Un souhait sur un ballon

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Cassandra est une jeune fille qui a perdu foi en la vie et qui attend que quelqu'un lui tende la main pour sortir de l'abîme et retrouver son chemin...
- Mademoiselle Cassandra ! Hurle Monsieur Jacob de sa voix de stentor. Puis-je savoir ce que vous faites ? Je suppose que ce n'est pas mon cours sur Candide de Voltaire qui vous intéresse tant…


Je relève la tête, blasée par les propos de mon professeur de lettres. A coup sûr, il allait m'exclure de son cours et m'envoyer chez le proviseur. Encore. J'avale une grande bouffée d'air et répond à sa pique :


- Non monsieur, il est vrai que les intentions qui ont poussé Voltaire à écrire Candide ne me passionne guère. Je préférerais être dehors à l'air libre ou bien dessiner à l'ombre d'un saule. Car, voyez-vous, cela m'ennuie d'entendre que Voltaire voulait s'opposer aux idées de Leibniz.
- Mais si cela vous embête mademoiselle, pourquoi venez-vous à mes cours ? Et même : pourquoi êtes-vous allée en littéraire ? Tente le professeur.
- Parce que c'est la voie où il y a moins d'heure de cours ! Réplique-je, d'une voix moqueuse.
- Votre affront vous perdra. Déclare-t-il en secouant la tête. Bien, je suppose que je n'ai plus à vous expliquer où vous devez vous rendre.


Je le fixe et pars, la tête haute. J'entends des soupirs et d'autres choses s'élever derrière moi. J'aperçois Miranda me souffler un bon courage et Léo lever son pouce à mon intention. Je leur souris et referme la porte derrière moi. Enfin seule.
Je me dirige vers le bureau du proviseur qui, en me voyant, ne me gronde même pas. Il est désormais tellement habitué à me voir entrer dans son antre qu'il ne me tance plus. Il décroche simplement le combiné en lâchant dans le vide : « Quand cesseras-tu cette mascarade ? »
Dix minutes plus tard, j'entre dans la Jaguar de mon père. Celui-ci ne décoche pas le moindre regard pour moi et démarre son moteur de 525 chevaux. Après un court trajet, j'arrive devant le perron de ma maison. Mon père disparaît aussi vite qu'il est apparu. Tant mieux. Je grimpe les marches lorsque j'entends une voix familière :


- Mon Dieu Cassandra, tu as encore été renvoyée ?
Oh non, pas elle…
- Ca ne te concerne pas, Beatrice. Crache-je, en passant sans la regarder.
- Voyons, que racontes-tu !? S'exclame la bimbo de mon père tout en tenant son caniche nain dans ses bras. Je suis ta belle-mère, donc quelqu'un de ta famille cela me regarde !
- Tu ne seras jamais de ma famille. Tu es juste la cruche de mon père qui est uniquement là pour son fric, sa villa et son renom. Tu n'es et ne seras jamais au grand jamais quelqu'un que je considérerais comme ma belle-mère et donc, comme une sorte de mère.


Elle tente de répondre mais je m'en vais. Je ne veux pas rester plus longtemps à côté de ce monstre. Je lui en voudrais toute ma vie pour ce qu'elle a fait.
Alors que je monte, je croise mon frère, Dean. En me voyant, il comprend instantanément ce qu'il s'est passé. Il me tire par le bras et m'emmène dans sa chambre. Une fois arrivés, il me tend ses bras dans lesquels je me blottis. Dean sent bon. Un parfum mûr, exotique et enivrant à la fois. Il me caresse mes cheveux tandis que je me détends au fur et à mesure. Après m'avoir calmé, il me demande de lui raconter, ce que je fais.


- Franchement Cassandra, tu abuses des fois. Me fait-il remarquer. Tu as beau la haïr de tout ton être, elle essaye d'être gentille et se soucie sincèrement de toi.
- Mais je m'en moque ! Elle… Elle a brisé notre famille. Tu as oublié !? Crie-je, folle de désespoir.
- Non, je n'ai pas oublié. Objecte-t-il, d'un ton froid. Mais il n'y a pas qu'elle qui est fautive, tu le sais.
- Oh oui, bien sûr que je le sais. Si Papa n'était pas allé avec cette pou…
Dean me jette un regard désapprobateur.
- Si Papa n'était pas allée avec cette Beatrice. Me corrige-je, s'il n'avait pas trompé Maman, elle serait encore de ce monde.


