« Need to be brave. »

briseis

Chapitre 2.

Debout, accoudé à l'encadrement de sa fenêtre ouverte, Aurélien attend. Il est patient, sait déjà que sa tâche sera longue. Il se doute que la jeune fille, de l'autre côté de la rue, ne lui parlera pas tout de suite, mais il n'a pas l'intention de raccrocher. Ce serait l'abandonner, et elle se sent déjà suffisamment seule comme ça, se dit-il. Pour briser le silence qui devient pesant, il décide de monologuer. Ce qu'il raconte n'a aucune importance, le but étant seulement de réveiller son interlocutrice muette, la faire sortir ne serait-ce que quelques minutes de son monde trouble et embué par on ne sait quelle pensée obscure.
Il ne la connait pas tellement en vérité, mais il connait son histoire, tout le monde sait ce qu'il s'est passé le mois dernier, au cinquième étage du numéro dix-sept de la rue Blanche-des-Fosses. C'est peut-être le seul à savoir l'effet que cela peut avoir sur les gens, c'est sans doute l'unique personne qui s'en soucie. Alors il a appelé. Sans but précis, juste être là, montrer que dehors, la vraie vie continue mais qu'au fond de son désespoir, la petite brune peut trouver un soutien, une oreille et une épaule chez son voisin et camarade de classe.
« J'aime bien arroser mes plantes vertes. Je pense toujours à Léon quand je le fais, tu te souviens, le film de Luc Besson ? C'est incroyable comme j'ai l'impression de mieux respirer quand j'ai de la nature à côté. Techniquement, c'est un peu vrai étant donné qu'elle aspire mon dioxyde de carbone pour me l'échanger contre de l'oxygène, mais c'est tout de même une drôle d'impression. Je me dis parfois que c'est une petite part de Dieu, qu'il nous a laissé par pitié ou compassion pour ne pas mourir asphyxié. Les gens ne prêtent pas assez d'importance aux plantes vertes. Tu devrais avoir une plante verte. Tu sais quoi ? Je t'apporte une plante verte. Tu pourras venir m'ouvrir ? »
Il cale le mobile entre son oreille et son épaule en choisissant un pot de terre contenant une pousse d'Alocasia, sans attendre la réponse de la jeune fille. Elle finit tout de même par murmurer un « Oui » à peine audible, d'une voix tremblante, peu assurée, comme celle d'un enfant qui apprend à parler. « C'est surement comme ça, quand on ne parle plus. On oublie le son de sa propre voix. » pense-t-il, avec plus d'inquiétude que de pitié. Et pourtant, il aime la tonalité de sa voix fluette, et les notes si aiguës qui sortaient de sa gorge lorsqu'elle savait encore rire.
Lorsqu'il sonne à l'immeuble d'en face, quelques minutes plus tard, il n'attends pas plus d'une poignée de secondes avant que la porte ne s'ouvre et le laisse gagner le hall d'entrer. Il gravit les cinq escaliers qui le séparent de l'appartement d'Éden à pieds, pour la simple raison que tous les ascenseurs de tous les immeubles de ce quartier sont tous, toujours en panne. Il est un peu essoufflé lorsqu'il frappe à la porte 502, et s'adosse au mur en attendant qu'on vienne lui ouvrir, son pot un peu encombrant dans les bras. Lorsque la jeune fille apparait devant lui, il n'ose plus respirer. Elle lui semblait jolie autrefois, mais des cernes bleutés alourdissent ses yeux voilés par du chagrin, ses joues sont creusés et rouges bien qu'elle n'a pas pleuré depuis plusieurs jours, ses cheveux lisses sont devenus ternes. Elle garde une certaine beauté, mais rien de comparable avec son visage gai qu'elle arborait avant en toute circonstance. Aurélien chasse ce souvenir d'un clignement de paupières.


« Dis leur que je suis désolée. »

Voilà la dernière chose qu'a dite Estelle en se jetant de la fenêtre de sa chambre, après un dernier regard vers sa sœur cadette qui n'a pas su réagir à temps. Parfois, Éden se demande à quoi pensait cette jeune fille en s'élançant dans le vide, et pourquoi elle n'a pas vu venir ce geste. Elle se demande ce qu'on ressent en voulant mourir, écrasée en mille morceaux de chair éparpillés sur le trottoir ensanglanté. Elle se demande ce qu'il se serait passé si elle avait pu l'empêcher de se tuer aussi bêtement. Si quelque part, quelqu'un a la réponse à sa question. Debout devant Aurélien, voilà ce que pense Éden. Elle le regarde en espérant qu'il lui apporte des réponses. Mais penaud, le garçon sait très bien qu'il ne peut pas répondre aux interrogations de l'adolescente. Alors ils restent là, silencieux, à se regarder sans vraiment se voir, ou à se voir sans vraiment se regarder. Lui n'a pas le courage de lui demander comment elle se sent, parce qu'il sait qu'elle va mal. Elle n'a pas la force de faire semblant d'aller bien, alors d'une certaine manière, ça les arrange tous les deux. C'est le premier être humain qu'elle voit depuis des jours et des jours autre que son père ou sa mère, et Éden ne sait plus comment on fait avec les gens. Elle n'est pas mal à l'aise, ni coincée. Elle se sent juste hors de la réalité. Comme si elle était là, devant lui, sans vraiment être là. Pour la ramener dans la vraie vie, Aurélien lui prend la main, qu'il presse entre ses doigts calleux. Au contact, la jeune fille sursaute et lève ses grands yeux bruns vers lui. Elle ne comprend pas l'expression qu'elle trouve sur son visage, un mélange de douceur et de détermination, comme un chêne centenaire qui résisterait à toutes les tempêtes. Il se veut rassurant.
Elle n'ôte pas sa main, du moins pas tout de suite. Mais le rouge lui monte aux joues et elle est prise d'un vertige. Aurélien sent le malaise mais ne bouge pas d'un pouce. Il hésite, assez longtemps pour voir la porte de l'appartement 502 claquer violemment, piégeant ses habitants à l'intérieur. Il n'insiste pas et rentre chez lui, tandis qu'accroupi, adossée à sa porte d'entrer, Éden regrette son geste. Pourquoi est-il si gentil ? Pourquoi s'intéresse-t-il à ma vie ? Pourquoi est-ce que je l'ai repoussé ?

