Un sport national
Christel Belle Des Champs
Il fait encore chaud à 17 heures dans les rues de Porto Novo. A la sortie du travail, je marche vers un cyber café bien connu de la ville. C'est Aziz, un copain du lycée, qui m'a conseillé de venir. Là-bas, un groupe de brouteurs se retrouve plusieurs fois par semaine et s'entraide. Aziz y va depuis quelques mois et il me dit qu'il fait de bonnes affaires.
Tout de suite après le baccalauréat, j'ai décroché un travail à la poste. Depuis quelques années, je trie le courrier et sers les clients au guichet. C'est un travail sans ambition qui a le mérite de me garantir un revenu régulier mais modeste. Car je rêve plus grand. Je veux davantage d'argent pour assurer mon avenir, réaliser mes projets, comme celui d'épouser une jeune femme de bonne famille qui m'élèvera de ma condition.
Plusieurs personnes de mon entourage m'ont conseillé l'exil. Mais je me méfie des promesses de l'Europe. Des générations avant la mienne sont parties pour se retrouver balayeur dans les rues de Paris ou torcher le cul de vieux en maison de retraite. Ce mirage-là ne m'intéresse pas. Très peu pour moi.
A l'entrée du cyber café, je paie la location d'un PC et m'offre un soda. Je pousse la porte et entre dans la salle. Il y a une bonne vingtaine d'écrans disposés sur des tables d'école et, à ma surprise, une estrade devant un tableau. Au fond de la salle, je retrouve Aziz en conversation avec un groupe de jeunes. Il me présente à ses connaissances, une majorité d'hommes mais aussi quelques jeunes filles. Après les civilités d'usage, chacun s'installe devant un PC et le silence se fait. Je suis étonné par ce cérémonial et allume mon poste comme tout le monde.
C'est alors qu'entre un homme habillé en boubou traditionnel. Il a l'âge d'être mon père et affiche un visage souriant. Debout sur l'estrade, il salue l'assistance et tout le monde lui répond : « Bonjour Professeur Chabi. » Je reste troublé. S'ensuit un tour de table où chacun raconte en quelques mots ses derniers échanges avec ses contacts. Lorsqu'arrive mon tour, je dis que je suis nouveau. Le Professeur me demande mon nom :
— Doussou, Monsieur. Je me reprends aussitôt : Doussou, Professeur Chabi.
— C'est bien Doussou. Et pourquoi te joins-tu à nous aujourd'hui ?
Je suis déstabilisé par sa question :
— Eh bien, je suis actuellement fonctionnaire à la poste et je cherche un revenu complémentaire. Mon ami Aziz, ici présent, m'a dit qu'il réussissait quelques bonnes affaires dans ce groupe et il m'a proposé de venir aujourd'hui.
— C'est très bien Doussou. Tu vois, tu as été surpris par ma question mais tu t'es bien ressaisi. Tu as répondu posément. C'est a priori une bonne qualité pour devenir brouteur. Je vais venir vers toi tout à l'heure pour te donner ta première leçon et tes premiers exercices.
Je me demande où j'ai mis les pieds. Il a dit leçon et exercices. Mais c'est quoi ce groupe ?
Ensuite le Professeur Chabi passe de table en table, échange quelques mots avec chacun, lit des échanges sur les écrans, donne des conseils, rigole avec certains et distribue des petites tapes d'encouragement. Puis il prend une chaise et s'assoit à côté de moi.
— Doussou, sais-tu ce qu'est le broutage ?
— C'est extorquer… c'est obtenir de l'argent des Yovo [1].
— Oui, ça c'est la finalité. Mais le broutage est un art bien plus subtil qu'on se l'imagine. Vois-tu, le broutage c'est entrer en contact avec des gens que tu ne connais pas et identifier leurs points faibles. C'est mettre ces gens en confiance, instaurer une relation qui répond à leurs attentes et soutirer habilement des informations utiles qui leur feront ouvrir le portefeuille. Tu comprends, Doussou ?
