Un mal pour un bien...
Fionavanessabis
Tu quitteras père et mère. Ce fut fait. Pour ne pas faire les choses à moitié, je quittai, quelques quatre enfantements plus tard, ma drôle de moitié de cordée. Il me fallut un point de chute, un havre de cicatrisation. Une seconde peau pour m'envelopper les brûlures.
Je ne vais pas vous faire faire le tour du propriétaire. Pour cela, il faudra venir prendre le thé un de ces quatre. Laissez-moi vous esquisser à grands traits le voyage intérieur, il n'y a que ça qui vaille. La couleur des murs, la nature des revêtements, certes, c'est du pittoresque. Mais l'état dans lequel il était, faisant écho au mien. J'avais heureusement sur moi ma trousse des premiers secours, ma caisse à outils de fille, enfin j'en ai fait des caisses et des caisses, de mes outils. Il allait, à pas de géant, entreprendre mon éducation de la patience, de la constance, du don de soi. Car c'est là son charme. Il ne dévoile pas toutes ses facettes de but en blanc. Juste assez pour que je saisisse que j'en sortirai transfigurée. Changée à jamais.
Une autre l'aurait sans doute trouvé étrange, cahin-caha. Ses failles ne me dérangeaient pas. J'étais assez drôle d'oiseau pour le trouver simplement atypique. Son ossature des années quarante laissait percer son ouverture, sa luminosité, son aspect brut de décoffrage avoisinant avec le plus grand raffinement. Le bois et le verre, le marbre et le béton, il avait majestueusement adopté la palette entière de celui qui est au-delà des modes, inusable, indécrottable. Car il tenait bon, contre vents et marées.
Il m'avait fallu trouver les bons gestes et jauger comment lui venir en aide. Du plâtre s'effritait. Des arrivées d'eau sectionnées. La cuisine avait vieilli, dans son costume pop de carrelage à bulles seventies. Sous la baignoire, rose ourlée de noir, une feuille de journal, le Sud Ouest de 1957.
Il m'avait accueillie avec des douches froides. Il ne m'a jamais traitée comme une princesse. Je lui en sais gré, à lui. Je relevai les manches, je sciai la porte, qui n'avait plus de clé, pour se rendre dans le patio. Je défis la vieille marquise. J'enduisis la cuisine, je me mis à quatre pattes pour faire reluire le parquet, en point de Hongrie, ou à chevrons si vous préférez. Je jouai du rouleau, juchée sur l'escabeau. Sous la terrasse, des hirondelles s'étaient nichées. Et les souris qui visitaient le fournil d'à côté me firent la grâce de chercher un chat, un amour tout en poils.
J'en entends qui piaffent. Quel est cet intrus, longtemps boudé et aux visites clairsemées ? Je ne vais pas vous le faire vite fait sur le gaz, T4 de 148 m2, avec terrasses privatives, en l'état. Il fut le premier étage d'une maison-pharmacie avant d'échouer, au bord d'un héritage, dans le no man's land d'un agent immobilier médiocre, qui ne le voyait pas et dut s'en dépatouiller. Pourtant, il avait gardé ses airs de premier de la classe, avec ses hauts plafonds, ses panneaux lambrissés. Mais il était devenu froid et mutique, retranché sous son aspect défraîchi. Je vous dirai même que pour mettre au jour ses secrets, je lui suis rentrée dans le lard, à coups de masse. Je lui en ai fait cracher des briques, manger, de la poussière. Mis à nu. Mais après passes et repasses, ponçages dans le sens du poil, huilage, il s'est laissé faire. C'est ainsi qu'après un premier été, il avait déjà repris du lustre et des couleurs. Un sourire blanc de chaux à vous damner. Un habit ardoise et anis, blanc d'écume et bleu d'Ouessant, brun népalais et gris orage. Il osa alors se confier et m'avouer que son couvre-chef n'était plus étanche, il versa dans l'émotion, en fit des litres et des litres et se mit à fuire à gros bouillons à chaque averse. Alors je courus, je veillai la nuit, décrochai le combiné, débouchai le stylo-qui-tue-les-adversaires-d'un-seul-courrier, fis venir les spécialistes locaux afin qu'ils se fendissent d'un diagnostic, triturai mes méninges jusqu'à ce que larmes s'ensuivent. Nous fûmes patients, lui et moi, souffreteux et patients. Il se laissa grimper dessus, marcher sur la tête, retourner écaille après écaille, et je doutai, le pensant trop bien pour moi, avec mon petit porte-monnaie partagé en 5 âmes à faire vivre, plus la sienne. Je voulus plier bagage, chercher une demeure plus anodine, mais il ne laissa personne d'autre l'embrasser. Il me retint. Je dus défaire tous les cartons faits à la va-vite. Cela tombait à pic, je n'avais pas envie de le quitter. Et mes enfants, gagnés à son charme, non plus. L'un après l'autre, les cartons disparurent, et les obstacles aussi. Il y eut une locataire, puis deux, nichées sous son aile. Je le savais généreux. Il y eut une nouvelle salle de bains, de nouvelles chambres. L'adieu à ma cuisine refaite avec amour et sueur. Je le savais souple et adaptable. Je peux vous mettre dans la confidence, sa baie vitrée longiligne, sa cheminée en arc-de-cercle à laquelle répondent les alcôves orientalistes du salon n'ont rien perdu de leur aura.
