Un si petit papa
nrik
La jeune fille – Le papa
- La jeune fille : Dis, papa, on y va ?
- Le papa : Hum.
- La jeune fille : Allez-on y va, t'avais promis, papa ! Tu te souviens ? T'avais promis qu'on irait.
- Le papa : Je me souviens...
- La jeune fille : Alors on y va, papa, hein, dis-moi qu'on y va. Tu m'avais dit qu'on irait, t'avais promis qu'on irait. Allez, papa, t'avais promis.
- Le papa : Ça va, ça va, j'arrive... Mais, où va-t-on déjà ?
- La jeune fille : Tu avais dit que tu m'emmènerais par-delà le chemin, après la souche de l'arbre. Tu disais que nous irions voir le clown qui dort là-bas. Seul, dans sa cabane de poussière. Tu m'avais dit que l'on voyagerait à dos d'escargots. Que la forêt était enchantée et que si je fermais suffisamment les yeux, je pourrais voir les poussières voler. Que j'aurais enfin le droit de discuter avec les étoiles. Tu avais dit que j'aurais le droit de porter le manteau de l'aurore boréale et de danser avec les libellules. Tu avais promis que mes paupières seraient assez fines pour voir au travers des choses, comme lorsque je colle mon œil au goulot des bouteilles de vin que tu bois, le soir, seul, sur le canapé.
- Le papa : ah oui, j'avais oublié.
- La jeune fille : Comment, papa ?
- Le papa : Comment quoi ?
- La jeune fille : Comment tu as pu oublier ce que tu m'avais promis ?
- Le papa : Je suis fatigué.
- La jeune fille : Mais papa, tu ne peux pas.
- Le papa : Je ne peux pas quoi ? Être fatigué ?
- La jeune fille : Tu ne peux pas avoir oublié. Tu ne peux pas comme dans « c'est impossible ». Tu as vu ? Dis, tu as vu papa, comme dans impossible, il y a toujours l'espoir, l'idée que quand même, malgré tout, si seulement, peut être que... Dis, tu l'as vu, papa ? Ce n'est vraiment pas possible que tu ne l'aies jamais vu ! N'est-ce pas ?
- Le papa : Mais de quoi tu parles ?
- La jeune fille : Je parle de ça, de là, de là où on part sans savoir ce que l'on est. Dans l'espoir que, le chemin nous montrera ce que l'on veut devenir. Tu le sais, papa ! Je sais que tu le sais, au fond de toi.
- Le papa : je ne suis plus si sûr. La tristesse, tu sais, rend les choses si transparente qu'il est dur d'en définir les contours.
- La jeune fille : Mais papa. T'avais promis, papa.
- Le papa : Je sais que j'avais promis. Mais tu dois me comprendre.
- La jeune fille : Te comprendre ? Que pourrai-je bien comprendre ? Il n'y a rien à comprendre. Comprendre, c'est prendre avec papa. Et je ne peux rien prendre avec moi si tu me tiens les bras papa. Et puis tu avais promis que c'est toi qui me porterais. Tu avais dit que si je fatiguais, j'aurais le droit de me reposer sur l'épaule d'un arbre dont les racines remontent jusqu'à la nuit des temps. Tu avais dit que tu en connaissais un dans la forêt. Et tu l'avais dit avec une goutte de bonheur sur le bord de tes lèvres, et ça, oui ça, je l'avais bien compris. Je le savais, tu sais. Je le savais au fond de moi. Depuis longtemps sûrement. Même si je ne le voyais pas forcément.
- Le papa : Qu'est-ce que tu savais ? Qu'est-ce que tu ne comprenais pas ?
- La jeune fille : Que c'était de toi que tu parlais. Cet arbre c'était toi.
- Le papa : Cet arbre c'était moi ?
