Un sourire borné
petisaintleu
J'avais entendu parler de toutes sortes de troubles psychiatriques, des plus bizarres aux plus courants, mais jamais de l'azygomatie. C'est aux alentours de sa quatrième année que les parents d'Elisabeth commencèrent à avoir de sérieux doutes. Lors d'une sortie au cirque Pinder, alors que tous les bambins se trémoussaient de rire sur leur banc, comme pris d'une crise hémorroïdaire, elle n'eut pour seule réaction, face au bouffon qui lui envoyait des grimaces, qu'un regard vitreux. Le pauvre Auguste finit sa carrière neurasthénique comme clown triste à Sainte Anne. Ah la la la la !
Ils pensèrent à un trouble de la vision. Ses camarades de classe la crurent sauvée. Quand Sébastien s'approcha de la binoclarde pour lui raconter une blague de Toto, il se prit une mandale. On l'amena chez un gastro-entérologue, pensant qu'elle était constipée. Il leur conseilla de s'abstenir de consommer du riz blanc, des carottes cuites ou des pâtisseries. En conséquence de quoi, elle tirait la tronche toute la journée, ne supportant pas son régime à base de céréales complètes, de yaourts probiotiques et d'eau claire. La visite chez un ORL ne connut pas plus de succès. Elle demeurait désespérément sourde à toute forme d'humour. Le pédiatre les envoya chez un neurologue. Il y avait un os : il fut incapable de déterminer le moindre trouble musculaire. De guerre lasse, on l'amena même chez un exorciste. Il leur rit au nez, étant lui-même un grand admirateur devant l'éternel de saint Thomas d'Aquin qui ne se marrait même pas quand il se brûlait.
Ça ne s'arrangea pas au fils du temps. Alors que ses camarades se plaisaient à lire Hara-Kiri, Fluide Glacial voire, pour les plus téméraires, Play Boy, elle se prit de passion pour Virginia Woolf, Les souffrances du jeune Werther de Goethe ou Le Désespéré de Léon Bloy. Elle ne se séparait jamais d'un recueil de poèmes d'Emily Dickinson. Son livre de chevet était Les Mémoires d'outre-tombe et derrière sa tête de lit trônait un poster de Schopenhauer. Miraculeusement, elle conserva un semblant de vie sociale durant son adolescence. Nous étions au début des années 80 et elle devint une fan de Christian Death, de Joy Division et de Bauhaus, se grimant d'un look gothique. Pour son dix-huitième anniversaire, ses parents pensèrent la décoincer en l'invitant au spectacle d'un pétomane. Mais elle en eut vent et elle prit la poudre d'escampette.
Ses études supérieures se déroulèrent sans anicroches. Il est vrai qu'en maths-sup et en maths-spé, on n'est pas là pour rigoler. Qu'elle tire la tronche du matin au soir ne fut pas un problème. On s'étonna toutefois de son manque d'enthousiasme quand on lui annonça qu'elle avait fini première au concours de L'École polytechnique. Elle se spécialisa en astrophysique où elle put tout à loisir ne pas s'enthousiasmer face à une matière aussi ardue que la physique quantique. Histoire d'en rajouter une couche elle intégra l'ENA.
Ce serait une hérésie que d'écrire qu'elle s'enthousiasma dans sa première affectation de sous-préfète à Vervins. Les bâtiments en briques, son bureau digne d'une administration soviétique au Kamtchatka ou le couvre-feu à 18 heures n'entamèrent en rien son caractère morose. Le petit farceur qui lui colla un coussin péteur sur son siège termina sa carrière au 3e sous-sol des archives départementales. Jamais elle ne se désista pour participer aux cérémonies des plus soporifiques comme les comices agricoles aux plus mortifères comme celles du 11 novembre.
Elle grimpa tous les échelons de la haute fonction publique jusqu'à se faire remarquer et devenir directrice de cabinet. La bonne blague est qu'on la croyait de gauche. Mais elle était sur la voie royale. Elle se sentait comme un poisson dans l'eau ; les ors austères de la République et l'ambiance ascétique qui régnait dans les bureaux du ministère ne firent qu'accentuer son air revêche.
Enfin, elle fut nommée Première ministre. Contrairement à la tradition, le champagne ne coula pas à flot. À peine le passage de relais effectué sur le parvis de Matignon, elle se précipita dans son bureau pour se mettre à la tâche. Pour votre gouverne, la photo où on la voit s'esclaffer à un spectacle de Didier Super est un leurre.