Un pavé dans le cassoulet

Jean Louis Bordessoules

UN PAVÉ DANS LE CASSOULET

Jean-Louis Bordessoules

(bordessoules@orange.fr)

Farce économique

(2 heures)

Tout public

Résumé

Rien ne va plus aux conserveries Lanard. Adrien Lanard, son patron explosif, quatrième dirigeant du nom, va devoir licencier la moitié du personnel car il ne peut plus faire face à la concurrence étrangère.

Le membres du personnel décident de prendre les choses en main et d'occuper l'usine et séquestrer leur patron afin d'obtenir le soutien des médias et du pouvoir politique.

Une aide leur tombe du ciel avec l'arrivée d'une journaliste, mais celle d'un contrôleur fiscal risque de tout compromettre. Les gaffes de l'épouse du patron n'arrangent rien, ni les chamailleries entre les gens de la production et des services administratifs.

Heureusement, la fille du patron, en stage dans l'entreprise, aura l'idée qui permettra un happy end économique, avec en prime deux idylles qui naîtront au cours de cette aventure humaine et économique.

Distribution

(6 femmes – 4 hommes)

Bénédicte Truchot (journaliste)

Adrien Lanard (patron - à l'ancienne - des conserveries Lanard)

Bérangère Lanard (son épouse, décalée et vieille France)

Gérard (chef d'atelier, il n'y a que la technique qui l'intéresse...)

Reine (déléguée du personnel)

Bernard Marouille (contrôleur du fisc, un vrai sacerdoce)

Simone (secrétaire de direction, grenouille de bénitier et amoureuse de son patron)

Juliette Lanard (fille de ses parents, étudiante en gestion)

Julien (responsable syndical)

Audrey (directrice commerciale)

Costumes et décor

Costumes contemporains, ceux que l'on peut porter au quotidien, excepté le costume de Bernard Marouille qui doit être maculé de boue.

Quant au décor, l'action se situe exclusivement dans le hall d'accueil de l'entreprise. Un bureau pour Simone, quelques fauteuils et une table basse comme salon d'attente. Une porte d'entrée principale (vitrée serait mieux, pour la scène 10 de l'acte I), une porte vers le bureau du patron, une autre vers l'atelier, une autre vers la salle de réunion. A part la porte principale qui doit exister physiquement (de préférence en fond de scène vers le centre), le passage entre les pendrions peut remplacer les autres portes pour les entrée-sorties.

ACTE I

Scène 1 : Hall d'accueil de l'entreprise. Adrien Lanard, le patron et Simone, sa secrétaire.

ADRIEN LANARD – Simone, vous voulez bien me relire la dernière phrase ?

SIMONE – « J'ai le plaisir de vous confirmer, monsieur Tchang, la commande ferme de 100 palettes de conserves selon détail en annexe, avec livraison sous 60 jours. » Snif... (reniflement)

ADRIEN LANARD – Bien, Simone. Vous ajoutez une formule de politesse et vous me l'envoyez par mail avant d'aller à la poste. Et cessez de pleurnicher, vous allez tacher le courrier !

SIMONE – Excusez-moi, monsieur Lanard, mais c'est trop triste !

ADRIEN LANARD – Et c'est reparti ! Si ça continue on va passer la serpillière !

SIMONE – Mais enfin, monsieur Lanard, ça vous ne fait rien, vous ?

ADRIEN LANARD – Si.

SIMONE – Alors ?

ADRIEN LANARD - Qu'est-ce que j'y peux, moi ? Vous croyez que ça me fait plaisir de licencier la moitié de l'équipe ? C'est ça où on est rachetés par Moulinard ! Avec lui, tout le monde saute et vous aussi ! Vous voulez sauter Simone ?

SIMONE – Ben... ça dépend…

ADRIEN LANARD – ... Faites pas l'andouille. Vous voulez être licenciée, ou pas ?

SIMONE – Ah ben non, forcément.

ADRIEN LANARD – Alors soyons réalistes. Si nous ne changeons rien, dans trois mois nous sommes en liquidation judiciaire, ou rachetés par Moulinard. Dans les deux cas, tout le monde est licencié. Alors entre deux maux... vous connaissez l'adage.

SIMONE – Non. C'est qui, ce Monsieur Ladage ? Il va nous aider ?

ADRIEN LANARD – L'adage, le proverbe ! Bref, choisissons le moindre mal.

SIMONE – Mais pourtant, monsieur Lanard, il y a beaucoup de travail, en ce moment, tout le monde se donne à fond !

ADRIEN LANARD – Je sais, Simone. C'est moi le patron ! Mais même en augmentant les cadences, en achetant au plus bas, nous continuons à vendre à prix coûtant ou à perte. C'est ça où rien. Aujourd'hui, même les conserves viennent de Chine, et à moitié prix ! Alors moi aussi, je vais les faire parvenir de Chine ! Et pas à pied...

SIMONE – Je m'en doute, monsieur Lanard, ça serait trop long, et sûrement plus cher !

ADRIEN LANARD – « Parvenir-à-pied-par-la-Chine », Simone, une vieille contrepèterie, même si ne je n'ai pas le cœur à plaisanter. Bon, donnez-moi le courrier à signer.

SIMONE - Heu... Monsieur Lanard ? Vous avez vu, le contrat de la nouvelle stagiaire ?

ADRIEN LANARD – Non, qu'est-ce qu'il a ce contrat ? ... (il découvre le nom de la stagiaire : sa fille) Nom de Dieu de bordel de merde ! … Excusez-moi Simone. Vous prierez pour le salut de mon âme dimanche à la messe. Bon. Pas le temps maintenant. Je retourne dans mon bureau, vous me les envoyez quand ils arrivent. Et n'oubliez pas la poste !

Scène 2 : Simone reste seule. Arrivent peu à peu les « invités » à la réunion : Gérard le chef d'atelier, Audrey la directrice commerciale, Reine la déléguée du personnel, Julien le responsable syndical.

JULIEN – Salut Simone ! Alors, c'est ce mois-ci que tu prends ta carte au syndicat ?

SIMONE – Bonjour, mon petit Juju ! Non, ce n'est pas encore cette fois. Mes sous ne seront pas pour ton SOU !

JULIEN – Très drôle, Simone. Je sais que Syndicat Ouvrier Unifié, ça fait sou, mais tu ne peux pas dire S-O-U, comme tout le monde ? On dit bien F-O, pas fô !

SIMONE – C'est pas faux, mais un sou est un sou, et si pas de sou, pas de souci !

JULIEN – OK. De toute façon, tu es trop corrompue par le patronat. A force de côtoyer Lanard, tu deviens une brebis du capitalisme ! Tu as trahi la cause ouvrière, tu...

SIMONE – Oh, ça va, ta langue de bois ! Je donne 5 euros tous les dimanches à la messe, ça vaut bien ton syndicat ! Quant au patron, lui aussi, il travaille !

JULIEN – Peut-être, mais c'est toi, qui as un bateau et une villa sur la côte ? Une maison de campagne dans le Périgord ? Un appartement à Val d'Isère ? C'est pas lui tout seul avec ses petits bras musclés qui a gagné l'argent pour s'offrir tout ça ! On l'a un peu aidé !

REINE – Salut, les amoureux ! En pleine lune de miel, à ce que je vois ! Ou plutôt lune de fiel !

SIMONE – Salut Reine ! C'est rien, c'est encore Julien qui veut repeindre le monde en rouge...

JULIEN – Salut ma p'tite Reine, ça roule ? (rire bête)

REINE – Oh ça va, toi avec ton humour à la con.

JULIEN – T'es crevée ? Ou tu dérailles, ma p'tite Reine ? (rire bête)

REINE (ignorant l'humour) – Bon c'est quoi, cette histoire de réunion ? Tu dois savoir ça, toi, la « secrétaire de direction », l'égérie du pouvoir suprême !

SIMONE – Égérie, n'exagérons rien... Et je n'ai pas le droit de le dire. Mais vous le saurez vite. Le patron vous attend et ça commencera dès que tout le monde sera là.

JULIEN – C'est qui, tout le monde ?

SIMONE – Vous deux, le responsable syndical et la déléguée du personnel, plus l'encadrement : Gérard le chef d'atelier et Audrey la directrice commerciale.

REINE – Toujours à la traîne, ceux-là...

JULIEN – C'est pour faire croire qu'ils travaillent !

REINE – Arrête un peu avec tes idées toutes faites. Tu crois que je n'ai pas vu ton manège avec Juliette, la nouvelle stagiaire !

JULIEN – Oh ça va, tu ferais mieux de la fermer. L'œil de Moscou, ou plutôt du Vatican, entend tout et rapportera tout à qui tu sais.

SIMONE – Puisque l'œil est capable d'entendre, il va aussi parler et te dire merde, petit con ! Ta vie privée ne me regarde pas. Mais fais gaffe quand même, tu sais bien que le patron ne veut pas d'histoires de fesses dans le travail.

JULIEN – C'est toi, qui dit ça ?

SIMONE (ignorant l'allusion) – De plus, tu ignores qui c'est, cette Juliette... Allez, rejoignez le patron dans son bureau, je téléphone aux deux autres et après, il faut que j'aille à la poste. Et je passerai vite fait brûler un cierge à l'église.

JULIEN – Mais tu es folle ! Tu sais combien d'oxyde de carbone cela dégage, un cierge, en brûlant ? Est-ce que tu connais l'impact sur le climat des millions de culs-bénis comme toi qui font fondre la banquise en brûlant des cierges ?

SIMONE (troublée) – Non... je n'imaginais pas. Je peux prendre une petite bougie, à la place… Et c'est vraiment dangereux pour la planète ?

REINE – Mais non, Simone ! Il se moque de toi. Mais je suis comme lui, je ne vois en quoi brûler un cylindre de paraffine dans un monument historique peut changer quelque chose...

SIMONE – J'ai mes croyances, et j'essaie de rattraper vos pêchés par mes prières...

JULIEN – Et tu crois que tes tentatives de séduction envers le patron ce n'est pas un pêché ? L'envie, l'adultère, la luxure, ça ne te dit rien ?

SIMONE – C'est plus fort que moi... mais je me confesse tous les dimanches ! Et puis assez discuté, rejoignez le patron, j'appelle les autres et je file à la poste.

Scène 3 : Julien et Reine rejoignent Adrien Lanard dans son bureau, Simone prend le téléphone quand Gérard arrive.

SIMONE – Ha ! Gérard ! Dépêche-toi, le patron t'attend !

GERARD – Pas que ça à faire, moi. La réunionite, il y en a marre. Je travaille, moi.

SIMONE – Merci pour moi. Mais cette réunion, quelque chose me dit que ce ne sera pas pour ne rien dire. Allez, j'appelle Audrey et je file à la poste.

Entrée d'Audrey, la directrice commerciale. Gérard ne s'en est pas aperçu.

GERARD – Alors je ne suis pas le dernier ! La belle Audrey doit encore être en train de bavarder dans un coin. Encore une qui ne doit pas être fatiguée le soir. Elle risque plus une tendinite de la langue qu'un surmenage intellectuel, celle-là ! Nous, à l'atelier, on est débordés ! Moi je suis en train de développer un système révolutionnaire, et mademoiselle, elle, passe ses journées à causer au téléphone ou à aller se promener chez les clients ! Eh bien vas-y à la poste. Je vais l'appeler, moi, et crois-moi, elle va rappliquer dare-dare, madame la directrice commerciale de mes deux !

AUDREY – Alors, Rambo, en pleine forme, à ce que je vois ! Mais pourquoi il devient tout rouge, mon petit Gégé ? Il a fait son caca nerveux et il se sent tout péteux, maintenant ? C'est plus facile de dire les choses quand les gens ne sont pas là, hein ? (passant de l'ironie à l'agressivité) Mais comment imagines-tu que je les obtiens les commandes qui font que tu as du travail ? Il ne t'est jamais venu à l'idée que les clients, il faut les faire rêver, les rassurer, les séduire ? Tu crois que nous sommes les seuls à vendre des conserves ? Ah vous êtes bien tous les mêmes, à la technique ! Mesurer la valeur du travail au nombre de kilos de cochon qui sortent de la ligne de fabrication !

Adrien Lanard passe la tête par la porte et assiste à la fin de la réplique

ADRIEN LANARD – Dites, Laurel et Hardy, quand vous aurez fini votre sketch, vous penserez à nous rejoindre ! Et vous Simone, à la poste et que ça saute !

SIMONE – J'y cours, patron ! J'y cours !

Scène 4 : Simone sort, les autres entrent dans le bureau. Après un bref instant, Bérangère Lanard, femme d'Adrien entre.

BERANGERE LANARD – Tiens, personne à l'accueil ? Je signalerai à Adrien que cette Simone n'était pas à son poste ! Ça lui apprendra à faire les yeux doux à mon mari !

Le téléphone sonne...

BERANGERE LANARD – Et le téléphone, maintenant ! Heureusement que je suis là ! (à peine aimable) Allô, les conserveries Lanard, bonjour... Oui... Vous êtes monsieur... Mafouill... excusez-moi, Marouille, oui... et vous ne trouvez pas l'usine. Vous êtes perdu. Vous venez pour... je vous entends très mal... Une gondole musicale... c'est original... Et vous êtes devant le stade ? Alors c'est très simple. Vous retournez au centre-ville... vous allez arriver devant la poste. Là vous prenez à droite puis encore à droite et ensuite au troisième feu à gauche. Vous faites environ 500 mètres, vous verrez le collège et là vous prenez à droite vers Champmelon et après c'est tout simple, vous verrez l'usine sur votre gauche juste après le cimetière. Mais ne prenez pas à droite, vous iriez à la déchèterie, ce serait dommage, sauf si vous voulez vous recycler... Oui, je plaisante. A tout de suite, monsieur Ma.... cher monsieur. (elle raccroche) Magouille ? Manouille ? Et flûte, je ne sais plus.

JULIETTE LANARD (qui entre à ce même moment) – Salut Maman ! Tu viens chez les conservateurs !

BERANGERE – Très drôle Juliette ! Je venais juste chercher la carte bancaire de ton père, j'ai vu une affaire for-mi-dâââble chez l'antiquaire... Une paire de fauteuils Voltaire d'époque ! Un peu chers, peut-être, mais quelle classe ! Et avec tout l'argent qu'il gagne, il peut bien me faire ce petit plaisir, non ? Et toi, ma chérie, tu viens humer la sueur des prolétaires dans le cadre de tes études de gestion ?

JULIETTE – Je n'aurais pas employé les mêmes termes, mais c'est à peu près cela. Je dois faire un stage en entreprise. Alors autant le faire ici, je suis sûre que je vais apprendre plein de choses. Et puis jouer les espionnes...

BERANGERE – Les espionnes ? Mais tu sais que tu m'intéresses ! Allez raconte vite à maman Bérangère, j'adore les histoires d'aventure !

JULIETTE – Ne te mets pas en transe pour autant, Maman, c'est juste que je suis là incognito. Comme cela, je saurai vraiment ce qu'ils pensent de leur travail, de l'entreprise... et de son patron.

BERANGERE – Et tu es sûre que personne ne le saura ? Simone verra bien les papiers, ton nom !

JULIETTE – Simone, c'est dans la poche. Je l'ai menacée de te révéler qu'elle drague Papa !

Le téléphone sonne à nouveau.

BERANGERE – Cette Simone qui n'est pas là et le téléphone qui sonne encore ! (agressive) Allô oui, conserveries Lanard ! Madame Truchot pour France Culture ? Un reportage sur l'industrie agro-alimentaire face à la menace étrangère ? Eh bien écoutez, je ne savais pas qu'il y avait un risque de guerre, mais je le signalerai à mon mari... enfin à monsieur Lanard qui vous rappellera... Hein ? Vous êtes ici dans un quart d'heure ? A tout à l'heure, alors... (elle raccroche) Elle ne manque pas d'air, celle-là ! Comme si Adrien n'attendait qu'elle...

JULIETTE – Ne te fâche pas, Maman, ça fera toujours un peu de publicité gratuite. Il faut bien faire des économies, pour acheter tes deux Voltaires ! Et... si le prix est excessif, mieux vaut le taire ! (Voltaire // vaut le taire... pour les mal comprenants)

BERANGERE – Hilarant, ma fille, mais j'ai bien failli oublier, et je ne voudrais pas me les faire souffler. Bon. J'en ai marre d'attendre. Réunion ou pas, j'y vais, je prends la carte et je file.

Bérangère entre dans le bureau d'Adrien. Retour de Simone.

JULIETTE – Ah, Simone. Alors, pas de problème, pour notre petite affaire ? Vous savez qu'une bonne secrétaire doit savoir le secret... taire !

SIMONE – Merci pour le jeu de mots, sauf que votre père n'a pas eu l'air très content de vous voir débarquer comme stagiaire dans l'entreprise. Je crois qu'il va y avoir explication après la réunion...

JULIETTE – La réunion ?

Retour de Bérangère.

BERANGERE – Ils en font une tête, là-dedans ! Lorsque j'ai demandé la carte de l'entreprise à Adrien pour acheter les fauteuils, j'ai bien cru qu'ils allaient me sauter dessus. Ce qu'ils sont mesquins ! Bon, ma petite Simone, le téléphone a sonné deux fois en votre absence. Heureusement que j'étais là pour répondre ! La première, c'est un monsieur Latrouille qui vient pour une gondole musicale. Je lui ai expliqué le chemin, il sera là d'un moment à l'autre. Le second, c'est une journaliste pour un reportage sur la prochaine guerre... J'ai été un peu étonnée, je n'en ai pas entendu parler sur Radio Neuilly, mais bon. Elle arrive aussi, et moi j'y vais, sinon je vais me faire souffler mes Voltaires !

