble masure. Arrêtons-nous un instant tu veux. Il y a un bébé qui dort.

-         Il est beau tout plein, il a une belle tête de bon à rien.

-         Parfait, parfait, il est des nôtres.

-         Ainsi soit-il !

Quelques années plus tard, au collège :     

-         Daniel, lève-toi et récite-moi le début de la tirade du nez de Cyrano.

-         J'peux pas madame.

-         Comment ça, vous deviez l'apprendre pour aujourd'hui.

-         Bertrand m'a cassé mon nez en carton-pâte avec l'élastique.

-         Ce n'est pas grave, arrête de pleurer.

-         Mais si … comment … je vais… faire … ? dit-il en sanglotant.

Ses parents décidèrent de l'envoyer en Angleterre. Venues le chercher à la gare routière de Londres, deux personnes, dont on ne savait pas très bien s'ils étaient concubins ou pas, prirent ses affaires. Dans la voiture, ils prirent la direction de Kingsburry, dans la banlieue de Londres. L'homme, d'origine Indoue, ne parla pas durant tout le chemin et son attitude effacée laissait penser que ce n'était pas son mari, mais plutôt son majordome. Elle, « so british », était grande, ses cheveux poivre et sel lui donnaient la cinquantaine bien tapée. Les manœuvres qu'il fit pour se garer arrachèrent un sourire d'amusement à notre Anglaise.

-         Même procédure que l'an dernier Miss Sophie ?

-         Même procédure que toutes les années, James.

On se serait cru dans Dinner for one, célèbre sketch Britannique, oùune vieille dame fête son anniversaire chaque année avec son majordome pour seule compagnie. Daniel, lui, se sentit mal à l'aise comme si ce pauvre homme avait encore besoin de faire ses preuves pour garder son travail. Au moment de passer à table pour le diner, la maîtresse de maison lui demanda ce qu'il n'aimait pas manger. Il fit une belle contrepèterie, en utilisant le mot « Spanich » qui signifie Espagnol, à la place du mot « spinach » qui veut dire épinard.

-         Je n'aime pas les Espagnols, lui répondit-il d'un air assuré.

-         Comment ? lui demanda elle intriguée en pensant avoir à faire à un cannibale, surtout qu'elle hébergeait au même moment un Espagnol chez elle.

-         Enfin oui vous savez « Popeye » en lui montrant bien son biceps contracté.

-         Ahhhh ! Vous voulez parler des épinards ! dit-elle soulagée en s'esclaffant d'un rire étranglé.

Assez timide, il avait beaucoup de mal avec les filles. Certaines au lycée lui tournaient autour, mais impossible dans son esprit de mélanger la drague et les études.  Le samedi soir, dans une cave aménagée, il découvrait l'univers des boums. Sans voix, il observait un de ses camarades embrasser une fille sur la bouche avec une facilité déconcertante sur une musique du groupe « Procol Harum ».

-         Tu peux m'expliquer comment tu fais ?

-         C'est simple. Déjà tu dois bien la coller contre toi. Si elle a une forte poitrine ça aide, tu comprends ?

-         Pas très bien.

-         Ça te provoque une érection, et elle ça l'excite. C'est tout.

-         Ah d'accord, je vais essayer.

-         Tu m'raconteras.

Et puis, il y a eu les vacances en classe de neige. Plus proche techniquement du flocon de neige que du chamois d'or, il avait trouvé le moyen de finir les skis croisés et la tête dans l'unique sapin qui se trouvait malencontreusement sur la piste. Le pire c'est qu'il ne le faisait pas exprès, chez lui c'était naturel. Pas très doué pour les études, il obtint son bac grâce à l'option musique. Au programme cette année-là : « sept chansons populaires » de Manuel de Falla. Jeune moniteur durant les grandes vacances auprès de « l'œuvre de secours à l'enfant », pour la plupart issus de foyers, il sauva la soirée en s'inspirant d'un célèbre sketch, en commençant par : « La carafe d'eau est gratuite, bon on va déjà la prendre la carafe d'eau… ». Et puis, il avait bien fallu, la mort dans l'âme, se résigner à les quitter. Il s'était tellement attaché à ces petits hommes, que la vie n'avait malheureusement pas épargnés, qu'il s'en fallut de peu pour qu'il n'éclatât en sanglot au moment des adieux.

Appelé sous les drapeaux, il n'avait pu s'empêcher de se faire remarquer. Impossible pour lui de marcher au pas de l'oie. Résultat : tous les après-midis, il était posté devant le bureau du capitaine, qui de guerre lasse lui lança : « vous savez Kleinman, on peut vous casser si on veut ». Il finira par faire du trou. Bloqué plusieurs week-ends pour indiscipline, il fera l'amère expérience de l'univers carcéral avec des recrues peu recommandables. Et puis après une bagarre, il partira à l'hôpital en convalescence, pour soigner son pouce cassé. Cette mésaventure était tombée à pic, car il n'en pouvait plus de l'uniforme. Sans lui demander son avis, et à son grand étonnement, l'armée avait décidé qu'il était non mobilisable en cas de guerre. A la fin de son service militaire, le capitaine lui avait lancé : « Kleinman je ne vous oublierai jamais ». De retour à Paris, c'était à l'Action Christine et à l'Action Ecole, deux cinémas emblématiques du quartier Latin qu'il allait dévorer les films Américains. Là, blotti dans l'obscurité, il se rêvait en Gary Grant embrassant langoureusement la sublime Gene Tierney.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On fait du théâtre parce qu'on a l'impression                                                                 de n'avoir jamais été soi-même et qu'enfin on va pouvoir l'être.                                                                                                                                  

Louis Jouvet. Le Petit dictionnaire du théâtre

 

 

UNE VOIX DESCENDUE DU CIEL

 

 

 

Cyrano

 

 

La routine du boulot ne l'enchantait guère, et après avoir traversé une dépression, il se demanda ce qu'il pourrait faire pour changer de vie ; lui vint alors l'idée de s'inscrire à un cours de théâtre amateur le samedi matin. Son prof régnait en maître absolu dans cette ambiance feutrée où, sur une minuscule estrade, défilaient en costumes d'époque les apprentis comédiens tous plus beaux les uns que les autres. Nonchalant, il avait l'apparence d'un célèbre musicien Américain, les yeux dans le vague mais les pieds bien sur terre quand il s'agissait de critiquer une scène qui n'avait qu'un vague rapport avec ce qu'il attendait. Son seul compagnon, un Golden Retriever, le suivait à tous ses cours. A l'entrée, un portrait de Francis Huster trônait comme un éphèbe Grec. Personne n'avait le droit de fumer durant le cours à part le prof lui-même. Daniel avait particulièrement apprécié la réplique cinglante et non dénuée d'humour qu'il adressa un jour à un de ses élèves qui lui demandait une cigarette :

-         Tenez. Et après ça on dira que les juifs sont radins ! Le ton était donné.

-         Les nouveaux, vous devez me présenter une scène pour la semaine prochaine. Vous, vous vous appelez comment ?

-         Daniel.

-         Daniel, vous choisissez un monologue de votre choix pour la semaine prochaine.

De retour chez lui, il se trouva dans l'embarras, il ne connaissait vraiment rien au théâtre, que faire ? Alors, lui vint l'idée apprendre le seul texte qu'il se souvenait avoir étudié au collège en classe de 4e. Le monologue de la tirade du nez extraite de Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand.
Le jour J, le cœur battant, il ressentit une sensation de plénitude et de bien être à l'instant même où il posa le pied sur scène, comme il ne l'avait jamais éprouvé dans aucune autre situation auparavant. Les premiers mots du texte : « Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme ! »,loin de le paralyser, lui procurèrent un bonheur immense. Enfin, il se sentait exister pour ce qu'il était humainement. Son prof voulait juste avoir un aperçu de sa personnalité. Aucun commentaire significatif de sa part, par contre pour la semaine suivante, Daniel devait lui présenter le monologue de Figaro, dans Le mariage de Figaro de Beaumarchais.

Très inspiré par sa tirade : « O femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante ! nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper … ? », il fut déçu d'être interrompu par son prof :

-         Vous n'êtes pas dans un film d'Ingmar Bergman, reprenez avec un ton moins dramatique.

Alors, il se mit en tête de regarder les films du grand metteur de scène de cinéma. Comme Fanny et Alexandre, et Scènes de la vie conjugale où il pleura tout son saoul. Cette femme qu'il avait tant aimée, il l'avait rencontrée durant un voyage professionnel. Ils s'étaient mariés à Paris au bout de 15 jours seulement. Il fallait faire vite car son visa allait bientôt expirer.

-         Monsieur, vous avez vu que son visa expire dans dix jours, j'ai une place la semaine prochaine… mercredi ça vous va ? Bon très bien à mercredi.

Ils étaient si beaux. Et cette employée municipale ne s'y était pas trompée. Mais le destin en avait décidé autrement. Au bout d'un mois, l'amour avait déjà disparu. Sur une photo de mariage prise à Paris sur le pont Alexandre III, Daniel avait eu un mauvais présage. Ils allaient se séparer, c'est sûr, il l'avait vu en observant attentivement la photo. Une sorte de flash, d'intuition, de prémonition.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Stage

 

 

Après un stage d'été, il choisit d'intégrer, dès la rentrée de septembre, un cours réputé sur la place de Paris qui pouvait s'enorgueillir d'avoir formé toutes les têtes couronnées du cinéma Français. Dans la chaleur torride de cette fin de journée du 11 septembre 2001, les fenêtres grandes ouvertes des appartements de la rue Mathis où siégeait entre autres lieux, depuis plus de vingt ans les cours, laissaient entrevoir les images terrifiantes de New York défigurée par l'attentat contre les tours jumelles, que toutes les télévisions du monde entier, passaient en boucle. Notre monde venait brusquement de basculer dans l'horreur.

Heureusement la comédie était là pour reprendre ses droits.

 

 

 

 

 

La Vie dans l'Art

 

 

-         Tu ne m'aimes pas.

-         Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

-         La manière avec laquelle tu me parles.

-         Qu'est-ce qu'elle a la manière avec laquelle je te parle ?

-         Tu es méprisante.

-         On n'y arrive, mais c'est toi qui as un problème.

-         Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

-         Laisse, ce n'est pas la peine de t'expliquer, de toute façon tu ne comprendrais pas, lui lança elle de manière cinglante sur un ton arrogant, devenu une habitude.

Au bout de trois années d'humiliation en tout genre, il laissa éclater sa colère, ce soir-là.

-         N'aie pas peur, je ne suis pas fou, tu peux rester dormir à la maison. De toute façon, c'est fini entre toi et moi. Tu entends, c'est FINI !  dit-il en pleurant.

 A ces mots, il s'était effondré en larmes. Elle, telle une statue de marbre blanc, était restée debout, immobile, imperturbable, sans rien dire.

-         NON RESTE AVEC MOI, NE PARS PAS, se ravisa-il, car il n'avait pas réalisé ce qu'il avait dit.

-         Non, c'est fini, lui dit-elle froidement.

Le lendemain en rentrant chez lui, plus aucune trace de la belle, ni vêtement, ni chaussure, plus rien dans la buanderie. Seul un message vocal sur le téléphone était là pour le ramener à son triste sort : bonjour, je suis partie en emmenant toutes mes affaires, je loge chez une collègue. Je voulais te laisser un message pour pas que tu t'inquiètes.