— Oui Professeur.
— Moi je peux t'initier à l'art du broutage, car comme tout art, il s'apprend. Je t'enseignerai les méthodes et les techniques et te mettrai en garde de ses dangers. Si tu travailles selon mon enseignement, tu auras du succès dans tes affaires. Car nous sommes des businessmen, mon garçon, et nous faisons des affaires avec des clients. Celui qui parle ici de pigeon ou de gogo ou de gobe-mouches n'a pas sa place dans mon cours. Ça te convient, Doussou ?
— Oui, Professeur.
— Bon, alors tu devras être assidu à mes cours et je t'apprendrai à comprendre la psychologie des Yovos. Quelles langues parles-tu ?
— Le français et un peu l'anglais.
— Bon alors dans l'immédiat, tu vas te contenter de la France, de la Belgique, de la Suisse et du Luxembourg. Pour mercredi prochain, je veux que tu identifies cinq clients potentiels. Tu vas fouiller sur les réseaux sociaux et les sites de rencontre et me trouver cinq personnes, hommes ou femmes, chez qui tu identifies des points faibles qui leur feraient débourser de l'argent. Pour l'instant ne rentre pas en contact avec elles. Tu observes, tu étudies et tu évalues. D'accord ?
Sans attendre ma réponse, le Professeur Chabi se lève et s'éloigne.
Durant les jours suivants, j'occupe mon temps libre aux recherches demandées. Dès que je le peux, je me connecte à Facebook, Instagram, Twitter, Snapchat et à des sites de rencontres. Je cible les sites pour les vieux car je me dis qu'ils ont plus de fric et qu'ils sont plus naïfs. Je repère un site qui s'intitule Demain nous appartient. Alors là, c'est vraiment des vieux et certains profils sont vraiment nuls. Cette génération n'a pas appris à parler d'elle avec aisance, ni à se mettre en valeur. Je repère tout de suite ceux qui ne maitrisent pas l'informatique car leurs photos sont pitoyables. Y'en a un, je ne sais pas comment il s'y est pris, pour son profil, il a mis une photo de ses pieds. Je regarde, je consulte, je balaie toutes les vies misérables de ces pauvres gens si bien argentés.
J'en mets rapidement trois dans mes favoris. Belles présentations, belles maisons et récits de voyage. Ça sent l'oseille. Le premier s'appelle Bernard. C'est un jeune retraité et il a été conseiller clientèle dans une grande banque française. Il se la raconte un peu. Mais c'est sa situation sentimentale qui m'intéresse. Il est divorcé après trente-deux ans de mariage et dit avoir fait plusieurs rencontres, mais rien de sérieux. Aujourd'hui, il recherche une relation durable avec une femme honnête. C'est tout moi !
Le deuxième profil sélectionné est celui d'une enseignante à la retraite. Madeleine vit seule mais semble bien entourée. Elle poste sur son profil ses lectures et les concerts et les pièces de théâtre qu'elle est allée voir avec ses amis. Mais ce qui m'accroche sont les appels qu'elle lance régulièrement pour une école au Cameroun. Il s'agit d'une école de jeunes orphelins qu'elle subventionne. Une instit au grand cœur ! D'un seul coup, j'ai envie de reprendre mes études.
La troisième s'appelle Mathilde. Une grande femme, très maquillée, trop maquillée, qui a dû être jolie autrefois. Elle est pharmacienne à la retraite et je comprends qu'elle s'ennuie dans son grand appartement. De façon à peine détournée, elle dit qu'elle recherche un jeune homme vigoureux. Aux photos postées sur son profil, je devine que la vigueur recherchée ne servira pas à porter ses courses ni à des travaux de bricolage.
Pour les deux derniers profils, je change de catégorie. Raymond est un chauffeur routier encore en activité. Il ressemble à une barrique, a perdu son peigne et son rasoir depuis plusieurs mois et fait trois fautes de français par phrase. Mais il aime bien les femmes africaines qui sont chaudes et dociles – dixit.
