UN PETIT DERNIER

hector-ludo

UN PETIT DERNIER

_ Bon ! Eh ben, je crois que je vais rentrer maintenant.

_ Oh ! Pas question, Lucien. Une carpe de cet acabit, ça se fête un peu plus.

_ C’est vrai que c’est bien la première fois que j’en sors une aussi grosse. Allez, un dernier pour la route Patron.

_ Bravo Lucien, mon café est honoré de servir le meilleur pêcheur de la région, peut être même du pays. Pas vrai vous autres ?

_ C’est sur que, le Lucien, il connaît tous les bons coins.

_ Un peu que je les connais tous. Mais le secret, c’est l’amorçage, une bonne amorce et la prise sont à moitié faites. Et n’oubliez pas mes bientôt soixante ans d’expérience. À la votre messieurs !

_ Santé Lucien !

_ Alors, Patron, c’est d’accord, je laisse toute la pêche et ta baronne nous la prépare pour demain midi.

_ Ca marche comme ça Lucien, je vous attends tous les quatre à midi.

_ T’es un brave ! Je vais allez mettre le jambon dans le torchon ce coup-ci. Hé là, j’allais oublier mon matériel. Salut la compagnie.

_ Salut Lucien, Bonne nuit.

_ Bon sang, il fait déjà nuit noire. Heureusement que je n’ai pas loin à aller. Ouf, j’ai les jambes en coton. Il n’y a pas à dire, j’ai trop l’habitude de ne pas refuser le plaisir avec les copains. À force de petits verres, je crois bien avoir un peu trop chargé la bourrique.

Elle bouge drôlement la rue à cette heure ! Enfin, on a bien rigolé. Et puis si je ne peux

plus faire la fête, autant me faire appeler vieux con.

La vache, j’ai une de ces envies de pisser ! Tiens je vais me soulager sur la porte de la Marie Picard. Elle aura la surprise demain. Ce sera en souvenir du jour

où elle m’a refusé sa main. Saleté prétentieuse ! Évidemment, le papa de mademoiselle était le secrétaire de mairie, à l’époque. Le mien cantonnier, alors ! Bah, vu comment elle est devenue, je devrais plutôt la remercier la Marie.

Ah, voila une bonne chose de fait, comme dit l’autre, si ça n’enrichit pas ça soulage.

Oh la là ! Je crois que le dernier verre était de trop. Voila t’y pas que le chemin zigzag.

Courage Lucien, la maison n’est plus très loin.

Je n’aurais peut-être pas dû emmener quatre litrons, ce matin, pour accompagner le casse-croûte. Avec le soleil qui a tapé toute la journée, c’était sûrement un de trop.

Merde, je me suis emmêlé les crayons, me voila dans le fossé le nez dans l’herbe. Si les copains me voyaient, je serais bon pour une tournée générale.

_ Lucien Bourrin ?

_ Que, quoi ?

_ Vous êtes Lucien Bourrin ?

_ Qui, qui me parle ?

_ Moi, malheureux mortel !

_ Oh ! Excusez, Madame, mais tout en noir comme vous êtes, dans la nuit, je ne vous voyais pas.

_ Tremble devant moi ! Je suis ton dernier rendez-vous !

_ Ne faut pas vous énerver, ma petite dame. Je ne comprends rien à ce que vous dites.

_ Ta dernière heure est venue, mécréant !

_ Je ne sais point l’heure qu’il est, attendez que je me relève.

_, Mais il m’agace celui-là ! Je suis la Mort, abruti ! La Camarde, la Faucheuse, je t’annonce ton trépas. Tu vas me suivre au royaume des ombres.

_ Je me disais aussi, je ne connais pas cette voix. Vous n’êtes pas du coin ?

_ Je suis la Mort. M.O.R.T. Espèce de pochetron ! Tu m’écoutes oui ?

_ Tout doux ! On n’a pas gardé les chèvres ensemble. J’ai peut-être un peu bu ce soir, mais je ne suis pas un alcoolique.

_ Si vous n’êtes pas un alcoolique, moi, je suis la Vierge Marie.

_ Q' est ce que vous foutez dehors à cette heure-ci, d’abord ?