Scène 5 : Bérangère quitte la scène. La porte de la salle de réunion s'ouvre et les 4 salariés sortent, très tendus. Juliette reste dans un coin et observe.

GERARD – Comprends pas. Du boulot, il y en a, du temps perdu il n'y en a pas, de la gâche non plus, et le patron dit que l'entreprise est au bord de la faillite. Je ne vois pas quoi faire de plus ! Ou alors, c'est que tu ne vends pas assez cher !

AUDREY – Vas-y, prends-la, ma place ! Tu verras si c'est facile. Pour ça il a raison, le patron. Les grandes surfaces imposent les prix et c'est « marche ou crève ».

JULIEN – Peut-être, mais c'est déjà tellement cher quand on fait les courses ! Si nos salaires étaient plus élevés, on pourrait payer plus cher les produits et les entreprises ne fermeraient pas !

REINE – Moi, j'aimerais bien voir les comptes ! Tu as vu, encore tout à l'heure, la patronne qui vient en pleine réunion pour prendre la carte bancaire de son mari et aller « s'offrir deux splendiiiides Voltêêêêres ». Voilà où il passe, le pognon ! Et je t'achète un bateau, et je te paye des vacances à Tahiti, et je t'offre un appartement à la montagne... et je t'encule les ouvriers, oui !

JULIEN – C'est le pique-nique capitaliste : il pique dans la caisse et il nique les ouvriers !

REINE - Il n'a qu'à piquer un peu moins dans la caisse ! Tu dois bien savoir ça, toi, Simone !

SIMONE – Tu sais bien que je n'ai pas le droit de le dire ! Je tiens à ma place, moi !

JULIEN – Évidemment, tu ne risques pas d'être virée, à force de draguer le patron !

SIMONE – Mais ça n'a rien à voir ! Je ne suis pas comptable ! Et arrêtez de parler de tout ça devant notre stagiaire, vous allez la traumatiser !

JULIETTE – Laissez, Simone, je suis en train de m'instruire à la vitesse grand V !

GERARD – Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? Qu'est-ce que je dis aux autres ? Lanard veut leur annoncer lui-même la bonne nouvelle, mais je ne me sens pas le cœur à faire semblant !

JULIEN – C'est vrai que cela va être dur de regarder les copains en face. Nous faisons partie des « salariés protégés », mais tu parles d'un privilège. Et toi, Juliette, qu'est-ce que tu en penses ? On t'apprend à licencier les gens, dans ton école de gestion ?

JULIETTE – Non, enfin, oui... Ce n'est pas pareil, on ne voit que l'aspect juridique, pas l'aspect humain...

SIMONE – Laisse-la, je te dis, qu'est-ce qu'elle y peut, elle ?

AUDREY – Au contraire, Simone, elle a peut-être des solutions à nous proposer...

GERARD – Ouais, un truc pour hypnotiser les clients et leur faire accepter tout ce qu'on veut...

JULIEN – Ou nous trouver un messie qui puisse multiplier les boîtes de conserve pour pas un rond...

SIMONE – Julien, arrête de blasphémer ! Et foutez-lui la paix, elle est là pour apprendre, par pour nous apprendre...

JULIETTE – Laissez, Simone. Je ne savais pas que l'entreprise allait si mal... Je n'ai pas d'idée là tout de suite, mais je vous promets que je vais y réfléchir très vite !

REINE – En attendant, moi, je n'ai pas envie de rester les deux pieds dans le même sabot. Je vous propose de lancer une contre-attaque.

GERARD – Une contre-attaque ?

REINE – Eh oui ! Un : on séquestre le patron dans son bureau. Deux : on alerte la presse, la télé, tout le monde parle de nous. Trois : les politiques, comme les élections approchent, sont obligés de s'en occuper, et le tour est joué. On sauve nos places ! Elle est pas bonne, mon idée !

JULIETTE (qui est restée en retrait) – En tout cas, ce n'est pas moi qui l'aurait eue !

SIMONE – Aïe aïe aïe ! Je craignais le pire, mais là... (elle se signe)

JULIEN – Reine ! C'est génial ! C'est exactement ce que j'aurais fait !

REINE – Arrête de te vanter !

GERARD – C'est gonflé, mais... ça peut marcher...

JULIETTE – Mais enfin, séquestrer pap... monsieur Lanard, juridiquement parlant... c'est quand même risqué, non ? Vous croyez qu'il va se laisser faire ?

JULIEN – Alors pour ça, pas de problème, je m'en occupe ! S'il faut, j'aurai des arguments convaincants !

SIMONE – A ta place, j'éviterais ce genre de réflexion...

JULIETTE – Laissez, Simone, il ne sait pas ce qu'il dit...

JULIEN – Quoi ? J'ai raté un épisode ?

GERARD – Mais comment on fait pour les médias ? Parce que sans les médias, ce n'est même pas la peine d'essayer...

SIMONE – Alors là, vous avez touché le gros lot. Si j'ai bien compris ce que m'a dit la patronne tout à l'heure... mais comme elle ne comprend pas toujours tout...

JULIETTE – Moi, je comprends parfaitement ce que vous dites, Simone...

SIMONE - ... Elle ne comprend pas toujours tout... parce qu'elle n'est pas au quotidien dans l'entreprise... forcément. Donc, si j'ai bien compris, il y a une journaliste qui sera là d'ici quelques minutes pour faire un reportage sur la guerre. Ne me demandez pas pourquoi, là c'est moi qui n'ai rien compris. Elle a aussi parlé d'un marchand de gondoles musicales...

REINE – Alors, puisque les cieux sont avec nous, il n'y a plus qu'à foncer. Audrey, en bonne commerciale, tu t'occupes des relations avec les médias. Juliette, tu peux l'aider ?

JULIETTE – Si vous voulez... D'ailleurs, je viens d'apercevoir une voiture avec des autocollants Radio France arriver sur le parking, ce doit être la journaliste. Et avec ce qu'on va lui annoncer, ça va vite devenir Radio Transe !

REINE – Très bien. Gérard, l'homme de la technique, tu organises une réunion d'information et les roulements pour l'occupation des locaux. Simone, tu fermes la porte. Tu ne laisses passer que la journaliste et le ravitaillement. Le marchand de gondoles musicales, tu le vires.

SIMONE – OK, chef...

REINE – Alors chacun à son poste. En attendant, Audrey et Juliette, vous retardez la journaliste dehors, vous lui faites faire le tour de l'usine le temps que Julien informe son patron préféré de notre décision.

Sortie de Gérard, Juliette et Audrey.

JULIEN – Merci pour le cadeau. Et toi ? Qu'est-ce que tu fais ?

REINE – OK... je reste avec toi pour t'épauler.

SIMONE – Si ça ne vous fait rien, je vais en profiter pour aller aux toilettes…

REINE – Quel courage...

SIMONE – Peut-être, mais... je me sens le cul entre deux chaises.

JULIEN – Tu préférerais l'avoir sur les genoux du patron... et puis un cul béni entre deux chaises ! Tu vas pouvoir passer dans « Incroyables talents » !

SIMONE – Oh toi ça va ! Je n'ai pas envie de plaisanter !

REINE – Vous n'allez pas recommencer, tous les deux ! Allez, Julien, au travail !

Scène 6 : Simone sort. Julien frappe à la porte du bureau directorial, ouvre la porte.

JULIEN – Euh... M'sieur Lanard ?

ADRIEN LANARD (off) – Oui ! Quoi encore ?

JULIEN – Vous ne voudriez pas venir ? Euh... On a quelque chose à vous dire...

ADRIEN LANARD (off) – Et vous me convoquez à l'accueil ! Vous avez un pété un fusible, Julien ?

JULIEN – S'il vous plaît, patron, c'est important...

REINE (bas) – Bravo, monsieur le syndicaliste ! Quelle autorité !

Adrien Lanard sort de son bureau.

ADRIEN LANARD – Alors les syndicalistes, on complote ? Je sais bien que vous n'arrivez pas à digérer cette histoire de licenciement, mais je n'ai pas le choix... Alors vous allez me faire le plaisir de retourner au travail bien gentiment sinon j'aurai mes deux premiers licenciés...

JULIEN – C'est-à-dire que...

REINE (en aparté) – Alors, Staline, tu te dégonfles ?

JULIEN – Eh bien... heu... Après en avoir délibéré avec les camarades travailleurs, et étudié la situation catastrophique dans laquelle une direction aveugle et préoccupée par son enrichissement personnel bien plus que par le bien-être de la classe laborieuse est en voie de...

ADRIEN LANARD (mielleux et ironique) – Ouiiii... mon petit Julien... mais encore ?

JULIEN – Il nous apparaît profondément injuste et contraire au droit des travailleuses et des travailleurs de... heu... de...

ADRIEN LANARD (idem) – J'écoute... mon petit Julien... j'écoute...

JULIEN – Eh bien... heu... Compte tenu de la situation... heu... nous avons décidé de... heu...

ADRIEN LANARD – Alors, t'accouches, oui ou merde ! Bravo, l'élite syndicale ! Un bel organe vocal mais pas d'organes génitaux ! De la gueule mais pas de couilles !

REINE – Stoooop ! Vous dépassez les bornes. Et puis pour les organes en question, Julien ne s'en sert pas au travail, lui ! (Elle montre le bureau de Simone)

ADRIEN LANARD – Et vous sous-entendez quoi, par là ? Vous n'allez pas vous y mettre vous aussi, à me contester ! C'est encore moi le patron, jusqu'à preuve du contraire !

JULIEN – Eh bien justement, patron... on voulait vous dire que...

REINE – Que les patrons, maintenant, c'est nous !

JULIEN – C'est ça. Nous avons décidé de... prendre la direction de l'entreprise et de vous séquestrer dans votre bureau jusqu'à ce que vous changiez d'avis... enfin en gros, quoi...

ADRIEN LANARD – Ils sont fous ! Ils sont fous ! Vous croyez que ça va se passer comme ça ? Que je vais me laisser faire bien gentiment ?

JULIEN – Si vous ne mettez pas de bonne volonté, nous vous aiderons...

ADRIEN LANARD – Il me menace, en plus ! Mais je ne vais pas me laisser emprisonner par des sans-culotte sans réagir ! Je vais appeler la police, j'ai des relations, moi ! En tout cas, bravo et merci ! J'ai un bon motif de licenciement, maintenant !

REINE – C'est que vous n'avez pas bien compris, monsieur Lanard. Ce n'est pas si simple. En vous séquestrant et en prévenant les médias, les pouvoirs publics seront obligés de vous aider à trouver une solution qui sauve les emplois. C'est plus clair ?

ADRIEN LANARD – Et vous imaginez que je vais vous laisser le temps de prévenir les médias ? Mais j'appelle le préfet et dans une heure il y aura dans la cour trois cars de CRS pour vous faire rentrer vos idées révolutionnaires dans la cervelle à grands coups de matraque !

JULIEN – Nous, ce n'est pas « trois quarts » de CRS, que nous avons, mais une journaliste entière qui est en train de visiter l'usine. Vous voyez la voiture Radio France, là-bas ? Elle est déjà au courant et je suis sûre qu'elle est ravie de l'aubaine. C'est son scoop.

ADRIEN LANARD – Un get-apens ! Ils m'ont tendu un guet-apens ! Vous l'aviez organisé, n'est-ce pas ? Quelqu'un m'a trahi ! Mon concurrent Moulinard ? Ou Simone ? Ma dévouée Simone qui m'aurait vendu et vous aurait permis de prendre un coup d'avance ? La traînée, la garce, la moins-que-rien ! Moi qui avais entière confiance en elle ! Ô rage, ô désespoir ! N'ai-je donc tant vécu que cette infamie ? Et...

REINE – Oh, ça va ! Vous n'allez pas nous la jouer tragédie classique, maintenant ! Simone n'y est pour rien, si ça peut vous consoler. C'est le hasard qui nous envoie cette journaliste, et nous en profitons, comme vous avez profité de nous pendant des années.

ADRIEN LANARD – Soit, je m'incline devant la force des baïonnettes... Où sont les menottes ? Aurai-je un peu de pain sec et d'eau croupie ? Resterai-je dans mon bureau ou bien m'avez-vous réservé quelque geôle sombre et humide où soigner mes rhumatismes ? Allez-y, faites votre œuvre, traînez-moi dans mon cachot...

REINE – Et il nous fait de l'Alexandre Dumas, maintenant ! C'est pas vrai ! Fais le taire, Julien, ou je vais me le faire, le comte de Monte Cristo ! Il va y avoir quelques pots de pâté de plus ! Et des gros, bien gras !

ADRIEN LANARD – Non mais dites donc, vous, je ne vous permets pas !

JULIEN – Elle a raison, patron, allez bien gentiment dans votre bureau et tout se passera bien.

REINE – Je te laisse, moi je vais voir où en sont Audrey et la journaliste. Je vais aussi délivrer Simone...

ADRIEN LANARD – Quoi ? Vous aviez séquestré ma bonne Simone ? Mais elle n'est pas responsable de la situation ! Passe encore pour moi, j'assume, mais elle...

REINE – On se calme, Lanard ! Je plaisante, elle a juste eu une diplomatique envie pressante, histoire de ne pas se mouiller...

ADRIEN LANARD – Monsieur Lanard, s'il vous plaît, on n'a pas gardé les cochons ensemble.

REINE – Moi je les mets en boîte pour vous ! Allez, il va dans son coin-coin, le vilain petit Lanard !

JULIEN – Venez, patron... s'il vous plaît...

REINE – Et arrête de l'appeler patron, il est suspendu !

JULIEN – OK, ma petite Reine, je sens que tu vas perdre les pédales... Allez, Lacard, au planard ! Euh... Lanard, au placard. Excusez-moi, mais c'est vrai que vous avez un drôle de nom, patr... Lanard

Scène 7 : Sortie de Lanard et Julien dans le bureau directorial.

REINE – Ouf. Première étape franchie. Maintenant, la journaliste. (elle ouvre la porte d'entrée et appelle) Audrey, c'est bon, vous pouvez venir !

SIMONE – Je peux venir ? Vous lui avez dit ?

REINE – Ah ! Voilà Jeanne d'Arc ! Sauf que la nôtre a peur d'entendre des voix...

SIMONE – Si tu crois que c'est facile, pour moi. Quoi que je fasse, j'ai l'impression de trahir quelqu'un... Il a parlé de moi ? Julien a été obligé de le frapper ?

JULIEN (qui sort du bureau de Lanard) – Non, non ! Juste trois dents cassées et une côte fêlée... Rien de grave, Simone !

SIMONE – Hein ? Brute ! Sauvage ! Tu n'es qu'un...

JULIEN – Je plaisante ! Il n'a rien ton protégé. Il a vite compris qu'il valait mieux faire ce qu'on lui demandait ! Hein, Reine ?

REINE – Et surtout grâce à ton autorité !

JULIEN – Oh ça va... Je m'en vais, je reviens ce soir pour faire la nuit... Mais j'aimerais bien ne pas être tout seul. Tu ne sais pas qui pourrait rester avec moi ?

REINE (ironique) – Non, je ne sais pas... Quelqu'un comme Juliette, peut-être ?

JULIEN (faux cul) – Ah tiens ! Je n'y pensais pas, mais ce serait bien pour son stage, j'aurais toute la nuit pour... bien lui expliquer comment marche l'usine...

REINE – Ben voyons... Allez, je t'arrange le coup, tu peux y aller ! (il sort)

SIMONE – Et moi ? Qu'est-ce que je fais ?

REINE – Toi ? Tu vas déjeuner et tu reviens à 14 heures. Allez, bon appétit et à tout à l'heure, moi j'irai manger plus tard. Et n'abuse pas des hosties !

SIMONE – Très drôle... (elle sort)

AUDREY (en entrant avec la journaliste, suivies de Juliette) – ... et je vous présente Reine, notre déléguée du personnel, qui a eu l'idée que nous évoquions tout à l'heure pour sauver l'entreprise et ses emplois...

BENEDICTE – Toutes mes félicitations, madame Reine ! Mais, je ne me suis même pas présentée. Bénédicte Truchot, journaliste à Radio France. C'est moi qui tiens la rubrique économique sur France Culture tous les jours entre 2 h 55 et 3 heures... Vous connaissez, naturellement...

REINE – Pas vraiment... Vous savez, on n'écoute pas la radio au travail.

BENEDICTE – Oh ma pauvre ! Vous travaillez même la nuit ! Mais ce Lanard est un véritable exploiteur !

REINE – Ah, la nuit... Non, là, je dors...

BENEDICTE – Mais c'est bien ce que j'ai dit. 2 h 55, pas 14 h 55...

AUDREY (coupant la journaliste) – Reine est donc, comme je vous le disais, à l'origine de notre démarche et c'est elle qui organise les choses...

REINE – A propos d'organisation : Juliette, j'ai décidé de te mettre de garde cette nuit. Tu peux t'en aller, mais tu reviens ce soir à 20 heures... pour être précise. Pas à 8 heures demain matin.

JULIETTE – Cette nuit ? C'est que...

REINE – Tu ne seras pas toute seule. Il y aura aussi Julien...

JULIETTE – Ah yessss ! Euh... D'accord, c'est vous qui décidez. Alors à ce soir. Au-revoir, madame Truchot ! A demain ?

