Un mariage

okapi

J'ai abandonné mon appartement avec vue sur la placette vide, mon bureau froid et les quelques vieux qui y pénètrent chaque jour, pantins brinquebalants aux chevelures hirsutes et sourires troués ; j'ai abandonné mes précieux dessins et de rares connaissances : ma voisine, sa fille de 8 ans, et mon chef.

Le soleil pointe à peine derrière l’horizon quand le chauffeur de taxi m'ouvre la portière arrière de son pick up. Une demi-heure plus tard, je descends devant le Mairmont Hotel, imposant carré de verre surplombant San Francisco. J'embrasse du regard Pacific Heights et ses élégantes villas fleuries alors qu'à mes pieds, le rouge évanescent du Golden Gate Bridge se perd dans le bleu de l'océan. J'aimerais rester là, à respirer cet air nouveau, mais je n'en ai pas le temps. « Mademoiselle, bienvenue au Mairmont Hotel ! » Le bagagiste prend ma valise et pénètre dans l'immense cube aux vitres fumées. Les employés, identifiables à leur sourire figé et leur uniforme bleu nuit, se déplacent à pas feutrés sur la moquette sombre ; le long des murs, les reproductions du Carré noir de Malevitch et de quelques Compositions de Mondrian laissent éclater pureté glaciale et profondeur mystérieuse, tout en apportant la touche finale au parfait agencement géométrique du lobby. Une cage de verre m’emmène au 42e étage. Je ne fais qu’une pause rapide dans ma chambre avant de redescendre.

J'attrape le bus au pied de l'hôtel. Les rues défilent, les palmiers montent et descendent ; à chaque approche du précipice, caché derrière les collines, je me serre un peu plus contre mes compagnons de voyage. Une jeune femme et son ami, portant tous deux un bonnet rose terminé par de longues oreilles de lapin, rient aux éclats ; un manchot dégarni caresse un magnifique Persan enroulé telle une écharpe autour du cou d'un vieil homme ; à côté de lui, une dame aux cheveux blancs ajuste ses lunettes de piscine (peut-être pense-t-elle que le précipice nous mènera tout droit au fond de l'océan). Je m’arrête devant le Golden Gate Park, loue un vélo et prends la direction du jardin japonais. Le chemin me mène vers un bosquet où sont installés quelques bancs et tables vides. Je m'assois ; devant moi, enlacé contre la rambarde d'un petit pont, un couple de mariés se fait prendre en photo sous le regard amusé d'un jeune homme. Ce dernier jette un œil dans ma direction. « C’est bien d’ici que l’on a le meilleur point de vue ! » me lance-t-il. Nous restons là, silencieux, observant la scène avec, parfois, quelques secondes d'oubli où nos regards se croisent. Durant quelques minutes, peut-être beaucoup plus, le mien parcourt de longs doigts fins, un col de chemise fraîchement repassé, s'arrête sur une chevelure faussement sage et un visage à la peau diaphane. « Bonjour ! » Le futur marié s’approche, mains dans les poches, et me demande sans transition : « Comment t'appelles-tu ? » Etrangement, cette question me déroute. Je les regarde tous les trois intensément. Les racines et les liens qui les unissent m'ont toujours été étrangers. L'attachement à la famille, je ne l'ai jamais ressenti. J'ai pourtant cru que ce moment arriverait lorsque j'ai emménagé, il y a un an et demi, dans le village de Verny, où ont vécu mes parents et – je l'appris peu après – mon grand frère. Mais ce frémissement du cœur tant attendu est resté enfermé dans un rêve, car j'ai bien vite compris que je ne retrouverais jamais trace des miens. Les Mornay n'habitaient plus là depuis une dizaine d'années ; ils avaient vendu la maison et disparu, quelque temps après la mort de leur fils. Jamais ils n'avaient fait référence à un autre enfant. Ces nouvelles m’ont propulsée dans le néant. J'ai alors substitué aux liens du sang un attachement profond à l'art. Je m'initiais peu à peu au langage codé de la création, je comblais le vide en tissant une toile secrète, jusqu'à m'y mouvoir avec agilité et délectation, à mesure que ce langage devenait mien.

« Je m'appelle Aurore ». Le futur marié me tend la main. « John, enchanté. Voici Iren, ma fiancée, et tu as déjà fait la connaissance de Martin, mon frère et témoin. » « Que fais-tu ici ? » enchaîne Iren. Je réponds avec une légèreté un peu forcée : « Eh bien, je suis simplement en vacances ! » « Super, y a plein de choses à faire à San Francisco ! » « Moi, je crois que tu n'es pas simplement en vacances ». Je lève les yeux vers Martin, qui m'observe avec un air de défi. Je soutiens son regard, une, deux, cinq secondes. « Attendez-moi ici ! » J'enfourche mon vélo, dévale la pente jusqu’à la sortie du parc, arrive au pied du cube de verre 10 minutes plus tard, avale les escaliers, fais glisser la carte magnétique dans la serrure, ouvre l'armoire de l'entrée, fouille dans la poche arrière de la valise, prends crayons et carnet à dessins, redescends et fonce vers le parc. Ils m'ont attendue. Je place Iren et John, ébauche plusieurs portraits, garde en mémoire leur émotion, leur fraîcheur. Martin m’accompagne un long moment encore. Nous partageons un thé puis je lui demande de choisir une esquisse, à laquelle je retravaille aussitôt. Avant de partir, je glisse le portrait dans une large enveloppe que je lui remets. Epuisée, je regagne l’hôtel et plonge dans un profond sommeil, perchée à 100 mètres au-dessus du sol.

Comme dans un rêve, je m’éveille apaisée, glisse mes pieds dans des chaussons moelleux et me  fais couler un bain. J’entends la sonnerie douce du téléphone. « Mademoiselle, il y a un visiteur pour vous. » Je  descends jusqu’à la réception, m’approche de Martin, lis la carte qu’il me tend : « Aurore, nous serions heureux de te compter parmi les invités à notre mariage. Iren Lawson et John Miller ». Comme dans un rêve, Martin ajoute : « Le portrait que tu m’as donné ornera la table des mariés, à laquelle tu as ta place. »

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