_ Je n’ai pas d’heure, je viens toujours lorsque c’est l’heure, et maintenant c’est votre heure.

_ Vous pouvez le redire, je n’ai pas tout saisi.

_ C’est l’heure de votre mort, tout de duite, maintenant, immédiatement. Compris, comprese, understood ?

_ Ouais, ouais. Vous n’êtes pas fringué terrible. Votre cape est en lambeaux.

_ Ce n’est pas une cape, c’est un suaire, un linceul si vous préférez. C’est fait exprès les déchirures, c’est le costume réglementaire des messagers de la Mort. L’impression est renforcée.

_ Vous êtes sûr que c’est la raison ? Moi, je pense que votre patron est un peu radin. Il vous refile de vieux linceuls.

_ Puisque je vous dis que c’est la tradition, je peux rien changer.

_ D’accord, d’accord. Je ne voudrais pas vous faire offense, mais à qui vous croyez faire peur en agitant votre grande faux ?

_ Je fais peur à tout le monde. J’effare ! Je terrorise ! J’épouvante !

_ Je ne suis pas convaincu.

_ Et, si je lève ma faux pour couper le fil invisible qui retient votre misérable vie sur cette terre ? Vous ferez moins le malin.

_ Belle envolée, mais, vous pensez couper quelque chose avec ce truc-là ?

_ Ca se voit tant que cela ?

_ Quoi ?

_ Que ma faux, c’est de la pacotille. Les anciens, ils en avaient des vrais. Et puis un jour, le syndicat a déclaré au patron que c’était trop lourd, que le personnel fatiguait et voulait se mettre en grève. Un accord a été signé. Depuis, le Patron les fait venir directement de Chine, tout en plastique. C’est léger, mais moins convaincant. D'ailleurs, le rendement s’en ressent.

_ Ah ! Ah ! Si je dis que votre faux est fausse, ce n’est pas faux, peu s’en faut !

_ Je suppose que c’est de l’humour ?

_ Bon Dieu ! Je ne vous avais pas bien vu sous votre capuche, c’est la première fois que je rencontre une dame squelette. Plus mince que vous c’est pas possible, même pas la peau sur les os !

_ Rien ne vous étonne vous ?

_ Bah, vous savez, j’ai déjà vu quelques éléphants roses et des dragons bleus à pois jaunes certaines nuits. Alors, la Mort en haillons, pardon en suaire, avec son matériel à faire peur, pourquoi pas.

_ C’est bien beau de discuter comme ça, mais j’ai une mission, moi. J’ai rendez-vous ici, ce soir avec vous pour vous emmener. Je suis déjà en retard sur mon planning. Je n’ai pas que vous à m’occuper. Avec ces grosses chaleurs, on est débordé.

_ C’est vrai ça, on cause, on cause et on a soif. Si vous veniez chez moi continuer ce petit entretien, J’ai un vieux Calvados de derrière les fagots que m’envoie mon cousin, je ne vous dis que ça !

_ Du Calvados ! Par exemple, je suis né en Normandie. Mes parents en mettaient dans mon biberon. Allez, en souvenir de ma jeunesse, je vous accompagne.

_ Vous n’avez pas froid au pied sur le bitume ?

_ Je ne touche pas le sol, je flotte.

_ Épatant ça ! Pas de risque d’attraper un rhume de cerveau. Nous voilà arrivés.

Attendez que j’enferme le chien, il serait capable de vous piquer un fémur.

Au pied Desmond.

_ Desmond ?

_ Ha, ha, ha ! Un jeu de mots. C’est un toutou, vous avez compris ? Desmond Tutu !

_ Vous êtes, vraiment, le roi du calembour à zéro pour cent de matière grise.

_ J’aime bien rigoler c’est tout. Entrez, mettez-vous à l’aise. Ne faites pas attention au ménage, je ne vous attendais pas et, depuis que la Germaine m’a quitté, la cambuse est moins bien tenue. Au fait, c’est vous qui êtes venue la chercher la Germaine ?

_ Non pas que je sache. Vous avez une photo ?

_ Oui, ici sur le buffet. Elle a été prise le jour de notre mariage.