BENEDICTE – Et comment, ma petite, je suis sur le pont, et j'y reste. Il faut sauver l'industrie française et ses emplois ! La France aux Français et le reste du monde aux autres ! … Sauf la Croatie, j'y vais en vacances dans trois semaines... Enfin bref, Vive la France ! Mais dites-moi, il va falloir que je puisse interviewer votre patron, et puis aussi un cadre, votre chef d'atelier, par exemple, et des ouvriers...

JULIETTE – Comme vous n'avez pas besoin d'une stagiaire, j'y vais. Bonsoir. (elle sort)

REINE – Une ouvrière, ça vous ira ? Parce que c'est mon cas. Et puis vous avez aussi Julien, le délégué syndical, qui reviendra ce soir.

BENEDICTE – Un syndiqué ? Un vrai ? Comme c'est excitant ! Je l'interviewerai dès ce soir !

REINE – Tant pis pour moi, alors... Je sors, je vais faire un peu le tour des troupes, et je vous envoie Gérard, le chef d'atelier, vous verrez, vous ne serez pas déçue ! (elle sort)

BENEDICTE – En attendant, je vais rencontrer votre otage ! Il est loin ?

AUDREY – Tranquillement dans son bureau en train de ruminer sa vengeance. Je vous l'appelle. C'est mieux que ce soit vous qui dégustiez la première salve !

BENEDICTE – Plaît-il ?

Scène 8 : Audrey ouvre la porte du bureau de Lanard.

AUDREY – Le détenu Lanard est demandé au parloir !

ADRIEN LANARD (off) – Foutez-vous de ma gueule, vous ! Qu'est-ce que c'est encore ?

AUDREY – Vous fâchez pas ! C'était de l'humour ! Il y a quelqu'un qui souhaite vous parler, c'est tout...

ADRIEN LANARD (sortant du bureau) – Parce que vous avez envie de faire de l'humour, vous ! En tout cas, maintenant que vous êtes en vacances, vous pouvez occuper votre temps libre pour aller chercher du travail. Ailleurs, et loin ! Parce que je vais me charger de vous faire une réputation, moi !

BENEDICTE – Monsieur Adrien Lanard, je suppose ?

ADRIEN LANARD – Quoi ! Qu'est-ce qu'elle me veut celle-là ? C'est qui, d'abord ?

BENEDICTE – Bénédicte Truchot, journaliste à Radio France. C'est moi qui tiens la rubrique économique sur France Culture tous les jours entre 2 h 55 et 3 heures... Vous connaissez, naturellement...

ADRIEN LANARD – Non ! Et je m'en fous !

BENEDICTE (interloquée) – ... Ravie de vous rencontrer, Monsieur Lanard. L'on m'avait vanté votre amabilité, je ne suis pas déçue !

ADRIEN LANARD – Euh... Passons ! Qu'est-ce que vous me voulez ? Vous êtes complice de ces mutins ? Ou vous êtes capable de faire votre travail avec honnêteté et de reconnaître qu'ils sont fous ?

BENEDICTE – Si vous le permettez, très cher monsieur Lanard, je me ferai mon opinion par moi-même. Je vous remercie de bien vouloir me donner votre analyse personnelle de la situation.

ADRIEN LANARD – D'accord, je veux bien jouer le jeu. Mais seul à seul avec vous ! Que cette traînée s'en aille !

AUDREY – Dites-donc, un ton en dessous s'il vous plaît ! Je ne voudrais pas faire de remarque désobligeante, mais il me semble que fut un temps, vous auriez bien aimé que je fusse une traînée...

ADRIEN LANARD – Euh... Mais je ne vois pas à quoi vous faites allusion ! Devant madame Torchut, en plus,

BENEDICTE – Truchot !

ADRIEN LANARD – Truchot, c'est pareil... et qui va s'imaginer des choses, qui va parler de harcèlement sexuel dans son reportage ! Mais où avez vous la tête ?

AUDREY – Sur les épaules ! Et je suis chargée de vous empêcher de prendre la poudre d'escampette. Alors j'y suis, j'y reste !

ADRIEN LANARD – D'accord, Audrey, je vous présente mes excuses pour mes écarts de langage... Mettez-vous à ma place, je ne sais plus trop où j'en suis ! Mais je vous donne ma parole que je ne quitterai pas cette pièce !

BENEDICTE – Et moi que s'il tente quoi que ce soit, je déclenche le plan orsec ! Je tiens à mon reportage ! Sans patron séquestré, ça n'a plus aucune valeur !

AUDREY – C'est bon ! Je vous laisse ! Mais n'en profitez pas pour faire des bêtises, sinon je dis tout à Simone ! (elle sort)

BENEDICTE – C'est qui cette Simone ?

ADRIEN LANARD – C'est rien, elle plaisante !

BENEDICTE (après un gros soupir) – Alors allons-y ! Commençons par le début. Monsieur Lanard, depuis combien de temps dirigez-vous cette société ?

ADRIEN LANARD – Depuis toujours. C'est mon arrière-grand-père, Mathurin Lanard qui a créé la conserverie juste après la première guerre mondiale ! À cette époque, en août 1919, une épidémie a décimé tous les élevages de porcs de la région ! 800 porcs en moins de trois semaines ! Alors c'est mon arrière-grand-père qui a eu l'idée géniale de faire venir de toute urgence le matériel nécessaire à la transformation et à la mise en conserves avec stérilisation ! Et hop ! Jackpot !

BENEDICTE – … Un doute m'assaille, très cher monsieur Lanard... Dois-je en déduire que votre ancêtre, Mathurin Lanard, a réalisé ses premières conserves à partir de bêtes mortes de maladie ?

ADRIEN LANARD – Malades, malades... Mortes prématurément. De toute façon, les conserves ont été expédiées en Algérie, alors vous savez, là-bas...

BENEDICTE – Du cochon ? Pour des musulmans ? Vous plaisantez !

ADRIEN LANARD – À cette époque la législation était un peu moins tatillonne qu'aujourd'hui ! On mettait ce que l'on voulait sur l'étiquette… Il n'en sont pas morts... enfin j'espère.

BENEDICTE – Oui, enfin, c'est du passé, et je ne serai pas obligée d'entrer dans le détail pour mon reportage. Et après Mathurin ?

ADRIEN LANARD – Edgar ! Il a suivi les traces de son père. Mêmes méthodes d'approvisionnement, et mêmes profits. Il a fait construire la première usine, puis a profité de la crise de 1929 pour écouler tous ses stocks à un prix maximum ! Forcément, les gens n'avaient pas le choix !

BENEDICTE – Quelle famille ! Et pendant la guerre ?

ADRIEN LANARD – Faute de viande, c'est là que mon grand-père, aidé par mon père qui était tout jeune à l'époque a intégré les légumes. Un peu sur le même principe. Vous savez, une fois coupé en petits morceaux, fortement assaisonné et bien bouilli... on ne sait plus trop ce que l'on mange ! Ah, le cassoulet du grand-père Edgar, c'était quelque chose ! Si vous saviez combien ils ont pu en vendre aux Allemands !

BENEDICTE – Ils n'ont pas eu d'ennuis à la Libération ?

ADRIEN LANARD – On les a traités de collaborateurs ! Les gens sont d'une jalousie ! Mais sachez que mon père et mon grand-père leur vendaient le troisième choix !

BENEDICTE – J'imagine, diététiquement parlant, le pire, monsieur Lanard... Finalement, c'est un peu grâce à votre famille que l'armée allemande a été vaincue. Vous leur avez... empoisonné la vie...

ADRIEN LANARD – Exactement ! Personne n'a voulu admettre qu'en fournissant des conserves avariées au Allemands, nous étions aux côtés de la Résistance ! En première ligne, même ! Pas à se planquer dans le maquis pour un oui ou pour un non ! (soudain très triste) Mon grand-père a été un incompris. Il en est mort de chagrin, le pauvre... trente ans plus tard... aux Bahamas où il s'était retiré…

BENEDICTE – Je comprends tout à fait, très cher monsieur Lanard. Et nous arrivons au dernier de la dynastie : vous-même !

ADRIEN LANARD – Oh, moi... Je suis arrivé trop tard. Les normes d'hygiène, la législation sociale et tutti quanti... Bref, plus moyen de travailler normalement ! Pendant que les étrangers, eux, enfin les vrais. Pas ceux qui viennent en vacances chez nous, les autres, les bougnoules, les chinetoques, les niakoués ! Ceux qui travaillent encore à l'ancienne, ils sont dix fois moins chers que nous ! Alors vous pensez ! Ils ne se privent pas ! Ils ont la belle vie, ces sauvages !

BENEDICTE – … Ce qui nous amène au cœur du problème. Selon vous, il est aujourd'hui impossible à une entreprise comme la vôtre de survivre économiquement en France.

ADRIEN LANARD – Enfin quelqu'un qui comprend ! Les gens veulent tout ! Que ça ait du goût, que ce soit bon pour la santé, et pas cher ! Y a pas marqué « père Noël », là (il montre son front) !

BENEDICTE – Mais, peut-être, très cher monsieur Lanard, n'ont-ils pas les moyens financiers de s'offrir des produits plus onéreux ?

ADRIEN LANARD – Ils n'ont qu'à pas être pauvres !

BENEDICTE – … Ils n'ont peut-être pas le choix, très cher monsieur Lanard, vous avez eu la chance que vos ancêtres aient développé cette entreprise, tous ne sont pas dans la même situation…

ADRIEN LANARD – Je vous vois venir, vous ! Vous essayez de détourner la conversation !

BENEDICTE – Du tout, très cher monsieur Lanard, mais je suis journaliste économique. Il y a longtemps que j'ai compris que sans pauvres pas de riches. Il faut juste que les riches laissent assez d'argent aux pauvres pour acheter ce qu'ils produisent et ne fassent pas la révolution. C'est une version simplifiée de l'économie libérale, mais c'est le schéma général.

ADRIEN LANARD – Vous essayez de m'embrouiller... C'est bien ce que je pensais ! Gauchiste !

BENEDICTE – Réaliste, tout au plus !

ADRIEN LANARD – C'est facile de donner des leçons ! Je veux bien les donner, mes produits, mais où je vais trouver l'argent pour payer les emprunts, les loyers, les salaires, les charges, tous ces fonctionnaires payés à rien foutre ? Hein ? Comment il fait, le sale patron pour payer ses ouvriers s'il ne gagne pas d'argent ?

Scène 9 : Gérard ouvre la porte...

GERARD – Oh pardon, je dérange ?

BENEDICTE – Bonjour, vous êtes le chef d'atelier, je présume ? Monsieur Gérard ?

GERARD – Lui-même !

BENEDICTE – Je vous prie de m'excuser, très cher monsieur Lanard, je vais réfléchir à votre question et nous reprendrons ce passionnant entretien un peu plus tard.

ADRIEN LANARD – Ouais. Je vous laisse avec Judas, je vais ruminer dans mon étable ! (il retourne dans son bureau)

BENEDICTE (dragueuse) – Que je me présente, monsieur Gérard ! Bénédicte Truchot, journaliste à Radio France. C'est moi qui tiens la rubrique économique sur France Culture tous les jours entre 2 h 55 et 3 heures... Vous connaissez, naturellement...

GERARD – Oui, oui... naturellement...

BENEDICTE – Vraiment ? Enfin quelqu'un de cultivé dans cette entreprise ! Comment avez-vous trouvé ma rubrique d'hier sur l'évolution des cours du jus de betterave au Turkistan ? Passionnant, non ?

GERARD – Ah, hier... Euh... je l'ai ratée, je... me suis trompé de station, j'étais sur RTL...

BENEDICTE – Quel dommage ! Mais vous me donnerez votre adresse internet, je me ferai un plaisir de vous en faire parvenir l'enregistrement ! Vous m'en direz des nouvelles...

GERARD (pour éviter le pire) – J'ai pas internet ! Et je ne bois pas de jus de betterave...

BENEDICTE (comprenant qu'il bluffe, ironique) – Je vois... Mais abordons l'objet de ma présence en ces lieux, monsieur Gérard. Vous êtes donc le chef d'atelier de cette usine...

GERARD – Un peu, oui ! Quarante ans de boîtes !

BENEDICTE – Oui...

GERARD (déçu car son jeu de mot n'a pas été compris) – De boîtes... de conserve, c'était un jeu de mot...

BENEDICTE (se forçant) – Ha, ha, ha ! Hilarant, cher Gérard, hilarant...

GERARD – Oui, je sais, ça fait toujours rire. Je suis entré ici en apprentissage ! Je connais tout, ici ! Je suis capable de reconnaître l'origine d'un porc rien qu'à sa couleur ! (il observe Bénédicte) Tenez, un cochon qui est rose comme vos joues, là, je sais tout de suite qu'il vient du nord de la Bretagne !

BENEDICTE (du tac au tac) – Raté, je suis de Nantes ! ... Mais qu'est-ce que vous me faites dire là ?

GERARD – Surtout que, rouge comme vous êtes maintenant, je vous mettrais au rebut, moi. Pas consommable...

BENEDICTE – Je vous en prie, monsieur Gérard, vos allusions deviennent désobligeantes !

GERARD – Faites excuses, je ne peux pas m'empêcher de parler boulot.

BENEDICTE – Je vous pardonne, cher Gérard. Mais vous m'avez troublée, et j'ai perdu le fil de mes idées. Revenons à nos moutons...

GERARD – Nos cochons !

BENEDICTE – Nos cochons ! Bien sûr ! Quel humour, cher Gérard ! Et quel à propos ! A propos, justement, quelle est votre opinion sur la situation économique de l'entreprise ?

GERARD – Comprends pas. Du boulot par dessus la tête. On n'a même plus le temps de suivre la paperasse ! Les contrôles d'hygiène, on en fait à peine un sur deux…

BENEDICTE – Je vois que la tradition se maintient, chez Lanard... Ce ne sont plus des conserves de cochon, c'est de la cochonnerie !

GERARD – Hé ! Faut pas exagérer ! On se lave les mains quand même ! Et on met presque tout le temps les masques !

BENEDICTE – Me voilà rassurée, cher Gérard... Mais je vais penser à éviter les conserves...

GERARD – Ben ça, moi je ne me risque pas à en manger ! Les « délices de grand-maman », qu'ils disent dans les publicités ! Elle devait s'appeler Marie Besnard, la grand-mère, comme l'empoisonneuse !

BENEDICTE – Mais alors, cher Gérard, si vous avez tant de travail, comment se fait-il que l'entreprise connaisse des difficultés économiques ?

GERARD (Retour d'Audrey qu'il n'a pas vue) – J'ai ma petite idée là-dessus... Je parie que c'est Audrey, la directrice commerciale version promotion canapé... A mon avis, elle se tape les clients pour choper les commandes et après, comme c'est des copains, elle leur fait des super prix. Et nous on travaille pour des clopinettes !

AUDREY – Je le crois pas ! Devant moi en plus ! Je vais le réduire en bouillie, moi le primate ! Me le faire sauce maison ! Le transformer en cassoulet avec ses deux haricots et sa piteuse saucisse qui pendouille lamentablement ! Je me décarcasse pour essayer de sauver cette boîte, pendant que monsieur l'homme de Néanderthal me casse la baraque dans le dos auprès de tout le monde ! Écartez-le de mon chemin ou j'en fais du pâté de ce phacochère !

GERARD – Ah ? Audrey... Je ne t'avais pas vue... Je retourne à l'atelier voir si tout va bien... A plus tard, madame Truchot !

BENEDICTE – A tout à l'heure, cher Gérard, je compte sur vous !

AUDREY – Cher Gérard ? Vous donnez du « cher Gérard » à ce pithécanthrope ?

BENEDICTE – Il faut lui pardonner... Vous savez, les gens de la production ont souvent l'impression qu'ils sont les seuls à travailler... Bon, je vous laisse, je dois aller envoyer mes textes et mes photos par internet ! (croisant Simone) Oh, excusez-moi, j'ai failli vous bousculer !

Scène 10 : Entrée de Simone.

SIMONE – Ah, Audrey, tu tombes bien, sais-tu où est Reine ? Il y a un gars qui arrive, et je ne sais pas quoi faire...

AUDREY – Elle revient. Mais pas question de laisser entrer qui que ce soit tant qu'elle n'est pas là. Imagine que ce soit la police, ou l'avocat du patron...

SIMONE – Ce doit plutôt être le gars que la patronne a eu au téléphone... tu sais, elle a parlé de gondole musicale. Un nom marrant, du genre Manouille...

AUDREY – Quand on parle du loup, le voilà ! (en criant à l'adresse de Bernard Marouille, le contrôleur fiscal que l'on voit à travers la porte vitrée) C'est fermé !

MAROUILLE – Je viens pour le contrôle fiscal !

AUDREY – La gondole musicale, on sait et on s'en fout !

SIMONE – Attends, Audrey, tu as mal compris, je crois qu'il n'a pas dit gondole musicale mais contrôle fiscal...

MAROUILLE – C'est pour le con-trô-le-fis-cal ! Cela va vous coûter cher si vous refusez d'ouvrir ! Je vais être obligé de requérir les forces de l'ordre !

AUDREY – Mince ! Tu avais raison ! C'est encore la mère Lanard qui n'a rien compris ! Vite, ouvre-lui, il vaut mieux le mettre de bonne humeur... Alors opération séduction, OK ? Moi je téléphone tout de suite à Reine...

SIMONE – Veuillez vous donner la peine d'entrer, cher monsieur, et daignez excuser cette abominable méprise... nous vous avions pris pour un marchand de gondoles musicales...

