Un long rêve en suspens

Juliet

Vider les verres. Vider les bourses. Vider mon honneur.
Vider ma tête. Ô, mon Dieu, vider ma tête ; j'étais prêt à tout pour ça. J'étais prêt à tout pour ne jamais avoir à partir, autrement que de mon plein gré. J'étais prêt à tout pour ne jamais revenir d'où je viens, comme je viens du vide. Je souffre de vertige ; le vide m'est un aimant qui m'attire comme la lumière artificielle attire le papillon qui se condamne sans le savoir à se brûler les ailes.
Je ne me brûlerai pas les ailes. Je me le suis juré aussi, pour tenir ma promesse, mes ailes, j'ai laissé le monde les arracher.

-Vous ne croyez pas avoir oublié quelque chose ?

Je voulais que le monde entier me donne le tournis. Je voulais que Tokyo m'avale tout entier et me revomisse arraché à mes chairs, vidé de mon sang. Je voulais n'être plus qu'un squelette qui tient debout, redevenir la fondation de moi-même et que la ville néon, la ville de rêves, me recompose de chacune de ses molécules. Que le feu ardent de Tokyo me brûle vif et me fasse renaître de mes cendres.


-Laisse-le, tu ne vois pas dans quel état il est ?

J'ai vidé mon estomac. Ca ne m'était pas arrivé depuis une éternité. Je pensais être immunisé contre l'alcool ; je ne l'étais que contre le bon-sens. Et comme je ne fais rien dans le bon sens, je me suis retrouvé à me diriger à contresens de la personne qui s'avançait vers moi ; en sortant des toilettes, mon crâne a heurté son menton qui a émis un craquement sourd. Je me suis agenouillé au sol, le visage enfoui au creux de mes bras ; un mélange de douleur, de honte, et d'ivresse aussi. Tenir debout était un combat, et la douleur lancinante qui traversa ma tête à ce moment-là a fait évoluer la difficulté en calvaire.
-Je réitère ma question : n'avez-vous pas oublié quelque chose ?

J'ai fait semblant de ne pas entendre. C'est peut-être ce qu'il a cru, mais avec le recul, je crois tout simplement que l'alcool m'empêchait de réaliser que ces paroles pouvaient être destinées à moi-même. Qu'un mec comme lui m'adresse la parole, sur le coup, je ne l'aurais jamais imaginé. Alors, je suis resté accroupi au sol, étouffant ma nausée au creux de mes bras. Tout autour de moi, une musique assourdissante tonnait qui anesthésiait mes sens, telle un bruit blanc servant de rempart contre les assauts sonores du monde et de la vie nocturne. Les basses déchaînées recouvraient les voix emmêlées et dans le bruit tumultueux, le calme était saisissant.
J'aurais voulu me blottir dans ce chaos paisible pour l'éternité, mais dans ce monde, à l'éternité nul n'a le droit. 

-Allez, laisse-le. Tu vois bien qu'il n'est plus conscient de rien. 

-Et ça devrait l'excuser ? Il est celui qui s'est mis dans cet état en premier lieu.
-C'est qu'un gosse, laisse-le.
-Tu dis cela parce que ce n'est que la première fois que tu le vois. Moi, je connais ses magouilles ; derrière ce visage d'ange se cachent des intentions malveillantes. 


Des intentions malveillantes. Sa voix gutturale a résonné en moi comme celle de Dieu m'interdisant l'accès au Paradis. Devant les portes dorées grand ouvertes de l'illusion, j'ai été éjecté par cette voix sentencieuse tel un rôdeur mal vêtu entré par effraction dans le plus beau palais du monde.






-Mon collègue disait que tu n'as vraiment pas de chance, de te trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Mais cet endroit, mais ce moment, c'est toi qui les as choisis, n'est-ce pas ? Tu les as choisis parce que tu savais pouvoir y trouver quelque chose que tu voulais. Moi, je pense simplement que tu n'as eu que ce que tu méritais.