-         Daniel, sois moins Théâtral, tu fais vraiment tout ce qu'il ne faut pas faire. Continue les répétitions avec Louise, votre texte est pas mal ; je vous remercie ; pour tout le monde à jeudi, lança le prof.

Il faisait peine à voir, et marchait seul des heures durant dans Paris pour se vider la tête, comme il le pouvait.

 

 

 

 

 

 

Bouffon

 

 

Eternel enfant, il était heureux de jouer sur scène même quand la fiction rejoignait la réalité, car cela provoquait chez lui une catharsis. Mal dans sa peau, il n'était pas heureux d'être Daniel Kleinman, car il ne s'acceptait pas comme il était, et c'était là son principal problème. C'était pour cette raison qu'il faisait du théâtre. Sinon, à quoi bon rêver être un autre, s'inventer une autre vie ? Si tous les profs de théâtre étaient honnêtes avec leurs élèves ; ils les enverraient se faire soigner, et il n'y aurait plus de comédien, de saltimbanque, d'histrion, de cabot, et de bouffon, pour nous faire rire ou pleurer. C'est-à-dire plus personne pour nous tendre le miroir.

Trois fois par semaine après son travail, il allait donc faire honneur à cette vénérable institution en espérant décrocher la timbale : passer le concours de la classe libre. Seuls les meilleurs, enfin… d'après l'école, à l'issue des trois tours, auraient la chance de bénéficier d'une année d'étude gratuite, et de toute l'attention des gens du métier. Qui mieux que Jean de La Fontaine pouvait l'inspirer pour le premier tour ? Il se lança donc avec : « Maître Corbeau, sur un arbre, perché, tenait en son bec un fromage… ». L'effet qu'il produisit auprès de son interlocuteur était si fort qu'il ne le quitta pas des yeux un instant et pris autant de plaisir que Daniel à se délecter avec gourmandise de cette magnifique friandise littéraire que symbolisait la fable Le Corbeaux et le Renard. Il quitta la pièce tout content et rassuré par sa prestation du premier tour. Maintenant, il fallait préparer le deuxième tour. Lui vint alors l'idée de présenter le rôle de Géronte dans Les Fourberies de Scapin de Molière, pastiche de la commedia dell' Arte Italienne, dans laquelle des acteurs masqués jouaient et improvisaient. Scapin vient du verbe italien « scappare » qui signifie s'échapper. Echapper à cet asile de fou que représentait pour lui la société, voilà aussi pourquoi il faisait du théâtre.  Cette scène devait avoir le don de faire rire son auditoire, si elle était bien jouée, ce qui n'était pas évident de prime à bord. Il ne suffisait pas de répéter « Que diable allait-il faire dans cette galère ? ». Il fallait que ce soit drôle, dans le contexte de cette histoire abracadabrante ou Scapin fait croire au naïf Géronte que son fils, prisonnier des Turcs en pleine mer, demandent : « mille cinq cents livres » pour le libérer, que Scapin, bien sûr, s'empressera de se mettre dans la poche.

Je vous remercie. Tomba comme un couperetau bout d'une minute. Dans les couloirs, les pleurs des apprenties comédiennes qui avaient raté leur scène laissaient Daniel narquois. Pour lui, ce n'était pas un échec qui pouvait décider de son avenir, et puis il en avait vu d'autres dans la vie. Arrivé sur le tard dans ce monde feutré du théâtre, il était le plus vieux des apprentis comédiens qu'il croisait. A bientôt 40 ans, il n'avait pas encore franchi le pas de tout abandonner pour sa passion.

La réponse tant redoutée venait de tomber. Il n'avait pas convaincu au deuxième tour. Exit donc la chance de rejoindre les heureux élus de la classe libre.

Jamais au travail avant 9h45, il se voyait systématiquement repris à l'ordre par son responsable. Tous les matins, pour enfoncer le clou, et avec un plaisir non dissimulé, son collègue annonçait haut et fort, son arrivée, de manière à ce qu'il soit impossible pour son chef, de ne pas entendre résonner dans les couloirs : « DANIEL KLEINMAN », comme à la cour d'un Roi. Pour ne rien gâcher au plaisir, lui et son collègue avaient pris la fâcheuse habitude de s'envoyer tous les après-midis, comme un rite, peaux d'orange et peaux de banane par bureau interposé. Un jour, leur chef qui passait dans le couloir avait bien vu un objet non identifié lui frôler le visage et en était resté bouche bée.

-         T'es vraiment un bouffon. Si je pouvais, je te paierais trois mille francs tous les mois pour que tu me fasses rire, lui lança, amusé son collègue

-         La prochaine fois, je viendrai avec mon chapeau à grelots et ma marotte en guise de sceptre.

-         Et puis, comme ça tu pourras réellement donner le fond de ta pensée en réunion, dans cette cour servile et hypocrite, dit-il en rigolant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le chaman

 

 

Un jour, alors qu'il était parti déjeuner à l'extérieur, il fit la connaissance d'une jeune femme qu'il avait suivie dans un magasin, après avoir bien observé si le galbe de ses jambes méritait le détour. Les premières tentatives d'approches habituelles terminées, qui pour lui n'étaient qu'une formalité, il se retrouva très vite dans l'embarras car la belle ne parlait ni Français, ni Anglais, ni Hébreu. Par contre, elle parlait toutes les langues qu'il ne parlait pas. A savoir le Russe, l'Allemand et le Turc. C'est le cœur brisé qu'il se décida donc de lui serrer la main qu'elle lui tendit en guise d'adieu. Mais, au dernier moment, lui vint une idée. Ou plutôt un mot magique :

-         Café ? lui demanda il, comme s'il venait soudainement d'avoir trouvé une solution à l'un des sept problèmes mathématiques du millénaire réputés insurmontables. Sur quoi elle hocha du chef, en guise d'approbation.

Voilà donc partis nos tourtereaux vers le bistrot le plus proche. Là assis en face d'elle, à la manière d'un sourd muet, il mimait dans la langue des signes tout ce qu'il disait, en prenant bien soin d'articuler chaque mot. Puis il déchira un coin de la nappe en papier sur lequel ils inscrivirent leur prénom et numéro de téléphone et leur croyance religieuse. Une croix pour elle, une étoile de David pour lui. Symbole qu'elle ne connaissait pas et qu'elle interpréta comme un signe gothique, kabbalistique ou satanique, elle ne savait pas trop, mais elle n'était pas rassurée. En un éclair, les sages paroles du chaman lui revinrent alors en tête : « Ton avenir n'est pas en Allemagne, mais en France, car là-bas tu rencontreras un garçon avec lequel tu te marieras, mais il n'est pas de notre religion… »

La fois suivante, elle était maquillée et bien habillée, et surtout accompagnée de son amie Russe qui parlait Français couramment, pour faire la traduction. Pas de meilleur signal pour lui, qu'une fille élégante qui avait envie de plaire, donc pour lui le message était passé et c'était quasiment dans la poche. Sauf qu'il n'avait pas prévu que son amie lui tape dans l'œil. Il était bien embarrassé et n'allait pas lui proposer une partie à trois, cela ne se faisait pas. Surtout que sa promise avait l'air très sérieuse. S'engagea alors la conversation :

-         Quelle est sa nationalité ?

-         Elle est Kirghize.

-         Ah … très bien. Et c'est où ?

-         En Asie Centrale.

-         D'accord !

-         Profitez de lui poser toutes les questions que vous voulez.

-         Oui, oui … bien sûr ! Elle fait quoi en ce moment ?

-         Elle travaille avec moi, comme serveuse dans un restaurant Russe. Elle n'a pas encore le statut de réfugiée politique.

-         Ah bon !

-         Elle a quel âge ?

-         31 ans.

-         Elle me demande et vous ?

-         40 ans.

-         Elle voudrait savoir dans quoi vous travaillez ?

-         Dans le marketing.

-         Elle compte rester combien de temps en France ?

-         Attendez, je vais lui demander … elle veut se faire un peu d'argent et rentrer au Kirghizistan.

-          Comment elle va faire pour la langue ?

-         Elle suit des cours de Français avec la ville de Paris.

Un an plus tard, ils étaient mariés à la mairie du 11e arrondissement de Paris, non loin de là où il avait suivi ses premiers cours de Théâtre. Non, le chaman ne s'était pas trompé.

 

Faire du théâtre, c'est se mettre à l'écoute du monde pour en être la caisse de résonance.                                                                                                                  

Laurent Terzieff.

 

 

ICI ET MAINTENANT

 

 

 

Echappée Belle

 

 

Après l'échec de « la classe libre », sa première année ne l'encourageait pas à poursuivre en deuxième année, même si on avait décelé chez lui « de la force et de la tendresse » dans sa personnalité, d'après les mots mêmes d'un des profs venus juger sa prestation en fin de première année. Il navigua donc, dans plusieurs cours, en quête du Graal. Au théâtre Montmartre-Galabru, entre deux scènes qu'il auditionnait, affublé de son bouledogue Anglais, et de son garde du corps, le grand acteur en personne, impressionnait par son imposante stature de général d'empire Romain, n'épargnant pas les lattes de bois du parquet qui gémissaient sur son passage. Sa gentillesse et sa simplicité contrastaient avec cette force brute venue d'un autre temps. Il ignora Daniel trop fier à son goût et s'attarda sur son camarade :

-         Alors, vous allez nous présenter quoi ?

-          Les Fourberies de Scapin.

-         Très bien.

-         C'est pour mon camarade, moi je ne fais que lui donner la réplique.

-         Eh ben, nous allons voir ça dans un instant.

Face à Michel Galabru qu'il admirait tant, il aurait pu ravaler son orgueil, lui parler, lui dire à quel point il le trouvait génial, qu'il voulait comme lui faire ce métier plus que tout au monde. Bref, lui parler, simplement, lui parler avec son cœur, et sympathiser, qui sait ? Mais non, c'était plus fort que lui. Il compensait à l'extérieur, ce qui lui faisait défaut à l'intérieur ; l'acceptation et l'estime de soi. Cette morgue, qui portait bien son nom, avait au fond de lui des origines mortifères dont il n'avait pas conscience. Galabru n'était plus auréolé du rôle de l'adjudant « Gerber », dans Le Gendarme de Saint Tropez, ou du non moins charismatique député « Simon Charrier » dans La Cage aux Folles mais, un simple mortel qui faisait grincer le parquet comme n'importe qui. Il les regarda avec attention, jouer leur scène. « On sent que vous avez du métier, mais tout de même, ce n'est pas drôle, ce n'est pas drôle, je suis désolé de vous le dire », dit-il avec son accent qui sentait bon les cigales. Quand Daniel réalisa que le théâtre lui appartenait, mais que c'était son fils qui donnait les cours, il décida d'aller voir ailleurs. Après avoir consulté la bible du théâtre, puis assisté à un cours gratuit qui le conforta dans son choix, il s'était décidé à passer le concours d'entrée d'une prestigieuse école professionnelle sur la place de Paris. Créé par l'éminence grise de la profession, le maître, ancien sociétaire de la Comédie Française, avait passé treize ans dans « La Maison de Molière », ce qui à ses yeux était une référence. Au programme du concours, il allait à nouveau présenter Les Fourberies de Scapin de Molière et Le Baiser de la Veuve d'Israël Horowitz. A l'issue de l'audition, il avait eu de la chance, et était admis directement en deuxième année, et évitait ainsi la case départ, ce qui a son âge n'était pas négligeable. La sélection pour le passage en troisième année était si draconienne qu'il failli tout laisser tomber. Un jour en classe, sa prof l'humilia devant tout le monde : je pense que tu n'as rien compris au métier de comédien. Sa prestation dans le rôle du bouffon Triboulet dans Le Roi s'amuse de Victor Hugo, n'avait convaincu personne, à commencer par elle. La foudrevenait de s'abattre sur le pauvre Daniel qui resta cloîtré dans son coin à moitié mort, brulé vif de la tête au pied. Et puis elle ajouta en le regardant : Aïe, je viens de te faire mal. C'était les vacances de la Toussaint, il rentra chez lui et dit à sa femme :

-         Fais tes affaires on part tout de suite.