Enfin, je sélectionne Catherine. Secrétaire de mairie, elle dit avoir vécu une grande histoire d'amour avec un bel Ivoirien mais la vie a fini par les séparer. Elle recherche une nouvelle relation avec un jeune homme africain. Avec ces deux derniers profils, il n'y a pas d'ambiguïté possible.
Le mercredi suivant j'arrive donc au cours du Professeur Chabi avec mes cinq clients sélectionnés. Nous les regardons ensemble et le Professeur les commente :
— Bon, c'est bien Doussou. Tu as choisi trois clients avec visiblement de bons moyens financiers. Et les deux autres peuvent aussi faire l'affaire. Mais je te mets en garde sur deux choses. Raymond et Mathilde sont en manque de sexe ; leurs profils ne trompent pas. Bernard semble chercher la romance, mais pour Catherine, à mon avis, ça n'est pas si simple. Entre la romance et la libido, il faut identifier de quel côté penche ton client ou ta cliente. Parfois eux-mêmes ne le savent pas exactement. Donc à toi d'identifier leur réel désir.
Après un silence, le Professeur Chabi poursuit :
— Et fais attention aux gens éduqués. A priori, ils ont plus de fortune et sont plus intéressants pour nous. Mais ils ont aussi plus de raisonnement. Non seulement il faut que tu sois à la hauteur de leurs échanges mais ils seront aussi plus suspicieux à tes moindres faux pas. Raymond, par exemple, c'est un pauvre bougre à la libido insatisfaite. Mais si tu lui amènes le rêve qu'il attend, il déboursera volontiers quelques euros. Alors que Bernard, qui est un ancien conseiller bancaire, est habitué aux négociations. Tout va dépendre de sa réelle dépendance affective et de ta capacité à le faire fantasmer. Avec lui, il va falloir jouer serré. Tu comprends, Doussou ?
— Oui, je crois. Et maintenant je fais quoi ?
— Maintenant, tu entres en contact avec eux. Tu leur envoies un premier message, ni trop pressant, ni trop distant. Vois avec Aziz et les autres pour la formulation de tes approches.
— D'accord.
— Et surtout, tu restes à leur écoute. Dès que tu as une réponse, tu dois poursuivre la communication. Tu dois surveiller tes comptes et tes contacts. Tu dois être présent pour eux, sans te montrer pressé. Tu comprends la différence ?
— Oui Professeur Chabi.
— Et n'oublie pas de repartir à la chasse. Tu as trouvé tes cinq premiers profils et c'est bien. Mais peut-être qu'aucun ne mordra à l'hameçon. Ça veut dire que tu dois prospecter d'autres futurs clients dès maintenant. C'est un travail continu. Tu as compris que rien ne sert de te jeter sur le premier venu. Non, surtout pas. Tu continues de chercher, peser, identifier et tu ne contactes que ceux et celles chez qui tu as identifié une faille qui pourrait se monnayer.
— Oui Professeur Chabi.
Sur ce, le Professeur se dirige vers l'estrade et s'adresse à l'assistance :
— Mes amis, je voudrais vous rappeler une règle essentielle du broutage. À tout moment, vous devez être attentifs et réactifs. Dès qu'un client répond, vous devez être là pour lui. Cela veut dire qu'il faut tout le temps être connecté, toujours à l'affût. Ne jamais laisser un message sans réponse, ça signifie que vous êtes connectés vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept aux réseaux, à chercher, à relancer, aux aguets. Les gens ne se rendent pas compte mais les brouteurs sont de véritables travailleurs. Et c'est plus qu'un travail à temps plein. C'est un sacerdoce ! Si vous choisissez cette activité et si vous décidez de la mener sérieusement pour qu'elle soit rentable, vous ne pouvez plus être en paix. Vous ne devez jamais décrocher. Les gens qui ont un job conventionnel, à la fin de leur journée, ils ferment la porte de leur travail, ils rentrent chez eux et ils ouvrent la porte de leur foyer. Pour nous, c'est impossible. Les Blancs appellent ça la porosité des sphères privée et publique. Eh bien pour nous, ces deux sphères se mélangent et ne se séparent plus tant que l'on est en activité. C'est compris ?