La dernière fois que j'avais eu affaire à la police, c'est parce qu'ils m'avaient ramassé ivre mort dans les rues de Tokyo. Je n'avais rien commis d'illégal ; juste, j'étais un déchet trouvé là, au milieu de la route, sur laquelle il n'avait rien à faire. Ils n'avaient pas eu d'autre choix que de me ramasser ; un déchet au beau milieu de Ginza, c'est une tache noire sur une robe de mariée blanche. Alors, ils m'avaient pris, jeté sur un fauteuil dans un petit bureau isolé et avaient gentiment attendu que je décuve.
Mais ici, ce n'était pas Ginza, et ce soir-là, je n'étais pas juste ivre ; j'étais coupable. Et me retrouver traîné dans un poste de police, face à un homme qui en savait de toute évidence trop, était la dernière chose dont j'avais besoin. Du moins était-ce ce que je pensais alors.
-Ce n'est pas la première fois que je te vois accomplir ce petit manège. Tu ne l'avais pas remarqué ? Tu étais surveillé. Bien sûr, j'ai tout fait pour être discret les premières fois. C'était facile… Ne pas me faire remarquer par toi, c'était facile.

Que voulait-il dire par là ? Le voilà qui partait dans une diatribe sans queue ni tête quand la mienne tournait, de tête, et que je n'avais pas que ça à faire que de subir un sermon d'un mec payé à nous faire payer.
C'est qui, au fait, “nous” ?

-J'aurais pu t'arrêter dès la première fois, si tous les hommes que tu as piégés n'avaient pas été aveuglés par ta lumière irradiante. Même après avoir compris que tu les avais abusés, aucun d'eux n'a voulu porter plainte contre toi. C'est qu'un gosse un peu trop ivre, qu'ils me disent… Un peu trop ivre, et un peu trop beau à leurs yeux aussi, peut-être. Quoi qu'il en soit, tu as bénéficié d'une clémence que tu ne méritais pas, tu le sais, ça ?


En somme, c'est un délit de faciès inversé ; l'on m'accuse d'être trop beau et d'avoir usé de ma beauté contre les autres mais en réalité, si j'étais beau, alors, pourquoi il m'aurait rejeté comme ça ?
“Il”, c'est celui qui occupait mes pensées en ce moment même où je n'aurais dû penser à rien d'autre qu'à un moyen de me tirer de ce mauvais pas. Mais il m'obsédait, allez savoir pourquoi, avec ces pensées malvenues et ces réminiscences percutantes qui se catapultaient dans ma tête comme autant de missiles d'émotions.
J'ai oublié son nom. On va l'appeler “l'autre gars”. Alors l'autre gars, là -celui avec les lentilles bleues et la perruque blanche - pourquoi il n'a rien fait ?
Attendez, j'ai vraiment oublié son nom ou bien je n'ai pas eu la décence de le lui demander?
-Que tu profites de l'ivresse des hommes pour leur soutirer de l'argent, bien que moralement parlant, je ne peux que le condamner, légalement parlant, il n'y a pas grand-chose à faire. Mais profiter d'un instant où ils s'assoupissent malgré eux, ou qu'ils s'absentent aux toilettes, pour vider leur portefeuille et le laisser là où ils l'avaient laissé comme si de rien n'était… Si ce n'était pas grave, je dirais que c'est drôlement ridicule.


Pourquoi tu ne me touches pas ? Pourquoi tu ne fais que me parler, me prendre en photos, me prendre dans tes bras aussi, alors que tu pourrais me prendre tout court ? La façon dont tu me prends dans tes bras, comme ça, en me frôlant à peine comme si j'étais un oisillon de verre que le moindre contact pouvait briser, c'était si énervant, j'avais envie de hurler.
Tu ne vois pas que moi, je veux juste que tu me touches de toute ton âme, de tout ton être ?

-Tu as le droit de garder le silence, mais il n'en est pas vraiment de ton intérêt… Je t'ai pris la main dans le sac, tu sais ? Ou plus précisément, la main dans le portefeuille. Tu pensais vraiment pouvoir mener ce manège indéfiniment ?

Dis-le-moi, si tu ne veux pas me toucher. Dis-le-moi, car je ne t'en voudrai jamais. Je comprendrai que c'est de ma faute. Je ne suis pas idiot ; je suis bien de mauvaises choses, mais je ne suis pas idiot. Et je sais que ce que je suis fait de moi un aimant aux yeux de certains comme un répulsif ignoble aux yeux des autres. Je suis désolé si je t'ai dégoûté.
J'aurais quand même bien voulu que tu me touches.
-Tu pourrais au moins lever les yeux… Ne me dis pas que c'est la honte qui te fait éviter mon regard comme ça, je ne te croirais pas.

Yoshimasa. Il s'appelait Yoshimasa, comment ai-je pu l'oublier ? 

