Un tour d'Europe
Olivier Ducray
UN TOUR D’EUROPE
(prologue)
Mercredi 7 Septembre 2005.
17h40.
Ce train bouge beaucoup. Je ne sais pas si j’aurai le courage de relire ces quelques notes – ou si qui que ce soit s’y aventurera pour moi – mais elles risquent d’être pour le moins délicates à décrypter. Confuses. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, paraît-il. Mes excuses par avance (si on considère la probabilité même infime que soient dactylographiées et imprimées telles quelles ces notes, ces excuses apparaîtront bien futiles au lecteur. Mais on n’est plus à une futilité près me direz-vous !)
Puisque je viens effectivement de taper ces premières lignes, je confirme, c’est ridicule !
J’ai déjà faim. J’attire votre attention sur le fait que rien ne garantit que mes réflexions durant ces quelques pages puissent aller substantiellement au-delà de ce « j’ai déjà faim » pour le moins captivant. Ainsi, si vous avez mieux à faire, n’ayez pas de scrupule. Reposez ce carnet de voyage et allez au cinéma ou au théâtre. Merci pour eux. Ou bien prenez une douche, c’est très agréable (je parle en connaissance de cause). Sinon, une idée lumineuse (la première, mais par avance, et par habitude, je peux certifier que ces notes en fourmilleront – comment ça « petit merdeux » ?), offrez des fleurs à votre femme ! C’est très convenu, j’en conviens, mais le caractère convenu d’une action implique t-il qu’il faille à jamais y renoncer ? Allez je me risque à donner mon avis : je ne pense pas. (Cet avis est lumineux lui aussi, j’espère qu’il vous irradiera. Vous verrez à travers ce carnet qu’en bon Français – ce ne sera pas d’ailleurs forcément en bon français – jeu de mot, folie ! – j’ai des avis sur plein de choses, c’est absolument saisissant).
Puisqu’il m’est permis, notamment parce que je me l’autorise, d’ajouter à cet ensemble déjà illisible – d’ores et déjà, devrais-je plutôt écrire en me mettant à votre place – quelques précisions à posteriori, je me permets d’ajouter qu’en renonçant aux actions convenues (parmi lesquelles se laver, manger, faire l’amour) l’homme risquerait fort de courir à sa propre perte, ou plutôt d’y marcher mollement car en ne mangeant pas l’énergie lui manquerait pour courir. Note dans la note, suite : je suis désappointé de constater le peu de lignes couvertes par cette première page de mon carnet de voyage ; moi qui pensait après deux heures de train m’être révélé comme écrivain prolifique. Il faudra que je relise des livres pour comprendre ce que les vrais écrivains y couchent verticalement pour atteindre de telles épaisseurs. C’est pénible mais il faudra en passer par là, au moins pour justifier le droit que je m’arroge ici d’être écrivain. La note dans la note est plus longue que la note elle même ; - Olivier, vous êtes grotesque ! - Je sais, très cher (il y a une petite partie de moi que je trouve valeureuse, voire que j’aime bien, d’où ce « très cher »).
Evidemment, car je vous vois venir, allez-vous offrir des fleurs à votre femme si vous êtes déjà une femme et de surcroît si vous n’êtes pas de celles qui préfèrent les femmes (je ne les comprends pas), bref – pour faire court, car ce n’est pas comme si j’avais quinze heures de train devant moi – si vous n’êtes pas lesbiennes – ce qui est tant mieux car à mon sens l’homosexualité féminine est une injustice, sorte de pied de nez à la gente masculine toute entière (on pourra l’appeler aussi la meute masculine, ou la gente canine), adressée par une partie des femmes comme un message clair : cessez de nous monter comme des clébards ! (je
tire cette conclusion empiriquement ayant moi même jadis, et en connaissance de cause, point de conséquence en revanche, partagé la couche d’une fille qui préférait les filles ; expérience limite s’il en est mais au combien enrichissante et instructive. A réserver aux adultes consentants et non névrotiques). Par contre, si vous êtes une femme hétérosexuelle, toujours à propos d’offrir des fleurs, j’ignore ce que vous pouvez offrir à un homme qui soit dans la gamme de prix du bouquet de fleurs sans pour autant être un DVD ou des rasoirs jetables en titane dernière génération, une cravate ou des préservatifs (message clair ou incitation à la débauche ?). Là dessus il est à noter, car c’est important – je viens d’être coupé dans mon élan par un tunnel, dieu soit loué le stylo capte encore – je n’ai aucun avis. Autant que faire se peut avec un dossier de siège devant moi légèrement rabaissé, je m’incline.