-         Mais où ?

-         Je ne sais pas : loin, n'importe où, au bout du monde.

Il prit un guide de voyage et tomba sur Belle-Ile. Il appela pour réserver une location pour quelques jours. Et ils sautèrent in extremis dans le dernier train pour Quiberon, en passant devant tout le monde, comme si c'était une question de vie ou de mort. Quand ils arrivèrent sur l'île, leurs hôtes leur demandèrent comment ils avaient fait pour arriver si vite. Mal fichu, enrhumé, et de surcroît déprimé, il aurait bien imploré la grande Sarah Bernard pour lui demander conseil, elle qui non loin de là, avait passé ses vacances d'été dans un fortin militaire. Songeur, il observait au loin la mer, et l'idée d'arrêter le théâtre l'effleura un instant. De retour à Paris, il décida malgré tout de reprendre les cours.

Il devenait urgent de préparer la scène de fin d'année, celle qui déciderait de son passage en troisième année ou non, s'il voulait avoir la chance de suivre l'enseignement du maître. Sa prof avait envie de le sauver, certainement parce qu'elle s'en voulait de lui avoir fait si mal. Au moment de distribuer à chacun sa scène de fin d'année, elle fit une pause au moment de choisir la sienne ; elle ne voulait pas se rater, il lui fallait une pièce sur mesure qui lui irait comme un gant et qui lui permettrait de se révéler ; elle avait compris qu'il en allait de son avenir, peut-être de sa vie. Ancienne comédienne, elle avait suivi en France les cours d'Antoine Vitez au Conservatoire, et aux Etats Unis elle avait étudié avec un ancien élève de la grande Stella Adler, qui avait formé entre autres, Marlon Brando, son chouchou, son protégé. Elle avait suffisamment d'expérience, et il savait parfaitement qu'il pouvait entièrement lui faire confiance. En réfléchissant, elle leva la tête au ciel, comme prise d'une transe. Soudain, elle bondit sur sa chaise et cria avec soulagement :

-         Je sais! Zoo Story d'Edouard Albee! Malheureusement, je ne l'ai pas ! Débrouille-toi pour le trouver, et lis le pour la prochaine fois.

Alors, il se mit en tête de dénicher coûte que coûte ce texte, même s'il devait le faire traduire de l'anglais. Après moult recherches dans toutes les librairies théâtrales, impossible de trouver le texte, qui n'était plus édité depuis longtemps. Son seul espoir était d'aller directement à l'Avant-Scène- Théâtre où par chance, on lui trouva le seul exemplaire N°334 de 1965, à partir duquel il put faire une photocopie.

Très vite, les répétitions commencèrent, avec un extrait de la pièce, dans laquelle il endossa le rôle de Peter. Elle avait été créée pour la première fois en France en 1965. A la fin de la scène, sa prof prit la parole : grâce à ton humilité et à ton courage, tu as surmonté tes défauts, et maintenant ton jeu est juste. Tu t'es enfin débarrassé de ta complaisance, tu as enfin compris et je te félicite. Il ne savait plus où se mettre, il faillit en pleurer. Dehors en quittant la rue Marcadet, sa prof s'approcha de lui et lui glissa une dernière fois dans l'oreille, pour que personne ne l'entende : tu as un don. Aie confiance en toi.

Le grand jour arriva. Au fond du théâtre, tous les profs avaient pris place, y compris le maître en personne, chacun armé de son stylo et de sa feuille volante pour ne rien manquer de leurs prestations. Dire que Daniel avait le trac était un euphémisme. Il était tétanisé, paralysé de la tête aux pieds, il ne pouvait presque plus respirer, il ne savait pas comment il allait s'en sortir, l'enjeu était trop fort car il savait que c'était sa dernière chance de convaincre son auditoire. Son camarade de jeu l'avait rassuré : tout ira bien. Enréalité, lui aussi avait peur qu'il fasse tout capoter, mais il ne lui avait pas dit. Ils avaient tellement répété, surtout la scène du combat final avec un faux couteau, dont la lame était rétractable.

Par chance, la salle était si noire qu'on ne pouvait distinguer personne. Ils étaient les derniers à passer. Une simple didascalie, en guise de mise en scène, résumait le décor : « La pièce se passe à Central Park, un dimanche d'été, l'après-midi, de nos jours. Deux bancs de chaque côté du plateau, face au public. Derrière, des buissons, des arbres, le ciel ». Il s'assit sur le banc, le plus calmement possible, comme un condamné à mort qui, fataliste, n'attendait plus que la sentence soit prononcée par le tribunal. Mais dès les premiers mots de Jerry : « Peter dites-moi si je vous ennuie ou si je vous agace ? », son cauchemar venait de s'effacer. A cet instant, il n'était plus Daniel, mais Peter. Il bascula dans une autre dimension et lui répondit : « Je dois vous avouer que cet après-midi est assez inattendu ». A la fin, Peter finira par tuer malgré lui Jerry qui se suicide en s'empalant sur le couteau. Durant tout le travail sur cette pièce, il s'était replongé dans son passé, il n'avait pas oublié le temps où dans sa propre vie, à vingt ans, il voulut en finir comme Jerry. Habité par le personnage de Peter, les mots de Jerry résonnaient dans son esprit comme si c'était lui-même qu'il regardait dans le miroir du passé. Totalement immergé dans son rôle, jusqu'à la fin tragique, il lui fallut un temps avant de comprendre que la main d'Angélique, qui venait le chercher sur scène, pour le salut final, lui avait donné la sensation d'être extirpé d'un mauvais rêve, d'une autre réalité ; sa torpeur se dissipa lentement et ce qu'il éprouva à ce moment précis fut la chose la plus douce au monde. Enfin, c'était fini. Il allait pouvoir souffler. Il avait tout donné jusqu'au plus profond de ses entrailles, comme un gladiateur qui dans l'arène, au péril de sa vie, livre toutes ses forces dans son dernier combat. Il était vidé, anéanti par toutes ses émotions qu'il avait été chercher au plus profond de lui-même, en passant du rire aux pleurs. La salle les applaudit à tout rompre. Le verdict des profs n'allait pas tarder à tomber. Arrivée dans les loges, comme si on lui annonçait que la reine d'Angleterre voulait le voir en personne, sa prof, emportée par son enthousiasme, en pleurait presque de joie : Daniel, si tu voyais la tête des professeurs ! Trop fatigué, presque indifférent à sa présence, il esquissa un petit sourire de remerciement, mais ne réagissait plus. Une lame de fond était en train de s'abattre sur le rivage de l'école, dont il ne pouvait pas imaginer l'ampleur, et lui, pliait calmement sa serviette de plage, comme si de rien était. Sa prof, heureuse de l'avoir sauvé, venait de lui offrir grandes ouvertes, les portes de la troisième année. Le résultat était au-delà de ses espérances. En sortant du théâtre, Jade lui lança : tu les surpasses tous. J'ai été voir la pièce qui se joue en ce moment à Paris, mais ce que tu as fait est bien meilleur, et vraiment professionnel. Attablés dans les cafés environnants, les profs ne parlaient que de ça. On se serait cru à la grand-messe de l'astrophysique, dans laquelle des scientifiques de renom allaient publier que l'astéroïde découvert le 18 avril 2004, se nommait « Daniel Kleinman ». Les jours suivants, il était devenu une légende vivante tant pour les profs qui reconnaissaient son talent, voire son génie, que pour les élèves de troisième année qui lui demandaient :

-         C'est toi qui as provoqué un tremblement de terre, lors des épreuves de fin d'année, je regrette de ne pas avoir vu ça !

-         Oui c'est moi. ajouta-t-il, surpris que les plus avancés s'intéressent à lui.

Son partenaire, Clément, accusait le coup. Il n'avait pourtant pas manqué de le remercier chaleureusement encore et encore, pour toute l'aide qu'il lui avait apportée durant les longues répétitions. Dans le bureau du directeur, le ton était loin d'être dithyrambique. Il avait noté par ci par là, des fautes à corriger.  C'était le maître, et c'était lui qui avait toujours le dernier mot :

-         Il y avait des erreurs d'interprétation… Surpris, Daniel s'attendait à être félicité.

-         Certainement, lui répond-il humblement.

-         Tu vois par exemple, quand tu te mets à pleurer …

-         Il fallait pas.

-         C'est pas ça … il y a une trop grande fragilité dans ton personnage, on ne s'attend pas à ce qu'il craque si tôt. Et puis, lâche prise davantage, aie confiance en toi, apprends à écouter davantage ton partenaire. Bon … j'ai là tes notes, ta moyenne sur l'année est de 14,75, mais comme tu n'as aucune absence, j'ai décidé de te faire passer en troisième année.

Voilà, la messe était dite. La quarantaine, ne voulant pas avoir de regret et sachant qu'on a qu'une vie, il décida donc de démissionner de son travail pour se consacrer entièrement à sa passion. Maintenant, plus rien ne pourrait l'empêcher de marcher sur les traces de ses idoles.

 

 

 

 

 

 

 

Le Maître

 

 

Le maître aimait raconter à ses élèves, que plus jeune, tous ses camarades avaient réussi le concours d'entrée au Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique, sauf lui.  Ce qui ne l'avait pas empêché de les retrouver quelques années plus tard à la Comédie Française, comme il aimait leur raconter, avec cette anecdote :

-         Réveillé par le téléphone qui n'en finissait plus de sonner, je me résigne à répondre en me demandant bien, quel énergumène ose me déranger de si bonne heure un dimanche matin ; il devait être 9h00 par là. Au téléphone, une voix me dit : je suis Pierre Dux, administrateur de la Comédie Française... Je lui ai répondu, si vous trouvez ça drôle, moi pas ! Et j'ai raccroché. Le téléphone sonne à nouveau. Je réponds. Ce n'est pas une boutade, je suis l'administrateur du Français, j'aimerais vous rencontrer. Et voilà comment tout a commencé.

