Un mur de trop : sur les aîles de Barak première partie

Bernadette Dubus

roman d'anticipation et d'aventure éditions Clair de Plume 34 isbn n° 978-2-918997-83-2 TOME 1 isbn n° 978-2-918997-84-9 TOME 2

Prologue

 

3050 Il y a bien longtemps… La Basse Epoque

 

Quand une phrase ténébreuse, alambiquée vous donne le vertige, souvenez-vous que ce qui donne le vertige c'est le vide."

Sacha Guitry

 

 

Assis devant son bureau vide, le vieil homme semblait rêver. Son visage ridé était livide, du teint blanchâtre de celui qui n'a pas vu le soleil depuis longtemps. Sous ses doigts, rien que le contact de la matière inerte, une matière qui fut vivante il y avait bien des années, des siècles peut-être. C'était un vieux bureau en acajou, patiné, sur lequel il avait travaillé des années durant. Travail acharné, lutte sans merci pour sauvegarder la mémoire des hommes. Un vieux bureau, vide, lisse, sans un seul papier, un seul crayon. Il ouvrit un à un les tiroirs, aussi vides que des coquilles de moules mortes rejetées par la mer. Il promena un regard désespéré sur les étagères en acier remplies de boîtes du même alliage dont la capacité de résistance devait protéger des milliers de livres des injures du temps, traverser les siècles et même les millénaires. Tout le savoir du monde, en fait, caché dans le ventre de la terre.  Le livre qu'il tenait entre les mains, aurait pu faire sourire celui qui n'était pas au courant de l'autodafé immonde qui se préparait. « L'origine du monde », un nom ronflant pour un livre qui avait pris des années d'existence à ses auteurs. Le professeur se souvenait des heures sans sommeil, des recherches fastidieuses et des rendez-vous clandestins avec des confrères – plutôt des frères courage - pour écrire un ouvrage destiné aux générations futures. Le professeur trouvait qu'il ressemblait un peu trop à la Bible, avec ses annotations pompeuses faisant référence à des hommes illustres et des évènements transformés en aventures fabuleuses. Un genre d'épopée, plus proche de l'Iliade  et l'Odyssée d'Homère que du livre d'histoire. Mais les autres l'avaient voulu ainsi. « Il faut qu'il soit ludique, énigmatique, pour que les hommes du futur aient envie de rechercher des preuves de l'authenticité des légendes cachées en son sein », répétaient-ils en scandant les mots comme une musique. Il avait haussé ses épaules déjà voûtées, mais n'avait pas voulu les contrarier et s'en félicitait car la plupart d'entre eux étaient déjà morte, assassinés par les fous au pouvoir.

- Professeur, il est temps de partir.

Celui qui l'interpellait était un grand homme brun, maigre, pas rasé, avec d'immenses yeux noirs, durs et décidés, enfoncés dans leur orbite et auréolés de cernes bruns. Il n'avait pas trente ans mais secondait le professeur depuis la fin de ses études. Le professeur ne répondit pas. On l'arrachait à son rocher, son seul refuge comme s'il avait été une vulgaire arapède[1].

- Monsieur, il faut partir. Je vous en prie, le temps presse.

Le vieil homme se tourna vers lui, ses yeux bleu délavé embués de larmes, et referma le tiroir sur le précieux livre.

- Je ne peux pas. Je ne peux pas les abandonner.

- Professeur, s'insurgea le jeune homme, je vous sortirai d'ici par la force s'il le faut. Dans vingt minutes l'entrée va exploser et vous serez enseveli vivant. Je ne vois pas en quoi ce sacrifice apporterait quelque chose de plus au monde.

- Qui se souviendra ? soupira le vieux professeur.

- Qui ? Peu importe. Nous avons fait notre devoir. Dépêchez-vous.

- Là où vous allez, ce n'est pas ma place.

- Ce n'est pas la mienne non plus, répondit amèrement le jeune homme. Mais nous n'avons pas le choix.

La voix du jeune assistant monta dans les aigus et dérailla submergée par l'angoisse.

- Nous n'avons pas le choix et vous le savez bien.

Venez, rajouta-t-il en lui tendant la main.

Le professeur Charbit se leva doucement comme si le poids du monde reposait sur ses maigres épaules. Il portait un pantalon et une chemise trop amples pour lui et des tennis défraîchis sans chaussettes. Il y avait longtemps que l'argent lui manquait pour en acheter. Et puis, il était trop vieux pour se battre afin de s'en procurer. Il demanda encore :

- Avons-nous tout répertorié ?

- Monsieur ! supplia l'assistant. Cela fait dix ans ! Oui, nous avons tout répertorié. En tous cas l'essentiel.

- Tout est essentiel, murmura le professeur pour lui-même. Mais pour qui l'avons-nous fait ? Pour qui ? Pour quoi ?

Il n'obtint aucune réponse et suivit son assistant en traînant les pieds.

Derrière eux, de lourdes portes se refermèrent comme celles d'un coffre-fort de banque. Le professeur  les verrouilla et mit les deux clés dans sa poche. Un quart d'heure plus tard, ils étaient dehors. Le soleil de l'hiver arrivait à peine à adoucir la température. La neige faisait un tapis blanc recouvrant la maigre végétation agonisante. Cinq minutes plus tard, une gigantesque explosion ébranlait la montagne faisant fuir des centaines d'oiseaux.

- Montez professeur, dit l'assistant en ouvrant les portes de l'hélicoptère. Nous partons.

Ils n'étaient que deux à bord, deux scientifiques rescapés de l'holocauste, les derniers à s'enfuir. Mission secrète s'il en était une, menée à bien. L'assistant était fatigué.

- Vous savez vraiment piloter cet engin ? lui demanda le professeur.

- Et comment ! C'est une petite machine fiable, rapide et capable de monter à des hauteurs impressionnantes. Elle peut nous conduire au bout du monde... Enfin, elle peut si nous ne sommes pas interceptés en route…

- Que Dieu bénisse nos descendants, dit le professeur.

Le jeune homme secoua la tête. Dieu, quelle dérision. Comment pouvait-on croire encore en Dieu dans ce monde ?

L'hélicoptère s'éleva dans les airs, abandonnant derrière lui la mémoire de l'humanité, avec les Pyrénées en gardiens fidèles.


***

 

 

CHAPITRE I

 

"La poésie de la terre ne meurt jamais."

John Keats

 

 

 - Mesdames et messieurs, vous n'imaginez pas les horreurs vécues par nos ancêtres...

Valentine s'épongea le front. Trois mille paires d'yeux la regardaient et son angoisse tournait à l'obsession. Ils étaient tous rivés à ses lèvres, terrorisés, étonnés ou sceptiques. Un projecteur trop puissant braqué sur son visage y fit perler, juste en dessous de son nez, trois gouttelettes salées qui dégoulinèrent sur ses lèvres. Si au moins elle n'avait pas eu la mauvaise idée de se maquiller ! Mais voilà, pour sa première intervention en public, elle voulait faire bonne impression. C'était réussi !

- Pourvu que personne ne remarque que j'ai trop chaud et surtout un trac fou... se dit la jeune femme avec inquiétude.