- La jeune fille : Oui, toi, parfaitement toi, avec l'écorce de ta peau. Les griffures de tes pensées et les feuilles de tes souvenirs. Je savais que c'était toi dont les racines étaient si profondes qu'elles creusaient un trou au centre de la terre. Arrachant sur leur passage l'écaille des pays dont le souvenir douloureux rejaillissait sur toi papa. Les souvenirs de ton enfance.
- Le papa : Ne parle pas de ça. Tu n'as pas le droit ! Je te l'interdis.
- La jeune fille : Je n'ai pas le droit ? Comment ça, papa ? Comment ça, tu me l'interdis ? De quel droit tu me l'interdis ? C'est de mon écorce à moi que l'on parle quand tu parles de ton enfance, papa. De là-bas. Cet ailleurs que je ne connais pas, que je ne connaîtrais jamais car c'est trop tard papa, c'est trop tard. Tu l'as changé à jamais et jamais je n'aurais le droit de sentir les cailloux sous mes pieds, la chaise en fer sous mes fesses. Les odeurs d'olivier à l'ombre du grand tilleul. Jamais je ne pourrais saisir la subtilité des couleurs d'un bougainvillier... Papa, papa, papa... Mon si petit papa. Tu vis dans une maison de douleur, je suis sur le seuil de ta porte, et tu voudrais m'interdire de partir ? Alors que tu m'avais promis ! Tu m'avais dit qu'on irait. Tu avais promis de me porter et de me supporter sur le chemin. Tu n'as pas le droit, mon petit papa. Je suis sûr que tu n'as pas le droit. Que quelque part, c'est écrit, que quelqu'un l'a déjà dit, l'a déjà marqué, l'a déjà gravé. Tu n'as pas le droit.
- Le papa : Pardon, je suis désolé, je ne pensais pas, je ne me doutais pas que... Que tout ça... tout ça. Enfin, tu comprends ce que je veux dire...
- La jeune fille : Je ne comprends pas, papa. Je t'ai dit, je ne peux pas, je ne le pourrais jamais.
- Le papa : Et bien tu pourrais. Tu pourrais faire un effort.
- La jeune fille : Un effort ?
- Le papa : Oui, un effort !
- La jeune fille : Tu sembles en colère, papa. Dis-moi qu'est-ce que j'ai fait pour que tu sois en colère ? À part ne pas comprendre ce qui m'était incompréhensible parce que totalement inconnu. Qu'ai-je donc pu te faire ? Je me sens bête de te voir en colère et de ne pas savoir pourquoi. Explique-moi, papa !
- Le papa : De toute façon, il n'y a rien à dire. On ne peut rien dire de la bêtise de ces gens-là. Rien de plus que ce que le chanteur a déjà dit... Mais ça m'agace, oui, ça m'agace. Si tu savais comme ça m'agace. De les entendre me poser leurs questions. Comme s'ils voulaient savoir. Comme si je voulais vraiment répondre. Comme leurs questions ne sont faites que pour les sauver eux-mêmes et pas du tout m'aider, moi. Est-ce que je me dois de leur répondre ? Et pourtant je le fais. Chaque fois. J'essaie. Je tente toujours et sans cesse j'échoue. « Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage ! », disaient-ils. Ah ! Ils avaient beau genre de dire ça, et de le dire comme ça. Surtout. Comme s'il n'y avait rien de plus important à leurs yeux. Comme là, à cet endroit, jamais le bon, maintenant, jamais quand il faut, il fallait leur répondre... Et de sorte à ce qu'ils comprennent en plus. Comme s'ils pouvaient comprendre...
- La jeune fille : Comprendre... encore ?
- Le papa : Comprendre, oui, toujours !
- La jeune fille. Mais papa, mon si triste papa, comment pourrais-je porter le poids de tes fantômes ? Ça pèse lourd, tu sais, les regrets. Et les remords, hein, les remords, qui portera les remords ? Mon petit frère ? Ma petite sœur ?
- Le papa : Je ne sais pas.