Les jours suivants, je contacte les cinq premiers profils validés par le Professeur Chabi et j'en identifie de nouveaux. Je me fais aider par Aziz et mes nouveaux condisciples pour rédiger mes prises de contact. Certaines approches sont sans suite mais quelques-unes fonctionnent. Très vite, ce jeu du chat et de la souris m'excite. Je me laisse happer par cette nouvelle activité et y consacre de plus en plus de temps. Le Professeur Chabi avait raison. Sur les conseils de mes camarades, dans l'immédiat, j'essaie juste de nouer contact, sans parler d'argent. Il faut que j'instaure un climat de confiance avec mes clients. Je badine avec les caractères romantiques, je chauffe un peu les libidineux et je porte aux louanges les actions caritatives et généreuses des donateurs. Mais parfois, je me sens un peu mal à l'aise avec ce que j'écris. Nos échanges m'amènent à jouer un personnage que je ne connais pas. J'ai l'impression de partir à la dérive. Je suis en train de devenir ce que je ne suis pas. Je sais que ces relations mensongères ont pour seul objectif de récolter du fric et j'essaie de le garder en tête. Mais certains clients arrivent presque à me faire pitié. Je les trouve misérables avec leur insatiable quête d'amour, l'ennui de leur vie ou leurs déviances sexuelles. Lors d'un cours, je m'en ouvre au Professeur Chabi :
— Doussou, tu touches là le cas de conscience bien connu des brouteurs. Je vois que tu apprends vite et ton interrogation prouve que tu es un honnête homme. Je t'en félicite. Il y a effectivement une distanciation à conserver avec tes clients. Tu analyses leurs attentes et tu leur réponds du mieux possible. Mais ce n'est pas toi qui leur réponds. C'est ton avatar. Le vrai Doussou ne se comporte pas comme cela dans la vie. Ton travail consiste à satisfaire les désirs de tes clients mais tu n'es pas responsable de leurs tourments ni de leur pathologie. Tu n'es pas coupable de la tournure que prennent vos échanges. En aucune façon le jeune homme que tu es ne doit se sentir atteint dans son sens moral ou dans son intégrité. Oui, le broutage est un jeu immoral, et alors ? Ton avatar joue une arnaque sentimentale. Mais le Doussou que j'ai en face de moi est capable de vivre une relation tendre et sincère avec une jeune fille de chez nous. Ton avatar va tôt ou tard enregistrer des sextapes qu'il essayera de monnayer. Mais ça ne sera pas toi le coupable. Le coupable, ce sera ce client suffisamment stupide et détraqué pour s'exciter sur les vidéos que tu lui enverras. Donc oui, durant les différentes phases d'apprentissage de l'art du broutage, il y a ce moment de questionnement où l'on se demande si l'on n'est pas en train de se perdre soi-même. Il faut être fort psychiquement pour devenir un bon brouteur. Surtout lorsque l'on est un bon garçon comme toi.
Après un silence, le Professeur Chabi poursuit :
— Et laisse-moi te rappeler une chose. Tous ces pauvres bougres que tu vas tromper sont les descendants de ceux qui ont dominé et opprimé nos ancêtres. Cette histoire te parait peut-être lointaine mais elle est encore d'actualité, je t'assure. Je connais les Yovos, j'ai vécu chez eux et j'ai travaillé pour eux. Beaucoup d'entre eux ne me considéraient pas comme un homme. Car l'héritage de la colonisation ravage encore et toujours leurs esprits. La plupart d'entre eux sont incapables de concevoir qu'un homme noir égale un homme blanc. C'est une représentation impensable pour eux. Alors, Doussou, n'aie pas de scrupule. Ces Yovos qui ont tout et qui se lassent de tout avoir, tu peux les délester du surplus sans remords.