L'amphithéâtre de Masopa, capitale du Grand Pays, était plein à craquer. Des scientifiques de la totalité de la nation étaient venus pour entendre le compte-rendu de ses prétendues découvertes. Il y avait les membres de la délégation des habitants de la région Ouest, noirs comme une nuit sans lune, qui souriaient de toute la blancheur de leurs dents immaculées. Ces gens-là lui fichaient encore plus le trac avec leur rire franc que les autres dont les sarcasmes rentrés dans la gorge et le visage impassible en disaient long sur le crédit qu'ils accordaient à ses recherches. Les receveurs d'informations étaient là aussi, toujours présents, prêts à l'agresser à la moindre anicroche. Ils bénéficiaient de tous les droits et cette omnipotence l'inquiétait. Quant aux étudiants, pour la plupart ses propres élèves, ils lui vouaient une admiration sans borne qu'elle estimait être loin de mériter et qui lui paraissait malsaine. Elle aurait voulu s'en aller, n'avoir jamais été historienne, n'avoir jamais accepté cette conférence grotesque. Pour qui ? Pour quoi ? Quel en était l'intérêt ? Personne ne s'intéressait à l'histoire de toute façon. « Que faisait-elle ici ? » se demandait-elle à présent, face à cette foule hostile.

- Mesdames et messieurs, poursuivit sa voix comme si elle avait pris son autonomie par rapport à elle-même, c'était la fin de la Basse Epoque. Une époque pratiquement inconnue, je vous l'accorde. Peu d'informations sont parvenues jusqu'à nous. Très peu de vestiges subsistent, vous savez lesquels, il n'y a pas de quoi pavoiser. C'était le début du troisième millénaire et la seule certitude que nous ayons, c'est que la planète était devenue un immense dépotoir où les hommes du monde entier vidaient leurs déchets...

Elle marqua un temps d'arrêt pour savourer leur trouble. Des rires fusèrent. Quelqu'un siffla au fond à droite. Elle décida de ne pas se laisser intimider.

- Oui, oui, bien sûr... Une grande poubelle à l'air libre. Les microbes y pullulaient dans les moindres recoins des logements. La nourriture y était infectée au plus haut point, l'eau polluée, les hommes y mouraient de maladies, mangeaient n'importe quoi. J'ai découvert une étrange légende au sujet de leurs denrées alimentaires... Quelques poignées d'humains se seraient battues pour garder leur « fromage de chèvre ». Il semblerait, d'après certaines légendes, que le fromage de chèvre était une sorte de nourriture à base de lait d'un animal, la chèvre, qui faisait fureur quelque part au nord de la Méditerranée… et ici, chez nous, au sud. Mesdames et Messieurs, à la Basse Epoque, les hommes se nourrissaient de sous produits d'animaux, mangeaient même des animaux...

Un brouhaha suivit ses scandaleuses déclarations. Quelques excités se mirent à hurler.

- On se moque de nous, c'est dégoûtant !

- Ton ancêtre peut-être mais pas le mien ! Cannibale ! Mais pour qui nous prend-on ?

Les receveurs d'informations s'en donnaient à cœur joie. Les confrères de Valentine haussèrent les épaules. Elle avait toujours été l'enfant terrible de la famille. Il fallait des preuves. Avait-elle des preuves ? Non, des preuves, elle n'en avait pas. De vieux objets bizarres appelés autrefois « des manuscrits » ne pouvaient pas être considérés comme des preuves. Ces objets-là, pour le commun des mortels, étaient bons à mettre à la destruction, ni plus ni moins. Allez savoir ce que véhiculaient comme saletés des objets pareils ? Heureusement pour elle, le commun des mortels ne savait pas qu'elle en avait en sa possession et n'était pas au courant de la vraie nature de ses recherches. Moins encore, bien entendu, de ses intrusions dans la bibliothèque centrale où il était interdit de fouiller.

- Tu veux prétendre aussi qu'ils croyaient vraiment que l'homme descendait du singe ? Que ce n'était pas une légende ? l'interpella une voix goguenarde.

On rit de bon cœur. Tout de même, n'exagérons pas. Et bien si, justement, elle allait le leur dire ! Mais elle perdit contenance. C'était la première fois qu'elle parlait en public. Elle, elle était du genre solitaire, peu bavarde, toujours perdue dans ses pensées. Pour dire quoi ? Elle avait l'impression que tout avait été dit. Seule l'histoire avec un grand « H » la passionnait. Surtout la Basse Epoque, à la fin du deuxième millénaire. Un grand chaos historique avait suivi - à peu près vers les débuts du troisième millénaire- une période d'épanouissement culturel que tout le monde ignorait à présent. Elle s'enflamma. Elle n'allait pas se laisser impressionner par des illettrés !

Elle prit sa respiration et répondit :

- Et bien, oui, c'est exact ! Les hommes croyaient qu'ils descendaient du singe, qu'ils avaient vu le jour quelque part en Afrique du sud habillés de peaux de bêtes, se battaient avec des haches et des flèches en pierre. Ils mangeaient de la viande crue avant de découvrir le feu, chassaient les animaux et s'entretuaient. Voilà ce que croyaient les hommes du deuxième millénaire, et c'était vrai. Les hommes vivaient ainsi il y a près de douze  mille ans.

Cette fois, la salle entière explosa. Elle avait poussé le bouchon un peu loin.

- C'est inadmissible ! Indigne d'un scientifique ! Les hommes primitifs venaient des étoiles, ont construit les avions, et n'ont jamais mangé de viande crue ni de fromage de ce que vous voudrez ! Du fromage ! Quelle est encore cette invention ? Du résidu d'animal ? C'est dégoûtant ! Soyez un peu sérieuse, ne réinventez pas l'histoire !

Mais, hélas, elle n'inventait rien. Elle en était intimement persuadée. Mais ce n'était pas sa faute si leurs ancêtres leur faisaient honte... Bientôt, ils feraient honte au Grand Pays tout entier. Elle s'en moquait. Tous l'ennuyaient. Malgré l'hostilité générale qui transpirait comme suintant d'un énorme corps, elle poursuivit :

- Revenons au début du troisième millénaire, s'il vous plaît. A cette époque-là, le monde était divisé en nations. Ces nations étaient indépendantes, dispersées à la surface du globe terrestre. Certains pays faisaient la loi, dirigeaient, régentaient tout. La moitié de la planète crevait de faim, l'autre moitié mangeait trop et n'importe quoi. Un pays semble s'être insurgé contre cette consommation anarchique et dangereuse de nourriture. Il se situait sur un continent à l'ouest de l'océan Atlantique déjà nommé ainsi à cette époque. Ils parvinrent à imposer leur mode de nourriture qui consistait primitivement en de petits paquets transparents aseptisés. Un grand pas était franchi dans l'alimentation mais ce ne fut pas facile. Ce qu'il y avait dans ces petits paquets, je l'ignore, toujours est-il que les autres pays n'acceptèrent pas de capituler aussi facilement. Ils tenaient à leurs coutumes. Une guerre économique et psychologique s'en était suivie. C'était quelques temps après l'an deux mille, je ne peux pas  déterminer exactement la date... Mais des populations entières ont perdu la vie faute de nourriture, car ces petits paquets aseptisés n'étaient pas distribués à tous, pas plus que les aliments naturels. Il y avait trop de monde.  Des milliards de gens…

A ce stade de son exposé, la salle ne riait plus. C'était la première fois que quelqu'un osait pousser la porte interdite de l'étude de cette époque. Un sujet tabou. Jusqu'à présent, l'homme avait préféré fermer les yeux, ne pas savoir. Ne pas apprendre ce qu'il y avait avant. Une angoisse ancestrale ou peut-être une dangereuse fascination s'attachaient à cette époque au point qu'aucun écran d'histoire n'osait en parler. Tout juste était-elle mentionnée – et encore fallait-il interroger l'écran, ce dont personne n'avait cure - résumée en quelques phrases laconiques :

Basse Epoque : mille ans avant Jésus-Christ, trois mille ans après... Quatre mille ans d'inconnu. La seule chose dont nous soyons sûrs, c'est que les hommes se déplaçaient en avion et venaient des étoiles.

