Un nom pour une mort

maelle

Le jeune homme tremble. Son nom est Gravilo Princip. Et dans sa poche il tient un revolver. 

Ses yeux sont rougis par la fatigue, fatigués de fixer cette route le long de la rivière de Sarajevo et son teint est pâli par la tuberculose. Le jeune homme a dix-neuf ans et son nom va entrer dans l'Histoire sanglante des grands meurtriers. 

Il n'a rien à perdre. La tuberculose le ronge. La haine le dévore. Il est étudiant. Il va mourir jeune. Mais il ne mourra pas seul... 


Gravilo veut se rendre utile. Servir son pays. Que l'on se souvienne de lui. Il ne veut pas disparaître en anonyme, seul dans son lit, à cracher son sang sur les draps, après une lente et douloureuse expiration. Ses mains tremblantes caressent le revolver dans sa poche. Il est froid. Ses mains sont glacées. Cet homme, François-Ferdinand, il le refroidira. 


La foule commence à s'amasser. Elle semble tellement heureuse de bientôt apercevoir le couple princier. L'étudiant est le seul à ne pas sourire. « Nous combattons pour votre liberté, pense Princip. Nous dirigeons notre peuple sur la voie de la connaissance et de la lumière. Mes actes sont justes. Je deviendrai un héros serbe. »

Puis ses pensées s'enflamment. Un héros. Cité dans les manuels d'Histoire, à valeur d'exemple, de courage et de sacrifice pour son pays. 

« Il fallait que quelqu'un le fasse, dirait-il aux journalistes. Un héros souffre seul pour que le reste de l'Humanité le remercie. »

Gravilo ne se doutait pas une seconde que cette Humanité là mourrait, grâce à lui...


Soudain il entend une déflagration. Des cris. La foule autour de lui s'agite, chuchote. Princip sent son cœur s'accélérer. Ses mains sèches deviennent moites. Sa poitrine le brûle. Violemment. Cela lui rappelle sa fin imminente, dans quelques mois sûrement. L'étudiant connait le nom de sa mort, profondément ancré dans son corps et son esprit : tuberculose. Pour François-Ferdinand, elle en porte un autre, moins commun, mais tout aussi efficace : Gravilo Princip.

Ce dernier ne le sait pas encore. Pour lui, leur but est atteint. 


Gravilo relâche ses épaules. C'est fini. C'est la fin. Tandis que les hommes, les femmes et les enfants s'agitent, se rassemblent ; que certains se dirigent même vers le lieu de l'attentat, le jeune homme fait demi-tour et remonte l'allée. 


Sa tête qui, auparavant, fourmillait de pensées de gloire et de meurtre, est vide. Il ne pense à rien. C'est comme si ses rêves l'avaient déserté. A tout jamais.

Gravilo se rend à la pâtisserie. Il pousse la porte que lui et ses complices avaient franchis quelques heures auparavant et s'assoit à la table du fond, située près de la baie vitrée. 


Là, à cet instant, assis sur une chaise, les mains jointes devant lui et le regard sombre, Gravilo sent qu'il part doucement, il quitte la terre pour rejoindre le monde des pensées. Comme un voyageur voyageant au plus profond des rêves humains. Et c'est à cet instant qu'elle apparaît. Une jeune fille. Pas plus haute qu'une pomme avec des cheveux blonds noués en couettes, un teint pâle comme celui du jeune homme, une robe blanche, pieds nus. Elle apparaissait toujours et il était le seul à la voir. Une divagation de son esprit. Un petit élément de douceur et d'innocence dans sa vie de guerre. La jeune fille, debout sur la table, debout dans l'imagination de Princip le regarde de ses yeux perçants et clairs. Encore à se moquer de lui, un sourire aux lèvres. 


L'étudiant et la petite fée se dévisagent en silence. « La petite fée ». C'est son surnom. Petite, mignonne, légère, malicieuse, entêtante, piquante, maligne, dangereuse. Aucun des deux ne dit un mot, se contentant de plonger dans le cœur de l'autre. 


Puis la jeune fille s'évapore. Alors, comme dans un songe, comme lorsque l'on se réveille, Gravilo Princip émerge lentement. Et en revenant à la réalité, il réalise pleinement l'étendue de son échec. Son avenir défile devant ses yeux, une vie morne et sombre. Il se prend la tête dans les mains.


Pourquoi ne s'était-il pas situé à l'avant du trajet du prince et de sa femme ? Son rôle était de finir le travail. D'achever François-Ferdinand. 

Gravilo frappe du poing sur la table. Ne pouvait-il donc rien faire de sa vie ? Il s'était longuement entraîné à tirer dans un parc. Il était même meilleur, parmis tous ses compagnons. Alors pourquoi cela finissait-il ainsi ? 


Soudain, relevant la tête, fixant la ruelle les yeux plissés, il n'ose pas y croire. Par delà la baie vitrée, il voit la limousine noire remonter le long de la ruelle, s'apprêtant à passer devant la pâtisserie. Et à son bord le prince autrichien et son épouse. L'étudiant serbe se lève brutalement en faisant racler sa chaise. C'est un coup du destin. Il n'y a pas d'autre explication. Le revolver est toujours dans sa poche. 


Gravilo se précipite dehors. La limousine décapotable émet un son étrange. Le chauffeur ne contrôle plus sa voiture qui avance doucement vers le meurtrier. 


Ce dernier sort le revolver de sa poche. Il se met en position, le bras tendu, le doigt sur la détente, comme il avait appris à le faire. Sa main tremble. Princip se rappelle. Deux coups. « Si tu veux abattre ta cible, tire deux fois. »


Pan. Pan.




Mais l'Histoire ne s'arrête pas là. Car il n'y a pas que la mort qui porte un nom. Car le destin de François-Ferdinand en avait un, ce jour-là. "La petite fée".


Quand le chauffeur s'était trompé de ruelle, elle était là pour lui chuchoter où aller. Quand l'embrayage de la limousine avait patiné, elle était là pour le maintenir enfoncé. Quand les balles avaient été tirées, elle était là pour les diriger dans la bonne direction. 

Tous ces éléments rassemblés, qui font croire un instant au hasard, c'était elle. Et la résultat ne se fit pas attendre...


La duchesse est touchée. François-Ferdinand hurle : 

« Sophie ! Reste en vie, pour nos enfants ! Sophie ! »

Il est à son tour touché par une balle dans le cou. Il meurt quinze minutes plus tard, la bouche rendue pâteuse par le sang. 


Aussitôt Gravilo Princip, meurtrier, tente de se suicider au cyanure. La jeune fille le fait vomir. Il approche le pistolet de sa tempe. Elle le lui arrache des mains. Finalement, l'étudiant serbe est arrêté. Et il ne verra plus jamais la douce jeune fille de ses sombres pensées.


La petite fée du destin. Elle sait ce qui se passe ensuite. La première guerre mondiale. Quarante millions de morts. La deuxième. Soixante millions de morts. Et au fond d'elle, alors qu'elle se tient debout, pieds nus, sur le capot de la limousine éclaboussée de sang, elle se sent fière. D'elle même. De ce qu'elle vient de créer. De tout. 


Puis, sous le soleil qui se reflète sur la voiture noire, elle s'évapore...

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