un titre ? des noix
Emmanuelle Grangé
J'avais oublié combien il aimait les noix
J'avais oublié combien de coquilles cassées sur la table sous la table la collection de casse-noix
Quand on mange trop de noix on peut avoir des aphtes
J'avais oublié les débris de noix sur la chemise de mon père endormi le casse-noix par terre je me demandais s'il n'était pas mort étranglé par un bris aigu dans la gorge l'œsophage par le passage dans le mauvais trou comme on nous disait quand nous étions petits quand nous avalions de travers tout rond quand nous n'aimions pas les noix qui piquaient la langue les gencives partout quand nous voulions faire comme le père le soir lire le journal et manger des noix qu'il nous cassait nous sirotions la grenadine pour faire passer l'agacement comme lui qui sirotait du whisky sans glace nous aussi sans glace la grenadine les jambes croisées les pieds en chaussettes dans la pièce qu'on appelait le petit salon avec son compotier mastoc Meißen plein de noix tout pareil parfois le père ouvrait le téléviseur nous regardions le foot ou le patinage artistique quand il n'y en avait plus un qui arrivait à la cheville d'Alain Calmat disait le père ou la gymnastique avec Nadia Comaneci que le père applaudissait de son fauteuil en se resservant de whisky en nous distribuant des noix la larme à l'œil j'ai cru qu'il était mort un soir très tard j'entrais dans le petit salon reprendre mon illustré mort de trop de noix de whisky de journal de déceptions ça peut arriver mourir de déceptions on dit bien mourir d'amour c'est pareil il était tout calme ses cheveux roux bouclés décoiffés mais non j'étais penchée sur lui affalé dans le fauteuil comme un mort il a senti il a dit les yeux fermés tu veux une noix sers-toi il a soupiré ronflé peut-être très vivant j'ai épousseté doucement sa chemise pleine de débris de noix j'ai déplié un plaid sur lui j'ai laissé une lampe allumée pour qu'il ne se blesse pas les pieds à son réveil sur les coquilles de noix.