_ Ah non c’est sûr ! Une tête comme celle-là, je ne l’aurais pas oublié. Vous êtes un homme courageux, vous.

_ Pas vraiment, c’est surtout la seule qui a bien voulu. Et puis, il ne faut pas se fier aux apparences, elle avait plein de qualités cachées.

_ Oui, je vois qu’elle avait le chic pour les cacher.

_ Asseyez-vous, vous pouvez éteindre votre lanterne, il y a de la lumière ici.

_ Je ne peux pas. Si je l’éteins, ils le voient là-haut et j’écope d’un blâme.

_ Qu’est ce que vous risquez ? Vous êtes déjà morte.

_ Après cinq blâmes, je me retrouve à la circulation. C’est le pire des boulots.

_ Vous avez de la circulation là-haut ?

_ Pas des voitures, des âmes. Des milliers et des milliers d’âmes. Elles arrivent de partout. Je dois les diriger dans la bonne direction, Paradis, Enfer, Purgatoire. Il ne faut pas se tromper. Du travail à la chaîne, une vraie galère.

_ Et bien, vous m’en apprenez de belles. Parlons d’autre chose, regardez-moi cette belle couleur. Un Calva comme celui-là, vous n’en boirez pas tous les jours.

_ Merci, Monsieur Bourrin. À la vôtre.

_ Appelez-moi Lucien. Puisque nous trinquons ensemble, j’aimerais bien connaître votre petit nom. Vous ne vous êtes pas toujours appelé la Mort.

_ Mon nom de baptême, c’est Caroline. Ça me fait plaisir que vous me l’ayez demandé. Il est rare de rencontrer quelqu’un d’aimable dans ce métier. Les gens font toujours la tête lorsque je viens les chercher. À croire qu’ils pensent que cela ne devait jamais arriver.

_ Les gens ne sont pas raisonnables. Je vous ressers. Vous levez bien le coude, vos cartilages ne sont pas grippés.

_ Un dernier, j’ai une mission à remplir quand même.

_, Mais oui, mais oui. Qu’est ce que vous faisiez avant de devenir faucheuse ?

_ Vous n’allez pas me croire Lucien. J’étais danseuse nue dans un cabaret parisien.

_ Fichtre ! Danseuse nue. Sacrée Caroline. J’ai du mal à vous imaginer.

_ Bien sûr ! Je vous garantis que j’étais drôlement bien roulée. Avec de longs cheveux blonds et des chaussures à claquettes. J’avais du succès.

_ Buvons un verre à vos heures de gloire.

_ Cul sec pour le bon vieux temps.

_ N’empêche, j’aurais bien aimé te voir danser.

_ T’aurais bavé, mon petit Lucien, c’est sûr ! En plus, quand je me mettais à faire les claquettes, j’avais les seins et les fesses qui sautillaient sans arrêt. Tous les bonshommes avaient les yeux qui sortaient de la tête.

_ Tu me fais rêver Caroline, ça me donne soif.

_ Une gorgée et je te fais voir. Je relève le suaire histoire que tu puisses mieux imaginer. Je n’ai pas de claquettes, mais mes osselets font le même bruit. C’est parti, hop là, tac tagadac tac tac tac.

_ Bravo, bravo Caroline. T’es la meilleure. Un petit verre pour saluer la performance de l’artiste. Chapeau ! Vraiment.

_ Merci, Lucien. C’est agréable de voir que je n’ai pas perdu le rythme.

_ C’est comme le vélo, ça ne se perd pas.

_ Sacré Lulu ! À la tienne.

_ Oh dit donc ! On l’a déjà torché, cette bouteille.

_ Ce n’est pas croyable… et vachement triste aussi.

_ Pas de panique Caro. Ton Lulu a de la réserve. La même que celle-là, mais pleine.

_ Lulu ! Tu es l’homme le plus exceptionnel que j’ai rencontré depuis longtemps.

_ Tu vas me faire rougir. Trinquons à notre rencontre.

_ Cul sec celui-là, en ton honneur. Oooh ! Ça tourne un peu. Je te vois un peu flou.

_ Ce n’est rien, sûrement un coup de fatigue. Le Calva c’est tout du naturel, pas de danger de ce coté là.

