Un revenant à Cheyenne Wells 7997

le_gallicaire_fantaisiste

Ce besoin fou et irréalisable d'être enfin libre...


Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, j'ai toujours voulu vivre au Colorado et c'est ainsi que j'ai fini par m' installer dans la petite ville de Cheyenne Wells. Durant les travaux de la maison que je venais d'acheter à l'époque, j'ai pris mes quartiers à l'hôtel des plaines que l'on m'avait recommandé. Le décor avait quelque chose à voir avec mon enfance. L'atmosphère, le mobilier, les revues du magazine Western Horseman qui paraient les murs de certaines pièces me rappelaient la maison de mes grands-parents qui m'avaient élevé. Mon grand-père était un homme un peu rustre, éleveur de chevaux, pas particulièrement grand mais qui avait une prestance naturelle incroyable surtout lorsqu'il montait l'un de ses chevaux. Il avait vraiment quelque chose de spécial qui était sans doute lié au destin qui avait été le sien et à son caractère combattif. Certaines personnes s'effondrent lorsqu'elles sont la cible du malheur, mon grand-père, lui, l'avait abattu deux fois. Il l'avait d'abord couché sous terre une première fois en restant debout malgré sa peine d'avoir perdu son fils unique, puis il était retourné l'enfouir une deuxième fois aussi profondément qu'on creuse un puit en m'élevant de la terre pour que je devienne quelqu'un. Je dois tout à cet homme passionné qui m'a communiqué son envie de vivre et de me battre contre l'adversité quoi qu'il advienne. Cette façon de concevoir la réalité, c'est ce qu'il m'a légué. J'essaie toujours de voir à travers la vitre ce qu'il faut chercher à voir et qui échappe premièrement à la conscience, plutôt que de m'arrêter à l'impression intérieure dévastatrice que pourrait susciter en moi une rue déserte inondée par la tempête, à cause d'une fille qui m'a laissé tomber ou d'un sandwich Denver dans lequel on a oublié de me mettre de la sauce ! Je dirais que mon grand-père m'a appris à monter à cheval mais surtout à savoir en tomber, ce qui est tout aussi important. Me voilà donc tout frais débarqué à Cheyenne Wells, confortablement installé dans un fauteuil en faux cuir dans ma chambre, occupé à regarder les tableaux historiques accrochés aux cloisons, à lire certains des articles des pages des journaux collées au mur tout en dévorant un gigantesque Denver. Ma chambre, avec ses boiseries rustiques, de simples planches clouées sur un mètre de hauteur à partir du plancher et ses décorations improbables a l'air de remonter de la mémoire vivante de Cheyenne Wells. C'est à partir de là que les heures se mettent à défiler jusqu'à la nuit noire sans que je ne m'en aperçoive enveloppé dans la douceur de ces instants où par miracle, il est possible de remonter le temps et de revivre les émotions de sa jeunesse, cette douce sérénité chaleureuse d'autrefois qui semblait ne devoir jamais finir alors que tout nous était donné et nous persuadait qu'il nous appartenait de conquérir le monde. Le clignotement d'une ampoule me ramène pourtant au plein éveil. Tous les résidents de l'hôtel des plaines m'ont à présent laissé ce lieu magique pour sombrer dans un sommeil profond. Je suis de quart seul sur le plancher de bois d'une couchette d'un train trans-temporel qui s'apprête à entrer en collision avec un autre monde. Je vois le rideau de la fenêtre s'illuminer d'un soleil orangé qui brille au cœur de la nuit. C'est le signal, la locomotive vient d'arriver à destination. Je m'approche de la fenêtre pour écarter le rideau. Mon âme s'est fondue de telle façon dans les atomes du verre de cette vitre qu'il m'est possible d'entrer en harmonie atomique avec le monde dont elle me sépare. Je sens l'air, les odeurs, j'entends les moindres bruits et je peux me déplacer à une vitesse prodigieuse. Cette vitre n'est pas une voie secrète de passage, c'est une partie de la matière d'une autre époque, comme la surface d'une rivière Cheyenne où l'on peut plonger d'un simple regard porté vers elle, de sorte que votre être par la magie chamanique devient une partie du