Il me reprend dans ses bras, pour me consoler et m'empêcher de pleurer. Cela avait beau faire trois ans que Maman s'était suicidée, la douleur était toujours présente. Et ma rancœur pour Papa aussi. Elle s'était d'autant plus accentuée depuis qu'il s'était marié avec la blondasse il y a de cela un an. Depuis ce moment-là, j'avais sombré dans le néant. Ma soif d'apprendre n'était plus là et ma passion pour la littérature avait disparue. Maintenant, mon objectif était plus d'être viré de cours que d'y rester et apprendre des choses. En quelque sorte, je m'étais bousillé la vie à cause d'une bévue de mon père. A cause de lui, je n'étais plus ce que j'étais mais l'ombre de ce que j'étais.
Mon frère me laisse pour partir au travail. Il m'enlace une dernière fois avant de grimper dans sa voiture. Je l'observe quitter la demeure et s'enfuir de cet Enfer avec son engin. Je monte dans ma chambre et allume mon pc, d'où émane la musique de Green Day. Je parcours des sites, des forums, je chat sur Facebook, commente des sujets d'actualité sur Twitter et ajoute une photo sur Instagram. Alors que je me balade sur les réseaux sociaux, je vois une de mes centaines d'amis –la plupart sont tous des hypocrites en fait et même si je le sais pertinemment je les accepte quand même- poster un statut annonçant que THE événement de l'année serait la fête sur la plage de Happinessope. Je lance une recherche sur Google map pour trouver cet endroit. Quelques microsecondes plus tard, ma réponse apparaît : elle se situe à deux heures de chez moi.
Je change de tenue et file en douce de la maison avec pour seuls affaires mon smartphone, mon sac à main et mes lunettes de soleil. J'emprunte la voiture de ma belle-mère puis quitte ma maison. A moi la liberté le temps d'une soirée.
J'arrive à Happinessope à 19 heures. Je trouve avec difficulté une place pour me garer dans tout ce souk. Après m'être débattue un petit moment pour une place de parking, je m'aventure sur les lieux, noir de monde. Des rires, des sourires fusent de partout. Des gens se bécotent, d'autres s'embrassent. Beaucoup de familles sont aussi sur cette plage, où la joie de vivre est au rendez-vous. Je ne sais pourquoi, mais désormais j'ai peur de m'y aventurer. Peur de gâcher le paysage avec mes idées noires.
Je tourne les talons. Non, décidément, je n'aurais pas dû venir. Je commence à marcher sans regarder devant moi ; Mauvaise idée car quelques instants plus tard je fonce contre quelqu'un -ou quelque chose, je ne sais pas trop- et finis les pieds en l'air.


- Eh ça va ? Me demande-t-on.


L'individu me tend la main et paraît soucieux. Je lui donne la mienne et, avec une facilité déconcertante, il me relève. Je dépoussière mon short turquoise qui a pris le sable et remet une mèche de cheveux en place. L'inconnu est toujours là. Il semble attendre quelque chose. Quelque chose de ma part. Je farfouille dans ma tête, à la recherche de ce qu'il pourrait attendre de moi, quand je me rappelle que je ne l'ai pas remercié.


- Oh, euh, merci de m'avoir relevé. Et… désolée de t'avoir bousculé.
- Ce n'est rien. Répond le jeune homme en passant sa main derrière la tête.

Le silence s'installe. Je ne sais que faire, ni quoi dire. Que font les héroïnes de film lorsqu'elles sont dans ce genre de situation ? Les trois quarts tombent instantanément amoureuses du mec. Non, l'amour pour moi en ce moment ce n'est juste pas possible. Quant au dernier quart, elles l'engueulent comme un chiffonnier. Non, je ne vais pas faire cela non plus, après tout, il m'a aidé.