Il pouvait s'enorgueillir d'avoir formé tous les plus grands de ce métier tant au théâtre qu'au cinéma, et de détenir le record d'anciens élèves ayant réussi le concours du conservatoire. Passé par les planches, il leur disait qu'en tant que comédien, durant toute sa carrière, il n'avait pas rencontré plus de quatre metteurs en scène, dignes de ce nom.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Othello

 

 

Nous sommes en hiver, dehors le tonnerre gronde, et le vent souffle fort. Les forces de la nature ont décidé d'être de la partie, comme si le spectre du grand Shakespeare s'invitait à la noce. Dans la salle, le maître observait son élève qui ne pouvait pas rêver mieux que ce déluge pour être dans l'ambiance d'Othello.  On dirait que tu récites un poème… non ! Tu dois faire tien ce texte. Ensuite, on dirait que tu vas à l'abattoir. Il est fort au contraire et sans état d'âme. Imagine que tu veuilles tuer quelqu'un, tu crois que tu seras triste et rempli de culpabilité. De plus, je ne vois rien dans tes yeux, pense à quelqu'un que tu as aimé. Allez, reprends. Silence dans le théâtre. Et pour cause, l'élève venait de cueillir son maître qui pourtant en avait vu tant. Il resta sans voix, comme anéanti par autant de souffrance. Après un temps, aphone, il balbutia : il faudra revoir ça la prochaine fois.

Daniel profita de son week-end pour aller au Théâtre du Globe à Londres. Là, sur les bords de la Tamise, il assista à une représentation d'Othello donnée par la troupe de la « Royal Shakespeare Company ». Le 29 juin 1613, en pleine représentation d'Henri VIII d'Angleterre, un coup de canon provoqua l'embrasement du toit en chaume, et le Théâtre brûla entièrement. Il sera reconstruit quasiment à l'identique et au même emplacement, et ouvrira ses portes en 1996. Proche du public, les comédiens Anglais n'hésitaient pas à descendre dans l'arène. Là, pas de fauteuil d'orchestre, non, un public debout conquis de voir les comédiens les rejoindre sur le parterre. Assis au deuxième balcon, il écoutait avec tristesse et émotion cette magnifique actrice Anglaise qui lui rappelait à s'y méprendre sa bien-aimée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour !

Molière. Le Bourgeois gentilhomme

 

 

LA MAISON DE MOLIERE

 

 

 

Hernani

 

 

Invité par le maître, un pensionnaire du Français avait été approché, comme d'autres comédiens ou metteurs en scène réputés avant lui, pour les faire travailler leur scène de fin de troisième année. Daniel, fort en gueule, n'avait pas manqué de se faire remarquer, ce qui lui avait valu une volée de bois vert. Il savait éperdument pourquoi il l'avait pris en grippe. Un jour, lors d'un cours, il n'avait pas pu s'empêcher de lui dire qu'il n'était pas d'accord avec lui. Il ne lui avait jamais pardonné. Daniel n'avait jamais eu sa langue dans sa poche. Un jour au guidon de sa BMW, il fit irruption sur le trottoir de la rue Marcadet comme s'il venait l'arrêter pour l'emmener au commissariat de Police. Il lui lança à travers la visière de son casque intégral, sans même avoir pris le temps de l'enlever : oh toi, toi, j'ai parlé de toi, à tout le monde à la Comédie Française, on n'a encore jamais vu un mec comme toi, c'est bon ton compte est fait ! Flatté un instant, qu'il ait parlé de lui en haut lieu, il venait quand même de lui adresser une menace à peine voilée. Il n'avait pas besoin de se faire des ennemis dans ce métier, bien au contraire, et il ressentit une certaine gêne. Il faut dire qu'il avait osé le défier en cours, alors que ses camarades, beaucoup plus jeunes que lui, étaient dans leur petits souliers quand il parlait. Il avait dû apprécier son courage, lui qui aimait leur rappeler qu'ils devaient réagir, exister, bouger, donner leur avis, ne pas tout accepter de leurs profs. Mais il savait aussi à juste titre qu'il avait plus de métier qu'eux et que Daniel aurait mieux fait de se taire que de se faire remarquer inutilement. Le voir s'emporter avec autant de fougue était drôle et un vrai spectacle à ne manquer pour rien au monde. Daniel l'aimait beaucoup, ce qui n'était pas réciproque. Antagonistes mais si semblables. Ils avaient la même fougue, le même entrain, la même énergie, certainement la même folie. Tout aussi révolutionnaires et anticonformistes, ils étaient faits pour se frotter l'un à l'autre.Metteur en scène hors pair, il connaissait sur le bout des doigts les ficelles du métier mais, d'après lui, était un comédien moyen. En cours, il leur parlait de sa promotion au Conservatoire, avec un sentiment d'infériorité par rapport à certains de ses anciens camarades, plus doués que lui, d'après ses propres dires. C'est peut-être pour cette raison qu'il mettra plusieurs années pour passer de pensionnaire à sociétaire au Français, à moins que ce ne soit à cause de son tempérament bien trempé. Des années plus tard, Daniel l'avait croisé place Colette alors qu'il garait sa moto, il n'avait pas pu s'empêcher de lui lancer : ils attendent quoi pour te faire passer sociétaire, tu veux que je leur casse la gueule ? Ceà quoi il avait répondu par un sourire qui en disait long sur leur complicité.

En cette belle matinée ensoleillée de printemps, aussi incroyable que cela puisse paraître et grâce à la générosité et à l'initiative de leur protégé, les troisièmes années faisaient leur entrée au Français pour répéter leurs scènes de fin d'année. Pour lui, c'était comme arriver au paradis. Ils passèrent par les loges et là, un comédien célèbre pour avoir joué au Bouffes du Nord, lui adressa un sourire amical, qui lui réchauffa le cœur. Les répétitions en cours des Fables de La Fontaine ne leur permettaient pas de fouler la grande scène de la salle Richelieu. C'est dans la salle Mounet-Sully qui portait le nom de l'illustre 297e sociétaire rentré à la comédie Française en 1872, qu'il leur ouvrit les portes du Tabernacle. Le grand comédien qui s'était illustré entre autres, en interprétant le rôle d'Hernani, avait oser dire à son créateur Victor Hugo qui critiquait son interprétation : « c'est vous qui n'avez pas compris votre personnage », (sic). L'aplomb de Daniel n'était rien à côté, c'est sûr.

Comme c'est le cas dans de nombreux cours de théâtre, la présentation des scènes de fin d'année offrait l'occasion à de nombreuses personnalités du monde du spectacle de venir découvrir de nouveaux talents. Outre certains agents, toujours à l'affût de nouvelles recrues, étaient donc conviés certains sociétaires de la Comédie Française. Sa mise en scène pour le moins vivante était originale. Il avait eu la bonne idée de les plonger dans l'univers du doublage d'un film d'amour où Adèle, sa partenaire ne lui demandait aucun effort d'imagination tant elle était ravissante. Le metteur en scène voulait jouer volontairement sur la théâtralité romantique d'Hernani et de Doña Sol. A en croire les rires dans la salle, ils avaient gagné leur pari. Pour ne rien gâcher au plaisir, Daniel avait déniché une petite perle musicale qui servait de fond sonore durant la scène. Le concerto pour violon du compositeur Finlandais Jean Sibelius. Cette musique magnifique, portait en elle la quintessence de l'amour.

Alors que certains camarades de sa promotion avaient été repérés, lui n'avait été remarqué par aucun agent ni par quiconque de la Comédie Française et ça le rendait triste. Pour enfoncer le clou, en sortant du théâtre, le maître était venu le voir : je sors de la réunion, tu as un avis défavorable concernant ton intégration dans la troupe, je ne comprends pas, tu es sérieux pourtant. Il se contenta d'écouter son maître, sans rien dire. Le pensionnaire, qui fuyait son regard à la sortie du théâtre, ne l'avait pas raté. La poursuite en quatrième année, pour intégrer la troupe, était compromise.

Il s'était mis en tête d'appeler des agents artistiques, et se retrouva surpris qu'on lui raccroche au nez, tour à tour. Il fallait avoir déjà fait quelque chose de significatif, de préférence au cinéma, ou au la télévision, pour qu'on s'intéresse à un acteur, ce qui n'était pas son cas. Par chance, un seul céda à ses assauts téléphoniques répétés…

 

 

 

 

 

Le voyage

 

 

Allongé sur le dos, il se berçait des notes douces du compositeur Alexandre Borodine. En écoutant Dans les Steppes de l'Asie Centrale, magnifique ode au silence du désert, il s'imaginait tel Michel Strogoff, arpentant à dos de chameau par une chaleur torride, les routes périlleuses de la soie, et se reposer à l'ombre d'immenses caravansérails en buvant du lait fermenté de jument. Il était heureux car dans deux semaines, il allait retrouver sa femme. Le Kirghizistan, ancienne république soviétique devenue indépendante, au moment de l'éclatement du bloc Soviétique, étalait ses cimes enneigées à perte de vue, dans des vallées où grondaient des rivières glacées aux couleurs argileuses, véritable fierté pour ses habitants les Kirghizes, qui parlaient une langue Turque. Avec leurs pommettes hautes et leur yeux bridés, ils avaient les traits physiques des peuplades de Sibérie dans lesquelles le chamanisme prenait sa source. Sur le tarmac de l'aéroport de Bichkek, les Hercules C130 de l'armée Américaine imposaient le respect et défiaient quiconque de ne pas les prendre au sérieux. Excité comme un enfant, à l'idée de rencontrer le Nostradamus d'Asie Centrale, il ne laissait aucun répit à sa femme. Ils se rendirent donc chez le même chaman qu'elle avait vu avant de venir en France. A la fois médium, guérisseur et voyant, les gens le consultaient, comme nous le médecin. Sauf qu'ici, il était remercié avec un gâteau, un fruit, un euro, ou même rien, car les gens donnaient en fonction de leurs moyens. Et pourtant, il paraît que c'était le meilleur, elle savait de quoi elle parlait, elle en avait vu plusieurs. Lui, ne se trompait jamais.

Impossible de maintenir le regard de cet homme au regard affable, qui l'observait fixement. Il lui faisait penser à un ami d'enfance de ses parents, lui aussi prof de Mathématiques. Son visage mat et buriné inspirait la sérénité. Après avoir apposé ses doigts sur son avant-bras, aidé de quelques haricots secs qu'il manipulait comme des osselets, l'oracle tomba :

-         Il est malade des nerfs, il doit voir un neurologue au plus vite.

-         Il dit que tu es malade des nerfs.

-         Il va divorcer !

-         Mais je suis sa femme !

-         Excusez-moi je pensais que vous étiez sa traductrice, je suis vraiment désolé.

-         Il va retourner dans l'école dont il est diplômé.

-         Il dit que tu vas retourner dans la même école de théâtre.

-         C'est impossible, j'ai fini mon cursus.

-         Je te répète ce qu'il me dit.

-         Il dit que tu vas faire du cinéma.

-         Ah bon !

-         Il dit aussi que ton agent artistique n'est pas bon pour toi.