Avion : sorte de machine volante flanquée de deux ailes latérales. Nous ignorons de quelle manière il pouvait voler. Le seul avion qui subsiste se trouve loin de Masopa, dans la résidence des  sept sages.

Chaos : choc entre les civilisations qui a détruit la majeure partie de la planète vers l'an plus ou moins deux mille cinq cent après Jésus-Christ. Aucune date précise.

 

La Basse Epoque fut maudite une bonne fois pour toutes, pour d'obscures raisons, par les hommes du quatrième millénaire. Il ne restait que quelques noms, comme Jésus Christ, Bouddha et Mahomet. Le fait qu'ils furent restés dans la mémoire collective faisait présumer de leur importance. C'était probablement des chefs politiques. Nul ne pouvait le dire. On disait que Jésus Christ marchait sur l'eau, guérissait les malades, que Bouddha vivait sans se nourrir et prêchait la non-violence, que Mahomet avait conquis la moitié de la planète avec une poignée de disciples. Mais tout cela restait du domaine de la légende. C'était tout ce que la bibliothèque centrale de la mémoire collective possédait comme information pour le commun des mortels... Et, répétons-le, personne ne s'intéressait à la bibliothèque centrale.

Et maintenant, cette Valentine Casteldetri avec sa thèse imbécile qui venait mettre à bas trois mille ans de tranquillité, de béatitude collective ! Tout cela pour dire aux hommes l'ignorant que leurs ancêtres mangeaient des animaux et se faisaient la guerre ! La guerre ! Une horreur du passé que l'homme moderne avait banni de son langage et qui n'existait même plus dans son subconscient ! Peut-être même plus dans ses gênes, si tant est qu'elle y ait un jour existé.

Voilà bien des préoccupations de scientifiques ! Des fainéants, tolérés uniquement parce qu'ils amusaient le public avec des inventions toujours loufoques ! On ne leur demandait pas de penser, mais de faire rire. Cette petite Valentine ne faisait rire personne. Après tout, ce que faisaient les hommes d'antan, tout le monde s'en fichait comme d'une guigne.

Hélas, le mal faisait son chemin. Chaque humain de la salle se disait que peut-être une bête dormait en lui... Une bête, tapie depuis des millénaires, prête à resurgir, à le dévorer ? Cette fois-ci, c'était la foule qui transpirait et pourtant elle n'était pas sous le feu des projecteurs...

Le petit costume bleu de Valentine l'indisposait. Pourtant, il était fait d'un tout nouveau tissu en fibres végétales très confortable. Bien coupé, il moulait ses formes, flattait ses trente ans. Elle avait l'impression qu'il se déchirait et qu'elle allait se retrouver nue devant cette foule hystérique. Cette foule qui la violait moralement. Elle se dit qu'elle n'aurait pas dû venir... Qu'elle n'aurait pas dû le leur dire... Et pourtant, ils devaient savoir ! Le voulaient-ils seulement ? De quel droit leur communiquer son angoisse ? Pour l'apaiser ? La partager ? Elle se transmettait comme une maladie mais elle était toujours là, perfide... Elle ne se donnait pas seulement comme un cadeau empoisonné, non, elle se répandait, elle se démultipliait.

 « Valentine, tu n'es qu'une petite imbécile, tu veux épater le pays entier avec un passé dont personne ne veut ! » se disait Valentine chagrinée par une telle escalade de colère contre elle.

Mais non, elle ne voulait pas épater tout le pays ! Non, mille fois non ! Il fallait qu'ils le sussent même si ça faisait mal...

Son angoisse engluait la salle entière. Ils ne seraient plus jamais les mêmes. Elle avait du mal à déglutir. Elle avait soif et  envie de partir.

- Donc, pour résumer, vous dites qu'il y a quatre mille ans le monde était divisé en nations ? Plusieurs états en somme ? Plusieurs dirigeants ? Comment est-ce possible ?

Elle voyait à peine celui qui parlait au fond de la salle. C'était un receveur d'informations. Elle les exécrait. Il allait  la dépecer comme jadis leurs ancêtres le faisaient avec les animaux.

- Comment est-ce possible ? Je l'ignore. Mais c'est ainsi. J'ai mis dix ans à recenser toutes ces informations en étudiant les légendes du Grand Pays. Il y avait plusieurs nations, c'était très compliqué. Chaque nation avait un chef d'état, des lois souvent différentes, voire contradictoires, était maître chez elle. D'après certaines légendes, ils avaient établi un pacte d'entraide qui ne servait à rien sauf peut-être à leur donner bonne conscience. J'ignore quel était ce pacte. A cette époque, les hommes ne parlaient pas tous le même langage...

Nouveau brouhaha. Le receveur d'informations sembla satisfait de sa réponse car il n'insista pas.

Plusieurs langages ! On aura tout vu. Pour la majeure partie des scientifiques présents, cette thèse puait l'arnaque à plein nez. Pouvait-on laisser dire de telles inepties ?

- Qu'avez-vous à rajouter ? Cria un receveur d'informations du fond de la salle. Au point où nous en sommes.

Des choses à rajouter ? Elle en avait, et pas des moindres. Leur dire que la moitié de la planète avait été détruite par des inondations, tremblements de terre et autres réjouissances ? Que les hommes s'étaient entretués pour quelques parcelles de terre ? Elle n'osa pas, ne répondit pas et descendit de l'estrade.

La moitié de la salle se leva, la séance était close. Son intervention était terminée. Elle laissa la place à l'inventeur d'une moulinette automatique qui broyait les légumes en disant leur nom, leur origine, les vitamines qu'ils contenaient et beaucoup d'autres informations passionnantes au sujet des carottes, des navets et même des ignames. Tout le monde allait bien rire et applaudir parce que cette petite merveille était un puits de connaissances, amusante de surcroît, tout en couleurs avec deux gros yeux à l'air vivants. Tout le monde se fichait complètement de la Basse Epoque.

Ouf ! Il était temps ! Le petit costume bleu n'aurait pas tenu un quart d'heure de plus.  Elle le sentait craquer aux coutures comme si lui aussi répugnait au contact de sa personne. Et pourtant, elle et son costume ne faisaient qu'un, comme une seconde peau. Une invention extraordinaire ! Autre chose que ses élucubrations sur le passé. A part que ses élucubrations n'en étaient pas. C'était bien cela le problème.

La salle était mitigée. Sceptique ou fanatique. Beaucoup ne lui serreraient pas la main à la sortie. Elle s'en moquait.

Où était l'esprit scientifique dans ces réactions primaires ? On la fustigeait ou on l'encensait. C'était la même chose. Ils n'avaient rien compris. Ils prétendaient qu'elle avait l'esprit scientifique préhistorique. C'était peut-être pour cela qu'elle s'intéressait à la Basse Epoque. Certains rigolaient en disant que sa réaction était normale, ses ancêtres étaient des singes... Qu'ils devaient manger des animaux quelque part de l'autre côté du Mur, ça avait dû laisser des traces dans ses neurones... Le lendemain, dans les bulletins d'informations, les crieurs de rues diraient : « Venez prendre des nouvelles de la femme qui descend du singe » ou « la rescapée de la guerre des fromages fait son spectacle » ! Pourquoi pas ? Les receveurs d'informations ne savaient plus quoi inventer pour amuser les gens. Elle aurait au moins réussi une bonne blague si elle n'était pas parvenue à ses fins. Si, en plus, elle leur disait qu'à l'heure actuelle ses travaux portaient sur des sortes de bouts de chiffons probablement fabriqués avec des arbres, ce serait complet. Elle serait élue bouffonne de l'année, le rêve de toute jeune fille normalement constituée... Tout le monde s'assiérait en rond sur la place publique et s'esclafferait en écoutant les crieurs de rue raconter ses exploits.