Au fil des semaines, mon apprentissage du broutage porte ses fruits et l'argent commence à rentrer. Je fréquente de plus en plus mes acolytes et nos liens se resserrent. Nous sommes la jeune génération béninoise montante, nous avons la tchatche et l'avenir devant nous. Nous avons l'impression d'être les rois du monde. Au Bénin, le broutage est un sport national. Mieux, c'est une économie souterraine aux retombées financières reconnues. Les autorités du pays ferment les yeux sur nos activités car nous sommes devenus indispensables à la rentrée de devises. Nous sommes intouchables.
Au cours de nos conversations, nous nous interrogeons sur la vie passée du Professeur Chabi. Certains disent qu'il a été employé d'une société de service en France. D'autres se moquent en persiflant que société de service veut dire société de nettoyage. Il aurait été homme de ménage dans des bureaux ? D'autres affirment de source sûre qu'il a fait des études de psychologie en France et des études d'économie en Angleterre. Moi, je dis que je me fiche de savoir ce qu'il a fait auparavant. Ce sont ses cours et son enseignement qui m'intéressent. Sans lui, nous n'en serions pas là où nous en sommes. Je mets tout le monde d'accord sur ce point.
Après plusieurs mois d'activité, j'ai triplé mes revenus et réduit de moitié mes heures de sommeil. Avec mes camarades brouteurs, nous menons grand train. Comme eux, j'ai refait ma garde-robe et changé de coiffure. J'en arriverais à me trouver beau. Nous sortons presque tous les soirs. Nous fréquentons les boîtes et les bars branchés, où nous alignons les billets. Notre présence est réclamée dans toutes les soirées. Nous étalons notre succès et attirons de plus en plus d'admiratrices. Notre renommée grandit et partout on parle de nous. Nous sommes devenus un modèle pour la génération de nos petits frères et les grandes sœurs nous regardent avec des yeux plus doux.
Autour de moi, il y a trois jeunes filles qui ont ma préférence. Missira est plus âgée que moi et elle a déjà un enfant. Elle est secrétaire dans une société d'import-export et c'est une self-made woman. C'est aussi la plus aguicheuse de toutes ; elle a l'expérience des hommes. Il est impossible de rester de marbre face à ses charmes.
Sofia est l'intellectuelle de la bande. Elle a mon âge, finit ses études de droit et se destine à une carrière d'avocate. C'est la plus réfléchie de toutes. La moins gracieuse aussi. Elle devrait être le choix de la raison pour moi. En plus, elle a un caractère accommodant et je pense que la vie serait facile à ses côtés.
Mais il y a Alaya. Alaya, c'est une apparition, un ange parmi les anges. Elle n'a que dix-sept ans et elle est née avec une petite cuillère en argent dans la bouche. Son père est le concessionnaire de plusieurs garages automobiles de la ville. C'est l'une de plus grosses fortunes de Porto Novo. Je ne l'ai rencontré qu'une fois mais j'ai tout de suite senti qu'il ne m'appréciait pas. Je pense avoir séduit la fille ; conquérir le père va être plus compliqué.
Entre les trois, mon cœur balance. Je m'amuse à observer leur stratégie pour obtenir mes faveurs au cours de nos soirées. Missira est la plus expérimentée, c'est sûr. Sofia essaie toujours d'élever le débat et elle voit plus loin que les autres. Alaya est touchante par ses maladresses et sa naïveté. Mais je sais qu'elle est courageuse car souvent elle doit faire le mur pour nous retrouver.
Je suis dorénavant un brouteur bien installé, reconnu et prospère. Je continue de suivre les cours du Professeur Chabi et ne déroge pas à ses conseils. Je multiplie mes filets que je relève dès que nécessaire et ne néglige pas les petits poissons à côté des plus gros. Lors d'un de ses cours, le Professeur Chabi nous ouvre encore de nouvelles perspectives.