- Tu es toute seule ? Me demande-t-il, gêné.
Je hoche la tête même si ma raison me prie d'être méfiante. Il me propose de passer du temps en sa compagnie parce que, lui aussi, est seul. J'accepte, pour m'amuser. On se met à déambuler sur cette plage emplie de gens et nous essayons de communiquer, avec mal.


- Oh, au fait, je ne sais pas comme tu t'appelles ! Dit-il dans un élan de lucidité.
- Ma mère m'a toujours dit de ne jamais donner mon prénom à un inconnu.
- Ahah, c'est vrai. Elle a raison. Et bien, tu n'as qu'à me donner un autre prénom, quelque chose qui n'est pas toi ! S'exclame-t-il, fier de son idée.
- Hum, pourquoi pas… Je m'appelle Tina. Et toi ?
- Marc. Mon prénom est Marc de façon officieuse. Lâche-t-il un sourire aux lèvres.
Nous rigolons puis continuons notre promenade.
Les heures passent sans se rendre compte et je m'aperçois que « Marc » a beaucoup de points communs avec moi : il a une vie morose, a perdu un membre très cher et depuis, il se sent comme un homme à la mer sans bouée. Mais malgré tout, quelque chose le différencie de moi : il n'est pas sans espoir. Il n'a pas abandonné la lutte, il combat encore contre son destin tragique, il veut avoir son happy ending. C'est quelqu'un de joyeux, d'insouciant et de naïf. D'habitude, je n'aime pas ce genre de personne. Mais, une petite voix au plus profond de moi me dit que si j'ai voulu rester avec cet inconnu ce n'était pas uniquement pour tuer le temps ou ne pas être seule. Cette sorte de conscience me laisse entendre que si j'étais tombée sur lui ce n'était pas par hasard. C'était pour me faire remonter la pente, me redonner goût à la vie et arrêter de rester accroché au passé. Et savoir pardonner.
Nous sommes là, assis tous les deux, sur un monticule de sable. Nous admirons le reflet de la lune sur les ondes marines. Je me sens bien. Je suis sereine. Je suis moi. Je tourne la tête et regarde Marc. Il observe le lointain, fasciné. Ses cheveux châtains tombent sur son front et il ne cesse d'essayer de les dégager. Je peux apercevoir ses yeux bleus pétillant de bonheur. A ce moment-là, je me dis que cette personne savait plus de choses sur moi que mon entourage. Et vice-versa.


- Cassandra. C'est Cassandra mon vrai prénom. Lâche-je tout à trac.
- Enchanté. Moi c'est Alex.
- Ravie de te connaître.
Il me sourit de ses dents si blanches et nous retournons du côté des animations. Nous déambulons le long des échoppes en échangeant des sourires complices et des taquineries. Alex était vraiment l'incarnation de la joie de vivre.

- Souhaitez-vous un petit ballon mademoiselle ? Demande une vieille dame en me montrant ses ballons.
- Oh, euh, non merci. M'excuse-je.
- Prends-en un. Me propose Alex.
- Pourquoi ?
- Oh mais mademoiselle, intervint la dame, ce soir c'est la nuit du souhait ! Et la tradition à Happinessope est de marquer le souhait sur un ballon, et, lorsque les douze coups de minuit sonneront…
- Les ballons seront allumés et lancés dans le ciel. Poursuivit Alex en levant le doigt au ciel.
- Tout à fait ! Approuve la sexagénaire. Alors, ça vous tente ?
 
Alex m'entraîne vers la colline pour que l'on puisse avoir la plus belle vue de ce moment mémorable. Mon ballon sous la main, je le suis avec difficulté et appréhension. Que pouvais-je donc bien souhaiter ? Je n'en avais aucune idée. Pour moi, souhaiter quelque chose dans l'état actuel des choses m'était impossible. Le seul vœu que je voudrais réaliser mais que personne ne peut réaliser est celui de ramener ma chère maman. Hormis cela, je n'ai jamais eu de rêve à accomplir. C'est peut-être pour cela que je n'ai plus aucun espoir.
Alex me tend la main pour m'aider à grimper. Je l'empoigne et nous montons tous les deux la butte. Quand je le regarde, j'ai l'impression que le sourire est scotché à ses lèvres. Comme s'il était incapable de faire la moue ou d'être triste. Nous atteignons enfin le sommet et j'observe, les yeux écarquillés, le spectacle qui s'offre à moi : en dessous de moi, des milliers de points noirs et de ballons allumés. Je regarde ma montre : 23h55. Le lâcher de ballon est dans cinq minutes. Alex me donne un stylo et un bout de papier que la dame lui a donné tout à l'heure. Je les lui prends et m'assoit. J'enlève le capuchon du stylo et prie intérieurement pour qu'une idée, une bribe d'idée vienne à moi. En vain ; Mon bic reste en suspens. Alex remarque que quelque chose ne va pas et me demande où est le problème.


