Un soir en novembre

virginie-t

Le vent entraînait les feuilles maculées par les ocres jaunes, Sienne et sang automnales, prémices de la léthargie hivernale et de la longue agonie de la nature. Leurs frottements, en virevoltant sur l’asphalte, imitaient le bruissement des pas. J’arrivais, à l’arrêt Bret Easton Ellis et vérifiais sur ma montre le temps qui me séparait du passage de ce bus qui m’arracherait à ce sinistre lieu. Malgré le crépuscule qui s’épaississait et dissimulait déjà partiellement la laideur de ces murs aux mornes et vitreux regards, il n’était que 17h21. Dix minutes encore, pensai-je.
Le vent, qui soulevait mes cheveux, me gelait. Ma veste de velours prune ne me protégeait déjà plus de la fraîcheur qui s’abattait sur mes épaules comme sur les façades, grises de poussière urbaine, ténébreuses statues du Commandeur dressées devant moi avec leurs dizaines de fenêtres.
Ce lieu me parut étrangement désert en cette fin d’après-midi de Novembre. Nonobstant, il s’agissait, peut-être, de sa fréquentation habituelle. Après tout, la précédente visite à ma tante, datait de plusieurs années. Pourtant, je n’avais pas souvenance d’une telle absence de mouvement, de passage, de vie.

Je venais de consulter ma montre pour la troisième fois, lorsque j’aperçus, se dirigeant vers cet abri et qui se dessinait, dans les dernières lueurs du jour, une silhouette masculine. A mesure qu’il s’approchait, je le distinguai mieux, mince, assez grand, élégant sans ostentation, la trentaine environ, brun, le visage carré, les traits fins. Il s’adossa à l’abri et sortit de son manteau, un livre.
Il était vêtu, outre ce manteau, d’un costume moka à l’étoffe souple, d’une chemise grège, d’une cravate de soie ivoire retenue par une épingle ornée d’un Griffon doré, de derbies de cuir gold et d’une montre en acier épurée. Ses doigts fins, comme ceux des musiciens classiques, tournaient les pages avec régularité et je remarquai, soudain, sur sa main droite, une longue griffure du poignet jusqu’à l’index.
Son visage ne reflétait aucune expression malgré sa lecture. Ce constat m’intrigua. Je m’interrogeais, alors, sur ce livre qui retenait son attention sans n’éveiller aucune émotion. A force d’insistance, je pus enfin en lire le titre: Aurélia de Nerval.
Insolite endroit, décor si ordinaire pour une lecture si poétique, si surréaliste, pensai-je, et que je ne l’aurais pas supposé apprécier.

L’incohérence de ces détails éveilla ma curiosité. J’aurai aimé lui parler pour découvrir sa personnalité, ses goûts, le lieu qu’il quittait pour rejoindre cet arrêt et celui vers lequel il s’orientait, les mystères occultés par une apparence si classique mais si mon cœur était bavard, mes lèvres demeuraient muettes. Mille interrogations se bousculaient dans mes pensées, qui toutes, se heurtaient au silence de cet invisible sceau.
Je croisai, alors, son regard, dans lequel je cherchai les réponses aux questions que je n’avais pu poser. J’ignorais ce qui suscitait l’envie de le connaître et qui, simultanément, paradoxalement, me retenait murée dans un mutisme inexplicable, aussi obscur que la nuit qui abolissait maintenant les distances et effaçait l’aspect lugubre de ce lieu.

Quelques minutes, sans doute, seulement, s’étaient écoulées mais avec cette légèreté pesante, cette persistance, de fragments d’éternité.
J’allais réussir à lui parler lorsque, à l’extrémité de la rue, deux phares éclairant l’asphalte, brisèrent le sortilège. Je me détournai de lui et vis, sous les lumières blafardes des réverbères, le bus s’arrêter. Je vérifiai son numéro, regardai l’heure, 17h38, sept minutes de retard.

Avant de monter dans le bus, je fixai, une dernière fois, cet inconnu dont je ne saurai rien, et croisai, de nouveau, son regard d’une soudaine froideur marmoréenne. Il demeura immobile, les yeux rivés dans les miens jusqu’à ce que le bus démarra. J’interrogeai le chauffeur « est-ce toujours aussi désert ? », « le samedi, souvent mais la semaine, il y à plus de monde » me répondit-il. J’acquiesçai et m’assis, songeuse.

Lundi midi. Je parcourais mon quotidien, en mangeant un sandwich –au demeurant insipide- lorsque mon attention se fixa sur un article de la rubrique faits divers. La disparition d’une femme, sortie promener son chien, avait été signalée par son mari, samedi, vers 20h. A une dizaine de kilomètres de la maison de ma tante, son corps venait d’être retrouvé, ainsi que, dans les taillis alentour, une laisse brisée et une épingle de cravate rehaussée d’un Griffon.

Le journal chut sur le sol près d’une feuille empourprée.

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