Un tour en tramway

Haillons

Les bas-fonds de Haven Town sont le repaire des laissés-pour-compte depuis leur abandon il y a un demi-siècle par les pouvoirs publics. Dans ces labyrinthes noirs et putrides grouille la lie des survivants de l'Immersion, qui errent telles des ombres en peine dans la fange des égouts. Sur les murs des caveaux, à la lumière des bougies ou des lampes tremblotantes, dansent d'étranges dessins, reproductions pathétiques d'artefacts d'une vie passée aujourd'hui engloutie. Les quais des rames de tramway sont figés dans le silence depuis des années, et l'on peut encore sentir, aux abords des vieux kiosques et des galeries marchandes fantômes, le spectre de la foule qui jadis s'y pressait.

Cette nuit, le silence des lieux est troublé par un autre spectre, une autre âme en peine descendue ici pour accomplir quelque chose d'important : son boulot. Miles Murphy s'avance lentement, les talons de ses chaussures claquent sur le sol lézardé du quai, au milieu des coupures de presse et des détritus. Il longe une rangée de chaises en plastique sur laquelle est allongé un cadavre de femme. Il balaie de sa lampe-torche les devantures éventrées, les enseignes racoleuses et les mannequins inutiles, poursuit sans s'arrêter. Miles n'était jamais descendu auparavant, d'ailleurs personne ne s'y aventure jamais. Sauf ceux qui perdent tout, et eux y restent à jamais.

Mais Miles n'est pas le seul à être descendu de son plein gré cette nuit-là. Il y a un autre homme, quelque part. Et Miles, parce que la récompense promise lui permettra de monter d'un étage dans son immeuble et donc d'améliorer son statut social, est venu le chercher.

Mais c'est lui qu'on trouve le premier : alors qu'il pivote pour éclairer le vieux tramway déglingué, la femme se relève brusquement et, telle une harpie, bondit sur lui en hurlant. Surpris, le détective encaisse le choc mais lâche sa torche qui va rouler au pied d'un vieux stand de sandwichs.

Malgré son état de faiblesse, la femme est dotée d'une vigueur surprenante. Murphy finit par la rejeter à terre et, dégainant son arme de poing, met en joue la démente. Il tire à deux reprises, les coups de feu rebondissent contre les parois tapissées de publicités obsolètes. Elle s'écroule. Le détective récupère sa torche et presse le pas.

L'autre s'appelle Harvey Hancock. Il est le fils de Neil Hancock, homme de média et propriétaire de L'Aube Nouvelle, le seul journal de l'ile. Comme très souvent dans ce genre de situation, Harvey est destiné à succéder à son père. Et, comme très souvent, un grain de sable donne du travail à Murphy ; Harvey Hancock est adepte des tickets mystiques, une puissante drogue hallucinogène qui fait des ravages parmi les habitants des bas-fonds. Et cette nuit, accompagné de deux gardes du corps, il est descendu se fournir.

Miles Davis, 41 ans, détective privé, a entendu bien des rumeurs sur les effets du ticket mystique. Jusqu'à aujourd'hui, il n'a jamais été directement confronté à un de ses adeptes et ne sait ce qui relève de la légende de ce qui relève de la vérité. Au moins, ce soir il sera fixé. Il emprunte un long corridor humide et escalade à grandes enjambées un escalator immobile.

Arrivé sur le quai du tramway, il consulte rapidement son vieux plan de 2048, époussette un panneau signalétique pour confirmer, puis part vers l'autre bout du quai, vers l'ancienne ligne D. C'est alors qu'il entend un bruit sourd. Il s'arrête, tend l'oreille, mais ne parvient pas à identifier l'origine du son. Les pitoyables habitants des lieux doivent avoir récupéré un vieux moteur quelque part et s'en servir pour se réchauffer ou faire cuire de la nourriture.

Le détective pousse un cri de frayeur lorsque le tramway déboule à toute vitesse de l'obscurité du tunnel et vient s'étirer dans un bruit de tonnerre à un mètre de lui. Hébété, Murphy regarde l'engin passer à un train d'enfer avant de disparaître dans les ténèbres de la rame, en direction inverse de la sienne. C'est la première fois de sa vie qu'il voit un tramway en état de marche.