J’ai déjà faim donc et les deux sandwiches que j’ai achetés à la gare en quatrième vitesse avant de partir, sortes de morceaux de pain bioniques en croûte inoxydable à 4€ pièce me le rappellent à chaque fois que je croise leur regard (pour quiconque n’a jamais croisé le regard d’un sandwich, sachez que celui-ci est souvent biaisé à l’instar du jambon délicatement calé dedans par une machine qui répète le geste suffisamment de fois chaque jour pour justifier que l’on ait préféré son acquisition à la rémunération d’un pauvre quidam capable par dessus le marché – salaud ! – de piquer une tranche ça et là, de temps en temps, ni vu ni connu j’embrouille, « pour le gosse » soutiendra-t-il ensuite. A moins que ce ne soit « braisé » le terme que l’on emploie pour le jambon. Je n’ai pas les idées claires).
Me voici donc dans ce train qui me mène à Vienne (Wien), première étape d’un périple expéditif qui me permettra durablement et fallacieusement d’évoquer ma connaissance absolue de l’Europe chaque fois qu’un dossier épineux et passionné viendra en évoquer le sort. Sujet qui me plait particulièrement. Vienne : étape n°1. Je ne vais y passer que quelques heures. C’est dommage. Peut-être que je changerai d’avis. Je suis libre.
Je n’arrive à me rappeler avec certitude avoir eu l’envie irrépressible en me faisant cette réflexion de me tenir debout sur le toit de la locomotive avant du train les bras écartés et de crier « I am the king of the world ! ». Sans doute la crainte terrible et tout juste effleurée de voir le convoi heurter un iceberg m’a t-elle reconduit d’emblée à la raison.
Certes je suis encadré par un espace temps et un espace argent contraignants – encadré également par quelques Allemandes dont au moins une parvient à me faire oublier le regard oblique et narquois de mes sandwiches (clébard pour clébard, je ne laisserai pas ma part au chien comme on dit ! De ce point de vue là aussi je suis libre, si tant est que le contraire eut été un enfermement, ce que je ne crois pas, je ne laisse aucun cœur à quai, sinon une partie du mien peut-être) – mais cet encadrement temps/argent n’influe pas ou peu sur le contenu de mon périple dont je dévoilerai les étapes au fur et à mesure. Sens aigu du suspens que je dois à des auteurs célèbres dont je tairai le nom, soucieux que je suis de leur réputation.
18h06.
J’écris plus vite que je ne lis. J’ai d’ailleurs sans doute emporté trop de livres. Evidemment ça me donne le sentiment d’être un jeune homme cultivé et ce sentiment est agréable (si seulement tout le monde pouvait voir à travers mon beau sac à dos tout neuf). Pour joindre l’utile à l’agréable, gageons que je prendrai le temps de parcourir ces livres. Je n’ai pas encore fait le calcul (je n’ai pas eu le temps !) mais je vais faire un nombre assez démentiel d’heures de train. Ca tombe bien j’adore les trains. La petite Eurasienne à ma gauche, de l’autre côté du couloir, est très jolie. Espérons qu’elle soit lesbienne, ou que le truc insignifiant (et plein de
cheveux) échoué à son côté soit son frère. Pour les trains je vais être servi. Si on fait une synthèse rapide, il ressort de ce premier amas de conneries que j’ai faim et que j’aime les trains (et les Eurasiennes). J’ai une approche didactique de l’écriture. Je veux que mon lecteur (qui est tout seul, puni – pauvre vieux !) aille à l’essentiel. L’essentiel étant invisible pour les yeux, j’eus mieux fait sans doute de le chercher à quai, me dira t-il ensuite, esprit brillant qu’il est – trop tard cher ami, lui rétorquerai-je alors, il ne s’y trouve plus. Il y a à peu près quinze heures de train pour Vienne. A ce niveau là on peut parfaitement se détendre et décider que le voyage est interminable, qu’il n’y a rien à espérer de l’heure qui tourne. J’aime beaucoup cette idée, et convaincu que l’impatience n’est que l’idée qu’on s’en fait (formule toute faite dont je suis fan), je constate que l’on peut beaucoup plus trépigner lorsque l’on a quarante minutes de RER que lorsque l’on a quinze heures de train. Quarante minutes de RER ne pouvant assurément pas suffire à m’emmener jusqu’à Vienne, j’ai décidé de ne pas trépigner. Que du bonheur !