MAROUILLE – Parce que j'ai une tête à vendre des gondoles musicales ? Vous vous moquez de moi ! Déjà que votre standardiste m'a envoyé directement à la déchèterie... J'imagine qu'elle espérait se débarrasser de moi. Quelle naïveté ! On ne se débarrasse pas aussi facilement de Bernard Marouille !

AUDREY – Enchantée, cher monsieur... Je me présente. Audrey, je suis la directrice commerciale. Celle qui vous a mal indiqué le chemin n'est autre que l'épouse de notre patron, madame Lanard. Elle a peut-être été confuse mais n'aurait jamais imaginé se moquer de vous...

MAROUILLE – En attendant je vous laisse apprécier l'état de mes vêtements ! En descendant de mon véhicule pour demander mon chemin à des gens compétents – eux – j'ai glissé dans une flaque de boue !

AUDREY (se retenant de rire) – Vous m'en voyez désolée...

MAROUILLE – Sans compter mon véhicule de fonction ! Regardez par la fenêtre, vous aurez du mal à imaginer que cette voiture est blanche ! On dirait que je reviens du Paris-Dakar ! Les collègues n'ont pas fini de se foutre de moi ! Bref. J'ai hâte de me plonger dans vos livres de comptes et de me détendre un peu ! J'ai le devoir de demeurer impartial, mais vous comprendrez aisément, que l'envie me démange de vous saquer !

AUDREY – Croyez bien qu'il s'agit d'une méprise cher monsieur Larouille...

MAROUILLE – Marouille ! Ma-rou-yeu ! Vous le faites exprès, ou quoi ?

AUDREY – Veuillez m'excuser, cher monsieur Marouille... Je vous propose de vous installer confortablement dans la salle de réunion, notre secrétaire comptable, Simone, se mettra à votre disposition pour vous fournir tous les documents dont vous aurez besoin.

MAROUILLE – Bien, madame Simone, vous me sortez les bilans, les rapports du commissaire au comptes, les grands livres, les bulletins de salaires, et les relevés de comptes bancaires des cinq dernières années. Plus les contrats de travail, le registre du personnel, et le document unique sur l'hygiène et la sécurité dans l'entreprise. Sans oublier les rapports de contrôles des services sanitaires, des extincteurs, de l'électricité, de la conformité du matériel et de la médecine du travail. Et puis aussi tous les contrats de prêts, de crédit-bail et d'assurance. Ce sera ma mise en bouche, on verra les choses sérieuses après ! Madame Audrey, je vous attends. (ils sortent)

SIMONE – Ben mon colon !

REINE (qui revient) – Me voilà ! Audrey m'a téléphoné, et il paraît qu'il y a un problème ?

SIMONE – Un gros ! 1 m 70, 70 kilos (à adapter en fonction du comédien...). Et contrôleur du fisc…

REINE – Contrôleur du fisc ?

SIMONE – Oui. La patronne n'avait rien compris. En fait de gondole musicale et c'est un contrôle fiscal...

REINE – La connaissant, on aurait dû se méfier... Bon, résumons-nous. L'entreprise est au bord de la faillite, nous sommes en grève et avons séquestré Lanard, un contrôleur fiscal vient d'arriver…

SIMONE – Nous avons l'aide d'une journaliste pour médiatiser notre problème…

REINE – C'est notre seul atout ! Mais j'ai bien peur que cela ne suffise pas... Allez, je retourne voir les autres, on verra plus tard.

NOIR

ACTE II

Scène 1 : Même lieu, en fin de journée. Gérard discute avec Marouille, qui est sur le point de partir, en attendant l'arrivée de Julien qui doit prendre la relève.

MAROUILLE – Alors comme ça c'est vous le chef d'atelier.

GERARD – Un peu, oui ! Je fais tout, ici. De plus, je suis en train de mettre au point une technique qui va révolutionner le monde du cassoulet !

MAROUILLE – Vous allez vous fâcher avec les Toulousains... Et c'est quoi, cette révolution ? Mais je ne voudrais pas vous retarder, vous alliez débaucher...

GERARD – J'ai cinq minutes ! Vous allez voir, c'est passionnant. Dans le cassoulet, ce qui est difficile, ce ne sont pas les haricots, ce sont les saucisses...

MAROUILLE – Ah ?

GERARD – La saucisse, c'est délicat, c'est fragile, ça éclate facilement au moment de la mise en boîte. C'est le cauchemar des conserveries !

MAROUILLE – Je n'avais jamais vu la saucisse comme quelque chose de fragile et délicat, mais admettons...

GERARD – L'idée m'est venue en regardant une pub contre le sida à la télé  !

MAROUILLE – Du sida à la saucisse...

GERARD – Vous utilisez des préservatifs, monsieur Marouille...

MAROUILLE – Oui... non. Enfin, si... parfois.

GERARD – C'est costaud, hein ?

MAROUILLE – Certes, certes...

GERARD – C'est tellement costaud que je suis en train de faire des essais de résistance.

MAROUILLE – Ah ? Tout seul ?

GERARD – Ah non, pas tout seul, avec un collègue.

MAROUILLE – Ah bon, ah bon... Et vous pourrez me montrer cela, demain...

GERARD – Avec plaisir, mais vous risquez de vous salir... Remarquez que vu l'état de votre costume…

MAROUILLE – Ne m'en parlez pas !

GERARD – Surtout que les premiers essais sont concluants, je sens que je pénètre dans le vif du sujet !

MAROUILLE – Comme vous y allez !

GERARD – Eh oui ! Il y a beaucoup moins de saucisses éclatées pendant la mise en boîtes en remplaçant l'entonnoir en inox par un préservatif ! En coupant le bout, bien sûr...

MAROUILLE – Ah, c'est vrai, le cassoulet ! Je ne sais pas pourquoi, je pensais à autre chose...

GERARD – Mais bon, je n'avance pas vite, on a trop de boulot !

MAROUILLE – J'ai justement cru comprendre que le carnet de commandes est plein et que vous travaillez au-delà des cadences normales...

GERARD – Ah ça, pour ce qui est de travailler, on travaille ! C'est pas comme ces fainéants de gratte-papiers !

MAROUILLE – Merci pour eux. Vous faites des heures supplémentaires ? Je n'ai pourtant rien vu sur les bulletins de salaires...

GERARD – Vous savez ce que c'est, on s'arrange...

MAROUILLE – Ça n'est pas très légal, mais enfin bon, si personne ne se plaint, l'essentiel est que tout soit déclaré... n'est-ce pas ?

GERARD – Oui, oui...

MAROUILLE – Et vous faites bien tous les contrôles de sécurité...

GERARD – Oui, oui...

MAROUILLE – Je vous dis cela parce que j'ai trouvé assez peu de factures du laboratoire de contrôle sur les derniers mois...

GERARD – Heu... elle sont peut-être mal classées ? Vous pourrez voir cela avec Simone demain, hein ?

MAROUILLE – Notez bien que cela ne me regarde officiellement pas, c'est le problème des services vétérinaires. Mais comme mon beau-frère est contrôleur chez eux, vous savez ce que c'est, en famille...

GERARD – Oui, oui...

MAROUILLE – Bon, je vais y aller. J'emmène un peu de travail pour la soirée... A propos, seriez-vous en mesure de m'indiquer un bon hôtel pas trop cher ?

GERARD – Bien sûr ! Vous avez l'hôtel du Gros Pigeon, à 10 minutes d'ici. Vous y serez très bien, c'est mon beau-frère qui le tient !

MAROUILLE – Et pour y aller sans passer par la déchèterie, vous pouvez m'indiquer la route ?

Arrivée de Julien

GERARD – Pas compliqué ! J'habite à côté. Vous n'avez qu'à me suivre ! Je pars aussi, la relève vient d'arriver !

JULIEN – Me v'la, Gérard, tu peux rentrer chez toi ! (il prend Gérard à part) C'est qui le croque-mort en tenue de camouflage ?

MAROUILLE – Jeune homme ?

GERARD – C'est Julien, notre délégué syndical ! Il vient pour la gard... euh... le travail de nuit ! Il faut surveiller... la cuisson du cassoulet !

MAROUILLE – C'est curieux, je n'ai pas vu mention d'heures de nuit sur les bulletins de salaires... Je regarderai cela de plus près demain. Et puis j'en parlerai à mon beau-frère.

GERARD – Cela regarde les services vétérinaires ?

MAROUILLE – Non. L'autre, l'inspecteur du travail.

GERARD – Eh bien vous en avez, des beaux-frères !

MAROUILLE – Et alors ? Vous êtes de la police, comme mon beau-frère ?

GERARD – Non, non... Excusez-moi.

JULIEN – Bon, tu me présentes !

GERARD – Excuse-moi, Julien. Je te présente monsieur Macouille, qui vient faire un contrôle fiscal dans l'établissement.

MAROUILLE – MA-ROU-YEU ! Et allons-y, je suis fatigué et pressé !

GERARD – Tout de suite, monsieur Marouille, excusez-moi, monsieur Marouille. A demain, Julien !

JULIEN – Contrôle fiscal ? Ça ne doit pas être bien bon, ça !

Scène 2 : arrivée de Bérangère.

BERANGERE (qui entre avec des larmes de crocodile visiblement feintes) – Bonsoir, Julien, je suis venu apporter la maigre pitance de mon pauvre Adrien. Un homme de son âge ! Vous vous rendez compte ! Puis-je lui parler ? Oh, s'il vous plaît, Julien !

JULIEN – D'accord, mais ici, devant moi !

BERANGERE – Que craignez-vous, jeune homme, nous n'allons pas en profiter pour faire des choses... Et quand bien même ! Nous avons passé l'âge de demander l'autorisation pour la bagatelle !

JULIEN – Ce n'est pas à cela que je pensais, madame Lanard. Mais je suis obligé de contrôler ce que vous dites et surtout ce que vous lui apportez.

BERANGERE – Fouillez-moi au corps, pendant que vous y êtes ! Vous imaginez que je lui apporte une lime et une corde pour s'évader de sa cellule ? Qu'il risque de creuser un tunnel avec une cuiller à café ? Vous allez trop au cinéma, mon petit !

JULIETTE – Salut Julien ! Oh, maman ? Tu es là ?

JULIEN – Maman ?

JULIETTE – Eh oui ! Nul n'est parfait, tu vois.

JULIEN – Mais alors, le patron, c'est...

JULIETTE – Mon père ! Quel esprit de déduction !

BERANGERE – Dis-moi, ma fille, tu tutoies ce garçon ? Un employé de ton père ? Ma parole, tu perds le sens des réalités ! Il va se croire tout permis ! Il va s'attaquer à ton honneur, à ta virginité, pire, à notre capital !

JULIETTE – Stooop ! J'ai 19 ans, maman ! Je peux me défendre, et nous ne vivons plus au XIXe siècle !

BERANGERE – Et c'est bien dommage, crois-moi ! Au moins, en ce temps-là, les pauvres étaient de leur côté et nous étions du nôtre, entre nous.

JULIETTE – Au XIXe siècle, maman, ta famille c'était des paysans ! Et pauvres !

BERANGERE – Peut-être, mais ils ont su sortir de l'ornière, eux ! Ils ont vu plus loin que le bout de leur tas de fumier, eux !

JULIEN – Mais n'ont pas exploité et volé les autres, eux ! Ils peuvent se regarder dans la glace, eux !

ADRIEN LANARD (sortant de son bureau) – Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? J'ai faim, moi ! Bérangère, tu m'as apporté quelque chose ?

BERANGERE – Adrien ! Mon pauvre Adrien ! Tu es encore en vie ! Ces pourceaux n'ont pas réussi à te détruire ? Tu as survécu aux privations ? A la détention arbitraire ? A l'humiliation ?

ADRIEN (ignorant le délire de sa femme) – Juliette ! Tu tombes bien ! J'ai deux mots à te dire ! D'abord je mange, après je te règle ton compte ! Bérangère, vite !

BERANGERE – Tout de suite, mon héros ! Je t'ai préparé une jolie petite dînette ! Un sandwich au caviar et un autre au homard ! Et puis un peu de champagne comme tous les soirs... tu aimes tant ça, quand tu rentres à la maison après avoir durement gagné ta vie à la sueur de ton front...

ADRIEN LANARD – Oui, bon. Ça va ! Je n'ai pas le cœur à la fête, mais puisque champagne il y a, nous allons trinquer à la mauvaise santé de monsieur le syndicaliste-qui-va-perdre-sa-place et de mademoiselle ma fille-qui-se-fout-de-la-gueule-de-son-père ! Vite, sers-moi, je suis trop nerveux pour déboucher cette bouteille moi-même !

BERANGERE – Moi ? Je n'ai jamais fait cela de ma vie ! Une faible femme... Et vous monsieur Julien, vous voudriez bien nous aider ?

JULIEN – Je rêve ? Il lui faut un maître d'hôtel, en plus ! Débrouillez-vous toute seule !

JULIETTE – Merci, Julien ! Allez, donne, maman, je vais te faire une formation accélérée de débouchage de champagne !

BERANGERE – Ma chérie ! Tu sais déboucher une bouteille de champagne ! Celui qui t'épousera aura décidément de la chance ! A ce propos, il faut absolument que je te fasse connaître le fils de la baronne de Champmelon, Gontran, un jeune homme tout simplement adorable. D'une distinction folle ! Et intelligent, en plus, il a à peine 26 ans et il prépare un BTS de secrétariat de direction !

JULIETTE – Je le connais ! Il est bête comme ses pieds ! Tu peux te le garder, ton baronnet. Et puis fais-moi le plaisir de ne pas t'occuper de ma vie sentimentale. OK ?

BERANGERE – Tu as tort. L'éducation nationale n'a jamais su le comprendre. Il apprend à son rythme, c'est tout ! (Juliette lui remplit son verre) Stop, merci, je vais raconter des bêtises !

JULIEN – Ça changera !

BERANGERE – Plaît-il, jeune homme ? Ai-je bien ouï ?

JULIEN (à mi-voix) – Oui...

ADRIEN LANARD – Dites-donc, mon petit Julien, il me semble que vous alourdissez votre dossier ! Apprenez que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire !

BERANGERE – Adrien ! Qu'est-ce que j'entends ? Toutes les vérités ne sont pas bonne à dire ? Toi aussi, tu me prends pour une idiote ? Je suis très déçue, Adrien ! Moi qui viens avec mon cœur t'apporter un peu de réconfort dans ton désespoir, moi qui t'ai offert mon corps et ma virginité il y a quelques années ! Moi qui rate « Plus belle la vie » pour toi ! Si j'avais su, j'en aurais profité, quand Auguste de Champmelon me faisait la cour ! Il avait de la classe, lui ! Il ne m'aurait pas traitée comme une moins que rien, lui !

ADRIEN LANARD – Mais il n'avait pas d'argent, lui...

BERANGERE – Et après ? Tu crois que je t'aime pour ton argent, peut-être ?

ADRIEN LANARD – Disons que cela ajoute à mon charme...

BERANGERE – Tu me déçois, Adrien, tiens, tu peux te les reprendre, tes deux fauteuils Voltaire, je n'en veux pas... sauf si tu insistes, bien sûr. Je ne te ferai pas l'affront de refuser. Je sais vivre, moi.

ADRIEN LANARD – Mais je n'en doute pas…

BERANGERE – Et toi, Juliette, la chair de ma chair, toi à qui j'ai sacrifié mes plus belles années, objectivement, penses-tu toi aussi que ta mère qui t'a tout donné est une abrutie finie ?

JULIETTE – Oh non, maman, abrutie finie c'est très exagéré !

BERANGERE (s'effondre en pleurant mais en en faisant des tonnes) – Oh monde cruel ! Je suis seule entourée de mépris ! Ma vie n'a plus aucun sens ! Il ne me reste qu'à disparaître !

ADRIEN LANARD – Mais enfin, ma biche, nous plaisantions, tu le sais très bien...

JULIETTE – Mais oui, maman, nous t'aimons comme tu es...

BERANGERE – Vous voyez bien que je suis idiote ! Je suis incapable de comprendre la plaisanterie, et vous m'aimez comme je suis, comme une demeurée ! Cela fait des années que je vous fais honte, que vous me traînez comme un boulet ! Mais soyez tranquille, cela ne durera pas, je vais vous laisser vivre en paix...

JULIEN – Oh, la vieille ! C'est fini la comédie ? J'en ai marre, moi ! Depuis que vous êtes arrivée, on se croit au cirque !

BERANGERE (arrête immédiatement de pleurer et monte sur ses grands chevaux) – Ah le goujat ! Mais fais quelque chose Adrien, fais quelque chose ! Ne me laisse pas insulter par ce manant !

JULIETTE – Il n'a pas entièrement tort, et avoue que tu l'as bien cherché, maman !

BERANGERE (hystérique) – Adrien ! Fais quelque chose !

ADRIEN LANARD (qui s'était désintéressé du problème et mangeait, avance sans un mot vers Julien, puis...) – Bravo, Julien, je vous hais en tant que syndicaliste, mais je dois reconnaître chez vous un certain sens de la psychologie !

JULIEN – Merci, mais je me suis soulagé, c'est tout !

BERANGERE (vexée) – Très bien, puisqu'il s'agit d'une coalition, Juliette, sers-moi un autre verre, je vais me saouler la gueule comme un prolétaire, ça me fera du bien !

JULIETTE – A une condition, tu ne reprends pas la voiture !

BERANGERE – Tu demanderas à ce moujik de me raccompagner ! C'est le moins qu'il puisse faire !

JULIEN – Juliette, dis-lui de se calmer, sinon je sens que je vais vraiment perdre mon calme.