tout dans lequel vous entrez. Vous pouvez alors ressentir le monde et éprouver les joies et les douleurs des êtres qui vous entourent, vous accédez à la connaissance absolue. Ce fut ce que j'éprouvais à l'instant où je me mis à regarder à travers la vitre, enfin plutôt quand j'ai plongé à l'intérieur pour pénétrer sur la terre des Cheyennes. Je crois aujourd'hui qu'il existe quelque part à Cheyenne Wells un lieu par lequel il est possible d'entrer dans la mémoire vivante de notre histoire. Ne vous y trompez pas, sur la façade de l'hôtel des plaines au premier étage s'affiche un faux trompe l'oeil. Il s'agit d'une porte peinte d'une couleur bleu turquoise qui rappelle celle des eaux des rivières Washita et Little Bighorn caressées par le soleil des jours d'été. Cette porte est postée côté vide mais elle est tournée vers notre réalité. A ce moment de mon passé, elle s'ouvre dans ma chambre où elle a l'apparence d'une simple fenêtre dont les gens ignorent qu'elle relie les deux mondes par un chemin paranormal. Pour ma part je n'ai pas résisté à cette attraction mystérieuse. Mes bras et mes jambes se sont couverts de terre rouge qui s'est changée en boue à mesure que je creusais avec mes frères les puits de Cheyenne Wells. Cette terre nous unit depuis la nuit des temps, nous en sommes modelés avant de retourner à la poussière. Or voilà comment l'or que disperse cette poussière m'entraîne dans le vent à travers la vitre et soudain me ramène auprès de mes frères Cheyenne du Nord, Cheyenne du Sud, Lakotas, Arapahos aux côtés du grand chef Sioux Sitting Bull. Crazy Horse, le cheval mystique est là aussi à ses côtés faisant front contre les hommes du Lieutenant-Colonel Custer. Traversant les grandes plaines, nous fuyons l'armée qui nous déporte vers les terres glacées de l'Oklahoma mais le jeune loup et l'étoile du matin continuent de nous montrer la voie vers le Nord en dépit du danger qui les menacent. L'étoile du matin, le chef Dull Knife, finit par tomber au Fort Robinson mais alors elle se met à briller plus fortement encore au dessus des collines noires pour tout un peuple qui perçoit le chant des arbres et des rivières sacrés. La victoire a emporté de nombreuses âmes. Crazy Horse se résoud à dire adieu à son frère Little Hawk. Je vois tomber le grand Ours Conquérant et les Lakhotas brulés. Les mains de Crazy Horse éffacent les peintures de guerre sur son visage balafré. Il me regarde de son regard noir droit dans les yeux, il me transperce l'âme de sa noblesse et de sa tristesse mêlées de hargne. A présent il n'y a plus de droits par le droit du traité de Fort Laramie, la convoitise des richesses des montagnes Black Hills fait de chaque journée une bonne journée pour mourir. Je voudrais lui tendre la main mais il est déjà trop tôt. L'aube d'un nouveau jour m'a rejeté à travers la vitre redevenue amorphe. Je me sens comme jamais auparavant déchiré d'une souffrance intérieure sans fond. Je pense à sortir de ma chambre comme on veut fuir parfois le silence trop pesant. Je descends au salon de l'hôtel. Un homme entre et vient s'asseoir aussi au comptoir. Sa chemise porte une petite lune et deux étoiles au niveau de sa poitrine. L'instant d'avant je ne croyais plus du tout en l'homme parce que j'avais tout compris mais ses paroles soudain me réchauffent:

il n'est pas nécessaire de tuer son ennemi pour le déshonorer, il suffit simplement de le toucher. Les balles ne traversent pas les chemises d'esprit et le cheval mystique n'est pas mort, il ne mourra jamais parce que personne n'a réussi à emprisonner son esprit ni à le faire plier. Tous les frères guerriers sont dans les collines noires au séjour de Waan Tanka, le centre du monde et leur descendance est de ce coté-ci autours de toi. Ils se sont battus pour leur terre jusqu'à la vie éternelle et pour cela on ne les pleure pas, on les admire.

Je lui demande qui il était et il me répond :

J'étais un fou furieux probablement !

Mais je sais à présent que les fous sont des chevaux sauvages lorsqu'on les regarde à travers la vitre.

Signaler ce texte