18h32.
J’ai opté pour un goûter. 97 grammes de mini-Princes et 25 minutes plus tard – je laisse aux plus fou-fous d’entres vous le loisir de calculer le ratio gramme/minute – ça va mieux. Mes deux sandwiches ont baissé les yeux. J’ai même l’impression très nette qu’ils se sont enfoncés dans leurs pochettes en papier. Mon Allemande préférée va à Salzburg – information glanée sur la petite étiquette jaune au dessus des fenêtres reprenant les détails de chaque réservation (j’aurais du travailler à Interpol). J’ignore dans combien de temps nous serons à Salzburg ? Autour de moi, il y a déjà quelques dormeurs. Etrange. Ils vont furieusement se faire chier cette nuit car je doute qu’ils puissent dormir sereinement quinze heures. Mais une idée lumineuse me traverse l’esprit me renvoyant de moi l’image de génie qu’il m’est si difficile de cacher : et si ces dormeurs n’allaient pas jusqu’à Vienne mais qu’ils s’arrêtaient, je ne sais pas moi, à Mulhouse ? Je suis génial. C’est donc pour ça ! Qu’importe, je préfère être le dernier éveillé à Vienne, que le premier dormeur à Mulhouse. Bientôt – enfin, bientôt… ne nous énervons pas ! – je ne serai plus en France. Je ne pourrai plus par exemple compter sur ma prothèse affective qu’est mon téléphone portable, je devrai parler avec des inconnus, parler en anglais d’ailleurs. Ca ne me fera pas de mal. Chalon-en-Champagne : 2 minutes d’arrêt. Ce nom est pétillant. J’apprends par la même occasion que ce train est sans arrêt de Chalon-en-Champagne jusqu’à Nancy. D’accord cela n’a aucune incidence sur le voyage mais j’aurais trouvé normal que l’on me prévienne avant. On se fout décidément de tout et de chacun dans ce pays (je suis un clébard certes, mais un clébard politique). Tandis que j’apprenais que ce train serait sans arrêt jusqu’à Chalon-en-Champagne… non, ça j’avais remarqué… jusqu’à Nancy – oui, c’est ça – une Allemande, et pas la plus belle, me regarda avec insistance. Y a-t-il une relation de cause à effet entre le fait qu’elle m’ait regardé avec insistance et celui que ce ne soit pas la plus belle ? pensais-je, tandis que l’un des deux sandwiches – Rosette, c’est une fille – repointait le bout de son nez (ndlr : j’emploierai volontiers le temps du récit, d’abord parce que je fais ce que je veux, ensuite parce que ça me donne l’impression d’être un peu plus littéraire). Un train vient de passer très rapidement sur notre gauche alors que nous sommes toujours à l’arrêt. La vitesse et l’infiltration de l’air entre les deux rames créant un effet de ventouse (les scientifiques se régalent) ont engendré un léger sursaut de notre train. J’aurais aimé tomber alors puis me relever péniblement en prenant un air affolé et regarder tous les visages indifférents à ce sursaut en gueulant : « Oh mon Dieu ! Est-ce que ça va ? Personne n’a rien… ? Personne n’est blessé ? ». Mais puisque nous avons encore des heures à passer ensemble dans ce train pour la plupart d’entre nous, et étant entendu que je n’y ai aucun complice (hormis une Allemande pas très belle mais peut-être pas dénuée d’humour), la raison qui ne manque pas de rigueur m’a imposé le silence. Dommage.
Il faut avoir une haute estime de soi pour ne pas craindre d’être regardé du coin de l’œil, au choix comme une bête curieuse ou un grand malade, pendant plus de 13h. L’autre Allemande (la belle) vient de changer de position. Parfois je regrette de ne pas être plus un queutard. Je sais, sur le long terme, je suis gagnant… (on gagne quoi ??)
20h43.
(A suivre)