BERANGERE – Et arrêtez de tutoyer ma fille, gueux !

ADRIEN LANARD – Dis donc, Bérangère, tu ne crois pas que ça suffit pour ce soir, non ? J'ai déjà une situation difficile à gérer, alors si tu en rajoutes...

BERANGERE – Et voilà comment on me remercie ! Je fais la standardiste le matin, la cantinière le soir, et l'on me traite comme une paria ! Ah elle est belle, la famille ! Chez les de Champmelon, au moins, ils ont le sens de la solidarité !

ADRIEN LANARD – Forcément, ils sont fauchés...

BERANGERE – Mais ils ont la grandeur d'âme, eux ! Héritée des exploits de leurs ancêtres morts au champ d'honneur sur les champs de bataille ! Juliette, à boire !

JULIETTE – En tout cas, ils sont morts sur le champ !

JULIEN – Pour ce qui est des ancêtres des de Champmelon, je vous signale à tout hasard que c'est un titre que leur famille a acheté à la fin du XIXe siècle après avoir fait fortune dans l'esclavage... Alors pour ce qui est de l'honneur...

BERANGERE – Mais de quoi il se mêle, lui ? Qu'est-ce qu'il y connaît, le paysan en noblesse et grandeur d'âme ? Juliette ! Un autre verre !

JULIEN – Tout simplement, j'ai une vie après le travail. Je fais partie de la société d'études historiques de Champmelon.

BERANGERE – Je vois ! Encore un de ces soi-disant intellectuels qui cherchent à salir le glorieux passé de la France ! A éliminer tout ce qui ressemble à l'ordre et à la morale ! Mais le bolchevisme ne passera pas ! Je ferai s'il le faut rempart de mon corps... Ooooooh, mais qu'est-ce qu'il m'arrive ? Je me sens défaillir... Vous m'avez tuée... Trop d'émotions, sans doute...

ADRIEN LANARD – Le champagne, oui ! Toi qui ne bois jamais ! Allez viens, tu vas t'allonger sur le canapé du bureau. Tu pourras cuver à ton aise. (ils sortent)

Scène 3 : Julien et Juliette restent (momentanément) seuls...

JULIEN – Merci Juliette ! Tu t'es bien moquée de moi !

JULIETTE – Mais non, Julien, pas du tout ! Ce n'était vraiment pas mon intention.

JULIEN – Bien sûr ! La pauvre petite stagiaire qui a peur pour son premier jour dans l'entreprise ! « Aidez-moi, je suis perdue, toute seule »... Je me marre !

JULIETTE – Je t'assure, Julien que je n'ai jamais eu l'intention de me moquer de toi ! Je viens réellement faire mon stage dans cette entreprise pour apprendre ! Qu'est-ce que vous auriez fait si vous aviez su que j'étais la fille du patron ?

JULIEN – On se serait méfié de toi et on ne t'aurait rien dit. Ce qui aurait été mieux.

JULIETTE – Vu la situation, je n'en suis pas si sûre...

JULIEN – Et ton père ? Il n'avait pas l'air content après toi ?

JULIETTE – Il m'aurait gardée avec lui dans son bureau et je n'aurai connu que sa version. Là, au moins, je peux tout voir dans l'entreprise, ce qui va, ce qui ne va pas…

JULIEN – Pour ce qui ne va pas, tu es servie !

JULIETTE – Et puis est-ce que tu m'aurais draguée comme tu l'as fait si tu avais su qui je suis ?

JULIEN – Sûr que non ! J'aurais eu trop peur de me faire virer ! Et puis une fille comme toi ne s'intéresse pas aux ouvriers.

JULIETTE – Si j'ai accepté tes avances, ce matin, c'est peut-être parce qu'une fille comme moi, comme tu dis, peut aussi s'intéresser à un ouvrier...

JULIEN – Tu es sérieuse, là ?

JULIETTE – A ton avis, gros nigaud ?

JULIEN – Alors tu voudrais bien que je t'invite un de ces soirs au cinéma ?

JULIETTE – Avec plaisir, monsieur le syndicaliste ! (elle s'approche de lui, on sent qu'ils vont s'embrasser)

Scène 4

ADRIEN LANARD – Vus ! Flagrant délit ! Flagrant délire, même... J'ai bien fait de tourner le dos cinq minutes... J'aurais raté ce moment historique dans l'histoire de l'entreprise ! La fille du patron se faisant baiser par le syndicaliste qui séquestre son père !

JULIETTE – Mais enfin, papa, on ne fait rien de mal !

ADRIEN LANARD – Toi, après le coup que tu m'as fait, tu la fermes ! Je règle le compte de ce petit salopard et je m'occupe de toi après !

JULIETTE – Il n'y est pour rien, papa, c'est moi qui...

ADRIEN LANARD – Tais-toi. Quant à vous, Julien, vous pouvez considérer que vous ne faites plus partie du personnel. DEt je vais porter plainte contre vous pour détournement de mineure !

JULIETTE – J'ai 19 ans, papa, c'est un peu vieux pour être mineure...

ADRIEN LANARD – M'en fous. On expliquera au juge que tu es née prématurément et que normalement tu n'aurais pas encore 18 ans.

JULIETTE – Maman n'est pas un éléphant...

ADRIEN LANARD – Ne cherche pas à finasser avec moi, s'il te plaît. C'est moi le patron.

JULIEN – Depuis ce matin, pas vraiment.

ADRIEN LANARD – Et de quel droit jeune homme ? Vous savez que vous risquez de traîner cela toute votre vie ? Séquestration arbitraire, occupation illégale de locaux privés, et viol de mineure !

JULIETTE – Il ne m'a pas violée !

JULIEN – Quant au reste, cela s'appelle un conflit social, face aux décision de gestion débiles d'un patron hystérique !

ADRIEN LANARD – Hystérique ! Gestion débile ! Mais qu'est-ce que vous y connaissez en gestion ? … Quelle journée ! Une menace de faillite, les ouvriers en grève, mon incarcération...

JULIEN – N'exagérons rien, vous n'êtes pas au fond d'un cachot !

ADRIEN LANARD - ... Ma femme qui met de l'huile sur le feu en achetant deux fauteuils hors de prix devant toute l'entreprise, ma fille qui me trahit, l'un de mes geôliers qui la viole...

JULIETTE – Non mais ça va pas ? Il ne m'a pas touchée, et de toute façon, j'aurais été consentante ! Je suis majeure, je fais ce que je veux de mon corps !

ADRIEN LANARD - ... De mieux en mieux ! Ma fille qui se prostitue… bref, l'horreur ! Manquerait plus qu'un contrôle fiscal !

JULIEN – Justement, vous allez être content !

ADRIEN LANARD – Content ?

JULIEN – Le contrôle fiscal. J'en ai croisé un en arrivant ce soir.

ADRIEN LANARD – Ah les traîtres ! Ils ne m'ont rien dit ! (entrée de Marouille dans le dos de Lanard) Un contrôleur fiscal, jeune blanc-bec, c'est une calamité pire que la peste, le choléra et le bolchevisme réunis ! Un être visqueux, nauséabond et probablement communiste s'immisce dans nos affaires, épluche notre vie privée et l'on m'oublie dans mon bureau...

MAROUILLE – Monsieur Lanard, je suppose ?

ADRIEN LANARD – Oui, qu'est-ce que c'est ? Qui êtes-vous ? On ne reçoit pas les clochards, ici ! Ne touchez à rien, vous allez tout salir.

MAROUILLE – Permettez-moi de me présenter. Bernard Marouille, contrôleur aux services fiscaux. Je revenais prendre ma serviette que j'avais oubliée tout à l'heure... mais vous parliez de moi, ai-je cru entendre...

ADRIEN LANARD – ... Mais en aucune façon, très cher monsieur Larouille...

MAROUILLE – MAROUILLE !

ADRIEN LANARD – Marouille, veuillez bien me pardonner, très cher monsieur le contrôleur fiscal... nous ne parlions de... de mon... chef d'atelier...

MAROUILLE – Monsieur Gérard ? Je l'ai rencontré en soirée, il m'a pourtant paru très aimable, compétent et dévoué à l'entreprise. Je suis surpris que vous parliez de lui en ces termes...

ADRIEN LANARD – Mais ce n'était que de l'humour, très cher monsieur Marouille, Gérard est un être exquis qu'il m'arrive parfois de taquiner... Vous comprenez...

MAROUILLE – Pas vraiment. Mais il se fait tard et j'ai encore du travail. Je prends ma sacoche et je vous laisse. Quant à vous, monsieur Panard...

ADRIEN LANARD – Lanard !

MAROUILLE – Vous voyez, comme c'est agaçant ! Monsieur Panard, donc, j'aurai un entretien avec vous demain. J'ai relevé un certain nombre d'anomalies dans votre gestion qui, je ne vous le cache pas, me semblent fort préoccupantes... Quant à l'organisation de votre entreprise, cela ne me regarde pas, mais on se demande qui commande ici ! (il sort).

Scène 5

ADRIEN LANARD – Bon. Je n'ai plus qu'une chose à faire, finir cette bouteille de champagne et aller cuver avec ma femme ! Celle-là, au moins, le fisc ne l'aura pas ! Quant à toi, Juliette, je ne t'ai pas encore réglé ton compte, mais la nuit porte conseil... A demain !

JULIETTE – Bonne nuit, papa... Un bisou ?

ADRIEN LANARD – Le baiser de Judas ? Pourquoi, pas ? J'ai déjà le pain et le vin, buvons la coupe jusqu'à la lie. Et puis c'est une scène, après tout... Bonne nuit, fille indigne, moi je vais essayer de retrouver les bras de Morphée, je ne compte pas sur ceux de ta mère qui est saoule comme un régiment de hussards...

JULIEN – Bonne nuit, patron...

ADRIEN LANARD – Oh vous, ça va ! Mauvaise nuit et bons cauchemars ! (il sort)

JULIEN – Charmant !

JULIETTE – Mets-toi à sa place... L'entreprise en péril, la grève, sa séquestration, le contrôle fiscal, et sa fille dans les bras de l'un de ses mutins... Il a de quoi l'avoir mauvaise...

JULIEN – Peut-être, mais s'il avait mieux géré, on n'en serait pas là ! C'est lui ou nous.

JULIETTE – Tu m'excuseras, mais la guerre des tranchées, ce n'est pas mon truc. Je rêve d'autre chose. Mon père a fait des conneries, d'accord, mais j'ai bien envie de le faire évoluer !

JULIEN – Faire évoluer ton père ? Tu rigoles ? Il se prend pour Dieu le père ! Si on ne lui force pas la main, il ne changera pas !

JULIETTE – Eh bien moi je vais essayer... Je te laisse dans la tour de garde et je le rejoins. Il sera rassuré sur mon honneur de jeune fille... et j'en profiterai pour lui soumettre une petite idée qui m'est venue.

JULIEN – Moi qui me faisais une joie de passer la nuit en ta compagnie... J'ai l'air malin...

JULIETTE – Gros bêta ! C'est reculer pour mieux sauter ! Enfin, sauter... on attendra un peu. D'accord ?

JULIEN – D'accord. De toute façon, j'ai le choix ?

JULIETTE – Non. Bonne nuit Julien (elle l'embrasse sur la joue).

JULIEN – Bonne nuit, Juliette, fais de beaux rêves...

JULIETTE – Et toi la trêve...

NOIR

ACTE III

Scène 1 : Même lieu, le lendemain matin.

AUDREY – Salut Julien, j'ai apporté les croissants et le café ! Allez debout, fainéant !

JULIEN – Bonjour, Audrey... Moins fort, s'il te plaît, je n'ai pratiquement pas fermé l'œil de la nuit, et je me suis fait un tour de reins...

AUDREY – En faisant des galipettes avec Juliette ? Avec son père à côté ? Vous êtes gonflés... et rapides, mes lapins !

JULIEN – Hélas non, j'ai dormi tout seul...

AUDREY – C'est vrai, elle n'est pas là miss Juliette !

JULIEN – Elle est partie dormir dans le bureau avec ses parents.

AUDREY – Toute la famille réunie ? Comme c'est beau, cette solidarité !

JULIEN – Elle voulait soumettre une idée à son père, du coup elle m'a laissé tout seul... Bon, je te laisse, je rentre chez moi, je suis crevé. (il sort)

AUDREY – A plus ! (Julien sort, quelques instants après, Simone entre) Ah salut Simone, te voilà bien matinale !

SIMONE – Bonjour Audrey ! Tiens, j'ai apporté des croissants et du café.

AUDREY – Toi aussi ! J'en avais apporté, mais Julien a juste croqué un croissant avant d'aller se recoucher chez lui.

SIMONE – Ce n'est pas grave, ce sera pour monsieur Lanard.

AUDREY – La famille Lanard, tu veux dire ! Ils sont tous là !

GERARD – Salut les filles !

AUDREY – Salut Cromagnon !

SIMONE – Bonjour, Gérard !

GERARD – Allez, ne fais pas la gueule, Audrey, je te présente mes excuses. C'est vrai que je suis un peu grognon de temps en temps, mais avec la pression que le patron nous met...

AUDREY – De temps en temps, qu'il dit ! Enfin bon... je veux bien faire la paix, mais à condition que tu ne recommences pas. OK ?

GERARD – OK, madame la directrice commerciale !

REINE – Eh, mais je vois que les choses s'arrangent ! L'occupation d'usine vous a permis de faire la paix, tous les deux ! Tiens, je vous ai amené des croissants et du café !

AUDREY – Eh bien nous allons pouvoir monter un stand !

GERARD – Super, je n'ai pas pris le temps de déjeuner et j'ai une faim de loup !

MAROUILLE – Mesdames, monsieur, bonjour ! Je constate que l'on ne s'ennuie pas, au conserveries Lanard ! C'est la causette autour des croissants et du café ! J'espère que ce n'est pas sur le compte de la société, au moins !

SIMONE – Bonjour, monsieur Marouille. Vous avez vu, je ne me suis pas trompée.

MAROUILLE – Passons. Dites-moi, monsieur Gérard, vous êtes certain qu'il a bien trois étoiles, l'hôtel de votre beau-frère ?

GERARD – Un peu, oui ! Le seul de la région !

MAROUILLE – Eh bien ça pourrait ne pas durer ! Entre le bruit de la circulation, le matelas qui tenait de la planche à clous et la chasse d'eau qui a fuit toute la nuit, je n'ai pas fermé l'œil ! Si ce n'était par égard pour vous, mon cher Gérard, je crois bien que j'en parlerais à mon beau-frère...

GERARD – Lequel ? Celui des services vétérinaires, l'inspecteur du travail ou le policier ?

MAROUILLE – L'autre, celui qui travaille à la répression des fraudes.

GERARD – ...

AUDREY – Dis, Reine, je crois qu'il serait temps d'informer monsieur Marouille de la situation...

MAROUILLE – La situation ?

REINE – Personne ne vous a rien dit ?

AUDREY – Non Reine, c'est toi le chef, nous préférions que tu en informes toi-même monsieur Marouille.

MAROUILLE – Dites, quand vous aurez fini de tourner autour du pot !

REINE – Eh bien voilà. Notre patron, monsieur Lanard, nous a annoncé hier matin qu'il voulait licencier la moitié du personnel. Alors nous avons décidé de nous mettre en grève, d'occuper l'usine et de le séquestrer.

MAROUILLE – Oh que j'aime ça ! Chaque fois que je fais un contrôle dans ce genre de situation, je découvre des choses passionnantes ! Tenez, la dernière fois, le patron couchait avec sa secrétaire et lui avait offert une voiture sur le compte de la société ! Je me suis régalé, vous imaginez ! (tout le monde se tourne vers Simone)

SIMONE – Oh, ça va ! Arrêtez de me regarder comme ça ! Ma Clio, elle a 15 ans, alors...

AUDREY – Excuse-nous, Simone, c'est un réflexe. C'est ce monsieur Machin qui...

MAROUILLE – Marouille !!!!

AUDREY – Marouille, oui, je sais, mais à force d'entendre tous les sons de cloches, je ne sais plus lequel est le bon, moi !

MAROUILLE – Supposons. Maintenant, au travail ! Madame Simone, je vais avoir besoin de vos lumières, je vous remercie de me suivre. (ils sortent)

REINE – Et nous, nous allons voir si tout va bien à l'atelier. Tu viens avec moi, Gérard ?

GERARD – OK. Et j'en profiterai pour avancer un peu sur mon projet. (ils sortent tous les deux)

Scène 2

BERANGERE – Bonjour Audrey ! Fidèle au poste, à ce que je vois ! Vous avez peur que votre prisonnier ne vous échappe ! (elle vise le café et les croissants, et se sert) Rassurez-vous, il ne quittera pas le pont au beau milieu de la tempête ! (passant de l'ironie à la mondanité) Délicieux, ces croissants, par contre le café aurait pu être plus corsé... enfin, à la guerre comme à la guerre ! Mon mari souhaite ne pas être dérangé. Il travaille sur un gros dossier avec sa fille.

AUDREY – Ils mettent au point le plan de licenciement ? Et cette petite Juliette à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession ! Quelle garce !

BERANGERE – Non mais dites donc ! Je ne vous permets pas de traiter ma fille de garce ! (elle croque un second croissant) Vous ne perdez rien pour attendre ! Je vais leur dire de mettre votre nom en haut de la liste ! Décidément, ces croissants sont délicieux. Il faudra que vous me disiez où vous les prenez !