« Et mes sources ? pensa-t-elle. Personne n'a demandé à les connaître. Ce monde me dégoûte : pas de rigueur, pas de discernement. Méritent-ils la connaissance ? Je commence à en douter. J'aurais dû garder mes informations pour moi ou pour un petit comité. Mais quand le Grand Appariteur de l'université m'a proposé cette intervention, j'ai été subjuguée. Faire profiter les autres de mon savoir, quoi de plus noble ? A part que quatre vingt dix neuf pour cent de la population n'a pas envie de savoir, surtout des choses aussi morbides. C'est un peu comme si j'étais venue les insulter en public… »

Elle quitta la salle sans que le présentateur ne l'eût remerciée. Lui aussi était très vexé, elle avait failli faire capoter sa prestation. La moitié du public était partie, c'était la première fois qu'il avait si peu de succès. C'était une bonne aubaine pour l'inventeur de la moulinette, après elle, il allait faire un malheur…

Quelques étudiants, qui buvaient ses paroles comme un élixir de vie et lui resteraient fidèles contre vents et marées, l'encouragèrent, lui secouèrent le bras pour lui prouver leur attachement. Ils auraient pu lui serrer seulement la main, non, ils la regardèrent avec des yeux brillants d'admiration, et agitèrent son bras comme s'ils avaient pu, par ce seul geste exacerbé, lui prouver leur gratitude. Si ça continuait, en plus des angoisses qui la submergeaient et de l'humiliation, elle aurait une épaule démise... Que n'était-elle restée tranquillement chez elle !

Déjà toute petite il fallait qu'elle se fît remarquer. Toujours première en classe, jamais de réprimandes, jamais de mauvais points pour indiscipline. Elle avait soif d'apprendre, de savoir. Tout l'intéressait. En histoire, elle excellait. En cours de photographie, elle était loin devant tous les autres élèves. Les mathématiques la passionnaient, les cours de pratique manuelle en tous genres la fascinaient. Elle était la risée de ses camarades de classe, la bête noire des professeurs. « Elle finira mal », prophétisait son professeur principal. Il avait raison, ce brave homme... Elle était une scientifique, historienne par-dessus le marché, ce qui prouvait qu'elle avait mal tourné... Aucune famille normale n'aurait été ravie d'avoir un scientifique en son sein. Certains, dont son inspecteur d'âme, pensaient que c'était à cause du mariage d'amour de ses parents. Cela ne se faisait pas le mariage d'amour, c'était contraire à la morale. Le plaisir physique et les sentiments n'allaient pas de pair. Il y avait les machines à jouir pour se faire plaisir, les plaisirs solitaires étant fortement encouragés par les dirigeants qui voyaient dans ces pratiques un moyen de canaliser des pulsions presque condamnables. Le mariage était un contrat, pas une affaire de cœur, à la rigueur de corps c'était toléré. Pour faire un enfant, il fallait en faire la demande à l'administration centrale au moins un an à l'avance. Cela décourageait les têtes en l'air, ceux qui n'étaient pas prêts à accueillir un petit être tout neuf et sans protection. Ses parents s'aimaient d'amour, physique et moral, elle était née en clandestine, sans autorisation préalable. Ce qui aurait expliqué ses problèmes psychologiques. Elle avait toujours été élevée dans l'amour. Un scandale. Son père avait fait trois mois de travaux dirigés en punition... Heureusement, elle avait eu la chance de ne pas avoir été enlevée à sa famille, ce qui était la punition extrême dans ce cas-là. Mais son père était un bon technicien, il n'avait jamais donné des signes d'insurrection et les sept sages considérèrent que trois mois de travaux d'utilité publique seraient suffisants. Ils avaient dû l'être puisque ses parents n'avaient pas récidivé. Son frère avait été demandé un an à l'avance à l'administration centrale comme l'imposait la loi. Ils avaient été élevés de la même façon, avec amour. Son inspecteur d'âme disait qu'elle ne riait pas assez. Qu'en savait-il, et où était le rapport ? s'insurgeait-elle quelquefois. On pouvait bien aimer et rire. Chez eux, ils étaient très joyeux, pas plus tristes que les autres. Personne n'avait jamais voulu la croire. Si cette petite était trop intéressée par les études, c'était qu'elle s'ennuyait, qu'elle était morose, affirmaient les médecins. Elle ne l'était pas. Elle aimait la vie, boire, manger, s'amuser. Ils avaient fini par la rendre austère et solitaire à force de persuasion. Elle avait dû faire des camps de jeunes où elle avait appris à faire des farces, à prendre la vie du bon côté, à rester un enfant tout en étant adulte. Un enfant, elle en aurait voulu un, mais pas un époux sur mesure. Alors elle gardait pour elle cet impérieux besoin, essayant de le transcender. Son bébé, c'était la Basse Epoque. Y connaissait-on l'amour ? Certains lui auraient dit que cette question était sans intérêt. Pour elle, c'était la question primordiale, celle qui l'obsédait chaque nuit lorsqu'elle éteignait la lumière et qu'elle se retrouvait la proie de l'ombre. Heureusement, son inspecteur d'âme n'en savait rien. Elle avait appris à tout lui dissimuler. Elle était la grande dissimulatrice, la reine du détournement de pensée. Ce n'était pas facile. Il était réputé être le plus grand inspecteur d'âme, l'un des plus grand peut-être de ce temps et elle, petite scientifique indisciplinée, elle lui mentait. Cela lui procurait un plaisir immense. Il fallait être une très grande menteuse pour réussir aussi bien à tromper un inspecteur d'âme... Heureusement. Elle n'aurait pas voulu qu'il sût que son plus important secret était de connaître l'amour, celui qui était interdit. D'après l'Ecran du Grand Savoir, c'était extrêmement douloureux et dangereux. Un grand bonheur suivi d'une intolérable souffrance dont on pouvait mourir. Quelle importance ? La mort n'intéressait plus personne. Dans ce monde où l'on ne mourait plus que de vieillesse, les hommes ne s'intéressaient plus à la mort. On vivait, on riait, on s'amusait et la dernière pirouette était la mort. Après, plus rien. Tout le monde s'en fichait. Y avait-il quelque chose après la mort ? Ce n'était pas le problème des habitants du Grand Pays. Mais c'était le sien. Qu'y avait-il après la mort ? A quoi bon vivre ? A quoi servait-on ? Tellement de questions restées sans réponse et qui l'obsédaient. Le savaient-ils à la Basse Epoque, ce qu'il  y avait après la mort ?

Elle quitta l'amphithéâtre la tête en feu, le cœur au bord des lèvres. Cette émission l'avait vidée. Elle allait rentrer chez elle se ressourcer. Elle brancherait sa petite machine à jouir personnelle et se paierait un orgasme réparateur.

Dehors la rue était déjà vide. La fin de l'été apportait des odeurs doucereuses de fleurs coupées et de fruits trop mûrs. Il faisait de plus en plus chaud et on sentait que l'automne allait bientôt recouvrir le monde de son manteau étouffant. Valentine aimait cette époque de l'année où tout semblait se transformer en feuilles sèches. Il ne pleuvrait plus pendant des mois, la nature avait fait ses provisions d'eau pour l'hiver. Enfin, provision, c'était une façon de parler. Il y en avait si peu de l'eau qui tombait du ciel ! L'eau était stockée par les receveurs d'eau dans de grandes citernes et la plus grande partie réservée aux producteurs de légumes qui étaient prioritaires. Les habitants devaient eux faire leurs provisions personnelles en prélevant une certaine quantité sur l'eau qui leur était accordée journellement pendant la saison humide Elle avait oublié de faire les siennes, de provisions ! Comme d'habitude. Chaque année c'était pareil, elle était obligée d'aller quémander un peu d'eau à l'Administration Centrale. Cette fois-ci, ils allaient la lui faire payer très cher. Déjà l'année dernière elle avait été prévenue, son nom était enregistré sur le panneau lumineux de l'administration centrale. Dès que son visage apparaîtrait sur l'écran, une sirène d'alarme se mettrait à hurler : Valentine Casteldetri : pénalité maximum en cas de récidive. Pour le coup, elle allait devoir prendre des pilules compensatoires, anti-déshydratation. Elle haussa les épaules et plongea dans la nuit.