Avec sa perruque blanche formant un halo sous les lumières dansantes du plafond, il ressemblait à un ange auréolé de sa propre aura. Même son regard avait la pureté d'un ange ; c'est peut-être la raison pour laquelle il ne m'a pas touché.
Mais ça, c'est aussi peut-être ce que je me dis pour me rassurer. L'idée que je l'ai dégoûté, elle a beau être sensée, elle me rend quand même un peu triste.
-Je ne pensais pas que tu jetterais ton dévolu sur moi. Je veux dire… Il semble que tu as pour habitude de séduire les hommes avant de les voler, non ? Mais moi, tu ne m'as pas même adressé un seul mot. Tu pensais vraiment que j'étais ivre mort au point de ne me rendre compte de rien ?

J'avais envie de lui dire qu'avant tout, c'est moi qui étais ivre mort, et qu'était arrivé un stade où tout discernement m'était impossible. Mais ça, il devait bien le savoir ; lui et son collègue ont dû me porter -ou plutôt me traîner- jusqu'ici.
-Ben, vous aviez l'air de dormir sur le comptoir, alors…
-Oh, mais c'est qu'il parle.
Je me demandais ce que ça pouvait bien faire, de coucher avec un ange. Si j'avais couché avec Yoshimasa -si Yoshimasa avait couché avec moi- aurais-je été purifié de mes péchés ? Ou aurait-il été sali de se mêler avec la crasse de l'humanité ?

-Tachibana Mia, né le 17 septembre 1991, tu as donc 22 ans… Tu avais déjà été reporté, il y a quatre ans de cela, comme travaillant illégalement dans un host-club…

Un Ange est incorruptible. Comment ai-je pu envisager un seul instant que moi, petite poussière perdue dans le néant, aurais pu avoir une incidence de quelque nature qu'elle fût sur un être supérieur comme lui ? Décidément, je divague, dans un vague à l'âme qui m'emporte au gré de ses envies.
Donc, dans le pire des cas, il ne se serait rien passé ; et dans le meilleur des cas, son contact m'aurait purifié de mes péchés. Il faut vraiment que je couche avec lui. Mais comment faire, puisqu'il n'en a clairement pas envie ? Je ne suis pas du genre à forcer la main. Pas pour ce genre de choses -quant à l'argent…
-Tu as par la suite été barman, rabatteur, vigile dans des clubs de Kabuki-chô…

S'il comptait énumérer tous les sales boulots que j'ai pu faire pour survivre, il allait continuer longtemps. Qu'est-ce qu'il s'imaginait, lui ? Ne savait-il pas que si j'avais pu trouver des hommes à Ginza, je ne me serais pas rabattu sur ce quartier ? Mais je l'ai déjà dit ; à Ginza, je ne suis qu'une ordure oubliée au milieu d'un trottoir immaculé et aux bras d'un homme de là-bas, j'aurais eu l'air d'un épouvantail. Mais ici, je ne suis qu'un élément parmi tant d'autres dans le paysage, et sans détonner toutefois, je réussis à me trouver une place là où j'en ai besoin. Si l'on omet ce commissariat, bien sûr.
-Comment tu t'y prends, au juste ? Pour les faire s'attacher à toi au point qu'aucun d'eux n'a pu se résoudre à porter plainte contre toi. N'es-tu pas un odieux manipulateur ?
-Je dois rester ici à tout prix.

Je crois qu'il n'a pas compris. Ses grands yeux noirs se sont écarquillés de stupeur, et j'ai vu ses lèvres délicatement dessinées s'entrouvrir sur une exclamation étouffée. Quelque part au fond de son regard, j'ai vu s'ébranler une lueur d'inquiétude, comme si le garçon auquel il faisait face était potentiellement un fou dangereux. Mais je ne suis pas fou, moins encore dangereux si tant est que votre argent est en sécurité, mais lui, il ne le savait pas.
-Tu veux rester en garde-à-vue ?
La question était si absurde que je n'ai pas même pensé y répondre. Déjà, mes pensées vagabondaient dans les rues irradiantes de néons et envahies d'écrans géants des quartiers nocturnes de la ville. J'aurais voulu être un courant d'air circulant librement dans les rues, caressant tendrement, doucement -mais impunément- les visages refroidis de milliers de personnes errant çà et là.
-Je suis vivant à Tokyo. C'est à Tokyo alors que je dois mourir.

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