AUDREY – Au rayon boulangerie du supermarché ! Vous ne devez pas y mettre souvent les pieds ! (retour de Simone)

BERANGERE – Pour qui me prenez-vous ? Je suis restée très simple, moi. J'embrasse affectueusement ma femme de ménage pour le premier de l'an ! Et je fais partie du secours catholique !

SIMONE – Eh bien je ne vous ai pas vue souvent aux réunions. Je suis bénévole là-bas et je ne me souviens pas vous y avoir rencontrée !

BERANGERE – Forcément, pour la dernière réunion j'avais un bridge, celle d'avant un rendez-vous chez l'esthéticienne et une autre encore j'étais aux sports d'hiver ! On dirait qu'ils le font exprès pour que je ne vienne pas ! Si ça continue, je ne paierai plus ma cotisation, ça leur apprendra ! … Finalement votre café n'est pas trop mauvais. Je vais en reprendre un peu, j'ai une de ces gueules de bois !

AUDREY – Je vous en prie, faites comme chez vous ! Et pendant que vous y êtes, portez-en à votre mari et votre fille ! Ils auront encore plus d'énergie pour nous licencier !

BERANGERE – Je n'osais pas vous le demander, mais comme vous me le proposez si gentiment... Allez, on oublie les vilaines choses que l'on s'est dites... Et je dirai à Adrien de vous mettre en dessous de la liste ! Mais c'est vraiment parce que vos croissants sont délicieux... oh allez, un troisième, ce n'est pas tous les jours fête ! (elle part dans le bureau avec café et croissants)

AUDREY – Sidérant ! Cette bonne femme est ahurissante ! On dirait qu'elle ne se rend compte de rien !

SIMONE – Tu sais, elle n'est pas vraiment méchante... Il faut la prendre comme elle est.

AUDREY – Tu es trop cool, Simone, c'est ton côté catho à tout pardonner. C'est une folle, complètement pétée de la cafetière !

BERANGERE (qui arrive au même moment) – Vous avez pété votre cafetière ? Quel dommage ! C'est pour cela peut-être que je lui trouvais un goût surprenant ! Eh bien ça vous apprendra à martyriser mon pauvre Adrien !

AUDREY – Tu vois, Simone, c'est ce que je te disais...

BERANGERE – Et vous disiez ?

SIMONE (pour sauver Audrey) – Elle me disait que... qu'elle vous trouve sévère mais juste. Elle a... beaucoup d'estime pour vous.

BERANGERE – Je vous remercie Audrey. Cela me touche beaucoup. Mais je reste fidèle à ma devise : duracelle, sed lex ! La loi est dure, mais c'est la loi !

AUDREY – Dura lex...

BERANGERE – Duralex ? Vous aviez une cafetière en duralex et elle a cassé ? C'est étonnant, c'est pourtant solide !

SIMONE – Non, madame Lanard, elle voulait juste dire que la citation latine, c'est dura lex et pas duracell...

BERANGERE – Vous, je ne vous ai pas sonnée ! Au lieu de me donner des cours de latin, vous feriez mieux d'arrêter de tourner autour de mon mari ! Sinon je lui dis de vous mettre en haut de la liste et vous passerez du latin au tapin !

AUDREY – Ne vous énervez pas, madame Lanard... Elle ne disait pas cela pour vous fâcher. Mais c'est vraiment dura lex, comme les verres, et pas duracelle comme les piles, et rien à voir avec ma cafetière...

BERANGERE – Mais c'est exactement ce que je disais ! Dura sex led sex ! Vous essayez de me faire passer pour une idiote ? (criant très fort vers la porte du bureau de Lanard) Adrien, en haut de la liste ! Toutes les deux !

MAROUILLE – Non mais dites donc, c'est pas un peu fini, ce bazar ? Vous croyez que je peux travailler ?

BERANGERE – Qui c'est, celui-là ? Je suis chez moi et je crie si cela me plaît ! Et depuis quand il ne s'est pas lavé ? Ce n'est pas un SDF avec un costume dégueulasse qui va me donner des leçons de savoir-vivre !

AUDREY – Euh... Madame Lanard, je vous présente monsieur Bernard Marouille, qui fait un contrôle fiscal dans l'entreprise... Vous l'avez eu au téléphone hier et lui avez indiqué le chemin... vous vous souvenez ?

BERANGERE – ... Parfaitement ! Je me souviens parfaitement ! Cette gourde de Simone n'était pas à son poste – je l'ai signalé à mon mari – et j'ai dû faire son travail et vous indiquer le chemin... Vous avez trouvé facilement, j'espère ?

MAROUILLE – Oui. La déchèterie, où j'ai glissé dans une flaque de boue !

BERANGERE – C'était donc cela votre élégance particulière ! Vous n'êtes donc pas un clochard ! Je me disais aussi, on n'est pas au secours catholique ici...

MAROUILLE – C'est donc à vos explications limpides que je dois l'état de mon costume !

BERANGERE (essayant de se raccrocher aux branches) – Heu... vous savez que ça vous va comme un gant ! Je parie que vous allez lancer une nouvelle mode ! La trash bureautic attitude ! Vous allez avoir un succès ! Mais je n'ai pas très bien compris l'objet de votre visite, cher monsieur ma...

MAROUILLE – Rouille !

BERANGERE – Monsieur Rouille, donc...

MAROUILLE – Marouille ! Mais vous le faites exprès, vous ne comprenez rien !

AUDREY – Pour une fois, ce n'est pas moi qui le dit...

BERANGERE (fort) – Adrien ! Audrey, en haut de la pile !

MAROUILLE – Pour que vous compreniez bien, donc, chère madame Canard...

BERANGERE – Lanard, s'il vous plaît, comme Auguste Lanard, l'arrière-arrière grand-père de mon mari, décoré du mérite agricole en 1883 !

MAROUILLE – C'était une basse vengeance, mais ça fait du bien. Pour que vous compreniez bien, donc, j'ai l'honneur d'être dans vos murs afin d'y effectuer un contrôle fiscal...

BERANGERE – Un contrôle fiscal ? Quelle horreur ! Mon mari m'a expliqué le mois dernier ce que c'était. Un de ses amis en a eu un, eh bien vous me croirez si vous voulez, il paraît que c'est une véritable calamité ! Comment pouvez-vous faire des choses pareilles ? Vous avez eu des traumatismes dans votre enfance ? Vos parents vous battaient ? Le curé de votre paroisse était...

SIMONE – Madame Lanard, malgré le respect que je vous dois, je ne vous laisserai pas salir la religion par de vulgaires insinuations ! Il suffit qu'il y ait eu une fois un prêtre accusé de pédophilie pour que tous le soient ! (soudain sournoise) Mais j'y pense, madame Lanard, si on parlait de vos fauteuils Voltaire ? Je n'ai pas vu la facture... vous n'auriez pas payé en liquide, par hasard... Et puis vous pourrez peut-être me le dire, vous, monsieur l'inspecteur, en combien d'années on doit amortir, en comptabilité, une paire de fauteuils Voltaire...

BERANGERE (très fort) – Adrien ! Simone, en haut de la liste!

MAROUILLE – Je vois que la journée commence fort ! Vous savez que vous m'intéressez, madame Simone. Il faudra que nous reparlions de ces fauteuils un peu plus tard... n'est-ce pas, madame Lanard ?

BERANGERE – Vous savez, il n'y en avait que deux... et vieux, en plus... d'ailleurs leur couleur ne me plaît pas beaucoup, je crois que je vais les ramener à l'antiquaire... C'est pour cela que je n'ai pas de facture... c'était un essai...

MAROUILLE – Je ne demande qu'à vous croire, chère madame. Il faudra juste me le prouver. Sur ce, je retourne au travail, je venais de tomber sur quelque chose de passionnant ! Des frais de déplacements professionnels aux Baléares... Vous en vendez beaucoup du cassoulet, aux Baléares ? Madame Simone, je vous attends. (il retourne dans la salle de réunion suivi de Simone)

Scène 3

BENEDICTE – Bonjour, bonjour ! Alors, tout le monde est sur le pont ? Tout va bien, depuis hier ?

AUDREY – Vous allez être contente ! Lanard est enf...

BERANGERE – Monsieur Lanard ! Décidément, vous n'arrangez pas votre cas, ma fille ! (s'adressant à Bénédicte) Madame ? Je n'ai pas eu l'honneur de vous être présentée...

BENEDICTE - Bénédicte Truchot, journaliste à Radio France. C'est moi qui tiens la rubrique économique sur France Culture tous les jours entre 2 h 55 et 3 heures... Vous connaissez, naturellement...

BERANGERE – Non, je n'écoute que Radio Neuilly, alors votre radio agricole sur les cultures...

BENEDICTE – Je vois... (ironique) Et vous même, chère madâââââme, puis-je avoir l'honneur de vous être présentée ?

AUDREY – Vous l'auriez deviné, mais je vous présente madame Bérangère Lanard.

BENEDICTE – Enchantée, chère madame ! Je vois avec plaisir que dans cet univers dominé par les mâles, une femme n'hésite pas à suivre la marche de l'entreprise, se plonger dans la gestion, éplucher la comptabilité, ...

AUDREY – Acheter des fauteuils Voltaire...

BENEDICTE – Acheter des f... Plaît-il ?

AUDREY – Rien, une allusion.

BENEDICTE – Bref, je vous félicite, madame. Auriez-vous la bonté de me consacrer quelques minutes ?

BERANGERE – Pourquoi pas ? Vous vous y connaissez en fauteuils Voltaire ?

BENEDICTE – Hum... Pas vraiment, je suis là pour témoigner devant la France entière de ce qu'il se passe ici ! Je me dois d'ouvrir mon micro à toutes les opinions, qu'elles soient disciples de Voltaire, de Marx ou de Taylor !

BERANGERE – Alors si on parle de Voltaire, je veux bien. Parce qu'il faut que je vous dise. Je trouve le tissus...

AUDREY – Bon, je vous laisse, je vais chercher du ravitaillement pour midi ! Je vous confie le prisonnier ! En cas de problème, Reine et Gérard sont dans l'usine. (elle sort)

BERANGERE – Bon débarras ! Donc je vous disais, chère madame...

BENEDICTE – Truchot. Mais appelez-moi Bénédicte, je vous en prie...

BERANGERE – Chère Bénédicte, donc, au sujet de mes voltaires...

BENEDICTE – Veuillez me pardonner, chère madame, mais je ne possède que peu de connaissances en mobilier d'époque. Je serais par contre ravie que vous me fassiez quelques confidences sur votre vision de la situation de l'entreprise en cette période de crise...

BERANGERE – Ah ne m'en parlez pas ! J'en suis toute tourneboulée ! Je n'ai même pas eu le loisir d'apprécier mes deux voltaires ! Mais en même temps, c'est d'un romantisme !

BENEDICTE – D'un romantisme ?

BERANGERE – Bien sûr, chère Bénédicte. Cette situation nous donne un nouveau coup de jeunesse, à Adrien et moi ! Songez que nous avons, pas plus tard qu'hier soir, pique-niqué ici même ! Puis nous nous sommes enivrés comme des étudiants et avons cuvé notre champagne sur le canapé de son bureau ! Ne trouvez-vous pas cela exaltant ?

BENEDICTE – Je vois... très exaltant… Mais ne pensez-vous pas, tout de même, que la société des conserveries Lanard est en péril ?

BERANGERE (poursuivant son idée sans écouter Bénédicte) – Mais ce que je regrette, tout de même, c'est de n'avoir pas fait livrer mes deux voltaires ici même. Nous aurions pu en profiter. Les savoir seuls, abandonnés dans notre hôtel particulier du boulevard Benoît XVI, voyez-vous, chère Bénédicte, cela m'émeut...

BENEDICTE (qui commence à craquer) – J'en conviens, madame Lanard, mais pour revenir à ma question, à savoir quelle est votre opinion sur le devenir de la société ?

BERANGERE (confondant société Lanard et société en général) – Mais la société est en perdition, chère Bénédicte ! L'avenir est derrière nous ! Les valeurs, les richesses, tout ce qui faisait la grandeur de notre société, tout cela n'est plus !

BENEDICTE (l'ambiguïté continue...) – Vous estimez donc, vous aussi, que la situation de la société est critique et que l'attitude de vos salariés peut s'expliquer ?

BERANGERE – Mais parfaitement ! Tous ces moins que rien participent de notre monde déchu. Quand je vous dis que la société est corrompue, ils en sont la preuve vivante !

BENEDICTE – J'ai du mal vous suivre, madame Lanard, si la société est corrompue, la faute en incombe, veuillez me pardonner, à sa direction, c'est-à-dire à votre époux, non ?

BERANGERE – Mais enfin ? Vous délirez madame Truchot ! Mon époux n'est pour rien dans la perte des valeurs de la société !

BENEDICTE (complètement perdue) – Mais alors qui ?

BERANGERE – Les enseignants ! Comme le dit mon ami le baron Hubert de Champmelon, ce sont eux les responsables ! Qui a ramolli le cerveau de nos enfants ? Qui a démissionné de son rôle d'éducateur depuis 68 ? Qui fait grève pour un oui ou un non ? Avec toutes les vacances qu'ils ont ! Et alors peu à peu, le stupre et la pornographie ont envahi notre société ! N'êtes-vous pas d'accord ?

BENEDICTE – Le stupre et la pornographie au sein de la société des conserveries Lanard ? Vous m'effrayez !

BERANGERE – Qui parle de la conserverie ? Vous ne comprenez décidément rien, madame Truchot ! Je lance un débat de société, et vous me parlez fond de commerce ! Cela ne m'étonne pas que vous soyez dans une radio d'agriculture ! D'ailleurs, il est temps que j'y aille, mes voltaires m'attendent. Au revoir, madame Truchot ! (elle sort)

Scène 4

BENEDICTE – Quelle famille !

JULIETTE – Bonjour, madame Truchot ! Fidèle au poste ?

BENEDICTE – Mademoiselle Juliette ! Vous avez l'air fatiguée ! Je vois là du café et des croissants qui vous tendent les bras ! Rien de tel pour se remettre en forme !

JULIETTE – Bonne idée ! Je n'ai pratiquement pas fermé l'œil de la nuit, et une bonne dose de caféine me fera le plus grand bien.

BENEDICTE – Pas fermé l'œil de la nuit ? Les soucis ou... un jeune homme ?

JULIETTE – Entourée de mes deux parents, un jeune homme n'aurait pas fait long feu.

BENEDICTE – Je m'en doutais un peu. C'était juste pour lancer la conversation. Vous me confirmez donc que l'entreprise est dans une situation critique et qu'un soutien financier extérieur est nécessaire...

JULIETTE – Dans l'état où j'ai vu les comptes cette nuit, on peut davantage s'attendre à l'aileron d'un requin qu'à une main tendue...

BENEDICTE – Et que pensez-vous de l'attitude des salariés ? N'est-ce pas précipiter l'entreprise encore plus vite vers sa fin ?

JULIETTE – Au premier degré, bien sûr. Mais ils comptent sur vous pour nous aider. Si vous faites parler de nous, ils pensent que les responsables politiques locaux vont être obligés d'intervenir…

BENEDICTE – Vous ne semblez pas y croire...

JULIETTE – J'ai peur que ça ne change pas grand chose. Les coûts de production sont bien trop élevés... Mais on ne peut pas demander à nos employés d'avoir, en France, le niveau de vie d'un salarié chinois, de renoncer à leur couverture sociale, à leur retraite.

BENEDICTE – Donc pas de solution ? Ce n'est pas avec cela que je vais tenir mes auditeurs en haleine... Je dois faire de l'audience, sinon... moi aussi je disparais.

JULIETTE – Ne disparaissez pas trop vite, il va y avoir du nouveau. Mon père et moi travaillé toute la nuit sur une idée... Mais je ne peux pas vous en dire davantage pour l'instant. Je fais une petite pause, et je retourne travailler avec lui.

BENEDICTE – Merveilleux ! Voilà qui va maintenir le suspens ! Avec ça, je vous décroche toutes les chaînes nationales ! Au boulot, Bénédicte !

REINE – Bonjour Juliette, bonjour madame Truchot ! Pour l'instant, tout va bien, le moral des troupes est bon. Surtout Gérard, qui s'amuse comme un fou avec ses préservatifs !

BENEDICTE – Que me dites-vous là ? Alors quand madame Lanard me parlait tout à l'heure de stupre et de pornographie elle ne plaisantait pas ?

REINE – Non, non ! Rassurez-vous. Il fait des tests avec des préservatifs ! Pour enfiler les saucisses !

BENEDICTE – Pour enfiler les saucisses ?

JULIETTE – Pour le cassoulet, madame Truchot. Il essaye d'améliorer le rendement de la ligne de mise en boîtes en remplaçant les outils inox par des préservatifs. Je sais que cela peut surprendre...

BENEDICTE – Mais vous savez que cela me semble passionnant ! Il faut décidément que je rencontre à nouveau ce monsieur Gérard !

REINE – Eh bien il vous faudra faire la queue !

BENEDICTE – La queue ?

REINE – Il est déjà attendu. Nous avons un contrôleur fiscal dans nos murs qui s'est pris de sympathie pour lui et qui l'attend avec impatience.

BENEDICTE – Un contrôleur fiscal ? Merveilleux ! Les choses se corsent à souhait ! Quel suspens ! Décidément, je ne regrette pas d'être venue.

REINE – Merci pour nous ! Vous savez que nous risquons notre place, quand même !

JULIETTE – Elle a raison, madame Truchot, nous ne sommes pas dans « Plus belle la vie »

BENEDICTE – Veuillez m'excuser pour cet emballement... mais mon métier me tient tellement à cœur, que j'en viens à oublier la gravité de la situation.