- Puis-je faire un bout de route avec vous ?

Elle sursauta et manqua de rater la marche. L'inconnu sortit de l'ombre et elle le reconnut. C'était le receveur d'informations qui lui avait posé des questions à la conférence.

- Je n'accorde d'interview à personne, dit-elle avec agressivité. Si vous comptez raconter un article loufoque sur moi, c'est raté. Je n'ai rien à dire.

- Je ne veux rien raconter sur vous, cela ne m'intéresse pas. J'aimerais seulement discuter.

Valentine, ma fille, se dit-elle, il ne te l'a pas envoyé dire. Ton cas n'intéresse personne. Au moins tu pourras dormir tranquille. Pas de receveur d'informations en folie sous tes fenêtres. Celui-là a au moins le mérite de la franchise...

- Si je ne vous intéresse pas, laissez-moi tranquille. Je n'aime pas perdre mon temps.

- Vous a-t-on déjà dit que vous étiez belle ? Non ? Cela ne m'étonne pas. Ce monde manque d'imagination. Pas de guerre, pas de souffrance amoureuse ni de maladie. Le bonheur ineffable. Pas de flatterie ni de compliment. La Basse Epoque avait quelque chose de rafraîchissant. On s'y aimait à la folie.

Troublée par ses propos, Valentine s'interrogea. Que savait-il de la Basse Epoque ce briseur de solitude, cet empêcheur d'angoisser en rond ?

Elle lui dit sèchement :

- Que voulez-vous savoir ?

- J'aimerais voir vos sources d'information. Personne ne vous les a demandées, n'est-ce pas ? Je ne crois pas que vous ayez inventé toute cette histoire. Alors, je veux voir vos « preuves ». Je veux les toucher, les lire, pour moi, par simple curiosité. Par plaisir. Je veux sentir le vieux papier pourri que vous avez tenu entre vos doigts, tout fripé, déchiré, du lambeau de papier et ce qui est écrit dessus.

L'espace d'un moment, elle se dit que ce type était fou et elle commença à avoir des sueurs froides. Elle craignait la folie des autres, la sienne lui suffisant amplement. Mais tout de même, il avait l'air de savoir des choses étranges sur ses documents. La curiosité la titilla... Cependant elle hésita à inviter dans son laboratoire cet inconnu suspect. Un receveur d'informations était toujours un danger. Celui-ci ne se laisserait pas écarter aussi facilement.

Il insista :

- N'ayez pas peur. Je ne vous importunerai pas. C'est si important pour moi...

Quelque chose dans sa voix lui fit mal. Il semblait souffrir, plus qu'elle, plus qu'aucun être humain qu'elle eut jamais rencontré. Elle ne sut pas si c'était son air désespéré qui la convainquit ou la curiosité, mais elle craqua. « Valentine, tu es cinglée » pensa-t-elle tout en cheminant près de lui...

Leurs pas résonnaient dans le silence de la nuit. Valentine aimait marcher à la fraîcheur, sentir l'humidité sur sa peau. L'inconnu la suivait d'un pas tranquille. Elle eut envie de lui prendre la main comme à un petit enfant. Il avait l'air si fragile... Il  lui semblait avoir un oiseau de nuit posé sur son épaule, un oiseau aveugle qui se cognait contre un mur. Drôle d'oiseau en vérité... Il devait mesurer au moins un mètre quatre-vingt, mince, des bras comme des pattes d'araignées, trop grands pour lui. A la lumière de la rue, elle vit ses yeux : d'un noir profond, ourlés de longs cils, un regard d'une douceur déconcertante. Pas de trace de méchanceté dans ces yeux-là... Pas de danger. Un visage tourmenté, fin, couleur de pain d'épice.

Il lui avait dit qu'elle était belle... Elle ne savait pas ce qu'il voulait dire. Elle avait un corps trop parfait, la taille fine, des seins bien proportionnés et des fesses rondes. Sa peau était très brune et ses cheveux coupés très courts. Elle n'amusait personne. Les plus adulées étaient les grosses, les difformes, celles qui faisaient éclater de rire, pouffer de joie, celles qui mangeaient sans réserve les petites sucreries dont le Grand Pays tout entier était si friand. Personne ne la regardait dans la rue. Tant mieux d'ailleurs, elle préférait passer inaperçue.

Au son de sa voix, le laboratoire s'ouvrit. Elle  donna du jour synthétique sur son décor secret. Personne n'était jamais rentré dans son domaine. Ici c'était chez elle, plus encore que dans son appartement. Depuis dix ans, elle y entassait des trésors plusieurs fois millénaires. Depuis dix ans, époque à laquelle elle avait terminé ses études, elle parcourait le Grand Pays à la recherche de bribes du passé. Un travail de fainéant comme le pensait le commun des mortels, une passion dévorante qui ne lui laissait jamais un instant de répit. Elle était employée par la Société Administrative des temps anciens, le seul organisme reconnu d'utilité publique qui s'occupât de sortir de l'oubli les ancêtres. Elle était payée pour enseigner l'histoire à l'université et pour faire de la recherche. Inutile de dire qu'elle préférait la deuxième activité à la première... Elle était trop solitaire. Mais qui s'intéressait à son travail à part une petite minorité intellectuelle complètement allumée s'attendant à des révélations époustouflantes, du sensationnel toujours renouvelé ? Ils ne lui garderaient pas longtemps leur estime... Elle décortiquait tout, voulait des preuves, expérimentait, refusait l'intuition. Son esprit scientifique n'était plus au goût du jour. Dans cet antre maudit où elle avait parfois désespéré, perdu foi en ses recherches, les étagères abritaient des documents qu'il valait mieux cacher. Elle les avait classés par catégories – du moins en vertu de ce qu'elle pouvait imaginer qu'ils avaient en commun -, répertoriés, listés dans sa machine à mémoire.

 La Basse Epoque, période trouble s'il en fut une, de décadence et de chaos, faisait chavirer sa raison. Et s'ils s'étaient trompés ? S'il y avait eu autre chose qu'un grand chaos ? Quelque chose que leurs ancêtres auraient voulu dissimuler, quelque chose d'horrible et de beau à la fois ? Elle, qui refusait l'intuition, extrapolait, se créait un passé à travers toutes les bribes d'informations qu'elle avait récoltées à travers le Grand Pays.

Elle regarda son receveur d'informations. Il tremblait. Pourtant, il ne faisait pas froid chez elle... Il promena sur son laboratoire un regard halluciné. Sans cesser de loucher sur ses étagères il dit :

- Connaissiez-vous le vieil ermite qui habitait près du mur ? Il vivait dans une grotte avec un chat apprivoisé. Il savait beaucoup de choses...

« Non, se dit Valentine, je ne connaissais pas d'ermite qui vivait avec un chat ! Et puis quoi encore ? » D'abord elle n'avait aucune idée de ce qu'était un chat. Sûrement un animal. Quelle idée étrange de vivre avec un animal ! D'autant plus que les animaux étaient strictement interdits de ce côté-ci du mur. Ils étaient réputés apporter des maladies extrêmement dangereuses. La mémoire collective rapportait des cas d'épidémies qui avaient décimé des populations entières et rayé de la carte certains pays à une époque que personne ne pouvait situer dans le temps.