— Mes amis, permettez-moi de vous rappeler que vous pouvez jouer sur plusieurs tableaux. Beaucoup d'entre vous se contentent de miser sur l'arnaque sentimentale ou le chantage à la sextape. C'est bien mais c'est un peu court. Vous savez dorénavant provoquer des passions dévorantes et vous avez un vocabulaire comme personne pour déclarer votre flamme.
Toute l'assistance rit.
— Vous avez développé votre pouvoir érotique et vous savez déclencher les enregistrements vidéo qui seront lucratifs.
Nous sifflons et applaudissons.
— Mais mes amis, le broutage ne se limite pas aux amours fanatiques ni à la luxure. Soyez plus inventifs ! Analysez mieux les profils qui s'offrent à vous. Qui n'a pas croisé sur son chemin une âme bonne, prompte à la compassion et à la générosité ? Inspirer la pitié est un ressort extraordinaire. Vous cumulez la malchance : vous avez perdu votre travail, vous venez de mettre au monde un bébé qui a besoin de soins indispensables à sa survie, la sécheresse a ravagé votre dernière récolte… et les bourses s'ouvrent. Je vous l'assure. Ou mieux encore. Vous travaillez dans un parc national et vous vous révoltez contre le braconnage des grands singes et leur disparition. C'est mieux que 30 millions d'amis car plus exotique. En subventionnant votre action, les Yovos s'achètent une bonne conscience et ils adorent cela. Car ils sont persuadés de faire ce qui est juste.
Cette fois, la salle reste silencieuse lorsque le Professeur Chabi fait une pause dans son allocution :
— Soyez imaginatifs et voyez plus grand. La fraude informatique est un eldorado ! Certains d'entre vous connaissent les ficelles du vol de données. Qu'elles soient bancaires, médicales ou fiscales, ces données vous ouvrent les portes de la fortune. S'introduire sur les PC de nos clients pour dérober leurs mots de passe est devenu un jeu d'enfants. Nous savons où trouver les programmes qui nous aident à cela. La seule précaution indispensable est de bien effacer nos traces après notre forfait. Mais je vous garantis qu'obtenir la déclaration fiscale d'un client qui a des choses à cacher – et ils sont nombreux – l'amène à se montrer très coopératif.
La salle est médusée, moi le premier. Le Professeur Chabi est un génie !
Après une année de broutage, j'ai maintenant plusieurs millions de francs CFA sur mon compte en banque. Je suis un homme riche ! Je dois maintenant penser à l'avenir et le mariage est la prochaine étape. Il est temps pour moi de fonder une famille et d'avoir des enfants. C'est ce à quoi mon cœur aspire le plus.
Mais entre Missira, Sofia et Alaya, je ne sais laquelle choisir. Un soir, après son cours, je me confie au Professeur Chabi :
— Vous comprenez, je fréquente ces trois jeunes femmes depuis presque un an et je ne sais laquelle sera la meilleure épouse pour moi. Elles sont très différentes les unes des autres et en même temps, elles ont toutes leurs qualités. Je les apprécie chacune vraiment beaucoup.
Le Professeur Chabi m'écoute et approuve d'un mouvement de tête.
— Mais en même temps, je me demande laquelle est la plus sincère envers moi. Nous nous sommes connus lorsque j'ai commencé mon activité de broutage et lorsque ma fortune a débuté. Nous sommes beaucoup sortis ensemble, je les ai gâtées et leur ai fait des cadeaux à chacune. Aujourd'hui je m'interroge sur leur sentiment à mon égard. Elles disent toutes les trois être en amour mais comment savoir ce qu'elles aiment véritablement en moi ? Mon compte en banque ou ma personne ? Je veux être aimé pour qui je suis, pas pour autre chose.
— Connais-tu les fables de Jean de La Fontaine, Doussou ?
Je regarde le professeur Chabi avec interrogation.
— Il a écrit nombre de fables animalières qui se concluent toute par une morale. Je te conseille de lire celle qui s'intitule « Le rat et l'huître ». La morale est « tel est pris qui croyait prendre ».
[1] Homme blanc en français béninois