Proche du Népal, ils décidèrent de se rendre à Katmandou, en priant Dieu, de ne pas s'écraser, en cette année qui détenait le record des accidents d'avion dans le monde. De toute façon, si le chaman avait vu quelque chose, il l'aurait mise en garde. Pas rassurant pour un sou, il aimait l'angoisser à l'idée de franchir l'Himalaya, la plus haute chaîne de montagne du monde, tel Charles Lindberg traversant l'océan Atlantique pour relier New York à Paris avec son petit monoplan. Il aimait jouer aux héros ; ça mettait du piment dans sa vie, et générait des angoisses pour ceux qui avait la joie de le suivre. Après quelques jours à visiter les temples, direction Nagarkot, meilleur point de vue sur l'Himalaya. Là à 2000 mètres d'altitude, l'aigle royal, venu en un battement d'aile de nulle part fascinait Daniel, qui le regardait avec les yeux médusés d'un enfant. Le cri strident du maître absolu des lieux donnait la chair de poule aux visiteurs venus admirer la vue imprenable sur ce lieu magique.Et puis, ils sont redescendus comme ils étaient venus, accrochés à la portière de la voiture, prêts à sauter en priant qu'elle ne se renverse pas dans le ravin. Après quelques jours, ils partirent en Inde. Le Taj Mahal était le plus beau cadeau fait par un empereur Moghol à sa femme morte en donnant naissance à leur quatorzième enfant. Entouré d'une végétation luxuriante, il faisait une chaleur et une humidité à en crever. Sur le chemin du retour, ils visitèrent à Moscou, la maison du grand dramaturge Russe, Anton Tchekhov, et le mausolée de Lénine sur la Place Rouge, où son corps embaumé était exposé au public depuis 1924. Après un bon repas d'adieu, arrosé de quelques verres de vodka, ils décidèrent de rentrer en France.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si vous voulez faire de la mise en scène, n'achetez pas d'auto. Prenez le métro, l'autobus, ou allez à pied.                                                                                                                                Observez de près les gens qui vous entourent.                 

Fritz Lang.

 

 

LA TROUPE

 

 

 

Les Femmes Savantes

 

 

-         Bonjour Daniel, c'est Candice, tu vas bien ?

-         Bonjour Candice, oui ça va.

-         On monte Les Femmes Savantes de Molière. Une réunion avec toute la troupe est organisée lundi à 10h00, on peut compter sur toi ?

-         Oui, oui, d'accord.

-         A lundi alors !

-         A lundi.

 

Après avoir raccroché, les paroles du chaman lui revinrent en tête : « il va retourner dans l'école dont il est diplômé ». Sa prédiction venait de se réaliser. Il allait intégrer la troupe. Arrivé au théâtre, le maître le salua d'un : Comment vas-tu Daniel ? dont il capta tout de suite le sous-texte. Un peu gêné, il répondit : ça va car devant les autres, il ne voulait pas faire étalage de ce qui avait défrayé la chronique dans les médias. Il se souvenait qu'en cours, le maître, qui pourtant n'était pas juif, dénonçait avec courage l'antisémitisme ; fidèle en ça, au peuple Corse, qui durant la seconde guerre mondiale, n'avait laissé aucun nazi toucher à la communauté israélite. Le 26 février 2006, le gang des barbares, inspiré par la mise en scène des bourreaux de Daniel Pearl (ce journaliste juif Américain assassiné le 1er février 2002 à Karachi au Pakistan, par des islamistes), s'était illustré, en séquestrant durant vingt-quatre jours, puis en torturant à mort le jeune juif Ilan Halimi. Il ne voulait rien laisser paraître, mais était tout autant affecté que le maître.

A la première lecture, les rôles étaient attribués. Sacha Guitry disait : « il y a toujours un comédien qui porte à lui seul toute la pièce sur ses épaules ». Il endossait le premier rôle, celui de Chrysale, tenu par Molière en son temps. Une de ses dernières pièces, celle ou la langue Française laissait pantois d'admiration, tant le verbe était ici manié avec dextérité. Les répétitions furent longues et parfois fastidieuses. La rigueur du maître ne laissait rien au hasard, et il fallait faire et refaire encore et encore pour arriver au résultat escompté. Un jour, n'en pouvant plus, Daniel lança : je ne sais pas si je suis fait pour ce métier. Le maître ne dit rien, et s'approcha de son élève en levant la main, comme pour le gifler. Il fallait se taire, et travailler, c'était comme pour tout. La première arrivait à grands pas, il restait le monologue à répéter. Rendez-vous était pris pour peaufiner le texte. Chrysale exaspéré au plus haut point, par sa famille va déverser tout son fiel sur sa sœur car il n'ose pas affronter Philaminte, sa femme. Daniel pouvait s'en donner à cœur joie, en laissant éclater crescendo sa colère, dans un final en apothéose, digne des meilleurs monologues de l'histoire du théâtre, au point de laisser stupéfait son maître. « Je n'aime point céans tous vos gens à latin, et principalement ce Monsieur Trissotin. C'est lui qui dans des vers vous a tympanisées, tous les propos qu'il tient sont des billevesées, on cherche ce qu'il dit après qu'il a parlé, et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé ». Le jour de la première, sa présence rassurante calmait les esprits. Il leur lança : n'oubliez pas, les autres travaillent, nous on joue. La tête dans son texte avant de monter sur scène, il essuya d'un ton léger qui lui donna confiance : tu le connais, range-moi ça. A la fin du spectacle, il était venu le voir.

-         Qu'est-ce qui n'allait pas ? » lui demanda-il.

-         Rien, c'est parfait, lui répondit, pour la première fois, le maître, à sa grande stupéfaction.

Trois fois par semaine, durant deux mois, ils rendirent hommage à ce texte magnifique qui glorifie la langue Française partout dans le monde. Cachet du spectacle : même pas un euro. Certains avaient réclamé et avaient obtenu gain de cause.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un Défi

 

 

Jouer toujours la même pièce n'est pas simple. Il ne faut pas réchauffer le plat, il faut le réinventer chaque soir, avec plus de saveur, de trouvaille, lui insuffler une énergie nouvelle, surprendre le public, pour ne pas le décevoir. Si les comédiens s'ennuient, le public en fera de même. Impossible donc de donner du plaisir si les comédiens n'en prennent pas eux-mêmes. Les comédiens sont restés des grands enfants qui jouent ; c'est palpitant, et ça les remplit de joie. Malgré cela, on peut, par lassitude, ne pas échapper à la difficulté de jouer une pièce tous les soirs pendant longtemps, ce qui explique que parmi les têtes d'affiche, certains peuvent se payer le luxe de jouer le nombre de fois qu'ils désirent, pour ne pas en arriver là. Marlon Brando, dans son contrat avait signé pour jouer Un Tramway nommé Désir, à Broadway,un an durant, sans discontinuer. A la fin des représentations, exténué et lassé, il jura au grand dam de la profession de ne plus jamais remettre les pieds sur une scène de théâtre. Plus proche de nous, le record toute catégorie en la matière était La Cage aux Folles, jouée 1800 fois par Jean Poiret et Michel Serrault. Ils n'ont pas dû s'ennuyer, eux. La scène de la biscotte, qui est en grande partie improvisée, reste une anthologie du théâtre Français. Renato essaie de gommer la féminité d'Albin, son amant, dans l'espoir de le faire passer pour l'oncle de son fils, qui désire leur présenter la famille de sa future femme. En troisième année, Daniel avait travaillé la scène de la biscotte : tu es à 250 km de Zaza Napoli lui avait répondu le maître, qui en connaissait un chapitre sur la question. N'est pas Michel Serrault qui veut.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand on n'a pas une vraie vie on vit de mirages.                                                                           C'est mieux que rien.                                                                                                                         

Anton Tchekhov. Oncle Vania

 

 

DANS L'ARENE

 

 

 

Hamlet

 

Silvia, enseignait à l'école Jacques Lecoq, où une large part du travail du comédien était consacré au corps, il allait de soi que dans cette école l'accent était mis sur le sport. Également écrivain, elle travaillait au théâtre du Rond-Point. Daniel eut la chance de travailler sous sa direction, lors d'un stage sur les monologues de théâtre. Son choix était tout fait : il choisit le monologue d'Hamlet : « Être, ou ne pas être, c'est là la question. »Aucun de ses profs avant elle n'avait travaillé de la sorte et le résultat était bluffant. C'était simple, avant de dire le texte, elle leur imposait de faire des exercices physiques, ce qui était tout à fait inhabituel pour lui. Il se mit donc à faire des pompes. A la fin du monologue, il ne se souvenait plus du tout du texte qu'il avait dit. Elle dit juste aux autres : vous avez vu, c'est ça le théâtre ! Très bien !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Galerie

 

 

Cela faisait déjà trente minutes que Daniel et d'autres irréductibles de son espèce attendaient patiemment leur tour devant le guichet du Petit Bureau de la Comédie Française où étaient mis en vente une heure avant le spectacle les billets à 5 € seulement, qui leurs permettraient de pénétrer dans l'antre de la salle Richelieu, place Colette.

Un soir, à l'entrée du Théâtre, une ravissante actrice ne le quitta pas des yeux. Dans la foule, elle distingua comme un frère de sang, car pour qui appartenait à cette famille du théâtre, nul doute sur les liens invisibles qui les unissaient. Ses yeux noirs de braise observaient la belle comédienne, mais il n'osa lui parler. Par fierté, peut-être par timidité aussi, trop sûr de lui certainement. Et pourtant, s'il lui avait seulement retourné un sourire, une parole. Voilà sa première occasion manquée, sans parler de toutes les autres qui vont suivre et l'entraîner là où il ne voulait pas aller.

De la Galerie, c'est tout juste si on n'entend pas roucouler de plaisir les pigeons sur les toits : oyez, oyez gentes dames et nobles damoiseaux, ce soir Monsieur de Molière nous offre Le Malade Imaginaire. Daniel, en apesanteur, se pâmait d'écouter Argan : « Soixante et trois livres quatre sols six deniers. Si bien donc, que de ce mois j'ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit médecines ». Attendri, il entendait glousser les écoliers venus déguster goulûment ce magnifique plateau de comédiens en tenue d'époque comme seule savait le faire la Comédie Française. Il était tellement sensible à cette ambiance feutrée qui le replongeait dans ses propres souvenirs d'écolier. Il se souvenait des trois coups du brigadier, des grands rideaux rouges, qui s'ouvraient au début du spectacle et de cette ambiance de paix et de calme qui régnait.