C'est ainsi que trois mille ans auparavant, ce mur avait été construit pour séparer le monde des animaux de celui des hommes. Ce qui se passait là derrière n'intéressait personne. Les seuls animaux qui vivaient parmi les hommes étaient les insectes et les poissons. En ce qui concernait les premiers, on n'avait jamais pu les faire rester derrière un mur. On avait bien essayé de les exterminer mais ils étaient trop coriaces, ils s'habituaient à tout. Ils s'adaptaient aux poisons, créaient des espèces mutantes. Alors, on avait dû renoncer, vivre avec, et ils pullulaient en ville comme à la campagne. Il  y en avait partout, jusque dans les moindres recoins des maisons, malgré des calfeutrages sophistiqués. Les oiseaux, eux, ne venaient plus. Peut-être étaient-ils en voie d'extinction ou préféraient-ils rester chez eux ? Ils faisaient ce qu'ils voulaient, les animaux étant libres derrière leur mur. Quant aux poissons, il y en avait de pratiquement plus dans le Nil.

Elle se récita mentalement les termes du Grand Dictionnaire :

- Le mur : vaste enceinte séparant la terre en deux parties. Construit vers l'an 3540 pour isoler les animaux des hommes. Il longe la Méditerranée, coupe le grand plateau désertique à gauche jusqu'à l'océan. A droite, descend le long des montagnes de l'Himalaya et rejoint le Grand Océan. Au nord du mur, un monde inconnu appartenant aux bêtes. Personne n'a jamais franchi le mur. Ce qu'il y a derrière le mur n'intéresse  personne.

 

« Je devrais lui dire qu'il est interdit d'aller voir derrière le mur mais il le sait aussi bien que moi. Je ne sais plus que lui dire. J'aimerais qu'il s'en aille, cette conférence m'a épuisée ».

 Mais il avait déjà saisi un de ses documents et le reniflait avidement. Ses doigts caressèrent la matière, s'attardèrent sur les caractères inconnus, parfois à peine perceptibles. A force de les toucher, il allait bien finir par les détruire, ses précieux ouvrages. Déjà qu'ils se désagrégeaient à vue d'œil !

- Vous vous intéressez à la Basse Epoque ?

Sa question suspendit son geste. Il abandonna à regret un document couvert de lignes qu'elle était incapable de déchiffrer.

- Plus que tout au monde... Savez-vous ce qu'il y a derrière ce parchemin ? Une carte représentant un continent derrière le mur. Un continent mort depuis longtemps. On l'appelait l'Europe. C'était là-bas, de l'autre côté de la Méditerranée. Je n'imaginais pas qu'il puisse en exister encore un souvenir quelque part. Votre laboratoire est un musée aux trésors. Je suis sûr que vous n'avez aucune idée de l'importance de vos trouvailles...

L'importance de ses trouvailles ! Quel culot ! Primo, personne n'en voulait de ses trouvailles, secundo ce type n'allait quand même pas prétendre lui apprendre son boulot. L'Europe, d'où sortait-il ce nom ?

Elle essaya de garder son sang-froid et lui dit, ironique :

- Vous semblez savoir des choses que j'ignore. Pourtant, je suis la spécialiste en matière de Basse Epoque. Vous comptez m'apprendre mon métier ? J'ai mis dix ans à récolter ces informations, dix ans de travail acharné, de recherches intensives ! J'ai parcouru tout le plateau désertique pour trouver ces documents et parfois au péril de ma vie. J'ai dépensé des sommes folles, pratiquement la totalité de mes attributions si vous voulez tout savoir. Et vous ? D'où sortent vos informations ?

Sans daigner répondre à sa question, il continua :

- Oui, l'Europe... De l'autre côté du mur... Il doit n'en rester plus rien, que des ruines abandonnées aux animaux. Vous ne savez rien de la Basse Epoque. La terre est partagée en deux et nous nous contentons de tourner en rond sur moins de la moitié de la planète. Vous n'êtes pas intéressée par ce qu'il y a au nord du Grand Pays ? En tant que scientifique, c'est votre rôle, non ? Vous ne vous êtes jamais demandée ce qu'il y avait derrière le mur ?

- Bien sûr que si ! Mais derrière le mur il y a les animaux, c'est leur domaine. Je ne tiens pas à affronter des monstres qui me mangeront sans que j'aie le temps de savoir ce qui m'arrive. Est-ce que vous y êtes déjà allé ?

- Dans une autre vie, oui. C'est là-bas que je vivais...

- Dans une autre vie ? Vous êtes complètement fou. Allez raconter ça à quelqu'un d'autre que moi et vous vous retrouverez dans un camp de désintoxication spirituelle.

- Je n'irai pas raconter ça à qui que ce soit. Je voulais seulement vous le dire. A vous, personnellement.

- A moi ? Pourquoi à moi ?

- Parce que nous nous sommes déjà rencontrés dans une autre vie...

Pour le coup, elle en tomba l'objet qu'elle  triturait sans s'en rendre compte, des documents reliés les uns aux autres par des fils. Elle le savait ! Ce type était complètement cinglé. Elle s'était laissée avoir par ses yeux d'enfant perdu. Maintenant, il fallait qu'elle s'en débarrassât...

- Je suis désolée, dit-elle avec l'espoir qu'il allait se contenter de sa réponse et prendre congé, mais je ne vous ai rencontré ni dans cette vie ni dans une autre. Je n'ai pas envie d'avoir des ennuis avec l'Administration Centrale, j'en ai assez avec la société administrative des temps anciens. Alors je vous prie de vous en aller, je suis fatiguée. Je vous signale que je suis une scientifique, pas une illuminée. J'ai entendu assez d'élucubrations pour ce soir...

Il posa le document, voulut lui dire quelque chose mais sa bouche s'ouvrit et se referma sans un mot. Elle ne lui tendit pas la main et il quitta son laboratoire comme un voleur pris en faute. Elle eut un peu honte de sa conduite mais elle n'était pas payée pour soigner les états d'âme des autres. Elle avait déjà assez de mal à soigner les siens.

Elle réintégra sa minuscule maison, deux pièces  avec un coin pour se laver où l'eau coulait en saison humide en un mince filet. Pendant la saison sèche, elle allait la chercher à l'administration centrale qui la gérait. L'eau manquait vraiment. Parfois il pleuvait - de moins en moins hélas - et toute la population sortait faire la fête. On riait, on chantait, on dansait toute la nuit en pataugeant dans les flaques. C'était bientôt la saison sèche... Valentine profita des quelques jours qui lui restaient à gaspiller ce précieux élément pour se laver tout le corps. Puis, elle se glissa sur sa couche et mit en marche sa machine à jouir. D'habitude, elle se régénérait en jouissant seule dans la nuit. Mais ce soir-là, le plaisir avait un goût d'amertume. Elle avait une sensation d'inaccomplissement, de solitude, quelque chose comme un regret ou un remord, et envie de pleurer. Que lui avait-il dit le receveur d'informations ? A la Basse Epoque, on s'y aimait à la folie... Voilà, c'était de sa faute ! Elle ne lui avait  même pas demandé son nom. Tant mieux, moins elle en demandait, mieux elle se portait...

Elle se leva, alluma l'écran d'information et se vit en direct dans la foule. Elle préféra ne pas savoir ce que ces imbéciles pensaient de sa thèse. Elle voulait dormir. Elle éteignit, se recoucha, et resta des heures dans la nuit, les yeux au plafond, à rêver de la Basse Epoque. Que s'était-il passé pour que les hommes eussent pu renier leur passé à ce point ?