- La jeune fille : Moi je sais, je sais que ce n'est pas à nous de le faire. Que ce n'était pas notre faute. Ce n'était peut-être pas la tienne, papa, mais ce n'était certainement pas la nôtre. Tu n'avais pas le droit de nous faire payer le prix de tes espoirs brisés, de tes rêves désillusionnés. Le prix de l'attente que tu as passé à la porte de l'increvabilité de ton propre papa, de ta propre maman.
- Le papa : C'est pourtant de leur faute si je me suis retrouvé au volant de cette vie sans jamais avoir appris à conduire ?
- La jeune fille : Oui papa, c'est de leur faute et tu as le droit de leur en vouloir. Tu as le droit d'être en colère et de crier même. De crier, de hurler ce que tu as si souvent gueulé au fond de toi, en silence, quand personne ne pouvait entendre, n'aurait pu t'entendre, n'aurait voulu l'entendre. Tu as le droit d'avoir envie de frapper l'air qui stagne dans le creux de ta gorge. D'étaler devant leur face les larmes de rages qui se sont accumulées là, au coin de ta bouche.
- Le papa : J'en ai le droit, oui !
- La jeune fille : Mais tu sais, mon si petit papa, c'est difficile d'exiger des morts qu'ils nous écoutent. Ou qu'ils nous viennent en aide.
- Le papa : Alors pourquoi me dis-tu tout ça ?
- La jeune fille : Parce que tu m'avais promis, papa, mon si chéri papa, tu m'avais promis !
- Le papa : Ah ! Tu recommences avec ça...
- La jeune fille : Oui,je recommence. Tu te souviens mon papa ? Tu te souviens que tu m'avais promis? De ce que tu m'avais promis ?
- Le papa : Je m'en souviens, maintenant.
- La jeune fille : Alors, on y va, hein ! Papa ! Dis, on y va ?!
- Le papa : Hum...
- La jeune fille : Mais papa, si tu t'en souviens maintenant, tu te rappelles alors que tu m'avais promis.
- Le papa : Oui, je m'en souviens. Mais je ne comprends pas. Pourquoi ? Pourquoi tu tiens à aller là-bas. Tu ne sais même pas ce qu'il y a là-bas. Tu ne l'as jamais su. Tout ce que tu devines, c'est par les images qui te sont parvenues de là-bas, par les fils, les câbles et tous les écrans de fumée. Pourquoi tiens-tu à y aller ? On n'est pas bien là ? Tu n'es pas bien là ! Dans cette maison que tu as toujours connue, entourée de tout ce qui a fait que tu es toi, les odeurs, les goûts, les photos de l'extérieur que tu as prises depuis ta fenêtre. Et ce jardin suffisamment grand pour que tu y perdes tous tes jouets. Pourquoi veux-tu partir ?
- La jeune fille : Pourquoi ? Pourquoi, papa ? Tu oses me demander pourquoi. Mais papa, je ne peux pas rester ici. C'est impossible. Comme une version sans espoir de l'impossibilité. Tu ne le vois pas, mon petit papa ? Tu ne le vois pas que j'étouffe à rester là. J'agonise sous le poids de tes peurs. Tu ne les voix pas, mon petit papa, tous ces silences qui nous entourent. Ils remplissent tout, l'air, l'espace et même le moindre recoin de ton portefeuille. Ils ont remplacé les billes quand tu voulais nous acheter des souvenirs. Quand tu voulais nous acheter des moments de joies importés d'on ne sait où. Non, il faut vraiment que je parte d'ici, papa. Mon papa, mon si faible papa... Tu crois encore que les frontières ont des barrières. Je sais déjà qu'il n'y aura jamais assez de distance pour l'oubli. On n'efface jamais vraiment ce qui n'a pas été écrit.
- Le papa : Alors pourquoi vouloir y aller ?
- La jeune fille : Parce que c'est ici que la fin a commencé. C'est ici que tu as mis en route mon départ. C'est toi qui m'a poussé dehors, tu t'en souviens ? Avec tous tes gestes. Avec tous tes mots que tu pleurais. Avec ce regard qui n'était pas pour moi mais qui me fixait et qui me faisait si peur. Avec ces mains... Ah, ces mains... mon dieu, je ne veux plus les voir, ces mains, je ne peux plus les voir...