GERARD (ouvre la porte en criant) – J'ai réussi ! Mes préservatifs fonctionnent !

BENEDICTE – Vos préservatifs, monsieur Gérard ? Mais il faut que vous me montriez cela immédiatement !

MAROUILLE (faisant irruption) – Dites donc, ça ne va pas recommencer, ce bazar ! Je ne m'entends même plus réfléchir !

BENEDICTE – Ah ! J'imagine que voici monsieur le contrôleur fiscal...

MAROUILLE – Et alors ? Madame n'aime pas les contrôleurs fiscaux ? Elle oublie que nous sommes au service de l'Etat, de la Nation !

BENEDICTE – Je rêve ! Monsieur va nous faire le coup de la sainte croisade, nous affirmer qu'il est un preux chevalier du XXIe siècle luttant contre la fraude et la dissimulation, un redresseur de torts, un Zorro des temps modernes...

MAROUILLE – Parfaitement, madame, et si j'aime mon travail, ce n'est pas par sadisme comme beaucoup le prétendent. J'y prends le plaisir que procure le sentiment du devoir accompli, la joie de se dévouer pour la collectivité !

BENEDICTE – Ben voyons !

REINE – Heu... madame Bénédicte, il ne faudrait pas envenimer les choses...

BENEDICTE – Que nenni ! Ne vous laissez pas impressionner par cet individu ! Je connais cette race. Des rats lubriques, des vermines cacochymes, des pourceaux immondes ! Des êtres veules et prêts à toutes les bassesses pour se donner de l'importance ! Des individus fiers de leur miette de pouvoir et qui en abusent pour ruiner à petit feu l'économie française !

MAROUILLE – Ah faites attention à ce que vous dites ! Vous attentez à mon intégrité fonctionnariale ! Et d'abord, qui êtes-vous, madame, pour vous permettre de vilipender ainsi un représentant de l'administration française dans l'exercice de ses fonctions ?

BENEDICTE (méprisante) - Bénédicte Truchot, journaliste à Radio France ! C'est moi qui tiens la rubrique économique sur France Culture tous les jours entre 2 h 55 et 3 heures... Naturellement vous ne connaissez pas !

MAROUILLE – Vous pouvez répéter, ce que vous venez de dire ?

BENEDICTE – Eh bien, euh... Bénédicte Truchot, journaliste à Radio France. C'est moi qui tiens la rubrique économique sur France Culture tous les jours entre 2 h 55 et 3 heures...

MAROUILLE – Non ?! Vous êtes Bénédicte Truchot ? La Bénédicte Truchot ? Celle qui tient la rubrique économique sur France Culture tous les jours entre 2 h 55 et 3 heures ?

BENEDICTE – Eh bien oui... Je tiens la rubrique économique sur France Culture tous les jours entre 2 h 55 et 3 heures...

JULIETTE-GERARD-REINE – On le saura...

MAROUILLE – Ah madame ! Permettez que je vous baise la main ! Je me confonds en excuses pour mon écart de langage ! Je suis l'un de vos plus fervents admirateurs ! Je ne manque pas une seule de vos rubriques ! Vos interventions radiophoniques peuplent mes nuits... Votre enquête sur l'évolution des cours du jus de betterave au Turkistan, madame ! Quelle jouissance !

BENEDICTE – Oh, monsieur Macouille... vous me faites rougir...

MAROUILLE – Marouille, madame Truchot, mais appelez-moi Bernard... et même « macouille », dans votre bouche, cela m'enchante !

BENEDICTE – Oui... Bernard... Puis-je vous interviewer, vous aussi ? J'aimerais tant avoir un entretien avec vous afin de connaître votre vision de l'état de cette entreprise...

MAROUILLE – Mais avec joie, Bénédicte. Je n'osais vous le proposer... venez dans ce bureau, nous y serons tranquilles... (ils sortent)

Scène 5

REINE – Qu'est-ce que vous en pensez ? Si Bénédicte se laisse embobiner par le contrôleur, on ne pourra plus compter sur elle...

SIMONE (qui sort de la salle de réunion) – T'as raison, Reine, c'est M. Marouille qui compte sur elle, maintenant. Et quand je dis compter...

GERARD – Dites, vous n'en avez pas marre, de vos histoire de fesses ? J'ai parfois l'impression d'être le seul à travailler, ici. Vous ne vous rendez pas compte de l'importance de mon idée !

REINE – Oh, arrête de délirer, Gérard ! Personne ne va te prendre au sérieux, avec tes préservatifs !

GERARD – Ah oui ? Eh bien vous allez voir ! Le patron, lui, il va m'écouter !

JULIETTE – A mon avis, ce n'est pas le moment, Gérard...

GERARD (frappant à la porte de Lanard) – M'sieur Lanard ? C'est au sujet de mes essais avec les préservatifs ! Ça marche ! Vous voulez venir voir ?

ADRIEN LANARD (à travers la porte) – Foutez-moi la paix, avec vos capotes ! Enfilez-les où vous voulez ! J'ai autre chose à faire, moi !

REINE – A défaut d'être très aimable, ça a le mérite d'être clair...

GERARD – OK. Je garde mon idée, je la ferai breveter, et je la vendrai à Moulinard.

SIMONE – Mais c'est déloyal ! Après tout ce que monsieur Lanard a fait pour toi !

GERARD – M'en fous.

JULIETTE – Allons, Gérard... Vous le connaissez. Ne vous vexez pas. Vos saucisses attendront bien un peu pour se faire enfiler, non ?

Scène 6

AUDREY (qui entre) – Et voilà de quoi faire des sandwiches ! Et un peu de vin pour se tenir le moral...

SIMONE – Génial, je meurs de faim !

AUDREY – Ah, je suis désolée, Simone, j'ai oublié ton régime...

SIMONE – Mon régime ?

AUDREY (en riant) – Les hosties !

SIMONE – Oh ! Quand vous aurez fini de vous moquer de moi, vous le direz ! J'en ai assez de votre intolérance. Je supporte votre humour sur ma foi, mais je vous trouve de plus en plus lourds ! Est-ce que je me moque de vos idées toutes faites ? Non ! Alors foutez-moi la paix !

JULIETTE – Calmez-vous, Simone, c'est juste pour vous taquiner...

SIMONE – Peut-être, mais faut pas exagérer !

AUDREY – Message reçu, Simone. Bon, et quoi de neuf, depuis tout à l'heure ?

JULIETTE – Marouille a rencontré Bénédicte, notre journaliste d'élite, et imagine-toi que ça a été le coup de foudre !

SIMONE – Je suis témoin ! Si ça continue, il va falloir un seau d'eau pour les séparer ! Pour un peu je tenais la chandelle !

REINE – Cela t'aurait changé des cierges...

SIMONE – Très drôle !

REINE – Plus sérieusement, Marouille doit être le seul en France à écouter la rubrique économique de Bénédicte, et il a fallu qu'elle tombe dessus.

AUDREY – J'imagine que le contrôle fiscal ne va pas avancer bien vite... Tant mieux pour nous. Et du côté du patron, rien de neuf ?

REINE – Non, il travaille toujours dans son bureau, mais là c'est top secret, même Juliette ne veut rien nous dire...

AUDREY – C'est vrai, Juliette, tu es dans quel camp ?

JULIETTE – Dans aucun camp ! Vous n'en avez marre des gué-guerres ? Oui, mon père a peut-être trop prélevé sur la caisse de l'entreprise. Oui, il 'a pas anticipé les évolutions de l'économie. Mais je ne suis pas certaine que vous auriez fait mieux que lui. Alors place à l'imagination et à l'innovation ! Et pas à coup de préservatifs !

Scène 7

BERANGERE (Entrée à la fin de la réplique de Juliette) – Juliette ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire de préservatifs ?

JULIETTE – Ce n'est rien... c'est Gérard qui...

BERANGERE – Lui aussi ! Mais c'est une véritable obsession ! Cette usine est devenue un bouge ! Heureusement que j'arrive pour remettre un peu de morale là-dedans !

JULIETTE – Calme-toi, maman, ce n'est pas ce que tu crois...

BERANGERE – Quand je pense que même la grenouille de bénitier s'adonne à la lubricité ! Je me doutais bien ma petite Simone que ce n'était qu'une couverture pour endormir ma confiance !

SIMONE – Non mais ça ne va pas ? Je n'ai jamais touché un cheveu de monsieur Lanard, moi !

GERARD – Un poil non plus ?

SIMONE – Oh ! Gérard !

BERANGERE – Vous dérapez, mon petit Gérard ! Décidément, il est grand temps que j'intervienne. Je serai la Jeanne d'Arc de cette entreprise ! Je bouterai le impies hors les murs ! Je...

REINE – On se calme ! Laissez Juliette vous expliquer ! Vous ne voyez pas que vous êtes en plein délire !

BERANGERE – Comment osez-vous ? J'arrive, tout le monde a la bouche pleine de préservatifs, et c'est moi qui délire ?

AUDREY – Tant que c'est la bouche...

BERANGERE – Plaît-il ?

AUDREY – Les préservatifs ! Tant que c'est la bouche qui en est pleine...

BERANGERE – Oh ! Vous aussi !

JULIETTE – Maman ! Ça suffit ! Laisse-nous te parler, merde !

BERANGERE – Juliette ! Tu me contestes ! Et tu deviens grossière ! Ah, mon Dieu, aidez-moi à surmonter cette épreuve ! Donnez-moi la force et le courage d'affronter ce monde de fornication et de le ramener dans votre saint giron !

SIMONE – Si vous la laissiez parler, vous n'auriez pas besoin de déranger le bon Dieu... Il a autre chose à faire.

BERANGERE – Soit ! Vas-y, ma fille, vomis-moi ton explication. Mais gare à toi si tu tentes de m'emmener sur des chemins troubles et incertains !

JULIETTE – C'est tout simple. Gérard, pour améliorer la qualité et la vitesse sur la ligne de mise en boîtes du cassoulet, a eu l'idée de faire des essais avec des préservatifs à la place des outils en inox. Et ça marche. C'est tout.

BERANGERE – C'est tout ?

JULIETTE – Tu vois qu'il n'y avait pas de quoi rameuter le bon Dieu, le ban et l'arrière-ban des anges et des archanges pour si peu !

BERANGERE – Gérard ! Dans mes bras ! Quand tout le monde s'efforce de démolir cette usine, vous, dans la douleur et l'abnégation, vous vous sacrifiez pour l'aider à surmonter cette épreuve !

GERARD (la bouche pleine) – La douleur et l'abnégation... faut rien exagérer...

BERANGERE – Et modeste, en plus ! (très fort) Adrien ! Gérard, on le garde !

MAROUILLE (passant la tête par la porte) – Dites-donc, ce n'est pas un peu fini, ce bazar ? Je n'arrive pas à me concentrer, moi !

BERANGERE – Vous êtes encore là, vous ?

MAROUILLE – Parfaitement, je suis encore là, moi, et j'ai du travail, moi ! Je ne suis pas en train de déjeuner, moi ! D'ailleurs, à ce propos, vous voudrez bien me faire apporter un sandwich et de l'eau. Plate.

BERANGERE – Ma parole, cet individu me prend pour sa domestique !

MAROUILLE – J'oubliais. Un second sandwich et un thé citron !

BERANGERE – Et puis quoi encore ? Vous ne voulez pas des petits fours en plus ?

MAROUILLE – Non, merci, ça nous suffira. (il retourne dans le bureau)

BERANGERE – « Ça nous suffira » ! Il se prend pour le roi de France, ou quoi ?

AUDREY – C'est qu'ils sont deux, madame Lanard...

BERANGERE – Deux pour le contrôle fiscal ? Jésus-Marie-Joseph ! Nous sommes cernés !

AUDREY – Au contraire ! La seconde personne, c'est Bénédicte, la journaliste. Ils sont presque tombés dans les bras l'un de l'autre...

BERANGERE – Mon Dieu comme c'est romantique ! Une idylle sous notre toit... Et puis ça va mettre ce Maboule de bonne humeur pour notre contrôle fiscal !

MAROUILLE (dans l'entrebâillement de la porte) – Marouille !

BERANGERE – (bas) Oups ! J'allais tout gâcher... (fort) Bien sûr, monsieur Marouille ! Je vous laisse travailler, monsieur Marouille ! A plus tard, monsieur Marouille !

JULIETTE (imitant sa mère) – Mais bien sûr, madame Lanard, je vais travailler avec mon père, madame Lanard, à plus tard, madame Lanard...

GERARD – Dis, Juliette, tu pourras essayer de lui dire deux mots pour mon système ?

AUDREY – Mais tu ne vas pas nous foutre la paix, avec ton truc ? Tu ne crois pas qu'il y a plus important pour le moment ?

GERARD – Forcément, toi, la technique, ça te dépasse ! Mais si je n'étais pas là, tu n'aurais pas grand chose à vendre !

AUDREY – Et si je n'étais pas là, tu n'aurais même pas besoin de les fabriquer, tes cassoulets ! Il ne faut pas tuer l'ours avant d'en avoir vendu la peau !

GERARD – On ne dit pas l'inverse d'habitude ?

AUDREY – Si, mais les temps ont changé, mon gros nounours...

JULIETTE – Je vous laisse vous disputer, salut ! (elle sort)

BERANGERE – Je te suis, ma chérie... dites-moi, ma bonne Audrey, vous reste-t-il de ces excellents croissants de ce matin ?

AUDREY – Non, vous avez tout bouffé !

BERANGERE – Apprenez, ma fille, que dans ma famille on ne bouffe pas, on s'alimente ! Je m'en informais parce que vos sandwiches au pâté ne m'inspirent pas. D'ailleurs, je m'en vais quérir quelque chose de plus comestible pour mon bon Adrien qui doit avoir besoin de se sustenter quelque peu.

AUDREY – C'est pourtant une bonne marque... les « Délices de grand-maman », vous connaissez ?

BERANGERE – Quelle horreur ! Vous voulez m'empoisonner ! L'on m'en a servi lors d'un soi-disant cocktail du secours catholique, j'ai cru défaillir tellement c'était mauvais !

AUDREY – Vous savez où elles sont fabriquées, quand même, les conserves de la marque les « Délices de grand-maman » ?

BERANGERE – Comment voulez-vous que je le sache ?

AUDREY – Ici même, madame Lanard. Ce sont les recettes mises au point par monsieur Lanard lui-même...

BERANGERE – ... Remarquez, maintenant que j'y songe, au secours catholique, ce n'était pas si mauvais que cela... Faites-moi goûter, que je me fasse une idée ?

AUDREY – Tenez, essayez la spécialité au foie de canard... on dit qu'il faut avoir la foi pour y croire...

BERANGERE (grimace) – Mais c'est délicieux ! On dirait du foie gras ! Un véritable régal...

AUDREY – Et maintenant, notre spécialité au poivre vert...

BERANGERE (rotant) – Non, non, je suis persuadée que c'est tout aussi excellent, mais j'ai un appétit d'oiseau, vous savez...

AUDREY – J'insiste, chère madame... Nous avons besoin de votre avis d'expert pour améliorer nos recettes.

BERANGERE – Bon, bon, je me laisse faire, mais après, c'est promis, vous me laissez vaquer.

TOUT LE MONDE – Mmmmm...

BERANGERE – Ah, alors là, je ne suis pas déçue ! Mais qu'est-ce que c'est fort ! Vous n'auriez pas quelque chose à boire, j'ai la gorge en feu !

AUDREY – Un petit verre de vin de pays, ça vous dit ?

BERANGERE – Oh, ce n'est pas raisonnable... déjà hier avec le champagne...

AUDREY – Allez, madame Lanard, la règle des 3 P, du pain, du pâté et du pinard !

BERANGERE – Oh et puis zut, tant pis pour le « quand dira-t-on », je m'amuse trop avec vous ! (elle boit cul sec) Et hop ! C'est aussi bon que les croissants ! Servez m'en un autre, et j'y vais ! Et hop ! Et vivent les « Délices de grand-maman » ! (elle part dans le bureau de Lanard)

Scène 8

REINE – Et voilà la sainte famille à nouveau réunie !

BERANGERE (sortant précipitamment du bureau de son mari) – Excusez-moi, il faut que j'aille aux toilettes ! Ce doit être votre petit vin de pays, je ne suis pas habituée ! (elle sort)

JULIEN (qui croise Bérangère) – Bonjour, madame Lanard. Au revoir, madame Lanard...

ADRIEN LANARD (sur le seuil de son bureau) – Dites-donc, vous voulez me laisser crever de faim, ou quoi ?

SIMONE – Oh mon Dieu ! Excusez-nous, monsieur Lanard... Je vous amène cela tout de suite. Je vous en fais un au pâté de foie de canard et un au poivre... Vous voudrez un peu de vin pour faire couler ?

ADRIEN LANARD – Oui, oui, c'est ça, et la même chose pour Juliette s'il vous plaît.

JULIETTE (rejoignant son père) – Juste de l'eau, pour moi, pas de vin !

ADRIEN LANARD – Voilà, Simone. De l'eau bénite pour ma fille et du vin de messe pour moi !

SIMONE – Et voilà ! Si vous voulez autre chose, n'hésitez pas ! (ils retournent dans le bureau) Même lui, il se moque de moi ! J'en ai marre, mais j'en ai marre ! Nom de Dieu de nom de Dieu de bordel de merde ! ....

GERARD – Simone ? Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Tu craques ou c'est le vin de messe ?