C'était l'an six mille cinq cent après Jésus-Christ. Jésus Christ ? Déjà une aberration en soi car les habitants de la planète n'avaient qu'une vague idée de l'identité de Jésus Christ. Probablement un meneur de foules qui avait fait des choses extraordinaires... D'après la légende, il marchait sur l'eau et transformait les cailloux en nourriture... Etait-ce une simple légende ou la réalité ? Depuis six mille ans, le monde avait oublié. En tant que scientifique, Valentine se dit qu'elle aurait dû avoir un peu plus de conviction et se pencher sur la question. Mais elle manquait de documents. La Basse Epoque était un peu plus récente mais tout aussi obscure. A un moment de l'histoire, tout avait basculé. Pendant mille ans au moins, ce fut le chaos, la moitié de la population avait été décimée. Des villes entières avaient été détruites. Un savoir-faire sûrement très important s'était perdu. Mille ans, c'était court et long à la fois. De ce côté de la Méditerranée, le sable avait englouti tous les monuments, si monuments il  y avait eus, mais elle était persuadée que, de l'autre côté du mur, il restait des vestiges. Seulement, de l'autre côté du mur, c'était interdit, c'était le domaine des animaux... Peut-être quelques clandestins avaient-ils jadis transgressé l'interdit ? Ceci aurait expliqué que certains, son hôte indésirable de tout à l'heure par exemple, avaient des sources d'informations très sérieuses... Qui pouvait le prouver ? Ici, c'était le désert d'où émergeaient trois pyramides sans âge, sans apparente utilité et dont la plus grande partie était ensablée Qui les avait construites ? Pourquoi ? A quelle époque ? Impossible de les dater. Pourquoi les hommes du passé avaient-ils construit des maisons si peu fonctionnelles et surtout si irrationnelles ? Pourquoi en restait-t-il si peu ? D'ailleurs, pour la plupart des scientifiques, ce n'était pas des maisons, mais des relais construits à une époque où les hommes étaient venus sur terre, un peu comme les balises de repérages qui permettaient de se diriger hors du Grand Pays.  Autant de mystères à jamais insolubles. La ville n'était pas bien grande, les rues poussiéreuses bordaient des maisons tranquilles en terre cuite. Beaucoup étaient faites de matériaux de reconstruction trouvés sur place et réutilisés. Depuis deux mille ans, la science avait progressé mais les scientifiques étaient surveillés comme si on avait peur qu'ils fissent des bêtises. A la tête du monde, il y avait sept sages qui veillaient à ce que leurs expériences ne nuisissent pas au genre humain, et géraient la société. Ils étaient nommés à vie. Dès que l'un d'eux décédait, les six autres tenaient une conférence secrète et décidaient qui serait l'élu. Parfois leur choix était très étonnant mais personne ne le contestait. Les hommes étaient si dociles ! Il fallait toutefois reconnaître que leur choix était toujours judicieux. Le Grand Pays était bien administré, les hommes étaient heureux, du moins ils semblaient l'être. Etait-elle la seule à connaître cette angoisse au fond d'elle ? Non, il y avait au moins le receveur d'informations... Elle le voyait évoluer parmi ses documents comme s'il était chez lui. Il avait l'air de tout savoir et cette idée l'irrita. Elle s'endormit en rêvant qu'elle franchissait le mur interdit, mais sa mémoire refusa de conserver jusqu'au réveil ce qu'elle y trouva.

Au petit matin, elle ressentit un grand vide et eut envie de vomir. Il allait falloir qu'elle affrontât la foule. Elle détestait la foule. Seule contre tous, elle défendrait cependant ses découvertes à propos de la Basse Epoque même si elle devait être reniée par tous les scientifiques dignes de ce nom. Sa seule consolation était qu'elle allait les occuper pendant un certain temps, cela tombait bien. En ce moment, la Société Administrative des temps anciens avait un besoin urgent de publicité. Les scientifiques manquaient de crédits pour leurs recherches. Le plus gros du budget scientifique allait aux techniciens. Ils étaient devenus des spécialistes de la miniaturisation et leurs gadgets faisaient fureur sur le marché du Grand Pays. Les agronomes n'étaient pas mal servis, non plus. Ils nourrissaient la planète c'était bien normal que leurs crédits fussent importants. Les autres, étaient les parents pauvres de la communauté scientifique. C'était même la première fois que le grand appariteur de l'université proposait un débat à l'un de ses membres. Il allait s'en mordre les doigts pendant longtemps... Valentine se demandait  si désormais elle allait pouvoir sortir dans la rue sans être huée par ses congénères.

Elle voulut savoir ce que disait son écran d'informations ce matin-là :

Ça commençait bien... Elle faisait déjà la Une de l'information !

 

SCANDALE A L'UNIVERSITE

 « Hier soir une surprise de taille nous attendait dans la grande salle des spectacles de l'université. Pour la première fois, une scientifique digne de ce nom nous a servi une prestation pour le moins insolite. Mademoiselle Valentine Casteldetri, éminente historienne, a prétendu devant des centaines de spectateurs hébétés que nous étions un pur produit du croisement des singes entre eux. Nous vous rappelons, si vous n'êtes pas très férus en zoologie, que le singe est un animal velu vivant dans les arbres quelque part de l'autre côté du mur. Regardez bien mademoiselle Casteldetri et dites-nous où est la ressemblance ? Nous avons, pour notre part, bien ri et nous remercions cette jeune scientifique pour l'excellente soirée qu'elle nous a fait passer... »

 

NOTRE ANCETRE MANGEAIT-IL DE LA VIANDE HUMAINE ?

« Allons-nous laisser la communauté scientifique nous insulter en public devant des milliers de spectateurs ? Ceux qui étaient présents, hier soir, sont outrés des propos de Mademoiselle Casteldetri, historienne contestable si ce n'est contestée, sur nos ancêtres. Elle a osé prétendre que l'homme de la Basse Epoque mangeait de la viande animale, et était vêtu de peaux de bêtes à une époque qu'elle n'est même pas capable de dater ! Où sont les preuves ? Se moque-t-on de nous ? Pourquoi, je vous le demande, ne pas prétendre également que les hommes se mangeaient entre eux ? Mademoiselle Casteldetri ne nous a pas fait rire, loin s'en faut ! Ses affirmations sont des outrages à une population qui mérite mieux en matière de spectacle ! »

 

DES MICROBES ENVAHISSSENT NOTRE ESPACE VITAL

« Hier, au cours de la conférence de Mademoiselle Casteldetri, nous avons eu la stupéfaction d'apprendre que cette soi-disant éminente scientifique avait fait rentrer chez nous des microbes venus d'ailleurs à l'aide d'objets qu'elle nomme avec prétention : des documents. Quand allons-nous enfin empêcher les scientifiques de mettre en danger notre planète ? »

 

Et voilà ! Elle l'aurait parié. Ses propos étaient déformés, tournés en dérision. Avait-elle prétendu que les hommes de la Basse Epoque étaient vêtus de peaux de bêtes ? Certainement pas. A sa connaissance, les hommes de la Basse Epoque étaient très évolués et elle n'avait jamais affirmé de telles inepties à sa conférence qu'ils osaient appeler un spectacle. Mais les receveurs d'informations n'avaient pas honte. Il fallait que l'actualité cadrât avec leurs fantasmes ou leurs désirs du moment. Lorsqu'ils ne voulaient pas faire rire le public, ils voulaient le choquer, une manière bien à eux de vendre leur soupe... La veille, ils étaient venus la voir pour avoir un spectacle de qualité, ce n'était pas tous les jours qu'un scientifique de l'université venait faire sa prestation en public. Et se faire ridiculiser...