- Le papa : Je comprends...
- La jeune fille : Oh non ! Non, papa, tu ne comprends pas. Tu ne peux pas. Vraiment pas. Tu peux à peine l'entendre. Si tu tendais bien l'oreille. Si tu faisais attention. Si tu apprenais à distinguer les bruits, les cris, les complaintes et les envies. Non, papa, mon si petit papa. Tu ne peux vraiment pas comprendre. Le poids qui tombe au fond du ventre quand j'entends le grincement d'un escalier, quand je vois le filet de lumière sous le pas d'une porte. Depuis j'ai essayé, j'ai essayé de ne pas y penser de ne plus me souvenir mais c'est impossible, mon si cruel petit papa. Tout autour de moi n'est construit que de ça. Et peu importe où je suis, où je vais car les détails ne sont pas sur les meubles. Les cauchemars ne dorment pas dans les lieux mais là, juste là, sous la première couche de mon épiderme. Et j'ai beau frotter, rien ne part. Non, rien ne s'efface. C'est comme un tatouage juste sur le haut d'une épaule meurtrie. Rien n'y fait, il est là. Les sensations sont là et dis-moi : comment arrête-t-on de sentir ? Hein, comment ? Je te le demande !
- Le papa : Je ne sais pas...
- La jeune fille : Non, tu ne sais pas !
- Le papa : Et c'est pour ça que tu veux y aller ?
- La jeune fille : C'est pour tout ça, oui !
- Le papa : Mais qu'est-ce que cela va changer ?
- La jeune fille : À l'histoire ? Rien. Au futur, je ne sais pas encore. À mon avenir ? Beaucoup, je l'espère.
- Le papa : Et tu penses que là-bas, toutes ces choses y sont ?
- La jeune fille : Tu me l'avais promis, papa.
- Le papa : Je vois...
- La jeune fille : Alors, mon petit papa, si tu te souviens de ce que tu m'avais promis, si tu sais que tu me l'avais promis, tu comprends que l'on doit y aller, papa. Mon tout petit papa, tu me l'avais promis.
- Le papa : Je comprends mais je ne peux pas.
- La jeune fille : Tu ne peux pas quoi ?
- Le papa : Je ne peux pas y aller... C'est impossible comme dans une version aimantée de l'impossibilité. Je ne te demande pas de comprendre cela mais simplement de le sentir. De ressentir cette peur. Car au fondement de toute immobilité, il y a souvent un immeuble de peur. Et chaque étage est un enfer pour celui qui s'y arrête et s'y contemple, au travers de la grille de l'ascenseur. Celui qui fait face et veut confronter ses propres peurs avec ses larmes, juste ses larmes... Non, c'est impossible.
- La jeune fille : Alors tu ne veux pas bouger ? Tu reste là depuis si longtemps parce que tu as... peur de souffrir ? Parce que tu préfères imaginer la souffrance que cela pourrait te causer que de la vivre une bonne fois pour toute ? Et moi, hein, mon si petit papa. Que dois-je faire ? Éponger tes peurs ? Je suis là pour absorber tes larmes parce que tu penses que tu ne peux plus bouger ?
- Le papa : Non, ce n'est pas ce que je veux... C'est juste que je ne peux pas...
- La jeune fille : Tu ne peux pas quoi ? Tu ne peux pas, comment ? Explique-moi, mon silencieux petit papa. Je n'en peux plus de ces interruptions, de ces discours hachés où les mots, cachés les uns derrières les autres, ne disent pas ce qu'ils sont. Qui ils sont. J'aimerais que tu parles du fond de ta gorge et pas avec le haut de ta tête. Je voudrais que tes mots s'adressent directement à mon ventre où tes silences ont créé tant de nœuds. Dis tu les vois, papa ? Dis-moi que tu les vois, ces nœuds que tes mains, oh, ces mains, oui, ces mains, les tiennes, ont resserrés juste là, entre mon œsophage et mon intestin grêle. Dis-moi, tu ne peux pas ne pas les voir ? Alors parle, je t'en conjure, parle. Explique-moi, qu'on en finisse une bonne fois pour toute.