_ La fatigue oui. J’ai un gros coup de cafard d’un seul coup. Je suis toute triste.

_ Ben pourquoi ? On n’est pas bien ici, à discuter ensemble ?

_ Justement, je suis trop bien. Je suis une vraie midinette. Il suffit que je tombe sur un gars sympa et voila que je pars en vrilles. Tu m’as bluffé mon Lulu, je ne sais plus ou j’en suis.

_ Caroline, ce que tu me confies me va droit au cœur. Et mon cœur, il est vide, il n’attendait plus personne. Et tu es apparue.

_ Mon Lulu, dans mes orbites vides coulent des larmes invisibles. Donne-moi ta main, serre-moi les os.

_ Étreindre ta carcasse me fait trembler de bonheur. Buvons à notre rencontre.

_ Buvons à notre amour mon lulu.

_ Je lève mon verre au fabuleux destin qui nous a réunis.

_ Mon amour comment allons-nous concrétiser notre union, pourrons-nous vivre ensemble ?

_ A Lucien amoureux rien d’impossible ! Je vais écrire à ton patron une petite bafouille pour lui expliquer le miracle qui s’est produit ici, ce soir.

_ Je ne voudrais pas entamer ton ardeur, Lulu, mais il n’est pas facile le Patron.

_ Tu vas voir, je prends une feuille, un crayon et je commence. Non, avant un petit coup pour l’inspiration. Pas plus sinon, je n’aurais plus les idées claires. Au fait, il s’appelle comment ton Patron ?

_ Bah, Saint-Pierre, bien sûr !

_ Ah, c’est lui. Bon alors ; cher Monsieur Saint-Pierre, j’ai l’honneur de vous informer par la présente qu’il s’est passé un truc formidable avec la petite Caroline que vous avez envoyé me chercher. Qu’est que tu penses du début ?

_ C’est chouette, ça fait officiel, mais pas trop guindé. Vas-y, continue.

_ L’amour nous est tombé dessus comme la foudre pendant que nous buvions un verre.

_ Ce n’est peut-être pas la peine de lui dire. Je ne crois pas qu’il boive beaucoup.

_ Tu as raison, comme la foudre. Nous ne pouvons plus nous passer l’un de l’autre. Je vous demande, avec insistance. Là je mets « insistance » pour bien lui faire comprendre qu’en cas de refus, nous nous passerons de son accord.

_ Tu m’épates encore mon Lulu.

_ Tu es trop gentille, ma Caro. Avec insistance, la main de votre messagère de la Mort. Caroline. Caroline comment ? Il faut que je sois précis tu dois pas être la seule.

_ Caroline Bouffard.

_ Caroline Bouffard. Sincères et respectueuses salutations, Lucien Bourrin. Et voilà le travail. Je m’en reverse un, écrire ça donne soif. Je l’envoie à quelle adresse.

_ Je pense que tu devrais mettre Saint Pierre, Porte du Paradis, Ciel. C’est toujours là qu’il est.

_ Il n’y a pas de code postal ?

_ Je ne crois pas. Tu penses que cela va marcher ? Que l’on pourra vivre ensemble ?

_ J’en suis sur ! Une longue et belle route s’ouvre devant nous.

_ C’est merveilleux Lucien. Mon Dieu ! Qu'est-ce qui se passe dehors ?

_ Ce n’est rien ! Le soleil qui se lève sur notre premier jour d’amour.

_ Mais, je ne supporte pas les rayons du soleil, je vais être réduit en cendre. J’ai trop attendu. Adieu, mon amour.

_ ………Et ben ça alors ! Ma Caroline ! Tu n’es plus qu’un petit tas de poussière. Pfe ! C’est toujours pareil avec les femmes, elles vous donnent rendez-vous, font des manières, vous promettent des choses et hop elles disparaissent. Frivolité et compagnie. Elles ne tiennent pas en place. De toute façon, elle n’était pas soigneuse ; il y a plein de cendres dans son verre. Si ce n’est pas malheureux. Allez, Lucien, tu sais que les émotions, ça ne te vaut rien. Oublie tout ça. Un dernier petit coup et au lit. Malgré tout, je me demande si les copains vont me croire si je parle de Caroline.

Signaler ce texte