La rage la prit. « Je vais jeter mes documents, je vais abandonner mes recherches ! Je vais... »

Mais le présentateur du journal matinal n'avait pas fini de la surprendre. Elle se rassit, subjuguée. Le Grand Appariteur de l'université, en personne, venait de faire son entrée... Ainsi il avait osé se présenter, lui qui détestait les receveurs d'informations et leurs spectacles ! Il portait son pantalon défraîchi de tous les jours et une chemise sobre flottant sur ses maigres hanches. Il était rare de voir un invité se présenter aussi mal vêtu au journal matinal, mais le Grand Appariteur n'en avait cure. Fallait-il qu'il eût jugé l'heure grave pour se déplacer aussi tôt et faire « le pantin », selon ses propres termes, devant des milliers d'auditeurs...

Le présentateur, lui, avait l'air ravi d'avoir réussi à attirer sur son plateau un hôte aussi prestigieux.

- Monsieur le Grand Appariteur, nous sommes heureux de vous accueillir sur ce plateau où trop peu de scientifiques daignent se présenter... Que pensez-vous de Mademoiselle Casteldetri ?

La question était directe. Le Grand Appariteur se gratta la barbe ou plutôt les quelques poils mal rasés qui ornaient son menton. Ce tic, fréquent chez lui, était un signe de profonde réflexion. Il était soucieux et prit la peine de peser ses mots. Il sembla à Valentine que le temps s'éternisait. C'était elle qu'on mettait à nu sur ce plateau... Elle avait froid comme si elle s'était dévêtue en public.

- Je tiens à remettre les choses à leur place... Mademoiselle Casteldetri n'a jamais prétendu que les hommes de la Basse Epoque étaient vêtus de peaux de bêtes, loin s'en faut. Quand s'arrêtera-t-on de déformer les propos des scientifiques ? Enfin soit... Ceci est un autre débat... Quant à Mademoiselle Casteldetri, je peux affirmer que c'est une scientifique confirmée et que ses travaux sont tout ce qu'il y a de plus sérieux. Ses recherches sont fantastiques et je pense que nous pouvons nous fier à ses conclusions. D'ailleurs, le conseil de l'université et moi-même sommes d'accord sur ce point et nous avons décidé de lui octroyer des crédits pour poursuivre son œuvre. Je tiens à souligner sa rigueur et sa sobriété dans les rapports qu'elle nous fait parvenir. Si je l'ai invitée à participer à cette émission, hier soir, c'est avec l'accord du conseil tout entier. Nous lui gardons notre confiance. Je tenais à le souligner.

- Monsieur le Grand Appariteur, je vous remercie ! Nous ne manquerons pas de suivre l'œuvre de Mademoiselle Casteldetri. Et maintenant, musique !

 

Le Grand Appariteur quitta la scène sous les faux applaudissements d'une foule imaginaire, remplacé par on ne sait qui, venant vendre on ne sait quoi.

Des larmes embuèrent les yeux de la jeune femme. Elle ne voyait plus l'écran. Le soleil du matin entrant à flots par sa fenêtre se glissa lentement sur les meubles et illumina son appartement de sa lumière dorée. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas pris du plaisir à admirer un simple fait naturel. Ce matin, tout était auréolé de lumière. Elle but les paroles de son supérieur comme un élixir de vie. La poussière de son laboratoire qui lui collait à la peau s'envola au vent sec d'automne. Des crédits... Ce mot avait une valeur inconnue des profanes. Depuis dix ans, elle en manquait de crédits... Elle avait même dû prendre sur son propre salaire pour financer ses recherches au point de ne rien posséder à part ce minuscule appartement qui tombait en ruine faute d'entretien. Elle ne sortait jamais, économisait afin d'acheter parfois  pour une somme astronomique une « chose » couverte de signes, à moitié pourrie, que les anciens nommaient « papier ». Plus loin à l'est, quelques tribus errantes, réfractaires aux progrès, en possédaient et les vendaient au plus offrant. Heureusement, à part elle-même, leurs « cochonneries » n'intéressaient personne. Alors elle pouvait négocier, parfois pendant des mois, des morceaux de « papier » en loques dont il ne restait souvent que de la poussière en arrivant. La plupart du temps, ils lui arrivaient clandestinement et dans des états pitoyables.  Elle avait trouvé un moyen de les protéger mais il fallait agir dès qu'ils étaient au contact de l'air. Elle les figeait dans une sorte de pâte translucide, feuille par feuille. Malheureusement, il était difficile alors d'analyser la matière. Pourtant, elle en possédait quelques-uns  à l'état originel. Ceux-là étaient parvenus intacts dans son laboratoire. Une chance... Leur odeur forte imprégnait ses vêtements. Elle  sentait le moisi de la tête aux pieds.

Son ami Sami, biologiste dans un laboratoire, avait réussi à les analyser... C'était une matière organique qui venait des arbres... Drôle de découverte ! A sa connaissance, des arbres, des vrais,  il n'y en avait qu'en Afrique Centrale, loin au sud...  Ici, à part quelques plantes vigoureuses qu'on ne pouvait hélas pas baptiser du nom d'arbre, il n'y avait que de l'herbe rase, des buissons, quelques palmiers-dattiers entretenus comme des objets de musée et surtout pour leurs fruits, et de faux arbres en matière synthétique reproduisant à la perfection les arbres naturels. Il faudrait un jour qu'elle se rende là-bas,  loin, très loin, quelque part dans le Sud, dans la forêt impénétrable avant qu'elle ne disparût à jamais elle aussi. Mais, à pieds, cela pourrait prendre des mois, des années peut-être.  Elle se disait que cette forêt était peut-être une légende, comme Jésus et les autres, comme le Grand Océan, et que, loin dans le sud, c'était le désert, encore et toujours le désert…

Elle alla se promener au bord du fleuve. Son niveau avait considérablement baissé.  D'ici quelques semaines, il serait traversable à pied et des poissons flotteraient le ventre en l'air répandant une odeur nauséabonde. Des algues brunes l'étouffaient. D'ici à la mer, elles encombraient son lit au point de le faire ressembler à un fleuve de sang. D'après certaines légendes, à la Basse Epoque, c'était encore un fleuve immense roulant jusqu'à la mer et baignant des rives riches en limon où vivaient hommes et animaux en toute quiétude. Il descendait d'Afrique en grondant et se jetait dans la Méditerranée par un delta dont il n'existait plus que le souvenir. Aux dires de certains -ce qui n'avait jamais été vérifié- la Méditerranée était empoisonnée et de toute façon le mur en interdisait l'accès. Le fleuve passait sous le mur par d'énormes canalisations aussi vieilles que le mur lui-même. A présent, le désert avait tout envahi. Le vent chaud soufflant sur les dunes balayait de son haleine insupportable la ville endormie et remplissait de sable les moindres interstices. La planète entière semblait se transformer en désert. Pourquoi l'homme moderne qui avait vaincu les maladies, banni les guerres et la misère était-il incapable de soigner sa planète ? L'héritage de ses ancêtres était lourd à porter d'autant plus qu'il en ignorait le contenu. Valentine était persuadée qu'en levant le voile sur la Basse Epoque ils trouveraient un moyen de la sauver. Sinon, le désert allait tout grignoter. Peut-être la planète n'était-elle qu'un immense désert ? Un monde à l'agonie où survivait une population mourante.

 

 édition Clair de Plume34

diffusion  http://www.lulu.com/spotlight/lesaresquiers34


[1] Coquillage en forme de chapeau chinois qui s'accroche au rocher

Signaler ce texte