- Le papa : Mais, qu'est-ce que tu crois, hein ? Qu'est-ce que tu crois ? Moi aussi, ils m'ont trahi. Lorsqu'il n'a pas voulu me croire, lorsqu'elle n'a pas voulu lui dire. Lorsqu'ils ont oublié de me prévenir que je n'aurais pas le droit de te parler. Que je devrais apprendre à me taire, à ne rien dire. De ce que nous les voyions faire, mes frères, mes sœurs, et moi. Apprendre, à mettre un mot devant un autre, comme une couverture, car nous étions une famille. Et une famille, ça se tient chaud, ensemble, l'hiver, sous la même couverture, sous le même drap de mensonges. Ils m'ont fait me trahir quand je disais m'en foutre de ce qui me blessait au fond. Quand « ce qui ne me regardait pas » était pourtant le cœur de ce qui me tourmentait. Il fallait apprendre à se détacher mais à ne jamais décoller. Ne jamais s'envoler vraiment. L'humour fait des merveilles pour ça. J'étais toujours là, sans jamais avoir besoin d'être vraiment présent : « Non mais je plaisante »... « Non mais je rigole »... « Et celle-ci, tu la connais, celle-ci ? »... « Ah, elle bonne, hein ! » Et, presque malgré moi, j'ai appris à être bavard ne jamais rien dire. Ne jamais vraiment parler. Ne jamais parler, pas vraiment...
Un silence
- Le papa : Et maintenant, toi, tu viens et tu me demandes de te parler... Je ne savais pas, je ne pensais pas que je pouvais te faire tout ce mal. Que je savais faire tant de mal. Je pensais qu'avec le temps, oui, avec le temps, j'avais appris à être différent d'eux. Car j'avais si bien enterré tout ça que je ne voyais pas que cela faisait toujours partie de moi. Que c'était moi, que c'était ce que j'étais devenu. Les mensonges, mes mensonges étaient comme une définition que je croyais maîtriser. Mais le temps, le temps, hein, qui le maîtrise le temps ? En réalité, il n'y a pas de « avec le temps »... Tout au plus des « dans le temps », des « contre le temps », « malgré le temps »... Et je n'ai rien vu venir de là où j'arrivais à être. J'arrivais à en devenir ce que j'aurais tant aimé réussir à refuser d'être : un « eux », une de ces personnes qui cherche en permanence l'approbation de ce qu'elle est dans le jugement des autres, qui cherche à se définir en leur demandant de poser un nom sur ce qu'elle était. Prenant le risque de n'être jamais vraiment satisfait. Définitivement satisfait. Et ne l'étant jamais au final. Je suis devenu ce genre de type. Voilà pourquoi je ne peux plus bouger ? Voilà pourquoi je ne peux pas t'emmener là-bas.
- La jeune fille : Oh mon petit papa, mon si fragile petit papa. Tu avais pourtant promis.
- Le papa : Je le sais maintenant.