SIMONE - Oups ! Ça m'a échappé. Eh bien, je suis bonne pour au moins 3 « Notre Père » et 4 « Je vous salue Marie » quand je vais aller me confesser...

BENEDICTE (sortant de la salle de réunion) – Ouf... Quelle journée ! J'ai une faim de loup ! Je file aux toilettes me recoiffer et je reviens déjeuner avec vous.

MAROUILLE (sortant à son tour) – Ouf... Quelle journée ! J'ai une faim de loup ! Je file aux toilettes me recoiffer et je reviens déjeuner avec vous.

AUDREY – On dirait qu'ils en ont profité, ces deux-là !

BERANGERE – Ah ! Je me sens mieux... Savez-vous que j'ai croisé monsieur Marouille et madame Truchot aux lavabos... on aurait dit deux collégiens surpris en train de fumer dans les toilettes !

GERARD – A mon avis, ils ont fait autre chose que fumer...

BERANGERE – Mais ne vous en offusquez pas, Gérard, c'est charmant, au contraire. Je m'en vais le narrer tout de go à mon époux. Cela le distraira. (elle sort)

MAROUILLE (revenant des toilettes) – Mais je t'en prie, ma Bébé chérie, passe la première...

BENEDICTE – Oh merci mon Nanard adoré... Quelle journée...

JULIEN – Ça va, on ne vous dérange pas ?

MAROUILLE (descendant de son nuage) – Hein ? Si... enfin non... Restez, faites comme chez vous.

BENEDICTE – Mais oui, au contraire, mon Nanard adoré, partageons notre joie avec ces braves gens. Ils n'ont pas une vie facile, tu sais...

MAROUILLE – Oh, je sais ! J'ai vu les comptes de leur entreprise, et ce n'est pas joli-joli. Qu'il le veuille ou non, leur patron sera obligé de les licencier.

GERARD – Obligé ? Et pourquoi ?

MAROUILLE – Mais parce que, mon bon Gérard... Parce qu'il lui faudra bien trouver un moyen de payer à l'Etat le redressement fiscal que je vais être obligé de lui adresser. Ce monsieur Lanard marouille... enfin... magouille depuis des années, au nez et à la barbe de l'administration.

BENEDICTE – Comme tu es dur, mon Nanard adoré... Tu ne peux pas faire, pour une fois, une toute petite exception ?

MAROUILLE – Impossible, ma Bébé chérie ! Je n'oserais plus me regarder dans la glace !

BENEDICTE – Tu me regarderas, moi...

MAROUILLE – Euh... Admettons. Mais mes collègues ? Ils vont se moquer de moi, si je reviens bredouille ! Je vais être la risée de tout le service...

REINE – Alors je vous propose un arrangement, monsieur Marouille. Vous nous aidez à sauver nos emplois, et vous avez un bon argument vis-à-vis de vos chefs...

MAROUILLE – Mais on ne négocie pas avec moi, madame... Dans le service, on m'appelle l'incorruptible.

BENEDICTE – Laisse-la parler, mon Nanard adoré... C'est peut-être une bonne idée.

MAROUILLE – Soit, mais c'est bien pour te faire plaisir, ma Bébé chérie...

REINE – Alors voilà. Vous limitez votre redressement à quelques peccadilles pour ne pas être bredouille, et vis-à-vis de vos chefs, vous expliquez que c'est pour sauver des emplois.

MAROUILLE – Le rapport ?

AUDREY – Mais bien sûr, monsieur Marouille, qui dit emplois sauvés dit salaires versés, cotisations, impôts, etc. L'Etat est gagnant. Il donne d'une main la moitié de ce qu'il reprend de l'autre !

BENEDICTE – Elles ont raison, mon Nanard adoré... Tu expliqueras à tes chefs que tu appliques la méthode des dirigeants politiques. Ils ne pourront pas aller contre.

MAROUILLE – Vous avez peut-être raison... Mais ce n'est pas comme cela que nous raisonnons, dans le service... Il faudra que j'y réfléchisse...

Scène 9

BERANGERE (qui sort du bureau du patron, parlant à son mari à l'intérieur) - Ils sont tous là, mon canard, tu vas pouvoir venir leur parler ! (aux autres) En attendant, moi, je vais sagement m'asseoir dans un coin et écouter. Adrien m'a dit que c'est ce que j'avais de mieux à faire. (elle va s'asseoir au fond)

GERARD – Nous allons enfin savoir ce qu'ils mijotent depuis hier... et ça doit pas être du cassoulet.

REINE – Oui, eh bien moi, je vais lui transmettre l'arrangement que nous avons conclu avec M. Marouille.

MAROUILLE – J'ai dit que je réfléchirai ! Pas que j'acceptais.

REINE – C'est pareil. On ne va pas s'embêter avec les détails.

BENEDICTE – Allons, mon Nanard adoré... Tu sais bien que tu n'es pas aussi méchant que tu veux bien le faire croire...

MAROUILLE – Mais enfin, ma Bébé chérie, pas devant tout le monde...

BERANGERE – Oh comme ils sont touchants ! Vous ne trouvez pas ?

AUDREY – Moi je trouve plutôt cela affligeant : « mon Nanard adoré », « ma Bébé chérie »... Mais vous ne deviez pas rester dans votre coin et vous contenter d'écouter ?

BERANGERE – Dites-donc ! Pour qui vous prenez-vous ? Je suis quand même la patronne, je suis chez moi et je fais ce qui me plaît !

JULIETTE – Qu'est-ce qu'il se passe ? Encore en train de vous disputer ?

BERANGERE – Tu tombes à point, ma fille ! Cette Audrey vient encore de me manquer de respect ! Il faut absolument s'en débarrasser.

JULIETTE – Moi ce que je trouve intolérable, c'est que nous produisions à des centaines de milliers d'exemplaires de boîtes de pâté qui envoient direct les gens au toilettes...

BERANGERE – Ah, c'était cela ?

JULIETTE – Eh oui, ma bonne mère... heureusement, les temps vont changer. Je vais chercher Papa et nous commençons la réunion.

REINE – Oui, parce que nous en avons assez d'attendre. Je ne sais pas ce que ton père veut nous dire, mais j'ai une proposition pour lui. Et il a intérêt à m'écouter.

Scène 10

ADRIEN LANARD (qui entre à ce moment) – J'ai intérêt à vous écouter, Reine ? Il me semble plutôt que c'est vous qui auriez intérêt à m'écouter...

BENEDICTE – Je pense toutefois, très cher monsieur Lanard, que vous pourriez prêter l'oreille à ce que Reine souhaite vous dire.

ADRIEN LANARD – Tiens, vous êtes encore là, vous ? Et le contrôleur fiscal aussi ! Pire que les morpions, cette race ! Ça s'accroche à vos parties et ça ne lâche pas...

JULIETTE – S'il te plaît, Papa, tu m'avais promis de ne pas t'énerver. Monsieur Marouille est là pour faire son travail, et madame Truchot ne cherche qu'à nous aider... Alors essaie, pour une fois, de faire semblant d'avoir l'air de tenter de donner l'illusion que tu aimerais bien faire croire que tu pourrais exceptionnellement ressembler à quelqu'un d'à peu près aimable...

ADRIEN LANARD – C'est quoi, cette phrase à rallonge ? Tu te fous de ma gueule, toi aussi ? Je n'ai pas l'habitude d'être aimable, Moi ?

BERANGERE – Faut avouer que...

ADRIEN LANARD – Bérangère ! Je t'avais dit de rester dans le coin et de la fermer !

JULIETTE – Mais ce n'est pas un peu fini, non, ce cirque ? Tu crois que dans les circonstances où nous sommes tous ces gens sont là pour assister à ton numéro de dictateur suractivé ? Maman a raison, à force de mettre du cochon en boîte, tu en as pris le caractère !

ADRIEN LANARD – Mais enfin, Juju... Il faut bien que je montre que je suis le patron, non ?

JULIETTE – Tu n'as rien à montrer. Juste à faire. Et pour commencer écouter ce que Reine voulait te dire. Ensuite tu pourras exposer à tout le monde le résultat de notre travail. Reine, tu peux y aller.

REINE – Merci, Juliette. Alors voilà. Vous devez vous douter que monsieur Marouille ne repartira pas les mains vides et que cela va coûter cher.

ADRIEN LANARD – Ne m'en parlez pas ! Je connais ces engeances, quand ils s'accrochent à leur proie, ils ne repartent pas sans lui avoir sucé le sang jusqu'à la moelle...

REINE – Je vois que nous nous comprenons, patron. Mais nous avons un moyen d'arranger cela, au moins du côté du contrôle fiscal. Monsieur Marouille a très intelligemment admis qu'il était plus profitable pour l'Etat que nous conservions tous nos emplois plutôt que d'être licenciés. A côté de ce que rapportent à l'Etat les charges salariales et les impôts, son redressement ne serait qu'un amusement...

MAROUILLE – Amusement... faut pas exagérer, quand même.

BENEDICTE – Du calme, mon Nanard adoré. C'est une façon de parler...

REINE – Il est donc entièrement d'accord pour limiter son redressement fiscal à quelques broutilles en échange du fait que vous conserviez tous les emplois. Alors, monsieur Lanard ?

ADRIEN LANARD – Je m'en fous !

SIMONE – Oh, monsieur Lanard ! Vous n'avez pas le droit...

JULIEN – Mais on existe, nous, quand même ! Vous vous en foutez, de ce que nous allons devenir ?

GERARD – C'est vrai, patron, vous savez bien que tout le monde se défonce pour l'entreprise, on essaie tous de trouver la meilleure solution, et on dirait que vous vous en fichez...

BENEDICTE – Je dois avouer moi-même, monsieur Lanard, que votre attitude me déçoit quelque peu...

ADRIEN LANARD – Et puis-je, moi aussi, m'exprimer ? Je suis encore le patron et propriétaire de l'usine ! Alors voilà ce que j'ai décidé. Tout d'abord, j'ai renoncé à licencier la moitié du personnel...

TOUS – Aaaaaah !

ADRIEN LANARD - ... Je liquide l'entreprise. (silence général)

AUDREY – Mais c'est dégueulasse ! Et vous ne dites rien, vous autres, vous le laissez continuer à nous enterrer sans réagir ?

ADRIEN LANARD – Laissez-moi parler, Audrey ! Je vends tout ce que j'ai : bateau, appartement à la montagne, maisons de campagne et sur la côte, les fauteuils voltaire et je rembourse toutes les dettes de l'entreprise... redressement fiscal compris.

MAROUILLE – Cela vous honore, cher monsieur Lanard. J'apprécie votre sentiment patriotique.

ADRIEN LANARD – Pour la suite, je laisse à Juliette le soin de vous l'exposer, c'est son idée...

JULIEN – Et toi qui m'avais demandé de te faire confiance, Juliette... Tu fais encore mieux que ton père. Il voulait licencier la moitié du personnel, grâce à toi, c'est tout le monde !

GERARD – Laisse-la parler, Julien, perdu pour perdu...

SIMONE – Tu sais ce que le Christ a dit, Julien : «  tu ne jugeras point ». Moi, je fais confiance à Juliette. Je suis certaine qu'avec sa jeunesse elle a eu une bonne idée.

JULIEN – Arrête avec tes bondieuseries, s'il te plaît ! Tout le monde sait que c'est dans les églises qu'il y a le plus de cloches !

SIMONE – Oh ! Le petit salaud ! Alors moi je suis une cloche ! Et toi, qu'est-ce que tu es ? Si tu ne fais même pas confiance à celle que tu dis aimer ?

BERANGERE – Qu'entends-je ? Une idylle entre ce jeune godelureau et ma fille ? Alors que Gontran de Champmelon se transit d'amour pour elle !

ADRIEN LANARD – Toi, ta gueule ! Et vous aussi ! Vous ne pouvez pas être sérieux un instant, non ? C'est votre avenir qui est en jeu, merde !

AUDREY – C'est vrai quoi, arrêtez de vous chamailler tout le temps pour un oui ou pour un non...

BERANGERE – Mais ma fille courtisée par ce mécréant vous trouvez ça anodin, vous ? Moi, pas ! Je ne laisserai pas le rouge du communisme et de la honte ternir les couleurs de notre famille ! La roture ne passera pas !

ADRIEN LANARD (menaçant) – Mais tu vas la fermer, oui ?

BERANGERE (apeurée) – ... Oui.

JULIETTE – Bon. Je peux parler ?

GERARD – Vas-y Juliette. Je crois que tout le monde est calmé.

JULIEN – Excuse-moi pour tout à l'heure, Juliette, ce sont les mesures annoncées par ton père qui m'ont mis hors de moi...

JULIETTE – Je sais, Julien. Cela peut surprendre, mais c'est de l'humour façon Lanard. Aussi difficile à digérer que le pâté au poivre. En fait mon père voulait juste dire qu'il a pris ces graves décisions pour remettre les compteurs à zéro, repartir sur des bases saines. D'accord ?

GERARD – D'accord, mais après...

AUDREY – On disparaît, ou quoi ?

JULIETTE – J'y viens. A partir d'aujourd'hui, fini le capitalisme de grand-papa. Nous créons une coopérative en autogestion. Nous avons la chance de travailler dans l'alimentaire et d'avoir un vrai savoir-faire. N'est-ce pas, Gérard ? Alors nous allons fabriquer des produits de qualité à partir de la production agricole régionale. D'autre part, la commercialisation se fera sans intermédiaires, directement sur place et sur tous les marchés de la région. J'ajoute que mon père deviendra un salarié comme les autres, avec un rôle d'encadrement, mais un salaire décidé par l'assemblée des actionnaires, c'est-à-dire vous et vos collègues. Alors, qu'est-ce que vous en pensez ?

JULIEN – C'est génial ! C'est presque du communisme !

ADRIEN LANARD – Pas si vite, mon petit Julien ! Pas d'idéologie, juste du pragmatisme si vous voulez un mot en « isme ». Juliette et moi avons cherché la meilleure solution au problème posé : sortir de cette foutue logique de croissance économique. Pour paraphraser Marx, votre idole, si la religion est l'opium du peuple, la croissance économique est la cocaïne du libéralisme.

AUDREY – Mais tu es sûre, Juliette, que cela fonctionnera ?

JULIETTE – Mais oui, Audrey. Finie la fuite en avant ! Nous réduisons le chiffre d'affaires, mais encore plus les charges et retrouvons un équilibre économique... et fini le pâté au poivre ! Enfin, pas le même.

BERANGERE – Alors là, j'applaudis des deux mains ! Parce que ce pâté au poivre... quelle horreur !

MAROUILLE – Et moi je dis bravo, monsieur Lanard ! Je n'ai jamais rencontré dans ma carrière un cas semblable ! Si j'osais, je vous demanderais bien quelque chose...

ADRIEN LANARD – Quoi donc, monsieur Marouille, parce qu'avec ce que vous allez me coûter...

MAROUILLE – Justement, monsieur Lanard, si vous acceptez ma requête, je ne vous coûterai rien...

ADRIEN LANARD – Alors là, mon cher Marouille, vous commencez à m'intéresser...

MAROUILLE – Eh bien voilà. Ce doit être l'influence de Bénédicte, mais je vois depuis quelques heures mon métier différemment. Ou plutôt, je ne le vois plus du tout. Alors si vous aviez une petite place pour moi dans votre coopérative... Je pourrai m'occuper de votre comptabilité... vous savez, je connais plein d'astuces légales pour payer un minimum de taxes et de charges...

ADRIEN LANARD – Que j'aime ce langage ! Quelle douce musique ! Qu'est-ce que tu en penses, Juliette ? Et vous autres ? Puisque désormais nous sommes tous patrons !

JULIEN – Moi je suis pour, et vous ?

REINE – Moi aussi, et je crois que tout le monde est d'accord...

BENEDICTE – Super ! Je ne vous demande pas, quant à moi de vous rejoindre, mais vous aurez souvent ma visite... intéressée. N'est-ce pas, mon Nanard adoré ? Et, vous allez entendre parler de vous ! Bien médiatisé je suis certaine que cela va faire école ! Les géants mondiaux de la bouffe n'ont qu'à bien se tenir, la révolution est en marche !

REINE – Mais c'est qu'elle nous pète un câble, la Bénédicte !

BENEDICTE – Enfin... Je m'emballe, mais soyez certains que je vais faire le maximum pour que l'on parle de vous. (le téléphone sonne)

SIMONE – Allô, oui, les futures ex-conserveries Lanard, bonjour... Oh, monsieur Tchang. Comment allez-vous, monsieur Tchang ? ... Un problème pour la livraison ? ... Pas de bateau disponible ? Attendez, je demande à monsieur Lanard...

ADRIEN LANARD – Oui, Simone, qu'est-ce qu'il veut ?

SIMONE – Il ne sait pas comment nous faire parvenir les conserves de Chine...

ADRIEN LANARD – Vous savez ce que vous devez lui répondre, Simone, non ?

SIMONE – Oh oui, monsieur Lanard, mais je n'ose pas...

ADRIEN LANARD – Osez, Simone, faites-vous plaisir !

SIMONE – Monsieur Tchang ? Alors pour nous les faire parvenir, c'est à pied... oui, vous les faites parvenir à pied par la Chine... Il a raccroché !

ADRIEN LANARD – Comme ça on en est débarrassé. Alors je vous propose de faire sauter quelques bouchons de champagne pour fêter ça. D'accord ?

GERARD – Heu... Monsieur Lanard, il y a quand même un grave problème qui n'est pas réglé.

JULIETTE – Un problème, Gérard ? Mais lequel ?

GERARD – Mes préservatifs !

NOIR

Signaler ce texte