UN VILLAGE FRANÇAIS

On dit : « le village de Trois-Sauts », mais c'est une erreur car il n'existe pas. Ce n'est qu'un nom sur les cartes administratives. Au mieux, une réalité géographique : la succession de trois rapides, les rochers qui affleurent au milieu de l'eau café au lait. Ceux qui vivent là habitent les villages de Zidock, Roger, Miso ou Yawapa. Ce sont les fondateurs des villages qui leur ont légué leurs noms.

À la fin des années 1960, on est venu expliquer aux Wayãpi que leur territoire appartenait à la France — ce qui faisait d'eux des Français. Ils avaient donc droit à l'école, à la médecine moderne et aux aides de l'État. Mais pour y avoir accès, ils devaient s'établir ici, en aval de cette chute et abandonner leur mode de vie semi-nomade. Il fallait une journée entière pour contourner les sauts par la rive, en portant les lourdes pirogues de l'époque : une perte de temps pour l'administration française.

Aujourd'hui, quand le niveau de l'eau est idéal, il faut deux jours et une bonne pirogue pour remonter le fleuve depuis Saint-Georges. Johanna et moi avons longé pendant des heures le fleuve-frontière Oyapock, ses rives vertes impénétrables, attirantes et monotones. Par endroits, un drapé d'épiphytes faisait passer les arbres pour des monstres pacifiques. J'ai vu des aras faire France-Brésil en deux coups d'ailes, les bases arrière de l'orpaillage et celle, voisine, de la Légion.

À Camopi, où nous passions la nuit, un infirmier, catégorique: « Deux-cents Blancs, à tout casser, ont mis les pieds là-bas ». C'est faux. Préfets, ministres, maires, gendarmes, personnel médical ou de l'éducation nationale défilent, pour quelques heures ou plusieurs mois. Les plus pressés viennent du littoral par les airs, l'hélicoptère fait l'aller-retour en trois heures. « Intéressez vous à l'école… Là, il y a des choses à dire » : le médecin et l'infirmier de Trois-Sauts, que nous étions venus interviewer, n'en revenaient toujours pas. Les enfants de moins de cinq ans n'avaient pas cours — cela fait des années que le rectorat ne parvient pas à pourvoir les postes. Les petites classes étaient assurées par un couple fraîchement diplômé, passablement dépassé… Parlez d'échec scolaire.

Si la Guyane est délaissée par la métropole, que dire de ce groupement de villages amérindiens, à des centaines de kilomètres de la première route ? C'est un confins, un bout du monde. Un désert médical, culturel, numérique, aussi. Presque un zoo humain pour certains, dans lequel les photos sont déconseillées. « Il y a eu des dérives », nous a-t-on glissé à propos de clichés représentant les femmes dans leur tenue quotidienne : un tissu imprimé autour des hanches, la poitrine nue.

À Cayenne, j'ai confié à un fonctionnaire des impôts envieux que nous avions failli ne pas y aller, que Johanna se demandait si cela était nécessaire : « Si l'accès est réglementé, il y a une bonne raison », disait-elle. Et en effet : un arrêté préfectoral de 1977 partiellement respecté vise à « protéger les populations ». C'est-à-dire à limiter leur contact avec nous, l'autre, l'Occident.

J'ai conclu : « Il faut se poser des questions, se demander pourquoi on y va. » « Ces questions, je me les suis déjà posées, a-t-il répondu. Je veux voir cet homme à l'état de nature… » Retrouver ce que l'Homme moderne aurait oublié, renouer avec ses origines, observer de loin ce bon sauvage détenteur d'un savoir millénaire, et l'immortaliser… Ce sont des clichés qui circulent encore. Des fantasmes délirants, véhiculés par des chercheurs d'authenticité sans connaissances, mais avides d'expériences.

Penser que les habitants de Trois-Sauts vivent « comme avant » est une insulte. C'est considérer que les peuples qui n'ont pas suivi la voie de l'Occident, ou chez qui son influence est récente, n'ont ni progressé ni évolué — qu'ils n'ont pas changé.

Qu'ils ont attendu l'Homme Blanc pour découvrir l'agriculture, améliorer leurs techniques de chasse ou modifier leurs pratiques culturelles.

Évidemment, l'arrivée des colons a accéléré les choses. Aujourd'hui, les pirogues à moteur ont remplacé les embarcations en bois. Cela permet aux amérindiens d'occuper de nouveaux territoires, d'échapper à la sédentarisation forcée tout en conservant un accès au centre de santé et à l'école. L'essor des armes à feu a quant à lui facilité la chasse, dans un territoire où l'économie de subsistance reste la plus répandue. Les jeunes déambulent en Nike Air, tatouages en lettres gothiques entre les omoplates. Leurs pères et leurs petits-frères portent le kalimbé (le pagne traditionnel) mais on ne le tresse plus avec le coton des abattis : c'est un bout de tissu rouge acheté au Brésil. Souvent, il est associé à un t-shirt ou à un maillot de foot.

On voudrait conserver ces lieux hors du tempscomme Morel ses éléphants, se rassurer de l'existence de peuples premiers, vierges de tout contact. C'est oublier que le nomadisme des Indiens des Plaines d'Amérique du Nord doit tout aux chevaux des colons espagnols et que les Indiens des Guyanes commercent avec les Blancs depuis des siècles. « On n'a rien à faire ici », s'indignait un photographe en reportage. Sans doute la vue de ce drapeau français parmi les carbets de tôles et de bois l'insupportait-elle. Il paraît que l'armée française l'a planté là, qu'il ne plaît pas aux habitants. Personne, pourtant, ne s'en est débarrassé. Il n'aimait sans doute pas les panneaux solaires sur les lampadaires, les bâches qui remplaçaient les toits en palmes et les frigidaires échoués aux pieds des arbres wapas.

Et peut-être avait-il raison. Avec l'espérance de vie et la technologie, les créoles  et les métropolitains avaient amené l'alcool, le déclassement, le suicide. « On leur fait toucher le diamant du doigt », résumait un Blanc qui avait travaillé à Zidock. Pourtant, c'était la France et les 600 habitants de ce quartier vaste de plusieurs milliers de kilomètres carrés, ses citoyens. Instituteurs, médecins, ethnologues se disaient aussi, parfois, qu'ils n'avaient « rien à faire ici ». Mais comme ils y étaient, ils continuaient à faire de leur mieux.