Ceux-ci ont été abandonné en même temps que les souterrains d'Ark Island, lorsque la pollution devenait trop forte et que les risques d'inondation étaient jugées trop importants. Il s'est avéré que l'eau n'est jamais arrivée jusqu'ici, mais qu'importe ; la municipalité avait définitivement abandonné les lieux, bien heureuse que ces derniers deviennent la prison souterraine de ceux qui avaient échoué dans la lutte pour leur survie.

Le cœur de Miles bat encore la chamade lorsqu'il finit par se décider à reprendre sa marche. Un autre cadavre dans l'escalier ; cette fois, Murphy s'assure de son authenticité du bout du pied avant de descendre au niveau inférieur. Les lignes de tramway sont empilées sur trois niveaux, et Murphy arrive au dernier, là où vivent terrés ceux qu'il est venu trouver. Il ressert sa prise sur son revolver et s'avance dans un nouveau tunnel, semblable aux dizaines d'autres qu'il parcourt depuis maintenant trois heures.

L'apparition du tramway lui a fait l'effet d'un mirage ; le moteur universel, utilisé dans la plupart des technologies modernes et mis au point par Daniel Evans il y a un siècle, n'est plus utilisable depuis l'Immersion à cause de l'important taux d'humidité qu'elle entraîne. Hors, les tramways fonctionnent à l'aide d'un moteur de ce type. Peut-être allait-il finalement trouver autre chose qu'un fils à papa camé dans ces lieux oubliés du temps…

Murphy débouche sur une imposante place souterraine, l'ancien cœur économique du métro. Sur plusieurs centaines de mètres carrés se dressent encore d'anciennes boutiques, de vieux restaurants et même un poste de police décrépi. Juste à côté de lui, accrochée à un panneau signalétique, est encore affichée une publicité vantant des lunettes de réalité augmentée, dont le dernier modèle a été produit il y a quarante-cinq ans.

L'état relativement bien conservé des lieux surprend le détective, qui s'attendait à ne trouver qu'un vaste champ de ruines. Il s'avance, fasciné par les vestiges d'une époque révolue qu'il n'a pas connue. Il erre entre les boutiques d'objets high-tech devenus inutilisables faute de technologie, s'arrête pour contempler des photos jaunies de mannequins sublimes et prisonniers à jamais sous d'immenses panneaux de verre, se penche derrière d'anciens comptoirs de restaurants chinois à l'affût d'une odeur ou d'un vestige de cette ambiance perdue. L'air est lourd et un horrible sentiment de solitude s'empare de Murphy.

Un flic l'attend à la sortie du dernier restaurant. Il porte un uniforme archaïque et taché de sang et pointe un fusil poussiéreux sur Murphy. Celui-ci sursaute mais, lucide, évite de porter la main à son arme. L'autre le regarde. Et éclate d'un rire dément qui fait frissonner le détective. L'homme  se met à parler d'une voix aigüe, rendue tremblotante par l'abus de drogues.

«  Alors, alors, comme ça on croyait être tout seul, hein ? Le dernier survivant, hein ? Mais nooon nous sommes tous là, nous somme là, nous t'observoonns… Tu vas me suivre, et tu ne vas pas faire d'histoire… C'est si raaare d'avoir un invité de nos jours… Avance donc… »

Sous la menace du fusil dont il n'a guère envie de savoir s'il est toujours en état de marche, Murphy est guidé entre les étals et doit bifurquer au coin d'un ancien antiquaire, dans un recoin de la station. A mi-hauteur d'homme se dresse une antique barrière rongée de rouille, que lui et l'homme en uniforme enjambent pour se retrouver dans un couloir plongé dans le noir. L'autre craque une allumette et le pousse du bout du canon.

L'odeur de pourriture et d'excréments prend le détective à la gorge. Avançant à l'aveuglette, longeant le mur de la main et les pieds pataugeant dans les immondices, Miles est amené jusqu'à un escalier de métal autrefois dissimulé derrière une porte de service aujourd'hui arrachée. Dans le petit cagibi Murphy distingue les contours de plusieurs casiers en fer dont le contenu tombe maintenant en poussière. Ils descendent les marches de l'escalier en spirale.

Puis il se perd. L'homme en uniforme de flic le fait traverser de lugubres corridors grisâtres éclairés de néons blafards avant de remonter au bout de longues minutes par un escalier semblable au premier. Celui-ci débouche à son tour dans une salle de contrôle aux murs tapissés d'écrans géants, que Murphy contemple un instant.