- La jeune fille : Alors voilà, tu sais maintenant. Voilà ce qu'il en est. Tu sais et moi je suis bloquée là, avec le poids de savoir ce que tu sais et personne pour me dire comment aller là-bas... Comment saurai-je jamais si j'y suis arrivée, hein, moi, là-bas ? Oh, mon si petit papa, cruel et si triste à la fois, je ne suis même presque plus en colère contre toi. J'ai simplement peur aujourd'hui. Peur que tout ça n'ait été qu'un cauchemar et que, en me réveillant, je découvre que rien de cela n'a existé. Hein, c'est ce que tu voulais pendant des années : que je n'y crois plus, que je n'y pense pas. Que j'ai enfin peur moi aussi de bouger. Mais je n'ai jamais pu, je n'ai jamais réussi à fermer les yeux, le soir, la nuit, et encore moins quand il n'y avait personne, juste toi et ton vin, et tes mains, et tes larmes, oh, oui, ces mains, ces larmes, cette odeur de bois froid du feu éteint dans la cheminée. Et lorsqu'on ne ferme pas les yeux, on a du temps pour penser. Tu te souviens maintenant ? C'est après que le feu se soit éteint dans la cheminée que tu m'avais parlé de là-bas. C'était toujours après. Et tes mot venaient s'écraser sur mes rêves comme les gouttes de la pluie qui dégoulinent le long de la fenêtre. C'est dur d'imaginer qu'il pleut dehors quand on est au sec, à l'intérieur, à l'abri d'un feu de cheminée. Même lorsqu'on regarde la pluie tomber. Et tes mots, tes mots, oui, ils étaient comme la pluie. Je n'arrivais pas à les imaginer moi, pourtant j'ai fini par y croire. J'ai cru à ce monde que tu me décrivais, cette endroit par-delà la forêt. Et maintenant, hein, maintenant, qu'est-ce que je peux en faire des croyances ? Maintenant que tu me dis que tu ne peux plus bouger. Que suis-je supposer en faire de ces croyances ? Tes mensonges. Et le souvenir de tes mains devant le feu de cheminée. Oh non, je me refuse à penser que c'est tout ce que j'ai comme choix. Dis-moi, est-ce qu'elle existe vraiment cette pierre géante qui branle et tord les pièces de monnaie ? Ou est-ce que c'est une autre de tes invention. Un autre de tes souvenirs acheté à 14€99 les trois à la coopérative du coin ? Et l'aurore boréale, est-ce qu'on peut au moins la porter ?
- Le papa : Je ne sais pas.
- La jeune fille : Tu vois, le problème finalement ce n'est pas tant les mensonges que les silences.
- Le papa : Tu ne vas pas remettre ça, quand même ?
- La jeune fille : Mais, mon petit papa, c'est vraiment pesant, tu sais.
- Le papa : Je le crois maintenant !
- La jeune fille : Alors, mon si petit papa, de quoi allons nous parler maintenant, avant que je ne parte.
- Le papa : Je ne sais pas.
- La jeune fille : Tu ne sais pas ? Mon si compliqué petit papa. Tu ne sais pas ! Tu sais, je vais y aller, vraiment, je vais partir. Tu sais, je ne suis même pas sûre de revenir. Je ne vois pas vraiment comment je pourrais revenir, une fois que je serais partie. Je veux dire, vraiment partie. Absente, pas là, loin, toujours dans le même monde, et je suppose qu'on peut dire, par là, toujours un peu présente si l'on admet que toutes les choses sont connectées. Le canapé au sol, le sol à la cheminée, la fumée de la cheminée à la feuille de l'arbre et puis au tronc et aux racines. Ah, ces racines, ces racines qui poussent et déplacent la terre. Mes racines, tes racines, dans notre terre, terre qui va jusqu'aux montagnes et, par-delà les montagnes, la longue route, celle qui a traversé les bidonvilles et va se jeter entre les deux falaises où croissent les ponts d'aciers, comme poussent les enfants à flanc des collines et de leurs vignes. La vigne et son vigneron, son vin, son verre, sur une table en fer forgé, à l'ombre d'un grand arbre, au milieu de la cour. Oui, on peut dire que tout est connecté, je pense, si l'on pense comme cela. On peut dire que je serais toujours un peu là. Mais ce que je veux que tu comprennes, mon si distant papa, mon si éloigné petit papa. Ce que je veux que tu comprennes, c'est que je risque de ne jamais revenir, si je pars, si je vais là-bas. Je risque de ne jamais revenir.
Un silence
La jeune fille : Tu le comprends, ça, mon si petit papa ?
Le papa : Je ne sais pas.
FIN