Plus tard, retournée dans sa chambre avec sa nouvelle plante verte,elle soupire. Elle l'installe devant sa fenêtre, au soleil bien qu'il n'y en ait pas. Tout le monde est en manque de vitamine D ici, de toute façon. Elle regarde un moment l'immeuble d'en face et s'aperçoit que de retour chez lui, Aurélien fait de même. Alors elle se contente de refermer les rideaux de sa chambre. Elle s'allonge sur son lit et attend que le temps passe. Elle est devenue patiente en plus de muette. Le silence de sa chambre n'est troublé que par la pluie qui bat contre les carreaux de la fenêtre. Plic, ploc.

De l'autre côté de la rue, Aurélien attend, lui aussi. Il attend qu'une solution s'impose à ses yeux, qu'il sache quoi faire pour consoler la petite brune d'en face. Il cherche sur internet des idées, le laptop posé en équilibre sur ses genoux. C'est en voyant son fond d'écran qu'il a l'illumination : la faire sortir. Dehors, les choses viennent plus facilement. On s'ouvre au soleil et au vent, on n'écoute plus les pensées qui nous traversent l'esprit, on ne voit plus les images qui nous hantent parce qu'on est concentré sur le monde extérieur : les voitures et les gens qui circulent en tous sens, les magasins et les parcs qui proposent mille activités autres que « tenter de survivre enfermé chez soi ». Parfois c'est aussi simple que cela. Mais d'autres fois, ça l'est un peu moins. Le jeune homme pensait qu'il suffisait de persuader Éden de venir avec lui : il avait tort. Elle avait dit oui, certes, mais elle ne pouvait pas sortir. Physiquement, elle en était incapable. Pas avec le corps de sa sœur étendu sur le trottoir, avec ses membres écartés dans des angles irréalistes, avec les tâches de sang incrustées sur le bitume. Tout cela a disparu, lui a-t-on dit. Mais elle revoit encore la silhouette tracée à la craie sur le ciment, là où Estelle est tombée. Les fleurs que les gens du quartier ont posé de part et d'autre de la rue. Le souvenir est encore trop présent dans sa mémoire pour pouvoir être ignoré. Elle manque de courage pour affronter tout ça.
Ils capitulent, cette fois, et restent sur le palier.

« Je suis désolée, dit-elle.
- Tu ne devrais pas t'excuser, il répond. Je ne peux pas dire que je sais ce que tu ressens, mais je comprends. Je comprends. »

Elle a la gorge trop nouée pour ajouter quelque chose, alors elle se tait et se laisse bercer par Aurélien, même si elle ne pleure pas. Il la prend dans ses bras et lui caresse les cheveux, et c'est le premier contact humain qu'elle accepte depuis l'accident tragique qui a fait implosé sa famille. Même ses parents n'osent plus la toucher. Et c'est réciproque.
Ils restent enlacés une heure entière, sans bouger, assis sur le paillasson d'entrée.
Le lycéen revient le lendemain, et les jours suivants. Ils font exactement la même chose. Ils restent devant la porte, dans le couloir, ou dans les escaliers. Chaque fois ils s'éloignent un peu plus de la maison, une marche, deux marches, jusqu'à ce qu'ils arrivent dans le hall d'entrée avec l'ascenseur qui ne fonctionne pas. L'adolescente regarde la double porte vitrée de l'immeuble et ses jambes flanchent. Aurélien la soutient, mais ça ne suffit pas.

« Il faut du courage pour faire ce qu'on doit faire. Toi, tu dois te remettre à vivre. Tiens, je te donne un peu de mon courage à moi pour t'aider, mais bientôt tu vas devoir le trouver toute seule. »

La jeune brune le regarde avec des yeux écarquillés. Il a l'air sûr de lui, confiant et rassurant. Elle doute. Mais elle avance.
Accrochée à son bras, elle franchit la porte transparente.

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