A la fin du spectacle, une idée folle lui vint à l'esprit. Il était fou, d'une folie douce qui emportait les cœurs et les âmes. Lui revinrent alors les vers de Ruy Blas de Victor Hugo qu'il connaissait par cœur. En pensant à la belle actrice, il s'accrocha à la rambarde de la galerie et commença à déclamer d'une voix douce : « Madame, sous vos pieds, dans l'ombre, un homme est là qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile ». Au même étage, on le regarda, d'un air intrigué et amusé. Il réussit à se faire remarquer du deuxième balcon juste en dessous, suivirent le premier balcon, puis la corbeille, bientôt les baignoires, et enfin l'orchestre. Le public, un peu abasourdi, leva la tête vers la galerie. Droit comme un I, loin de se démonter, il continua son tour de chant, à l'image des plus grands ténors Italiens, sans se départir de son aplomb légendaire, pour finir en apothéose dans un tonitruant : « Qui souffre, ver de terre amoureux d'une étoile / qui pour vous donnera son âme, s'il le faut / et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut ». En descendant les marches, il lui adressa dans un dernier souffle : Cet ange, qu'à genoux je contemple et je nomme / D'un mot me transfigure et me fait plus qu'un homme ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Casting

 

 

Un immense metteur en scène Anglais affirme que « les grands comédiens ratent leur casting ». Au grand dam de son agent, qui, comme le lui avait prédit le chaman, ne lui servait à rien. Il l'envoyait faire des essais sans savoir s'il correspondait au profil demandé. Il y allait, car refuser revenait à perdre l'unique agent sur la place de Paris, qui par miracle, contrairement aux autres, ne lui avait pas raccroché au nez. Au nombre des castings ratés, on pouvait noter une publicité pour promouvoir le rugby. Il s'était retrouvé avec un comédien au nez cassé, beaucoup plus crédible au demeurant quand on observait ses 110 kg et ses 1m95, pas de quoi faire le fier, même si Daniel avait fait du Rugby dans sa jeunesse comme c'était indiqué sur la page Internet du site de l'agence. Autre ratage, la série Plus Belle la Vie. A l'époque, les castings se faisaient à Marseille. Dans le train, il révisa son texte pour le connaître sur le bout des doigts. Quand il arriva en nage, dégoulinant de la tête au pied par 35°, le directeur de casting lui dit : je necomprends pas, vous n'êtes pas laid, j'avais demandé un comédien laid, ce n'est pas grave on va faire la prise. Bon, c'est moi qui vais vous donner la réplique. Imaginez que je suis une belle blonde pulpeuse. A la fin,ce fut un célèbre présentateur de télé qui décrocha le rôle. Troisième fiasco, son agent arriva à décrocher un rendez-vous avec un célèbre réalisateur à son domicile. Ancien prof au Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique de Paris, il montait à l'époque une pièce au théâtre de l'Atelier qui en disait long sur son pedigré. Sa physionomie et son regard pénétrant donnait l'impression d'être face à Isser Harel, l'ancien chef du Mossad, les services secrets Israéliens. Tel un portique d'aéroport, il le scanna attentivement :

-         Vous êtes fait pour faire du cinéma, parce qu'il y a chez vous plusieurs strates, vous êtes ambivalent. Sans se départir de le fixer droit dans les yeux, il ajouta :

-         Vous devez être très énergique sur scène, non ? 

Il ne savait pas si dans sa bouche c'était un compliment ou une critique, il hésita avant de lui répondre :

-         Oui.

-         Quand j'ai vu votre photo, j'ai voulu vous voir, les casting c'est pas mon truc. Alors voilà, je suis en train de tourner une fiction pour la télé. Un célèbre comédien, dont je tairai le nom, demande à la production une grosse somme d'argent pour endosser le rôle, si la production refuse je vous prends. Ça vous va ?

-         Oui, oui, bien sûr, bafouilla Daniel.

 

Il aurait accepté n'importe quoi pourvu d'être mis le pied à l'étrier. C'était une chance inespérée. Lui revenait les paroles de son Maître : « le jour où la chance se manifestera, il ne faudra pas la rater car elle ne reviendra pas ». Au bout de quinze minutes chrono, il le raccompagna à la porte. Il s'empressa d'appeler son agent pour le tenir au courant :

-         Bonjour Monsieur, je sors de mon rendez-vous.

-         Alors comment ça s'est passé ?

-         Il voulait me voir au cas où la production du film qu'il réalise ne prendrait pas pour des raisons budgétaires le comédien qui est déjà sur le rôle.

-         Mais ce n'est pas possible, vous avez dû mal comprendre.

-         Je vous répète textuellement ce qu'il m'a dit.

Quelques jours plus tard le téléphone sonna pour lui annoncer que la production avait finalement accepté de se plier aux demandes de l'acteur connu.

Il avait fait parvenir sa photo à plusieurs directeurs de casting de renom. Aucun n'avait répondu. La seule à l'avoir fait était une vieille dame qui avait pris le temps de lui laisser un message sur son répondeur : « bonjour Monsieur, je suis Margot Capelier, j'ai bien reçu vos photos, et je vous en remercie. Malheureusement je ne suis plus en exercice, compte tenu de mon âge.  Je vous souhaite bonne chance dans votre carrière ». La voix était claire, nette, précise et énergique malgré ses quatre- vingt-seize printemps. Quelques secondes d'éternité, compte tenu de l'aura qu'elle avait eu dans ce métier. Pour s'en convaincre il suffisait d'écouter un célèbre agent artistique d'Artmédia, la plus grosse agence de Paris, nous rappeler que c'était elle qui était à l'origine du casting en France. Elle avait lancé les carrières des plus grandes actrices française. De quoi le laisser rêveur un instant.

 

 

 

 

 

 

Louis Jouvet

 

 

Un soir, lors de la retransmission de la cérémonie des Molières, il a suffi d'un seul passage du livre Le comédien désincarné, deLouis Jouvet, (fidèle interprète de Knock de Jules Romains), lu à haute voix par un grand comédien, avec une passion dévorante, pour que Daniel se retrouve littéralement happé par la fougue jaillissante de l'eau vive de ses quelques lignes qui commençaient par : « Conseils au comédien débutant. Comédien, mon frère, qui viens de passer une audition, première communion avec du public, premier essai de ces salles dites de générale, offrande de toi-même, de ton humanité, de ton physique. On vient montrer son visage, faire entendre sa voix, commis-voyageur de soi-même. Que de précautions il faut prendre pour être honnête, dans ce métier de mensonge et de tricherie. C'est là que tu vas représenter, en croyant représenter un rôle. Ne va pas plus loin que toi, ne cherche pas à nous montrer que tu es le personnage, mais ce que tu voudrais être, ou comme tu cherches à l'être ; et surtout ce que tu es, en vérité. Pas plus d'intelligence qu'il n'en faut, qu'il n'y en a dans le texte, intelligence qui est sonorité et sens. Dans ce maquignonnage, cette prétention, ces subterfuges, cette vanité nécessaire, tâche d'introduire, de mettre de toi-même, ce qu'il y a de plus pur, de plus secret, de plus humain, le meilleur de toi, l'authentique. Cherche ce que tu peux apporter, ajouter au rôle par le cœur, et montre ton souci d'exécuter pour les autres, et les dons que tu crois avoir. N'essaye pas de jouer la comédie. Tu ne la jouerais que trop ; il ne s'agit pas d'être un comédien, mais un hypocrite loyal, de faire une commission dans un domaine où la sensibilité et l'âme sont en question, entre le personnage que tu as choisi et le public qui t'écoute et qui va chercher à deviner en toi les dispositions de corps et d'esprit que tu offres … ». Il avait réussi ce soir-là à le faire chavirer. Un jour, Rue de Buci à Paris, attablé à la terrasse d'un café, il sentit un regard se poser sur lui. En tournant la tête, il reconnut le bel orateur de la soirée des Molières qui le regardait fixement. Les grands esprits se rencontrent.

 

 

 

 

 

 

Un Rêve

 

 

A l'époque il portait une parka vert kaki, comme celle des GI's Américains, durant la guerre du Vietnam. Beau ténébreux, droit comme un I, avec son allure guerrière, il ne laissait personne indifférent. Jusqu'au jour où il essuya un poussez-vous, d'une arrogance inouïe et gratuite, qui voulait bien dire qu'il n'était pas à sa place dans cette boulangerie huppée de Paris. Adepte de Louis Jouvet qui disait toujours : « Il faut mettre de la vie dans son art, et de l'art dans sa vie », cet infatigableCyrano, s'était planté devant la sortie et ne l'avait pas raté. Il lui servit sur un plateau, « la tirade du pardessus » qu'il improvisa avec maestria :  Ah ! non ! c'est un peu court, vieille bourgeoise coincée ! On pouvait dire… Oh ! Dieu ! … bien des choses en somme… En variant le ton, par exemple, tenez : Agressif : Moi, monsieur, si j'avais un tel accoutrement,
Il faudrait sur-le-champ que je le brûlasse ! Amical :  Mais il doit sentir horriblement mauvais, pour sortir, faites-vous fabriquer un désodorisant !  Descriptif : « C'est une loque ! … c'est un haillon ! … c'est un torchon ! Que dis-je, c'est un torchon ? … C'est une serpillère ! Curieux : De quoi sert ce long lambeau ? De chiffon, monsieur, ou d'essuie pieds ? Gracieux :  Aimez-vous à ce point les chats, que paternellement vous vous préoccupâtes, de tendre ce tapis à leurs petites pattes ? Truculent : Ça, monsieur, lorsque vous déambulez, la transpiration de la peau vous sort-elle du manteau, sans qu'un voisin ne crie à l'infection ?  Prévenant : Gardez-vous, votre corps entraîné, par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! Tendre : Faites-lui faire un petit imperméabilisant, de peur que sa couleur au soleil ne se fane ! Pédant :  L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane, appelle Bétail à corne mal léché, dut avoir sur le dos tant de peau sur tant d'os ! Cavalier : Quoi, l'ami, cette peau de chamois est à la mode ? Pourlustrer sa voiture, c'est vraiment très commode ! Emphatique : Aucune pluie ne peut, veste magistrale, te mouiller tout entier, excepté une rafale ! Dramatique : C'est une puanteur quand on la lave ! Admiratif : Pour un clochard, quel tailleur !  Lyrique : Est-ce une tente, êtes-vous un indien ? Naïf :  Cette descente de lit, a-t-on le droit de marcher dessus ?  Respectueux : Souffrez, monsieur, qu'on vous salue, c'est là ce qui s'appelle être bien vu ! Campagnard : Hé, Parisien ! Qu'est-ce t'as sur l'dos ? Hein ! C'est du rat ou ben du crapaud ! Militaire : Votre filet de camouflage, peut vous sauvez la vie ! Pratique : Voulez-vous le mettre en loterie ? Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! Enfin parodiant Pyrame en un sanglot : la voilà donc cette épave qui des traits de son maître, a détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître ! Voilà ce qu'à peu près, ma chère, vous m'auriez dit, si vous aviez un peu de lettres et d'esprit. Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres, vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres, vous n'avez que les cinq qui forment le mot : sotte ! Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut, pour pouvoir là, devant ces nobles galeries, me servir toutes ces folles plaisanteries, que vous n'en eussiez pas articulé le quart de la moitié du commencement d'une, car je me les sers moi-même, avec assez de verve, mais je ne permets pas qu'une autre me les serve.

Elle partit sans demander son reste. Lui eut droit aux applaudissements des clients. En sortant de la boulangerie, il entendit une voix :

-         Mon p'tit j'ai formé des comédiens, mais j'avoue que là vous m'en avez bouché un coin, vous êtes bizarre, mais continuez comme ça.

-         J'entends des voix moi maintenant. Vous avez dit bizarre ?

-         Moi, j'ai dit bizarre ? Comme c'est bizarre !

-         Louis Jouvet !

-         Lui-même.

-         Et Edmond Rostand, il est où ?

-         Je n'en sais rien mon p'tit. Bon il est temps que je parte.

-         Non revenez, revenez …

-         Tu as vu celui-là, encore un fou. lance un badaud à son ami.

-         Daniel, tu as assez dormi comme ça, lève-toi maintenant.

-         Laisse-moi.

-         Tu en fais une tête.

-         J'ai rêvé que je me prenais pour Cyrano de Bergerac. Hier, avant de me coucher, je t'ai parlé de ce qui m'était arrivé dans cette boulangerie avec cette horrible femme en tailleur Channel. Tu te rappelles ?

-         Tu voulais lui crever les yeux.