Il songe aux images d'un autre monde que ces écrans avaient pu diffuser, et se demande s'il existe, quelque part, des enregistrements ; juste pour voir comment c'était, comment étaient les gens, et se mettre, l'espace de quelques secondes, à la place de l'un d'entre eux…

La montée des eaux et les différentes catastrophes climatiques qui s'ensuivirent avaient été instantanées. Pourtant, les semaines précédant les évènements, la communauté scientifique internationale avait émise de vives inquiétudes après avoir observé de curieux évènements astrologiques.

Mais, complètement discrédités après leurs avertissements au sujet du réchauffement climatique, danger chimérique qui n'était en réalité qu'une incroyable opération de lobbying, aucun gouvernement n'avait pris les avertissements des spécialistes au sérieux. Et, en vingt-deux minutes, par un matin après-midi d'été, la ville de Venise avait été engloutie par les flots. Puis tout s'était enchaîné…

La poussée du canon dans ses côtes le fait revenir à la réalité. Lui et l'homme en uniforme de flic sont en train de déboucher sur le quai du tramway qui, jadis, traversait la ville d'est en ouest. Comme avant, le quai est bondé ; une multitude d'hommes et de femmes en haillons, sales et le regard vitreux, sont installés là. Certains restent assis sur des chaises en plastique à fixer le vide, d'autres fument, assis sur des nappes crasseuses. D'autres encore font cuire dans un nuage de cendres d'énormes rats gorgés de maladies. Au total, une cinquantaine de loques humaines ont colonisé les lieux.

Des néons jaunâtres ont été accrochés aux murs, sur les restes de vieilles affiches publicitaires. Ils agressent violemment les yeux de Murphy, qui détourne le regard de l'autre côté du quai. Le tramway y est arrêté, et par quelques portes entrouvertes, Murphy aperçoit des matelas couverts de crasse et des armoires branlantes. Plusieurs êtres humains émergent du train, les yeux exorbités et le corps tremblant. Ils sont immédiatement pris en charge par plusieurs de leurs camarades qui les installent sur de vieux tabourets et les laissent là, décrépis, pendant qu'eux-mêmes retournent à leurs pitoyables occupations.

A l'autre bout, détonnant dans ce décor pathétique, deux hommes en costume gris se tiennent devant une des portes fermées du tramway. Bâtis comme des colosses et armés jusqu'aux dents, ils semblent totalement imperméables à ce qui se passe autour d'eux. Avant d'être balancé dans une des voitures, Miles remarque que les âmes en peine prennent bien soin de ne pas passer près des deux gorilles. La porte se referme en glissant derrière lui, suivi du bruit du loquet.

Ces tramways avaient, autrefois, constitué le transport le plus efficace et le plus utilisé de la ville. Chaque jour, des milliers de travailleurs, d'étudiants, d'enfants et de vieillards se pressaient derrière leurs portes automatisées au moment du signal du départ. Les voitures empestaient la sueur et la pollution, mais étaient aussi emplies de musique, de bavardages et d'éclats de rire.

Aujourd'hui ne restent plus que quelques ressorts fatigués, des vitres brisées et de vieilles illustrations représentant un stupide lapin rose se coinçant les doigts dans la porte.

Comme un drogué, Murphy passe une main tremblante sur les murs, les squelettes de siège, touche le plafond. Il traverse la voiture déserte, regarde par une des fenêtres éclatées. Sur l'autre quai il y a un cadavre pourrissant.

Une partie du trajet de la rame est encore incrustée au-dessus du portique de liaison avec la voiture suivante ; le détective s'absorbe dans la lecture de ces noms oubliés du temps lorsque la porte s'ouvre derrière lui. Le même type en uniforme lui fait signe de descendre et de le suivre. Il a visiblement repris une dose, parce qu'il est secoué de spasmes qui évoquent à Murphy un insecte écrabouillé qui continuerait à essayer de marcher. Le détective s'assure de la présence de son arme sous sa veste de cuir, que le camé n'a même pas pris la peine de lui confisquer, et descend.

Ils traversent une foule dépenaillée qui ne montre pas le moindre intérêt pour le détective et s'arrêtent devant les gorilles. Ils semblent avoir été avertis parce que l'un d'eux attrape Miles sans ménagement pendant que l'autre toque violemment contre la porte de la voiture. Quand celle-ci s'ouvre, les trois hommes montent pendant que l'ersatz de flic part vomir sur la voie.