Il y eut ce beau jour où nous nous rapprochâmes, mettant les petits plats dans les grands, et où il me dit, de toute sa superbe, maintenant, on se connaît par cœur, tu m'as offert une seconde jeunesse, à mon tour de prendre soin de toi. Je t'ai appris le don de soi, qui résidait déjà au fond de toi. Ne pas tricher, rechercher l'authentique, aller au plus naturel. Nous nous sommes hissés l'un l'autre à un meilleur niveau de nous-mêmes. J'ai si peu à te dire. Maintenant, et depuis des lustres, je m'abandonne toutes les nuits au sommeil dans ses bras. Quand je rentre lasse, il m'appelle depuis la terrasse. Un battement de cils. C'est tout ce qu'il lui faut pour prendre la mesure de mon pouls. Il me tend les bras et je plonge dans la chilienne. Nous laissons faire le spectacle du ciel qui s'embrase lentement au-dessus de l'eau. Et alors, je vous dis que j'oublie tout. Immensité de l'amour. Petits couacs de canards emmitoufflés dans leur plumage, haute voltige des hirondelles. Senteurs d'éternité. Ma seconde peau s'enveloppe alors de joie et je ne sais plus qui est qui, tout est un, et mon tendre miraculé sort le grand jeu. Alors, une fois le jour achevé, les meubles réagencés, repeints, l'air saturé de jasmin, de lavande et de bois ciré, je déborde d'amour pour lui. Je n'éteins pas la lumière, je m'allonge sans mots et le caresse des yeux, la rotonde de son âtre, l'enfilade de caisses à vin pleines de livres au pied de la baie vitrée, les pavés de verre blancs et bleutés, la vue outdoors indoors sur les patios, et je respire. Je suis heureuse de lui avoir été utile, et de l'être encore, car il reste encore à chauler, jouer du spalter et de l'huile de coude. Je me remémore comme il m'a fait craquer des vertèbres, plier l'échine, relever le menton, verser des seaux et des seaux de liquides variés, eau de chaux, badigeon, huile de lin, grande eau, pour le détendre, le reverdir, lui éviter de grincer des quatre fers. Mais c'est un amour d'appartement, que j'habite autant qu'il m'habite. Je ne suis qu'un prête-nom qu'il bonifie avec le temps. Si je le rends à lui-même, il me le rend bien. Deux fois l'an, il faut bien qu'il fasse son monstre sacré. Alors les badauds affluent sur le pont d'en face, et commentent, encouragent, applaudissent, mesurent la montée de l'eau sous les piles. Sur ma terrasse, je me la joue Juliette en villégiature à Venise. Il n'a pas peur. Il sait que l'eau ne va laper que les marches du rez-de-chaussée. Il ne s'abaisse pas à ce genre de coups fourrés. Je le sais, qu'il a le cœur grand. Un logement plus parfait où me lover, je n'en voudrais pas. Je l'ai dans la peau, et je crois bien que c'est réciproque.