-         J'étais magistral ! dit-il, les yeux encore rêveurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Cinéma

 

 

Dans une série, il décrocha un petit rôle. D'allure guindée, avec une queue de pie, une grosse chaîne au cou, et des mocassins trop fins qui lui déchiraient les pieds, il ressemblait à un manchot sur la banquise dont le moindre faux pas réclamait de la part du réalisateur une nouvelle prise. Les couloirs du palais de l'Elysée n'étaient pas vraiment sa tasse de thé, et ce fut un miracle s'il n'envoya pas tout valdinguer. Il fallait frapper à la porte du bureau du Premier Ministre, lui remettre un courrier posé sur un plateau, et dire : « c'est arrivé ce matin », puis repartir, le tout en 10 secondes. Il fallut s'y reprendre à cinq fois, tant le parcours entre la porte et le bureau était calculé au centimètre près. Il toucha pour une journée de tournage, un peu plus que le minimum syndical, soit trois cents euros, et son agent un dixième de son cachet. Sur le tournage d'un film à gros budget, il devait faire une figuration et puis au dernier moment, on lui proposa de donner la réplique à un acteur connu car le comédien prévu ne s'était pas présenté. Il devait jouer le rôle d'un homme d'affaire avec quelques répliques improvisées au dernier moment. Ravi de cette expérience, il en parla à un collègue sur un autre tournage.

-         Tu devrais demander de renégocier ton contrat.

-         Quel contrat ? j'ai été embauché en tant que figurant.

-         Ecoute, j'ai eu affaire à la même situation, et j'ai négocié. Tu appelles la production et tu leur demandes de te faire un cachet de comédien, ça te permettra de toucher un peu d'argent, à chaque fois que le film sera rediffusé à la télé.

-         Très bien, je vais essayer.

-         Bonjour Madame, j'aimerais parler au directeur de la production.

-         Mais enfin qui êtes-vous ?

-         Daniel Kleinman, j'ai donné la réplique à l'acteur principal, sur le film que vous tournez actuellement.

-         C'est à quel sujet ?

-         Voilà, je suis venu comme simple figurant et il n'était pas prévu au départ que j'intervienne en tant qu'acteur, c'est la raison pour laquelle je voulais lui demander qu'il me fasse un cachet.

-         Vous devriez être satisfait d'avoir eu cette chance ! Vous faites ça pour l'argent !

-         Pouvez-vous me passer le directeur de la production s'il vous plait ?

-         Le directeur n'est pas là actuellement et il a d'autres chats à fouetter. Vous vous prenez pour qui au juste ? Ça fait trente ans que je fais ce métier et c'est la première fois que j'entends ça.

-         On m'a simplement dit que c'était possible.

-         Qui vous a dit ça ?

-         Un ami sur un tournage.

-         Il ne faut pas croire tout ce qu'on vous dit. C'est n'importe quoi. Il veut parler au directeur de la production, tu te rends compte, et ben, il est bien celui-là.

-         Vous parlez toute seule ?

-         Non, je parle avec mes collègues, et ici personne n'a jamais vu ça.

-         Très bien, vous entendrez parler de moi.

-         C'est ça, et je vous conseille de ne plus rappeler.

Invité le jour de l'avant-première devant la presse, il arriva en retard, certainement dégoûté par le traitement qui lui avait été offert au téléphone. A la fin de la projection, il snoba l'acteur principal, certainement jaloux de la cour qui s'était formée autour de lui, essentiellement des admiratrices qui se confondaient en félicitations de tous genres. Il alla voir le réalisateur et lui demanda :

-         Bonjour monsieur, vous vous rappelez de moi ?

-         Non, vous êtes ?

-         Daniel Kleinman, je jouais le rôle de l'homme d'affaire.

-         Ah oui, ça me revient.

-         Je n'ai pas vu la scène qu'on avait tourné.

-         J'ai été obligé de la couper au montage.

-         Ah bon !

-         La scène n'allait pas avec le rythme du film, lui dit-il un peu gêné.

-         Merci.

-         Je suis désolé.

Comme d'habitude, le chaman ne s'était pas trompé, il avait bien fait du cinéma…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tête d'Affiche

 

 

Comme il fallait gagner de l'argent, il commença par faire plein de petits boulots.  Tous les dimanches il se levait à 3h30 pour arriver à 5h00 du matin sur le marché, grâce au Noctambus qui sillonnait Paris, la nuit. Faire des blagues, discuter avec les clients, même si les autres attendaient leur tour, rien ne pouvait tarir sa bonne humeur contagieuse, et il s'en donnait à cœur joie. Sa patronne commençait à ruer dans les brancards, mais lui n'en avait cure. Vers 15h00, il rentrait exténué. Il ne fallait pas traîner car Henri V d'Angleterre de Shakespeare, était donné en matinée. Trop fatigué, il s'était endormi dans son bain en pensant que ça lui redonnerait un peu d'énergie. Dans les loges, on commençait à s'inquiéter sérieusement. Comment faire sans l'archevêque de Canterburry en ouverture de rideau ? On l'appela en vain. La tension montait à mesure que l'heure se rapprochait, d'autant qu'il n'était jamais en retard. Tel un zombi, il arriva nonchalamment dans les loges où on le pressa de s'habiller au plus vite.

-         Tu nous as mis une de ces frousses, s'exclama le metteur en scène. En plus ton téléphone ne répondait pas.

-         Je reviens du marché, j'ai dormi trois heures cette nuit, et j'ai une journée de boulot dans les jambes, je n'sais pas comment je vais tenir debout.

-         Sérieusement, on pensait qu'il t'était arrivé quelque chose.

-         Tout va bien, simplement je suis mort.

-         Allez, habille toi.

Cette pièce avait été écrite aux alentours de 1599. Elle racontait la vie du roi Henri V d'Angleterre et les événements autour de la bataille d'Azincourt. Le monologue était un des plus difficiles à mémoriser, pas seulement parce qu'il était long mais aussi parce qu'il faisait la généalogie exhaustive de tous les rois de France. Il commença par dire son texte, et puis plus rien. Vidé de ses forces, le blanc total survint sans crier gare. Debout, inutile, devant le public médusé, il resta immobile un long instant qui lui parut une éternité. Dans les loges, on commençait à paniquer, que fallait-il faire ? Enchainer avec la scène suivante ou bien attendre ? De grosses sueurs froides commençaient à perler sur le visage de la régisseuse. A deux doigts d'avouer au public qu'il avait un trou, sa mémoire se remit en marche, comme par enchantement. Quand il reprit le fil du texte, bien malin qui aurait pu réaliser qu'il avait amputé du texte original toute la généalogie des rois de France, tant il retomba sur ses pattes avec maestria. Son esprit avait gardé l'essentiel, pour se débarrasser du superflu, et tout cela semblait logique dans le déroulé du texte. L'histoire des trous de mémoire était jalonnée de nombreuses anecdotes. Un grand comédien aimait raconter qu'une année au festival d'Avignon, ayant oublié son texte, il avait quitté la scène pour revenir quelques instants plus tard. Apprendre un texte était un art qui lui demandait cinq heures de travail par jour. Cachet du spectacle : cinq euros par représentation, en réclamant. Pour le directeur du théâtre, quand on est passionné on n'a pas besoin d'être payé. Venu demander un conseil à un vendeur, il tomba nez à nez, à sa grande surprise avec Daniel, alias l'archevêque de Canterburry, qui pour la peine aurait pu le confesser. Il partit simplement sans demander son reste.

Dévasté par le trac, il attendait avec anxiété la levée de rideau dans ce grand théâtre à l'Italienne. Dans quelques minutes, devant plus de quatre cent cinquante personnes, il allait endosser le rôle d'un célèbre procureur. Un énorme trou noir, au moment du face à face avec l'avocat de la défense, lui valut quelques sueurs froides, qu'il masqua du mieux qu'il put. Ne trouvant plus son texte, il lui lança d'un air dédaigneux : vous me faites de la peine, ce qui supplanta son partenaire qui, pour le coup, le fit passer pour un très grand comédien, tant la réplique inattendue le laissa pantois. L'avocat de la défense, qui avait compris, continua comme si de rien n'était. Bien malin dans le public, celui qui aurait décelé la faille. C'est peut-être à ça qu'on reconnaît les grands comédiens, à cette capacité de pouvoir improviser, même si ça reste un jeu d'équilibriste. Dans le public, figurait un célèbre juge d'instruction, mais heureusement, il ne le sut qu'après la représentation. Une fois de plus, il tenait le premier rôle et portait la pièce sur ses épaules. Incarner un personnage arrogant et raciste n'était pas une mince affaire. Un jour, à la fin de la pièce, une spectatrice s'étonna : vous avez une voix douce pourtant, c'est étrange. Il ne dit rien, mais prit cela pour un compliment. Pour jouer ce rôle, il s'était vraiment transformé, jusqu'à intimider ses partenaires qui ne le reconnaissaient pas. Incarner un tel personnage l'avait poursuivi longtemps après les dernières représentations et lui avait laissé un arrière-goût désagréable. Si les gens avaient pu lui jeter des tomates durant les représentations, ils l'auraient volontiers fait. Les critiques étaient élogieuses mais tout le monde imaginait que seul un sale type pouvait incarner un personnage aussi dur. Une autre spectatrice lui dit : vous devez pas être facile au quotidien. Ce qui était un peu vrai. Cachet du spectacle, même pas un euro symbolique. On leur dit que la location de la salle coûtait trois mille euros par soir et comme les recettes étaient insuffisantes, il ne restait rien pour les comédiens.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Rencontres

 

 

On ne se rend pas compte à quel point jouer un personnage peut vous poursuivre encore longtemps après et Daniel en avait fait l'amère expérience. Car, que sommes-nous, sinon des pensées, des paroles, et des actes, qui rendent nos énergies positives ou négatives ? Et donc notre présence agréable ou désagréable vis-à-vis des autres. Depuis qu'il faisait du théâtre il était beaucoup plus à l'écoute de son environnement. Il n'hésitait pas à changer de place par exemple, dans les transports en commun ou au restaurant, quand il ne supportait pas la compagnie d'une personne qu'il jugeait nocive. Son niveau de conscience, c'est-à-dire la perception qu'il avait de lui-même et des autres, avait évolué. En sorte le théâtre l'avait soigné, comme une thérapie peut le faire, mais au fond de lui-même, il avait l'illusion de penser que ce métier pouvait le rendre heureux, ce qui était faux, mais il le croyait et n'était pas au bout de ses surprises.