L'intérieur du wagon est identique à celui du précédent, à l'exception d'une massive armoire en chêne collée contre le mur en face de l'entrée et amenée ici Dieu sait comment. Sur un matelas noir de crasse sont assis deux hommes en pleine discussion ; ils lèvent la tête vers le nouvel arrivant.

L'un est vêtu d'une antique chemise de bûcheron à carreaux rouges, porte une barbe qui vient traîner sur le sol de la voiture lorsqu'il est assis par terre et tourne vers Murphy un visage ravagé par la drogue. Il semble pour le moment à peu près clean, mais une fois les négociations terminées, il ira s'en injecter une nouvelle décharge. L'autre porte un jean et une chemise blanche, son visage est caché par une paire de lunettes teintées. En grand professionnel, Miles en déduit qu'il s'agit d'Harvey. Un sourire carnassier apparaît sur le visage de ce dernier.

« Tiens, tiens, je me demandais si vous alliez finir par arriver Monsieur Murphy. Il aurait été fâcheux qu'un accident vous arrive sur le chemin, parce que, voyez-vous j'ai besoin de vous. Mais mon frère – il fait un geste en direction du quai – a bien veillé sur vous. Quand j'aurai acheté ma marchandise, il en aura droit à une petite partie. De premier choix. »

Encadré par les deux gorilles, Miles fait un pas en avant, le doigt interrogateur.

«  Harvey, hum, vous permettez que je vous appelle Harvey ? Je ne comprends pas très bien. Je suis venu tout seul ici, je ne vois pas de quel frère vous voulez parler. Et, à ma connaissance, le seul frère que vous ayez jamais eu est mort il y a vingt ans dans un accident de la circulation. »

Harvey lance un sourire amusé à ses deux gardiens.

« Moui, bon,  Monsieur Murphy, je vais vous apprendre quelque chose ; mon frère n'est pas mort dans un accident de la circulation, il a juste raté son ascension vers un monde meilleur. Et, comment dirais-je - sa tête balaie la pièce -, il a trouvé ici un cadre de vie plus adapté. Vous avez déjà oublié le policier qui vous a amené ici ? Il s'appelle Nicolas Hancock. »

Silence. Miles se passe la main sur le visage tandis que le frère Hancock part d'un grand éclat de rire.

« Et bien, mon vieux, vous en faites une tête ! Ressaisissez-vous, vous ressemblez à un de ces dégénérés ! Vous croyez tout de même pas qu'un taré allait succéder à mon père, non ? Bon trêve de plaisanterie, vous allez m'aider. »

Il fait un signe aux gardes du corps, qui empoignent Murphy et l'emportent au fond de la voiture. Harvey s'est relevé et fouille dans l'armoire pendant que l'autre homme reste assis, le regard fixe. Le détective est poussé contre le mur et forcé de s'asseoir sur l'unique strapontin restant, sous l'étreinte de ses geôliers. Quand Harvey s'avance avec une seringue, Miles comprend qu'il va servir de client test, il tente de se dégager mais il est trop tard. Une sourde douleur vient irriguer son avant bras lorsqu'Harvey vient planter son aiguille et déverser le contenu de la seringue dans son sang.

Il a rêvé d'un tramway de feu conduit par un lapin ricanant à travers des tunnels jaunâtres. Il était le seul passager, avec une femme en décomposition assise sur un strapontin déglingué. Une voix aigüe et folle égrainait à toute vitesse les noms de stations inconnues auxquelles ils ne s'arrêtaient jamais. Tout ce qu'il apercevait par la vitre brisée de la portière, c'étaient d'énorme D clignotant d'un blanc laiteux.

Puis une autre femme, magnifique, un mannequin sûrement, s'avançait dans l'allée. Elle tenait un fusil dans la main. Elle dit :

«  Le poisson-globe est là. Il va avaler ce train comme il a avalé le monde. Nous allons renaître, et moi je ne serai plus prisonnière de ma prison de verre. »

Alors elle pointait son fusil vers Murphy et tirait.

C'est déjà le matin quand Miles se réveille sur son lit. Ses yeux s'ouvrent sur l'ampoule morte suspendue au plafond de sa chambre. Son bras lui fait un mal de chien, il a été bandé. Murphy peste et se retourne dans son lit. Il est toujours au troisième étage.

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