- Le problème c'est que je n'ai rien à souhaiter. Avoue-je.
- Qu'est-ce que tu racontes ? Me questionne-t-il, perplexe.
- Je… je n'ai aucun rêve, aucun vœu, aucune voie à suivre.
- Détrompe-toi. La Cassandra que j'ai appris à connaître au cours de cette minuscule soirée ne penserait pas cela.
Intriguée, j'attends qu'il continue son explication.
- Pour moi, Cassandra est une adolescente aux multiples problèmes qui n'a pas été gâté par la vie. Elle s'est perdue sur le chemin mais pas sur la voie qu'elle a à suivre. Cassandra est une fille fragile qui a besoin d'amour et qu'on s'occupe d'elle. En réalité, sa nonchalance et ses airs de je-m'en-foutiste ne sont qu'une façade de sa vraie personne. En fait, Cassandra lance des SOS sans le savoir aux gens qui l'entourent pour qu'on la sorte de son cauchemar ; Mais personne de son entourage ne les voit, même son précieux grand frère Dean. Je pense qu'au plus profond d'elle, le souhait de Cassandra est celui de trouver quelqu'un qui l'aiderait à sortir de cet abîme, et de revoir la lumière. Cassandra n'a pas perdu espoir, elle l'a juste égarée.


Je contemple Alex, fascinée qu'il ait réussi à aussi bien me cerner. Grâce à ses mots, je me rends compte qu'il me connaît mieux que moi-même et qu'il lit en moi comme dans un livre ouvert. Submergée par les émotions, deux perles semblables à de la rosée s'échappe de mes yeux marrons, suivies par un torrent. Je mets ma main devant la bouche tant je suis émue. Il m'attire contre lui et me serre fort. Je peux sentir son pouls et la vitesse de son cœur s'accélérer. Lui aussi a un parfum enivrant et exotique. Je le hume et cela me calme instantanément. Soudain, j'entends le premier coup de minuit sonner. Je me détache de lui et cours vers mon ballon. Je sais désormais ce que je veux. Je veux en savoir plus sur Alex et qu'il reste à côté de moi pour m'aider à sortir du brouillard et à retrouver mon chemin.
J'attache mon mot à mon ballon et mire Alex. Nos yeux se croisent et il me semble apercevoir dans son regard quelque chose de nouveau. Je lui souris, il me rend la pareille.


- Prête ? Me demande-t-il en me prenant la main.
- Plus que prête. Assure-je.
Nous comptons jusqu'à trois et au moment même où le douzième carillon du clocher retentit, nous lâchons nos ballons. Tous deux s'envolent dans le ciel en compagnie des milliers d'autres. Je remarque que les nôtres sont collés l'un à l'autre, s'enlacent, comme un couple. Bien qu'ils ressemblent en tout point aux autres ballons, je n'ai aucun mal à les reconnaître tant ils sont différents à mes yeux. Tout en observant le spectacle qui se déroule devant mes yeux je me dis que mon souhait sur ce ballon a plutôt intérêt à se réaliser.


- Que veux-tu faire maintenant ? M'interroge Alex en me pressant la main.
- Je ne sais pas trop…
- Ca te dirait de manger un bout ?
- Je suis partante ! M'exclame-je.
Il me prend dans ses bras et décide de me porter jusqu'au premier fast-food que nous trouverons. Je ris tant l'idée me paraît absurde puisque nous sommes loin de la ville mais au fond de moi je suis on ne peut plus ravie.


Décidément, mon vœu sur mon ballon est bien parti pour s'exaucer.


© Awne, 2015.
Image trouvée sur le site We Heart It.


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