Des acteurs connus, croisés au hasard d'une rue, surprenaient son regard. Ils voyaient en lui un membre de la même tribu. Lui n'a jamais été vers eux, par orgueil, par fierté, par désinvolture, par manque d'opportunisme, par fatalisme. Et c'est bien dommage car malheureusement quand son maître lui dira sur Facebook que ce métier était un métier de rencontre, il sera quasiment trop tard. Trop convaincu d'être doué, il n'avait pas compris que le talent ne suffisait pas, loin de là. Seul, sans relation, issu de « basse extraction » comme aurait dit Molière, et maladroitement mondain, il n'avait que peu de chance de réaliser son rêve.  Que peut-on faire contre son destin ? Lui était sûr de réussir, alors il accepta tous les petits boulots, comme travailler au marché aux puces. Est-ce que d'autres acteurs, connus aujourd'hui, n'avaient pas commencé ainsi ? Il croyait au self made man, à l'Américaine. Rien ne pouvait, donc, entraver son rêve, devenir célèbre. Mais à force de vivre dans le regard des autres, on en finit par s'oublier soi-même et c'est dangereux.  Il accepta d'être serveur dans un restaurant, rendez-vous incontournable, des touristes du monde entier, en quête de flonflon et bal musette à la Française. Là pour soixante euros par jour, entre deux chansons d'Edith Piaf, Daniel virevoltait avec les assiettes de frites saucisses, dans un vacarme assourdissant, digne d'une usine de machines à outils. Devenu sourd à la fin de la journée, il lui arrivait de se faire trente euros de pourboires, dans le meilleur des cas. Un jour, une occasion inespérée se présenta quand il vit débarquer un célèbre réalisateur, avec toute son équipe de tournage, venu tourner un clip sur Paris. Pour jouer la comédie, deux jeunes tourtereaux amoureux étaient filmés à travers les rues de la capitale, pour promouvoir le tourisme de la ville lumière. Il se dit qu'il ne pouvait pas mieux tomber. Il l'approcha au bar entrain de siroter son café :

-         J'voudrais vous montrer quelque chose. Daniel sortit de son sac une photo où l'on voyait le Maître.

-         Un café ?

-         Non, merci, je suis en service.

-         Comment va-t-il ? dit-il, d'un air enjoué, presque affalé sur le bar.

-         Il continue toujours d'enseigner.

-         Super.

-         Oui, c'est vraiment un grand monsieur.

-         Vous lui passerez le bonjour.

-         Je n'y suis plus, mais si l'occasion se présente, je n'y manquerai pas.

La fois suivante, il lui apporta une photo et ses coordonnées, comme c'est d'usage dans ce métier. Le réalisateur lui sauta dessus en lui disant qu'il n'avait pas que ça à faire. Sans dire un mot, Daniel retourna faire les tables, en se le tenant pour dit. Peu importe, il avait le feu sacré et rien ni personne, croyait-il, ne pouvait éteindre cette flamme. C'est elle justement qui allait le consumer de l'intérieur sans qu'il n'y prenne garde.

Incapable de rendre une femme heureuse, il divorça pour la deuxième fois, avec perte et fracas. Totalement démuni, et malheureux comme les pierres, il allait affronter l'avenir seul dorénavant. Sa séparation provoqua en lui une très profonde déchirure comme il ne l'avait jamais vécu auparavant. Mais lucide il savait qu'il n'avait pas d'autre choix. Par chance, il rencontra une musicienne qui le sauva de son chagrin et qui le consola.

-         Attends j'vais dire bonjour à une star... Voilà c'est fait. Devine qui c'était ? dit-il à sa compagne au téléphone.

-         Je croyais que tu plaisantais.

-         Non pas du tout, il est passé sur le trottoir rue de Seine, j'étais en face de lui à l'arrêt sur mon vélo, et je lui ai serré la main, au moment où il m'a croisé.

-         Tu as trouvé ? Raté. Tu as encore une chance. J'te laisse, j'vais essayer de le retrouver.

Il n'avait pas oublié qu'au détour d'une scène de Courteline, son Maître l'avait comparé à cet acteur, en lui disant : « tu vois là, c'est untel ». Ça lui était resté et il voulait certainement le rencontrer. Il n'allait pas rater l'occasion inespérée de faire sa connaissance. Il se mit donc en tête de le retrouver coûte que coûte, alors qu'il avait disparu en traversant le boulevard St Germain. Il le retrouva attablé dans un restaurant à l'angle de la rue de Buci. Harnaché sur son vélo, il engagea la conversation, sans noter de prime à bord qu'il le gênait.

-         Je suis comédien.

-         C'est bien !

Sous-texte : « Qu'est-ce que j'en ai à foutre, que vous soyez comédien, tout le monde est comédien aujourd'hui, la belle affaire ».

-         Vous pourriez jouer mon père dans un film.

-         Euh, mais j'ai pas de film comme ça moi.

Sous-texte : « Il ne manque pas d'air celui-là, et pourquoi pas son grand- père pendant qu'il y est ».

-         J'veux pas vous déranger plus longtemps, lui dit-il,en comprenant qu'il le gênait.

-         Bonne journée.

Sous-texte : « Ya plus moyen de s'asseoir tranquillement à une terrasse, quel con, j'aurais dû mettre une perruque ».

-         Merci, bonne journée.

Et puis tout penaud, il reprit son vélo, comme il était venu. Rencontre prémonitoire, s'il en est, puisque le hasard allait lui offrir un rôle dans l'une de ces pièces. Sur Internet, les critiques les comparaient à tort en pensant à une sorte de clone. Comme le disait bien son Maître : « une pièce réussie commence par un bon casting ». Cachet du spectacle, quinze euros par représentation, ce sera son record.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Léa : J'entends ta voix, mais je ne vois pas ton visage

La Voix : Tu es séparée de moi par un cercle magique

Léa : Qui es-tu ?

La Voix : J'ai oublié, mais je me souviens de moi à travers tes pensées

Shalom Anski. Le Dibbouk ou Entre deux mondes

 

 

RIDEAU

 

 

 

Tout s'était arrêté d'un coup. Plus de casting, ni pour le cinéma, la télévision, ou le théâtre. Le doublage, il avait bien essayé d'en faire, mais quand on a, à choisir entre quelqu'un qui a dix ans de métier et un jeune inconnu, le choix est vite fait. Même la gentillesse et la compréhension d'un sociétaire de la grande maison de Molière, croisé sur un plateau de doublage, ne pouvaient rien y faire. Au bout d'un an, il se rendit à l'évidence : complètement désargenté, sans ressource pour payer même son loyer, oublié de tous dans ce métier, il lui était totalement impossible de continuer à végéter. Son intuition lui disait d'arrêter, que l'on ne pouvait rien faire contre son destin, et que malheureusement ce métier ne voulait pas de lui. Sans savoir pourquoi, il lui revenait en tête le port altier et le visage droit et franc de la grande Micheline Dax, plongeant ses yeux bleus dans les siens, au moment du salut final de Miss Daisy et son Chauffeur au Théâtre Saint-Georges, et il eut envie de pleurer. Après sept ans de bons et loyaux services, il était toujours un inconnu. Le théâtre l'avait rendu vivant car il lui manquait l'essentiel : à savoir aimer la vie. Convaincu que, de toute façon, sa chance était passée, il ne voyait pas comment changer son destin. Le théâtre l'avait rendu plus grand, plus fort, plus beau. Même sans le sou, il ne s'était jamais senti aussi riche intérieurement, parce qu'il était traversé par tous les personnages qu'il avait incarnés, ce qui avait nourri son âme, et le rendait multiple. Comment abandonner tout cela, pour revenir à une vie monotone et insipide ? Il se résigna pourtant à reprendre un travail, ce qu'il accepta la mort dans l'âme, fermant définitivement la porte à sa vie passée. Il ne fallait plus lui parler ni de théâtre, ni de cinéma. Il n'acceptait plus de sortir, même si on l'invitait à voir un spectacle. Au bout de trois ans, un profond mal être avait eu raison de son âme, sans qu'il n'en mesure la gravité. Un instant, il envisagea l'aide d'un psy car il sentait bien que cette fois-ci, il ne pourrait pas s'en sortir seul. Et puis après avoir lu ici ou là les témoignages d'autres personnes déprimées, il relativisa un moment son malheur, en pensant à tort que les choses ne pouvaient que s'arranger avec le temps. La sinistrose ambiante, ses pensées négatives, sa solitude, la montée de l'antisémitisme, les attentats islamistes, ne faisaient qu'entamer ses dernières forces vitales. Il ne rêvait plus que de disparaître dans l'explosion d'une bombe.  En fait, il n'avait pas réalisé qu'en son for intérieur, la vie l'avait déjà quitté depuis un moment. Croyant être encore vivant, il s'accrochait désespérément à un film, un livre, une musique, en se disant qu'il avait encore une raison de vivre. Submergé par un poison intérieur qui rongeait son âme depuis longtemps, il ne voyait pas d'autre issue que de mettre fin à cette souffrance insoutenable, face à laquelle il était totalement désarmé.

Invités malgré eux, les Parisiens se pressaient, par vagues entières dans le métro. Là, côte à côte, ensemble, sur les tréteaux du quai bondé, cette marée humaine était venue une dernière fois lui dire combien elle l'aimait, lui, l'écorché vif. Pour sa dernière représentation, le grand Daniel Kleinman avait décidé d'incarner le Prince le plus emblématique du théâtre, mais aussi le plus révélateur de notre condition humaine. Décidé à abréger ses souffrances, il récita comme on récite une prière, le passage où Hamlet pense au suicide : « Mourir… dormir, rien de plus ; … et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair : c'est là une fin qu'on doit souhaiter avec ferveur ». À cet instant précis, une chose extraordinaire se produisit, là, sortie du fond des âges, l'âme du vrai Hamlet mort en Scandinavie au Moyen Age, pénétra son corps, pour ne plus le quitter. Il était Hamlet. Le seul. L'unique. L'énergie qui parcourut son corps tout entier à ce moment était si forte qu'elle lui fit perdre l'équilibre au moment même où la rame arrivait. Le conducteur horrifié n'eut pas le temps de freiner, et une femme sur le quai poussa un cri horrible. Dans le métro, régnait comme dans un film d'Orson Wells, une ambiance de fin du monde où résonnait dans les hauts parleurs la voix éraillée d'un agent de la RATP : « suite à un incident grave de voyageur, à Palais Royal, le trafic est interrompu. Veuillez emprunter les correspondances ». « Acte » manqué ou pas, Daniel Kleinman venait de mettre un clap de fin à sa vie. Il n'allait manquer à personne dans ce métier. Il emporta avec lui son secret à tout jamais. S'il était encore là pour raconter son histoire à quelqu'un, on l'aurait pris pour un fou. Car ce qui lui arriva ce soir-là était hors du commun.

A la même heure, non loin de là, à deux pas de la station de Métro Palais Royal, retentissait la sonnerie qui annonçait l'ouverture imminente du rideau salle Richelieu. La Comédie Française jouait à guichets fermés la tragédie d'Hamlet, prince du Danemark. Les morts se relèvent toujours au théâtre… Au théâtre. Oui.


Table des matières

 

POUR L'AMOUR DU THEATRE. 3

Au Théâtre ce Soir. 3

La Recette. 5

Comédien et Acteur. 6

L'Artiste. 8

UNE VOIX DESCENDUE DU CIEL. 14

Cyrano. 14

Le Stage. 18

La Vie dans l'Art. 19

Bouffon. 21

Le chaman. 25

ICI ET MAINTENANT. 28

Echappée Belle. 28

Le Maître. 38

Othello. 40

LA MAISON DE MOLIERE. 42

Hernani42

Le voyage. 47

LA TROUPE. 51

Les Femmes Savantes. 51

Un Défi55

DANS L'ARENE. 57

Hamlet. 57

La Galerie. 59

Le Casting. 62

Louis Jouvet. 66

Un Rêve. 68

Le Cinéma. 72

Tête d'Affiche. 76

Les Rencontres. 81

RIDEAU.. 87

 

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