Undecided -Chapitre cinquième

Juliet


-Je suis heureux que tu sois revenu sain et sauf.

Masashi a pris Hiroki dans ses bras comme un père aurait pris son enfant dans ses bras. Mais les muscles saillants de ses bras nus, son visage d'une douce virilité et son rire grave qui résonna dans la pièce ne pouvaient le confondre avec un enfant, et lorsqu'il s'est détaché de l'étreinte de Masashi, l'homme a passé une main embarrassée dans sa chevelure bouclée. C'était une habitude que ses amis lui avaient toujours connue, et le voyant ainsi manifester sa gêne, ces derniers se sont amusés.

-N'exagérons rien, calma Hiroki d'une voix douce. Je n'ai pas traversé le continent.

-Mais tu l'as menée à bon port tout en garantissant sa protection, objecta Ryo qui arrivait en lui tendant une tasse de thé, et nous t'en remercions.

-Puis-je rappeler que j'étais aussi dans ce bateau ou ai-je juste le droit de la fermer ?

La voix de Karyu avait tranché l'atmosphère comme le fil d'une épée. Ça a troublé Mako qui, depuis le début, observait la scène, l'esprit perdu dans la confusion. Cependant, il en eût fallu plus pour éteindre sa curiosité et celle-là s'est manifestée avec un entrain auquel elle-même ne s'attendait pas : 

-De quoi et qui diable parlez-vous ?

-Cela ne te regarde pas, abrégea froidement Masashi.

- Pourquoi en parler devant moi si c'est pour m'exclure ainsi, marmonna la jeune femme qui ne pensait pas être entendue.

-Parce que ta blessure s'est rouverte et qu'il fallait que Ryo te soigne, sans quoi tu aurais continué à te surmener comme si de rien n'était et une catastrophe serait arrivée, voilà pourquoi, grinça l'homme avec amertume.

Bien sûr, ce n'était pas de la colère ; mais il semblait à Masashi que la colère était le seul sentiment acceptable à faire transparaître à ce moment-là. Mako n'a pas bronché. Instinctivement, elle a posé sa main sur la plaie à peine recousue, et une sensation étrange l'a envahie. Comme un mélange de honte et de peur qui la confina dans le silence.
Elle ne pouvait pas le lui dire, elle qui avait eu bien trop de peine déjà à se l'avouer ; si elle s'était mise à effectuer des tâches physiques avec l'ardeur et l'empressement d'une frénétique, ignorant les plaintes exaspérées de l'homme qui craignait pour sa santé, c'était parce qu'elle se sentait incapable d'affronter son regard un seul instant.
Alors, elle trouvait des tâches à faire et les effectuait aussitôt, de la plus ardue à la plus insignifiante, sourde à la douleur fulgurante qui tenaillait son abdomen. C'est seulement lorsque Masashi s'est rendu compte qu'à travers sa chemise de satin dorée, la jeune femme s'était mise à saigner, qu'il a mis le holà sur cette frénésie insensée.

-Figure-toi qu'el... que cet idiot s'est mis en tête de travailler comme un surmené ce matin, tandis que son état lui imposait -tu le sais mieux que moi- un repos de plusieurs semaines. Mais l'imbécile s'est mis à clamer qu'il s'ennuyait et qu'il valait mieux pour lui de travailler plutôt que de continuer à se morfondre.

-Serait-ce donc toi, le nouveau valet de chambre dont il m'avait parlé ? Mako, c'est bien cela ? Je me demande pourquoi Masashi m'a interdit de t'approcher.

En un éclair, les mètres qui les séparaient d'elle ont été franchis par Ryo et Masashi qui se sont postés à ses côtés comme deux chiens de garde. Karyu s'est figé net, interdit, tandis que Hiroki observait la scène sans n'y rien comprendre. Un rire jaune a étiré les lèvres de Karyu, révélant ses canines acérées comme un vampire trahissant sa nature.

-Sérieusement, vous deux… cracha-t-il avec rancœur.

Sans bouger, il a toisé la jeune femme qui s'est sentie dévêtue par son regard des habits masculins qui la dissimulaient. Après un silence qui lui parut une éternité, Karyu a haussé les épaules dans un soupir excédé.

-Pourquoi m'y intéresserais-je ? Ce n'est qu'un gamin.


Il avait tourné les talons pourtant, Mako avait l'impression de sentir ce regard de glace l'exposer de force à sa froideur, la transpercer jusque dans son intérieur. A côté d'elle qui fixait Karyu avec ardeur, Ryo, les sourcils arqués par l'inquiétude, les lèvres imperceptiblement ouvertes sur du silence, a senti une ombre s'appesantir.

-Comment va ton frère, Masashi ? Cela fait longtemps que je ne me suis amusé avec lui.







-Maman, il est mort, Maman… Il est mort, Maman.

Assise au fond de son siège, la femme a senti la heurter un missile vivant entré en trombe dans sa chambre. Dans un cri de surprise qui s'ensuivit d'un rire tendre, elle déposa sa main sur le crâne du garçon enfoui contre sa poitrine. Ses doigts blancs se mêlant dans cette chevelure d'un noir d'encre ont caressé son crâne , titillé sa nuque et enfin, le visage de l'enfant finit par se lever, présentant une bouille ronde rougie par les larmes se déversant de ses yeux profonds.

-Mon petit lapin, Maman… Il m'a obligé à tuer Sucrette. 

-Papa a fait ça ? s'enquit-elle, le cœur contrit par le chagrin tumultueux de son fils.

-Tu sais, articula-t-il entre deux hoquets chargés de sanglots, il était malade depuis plusieurs jours… La dame qui soigne les animaux avait pourtant assuré que l'on pouvait le sauver, mais papa a dit qu'il était inutile de se donner tout ce mal pour un animal, et lorsque j'ai commencé à pleurer il s'est énervé très fort. Maman, papa a dit que de toute façon, il allait mourir, et qu'il fallait que je lui torde le cou.

La révolte s'est emparée de la femme qui dut se faire violence pour ne pas exploser face à son fils ; mais sous ses yeux, le visage de l'enfant était un champ de désolation qu'elle supportait avec douleur.

-Il a dit qu'un homme doit savoir se montrer impitoyable pour être capable de prendre de bonnes décisions. Il a dit que si je pleurais pour un lapin, alors je ne serais jamais rien qu'une fillette émotive.

-Ton père n'a jamais compris -hélas, je ne l'ai su que trop tard-, qu'en tout temps et toute chose, la raison doit être sentimentale et les sentiments doivent être raisonnables. 

Masashi a reniflé bruyamment, fixant sa mère d'un air ahuri, avant de se remettre à pleurer de plus belle.

-Il m'a obligé à tordre le cou de Sucrette, Maman. Et à cause de moi, mon petit lapin est mort. Maman, il est mort, et c'est moi le meurtrier.

Sa détresse était sienne, son chagrin tordait son cœur à elle aussi ; les émotions de son fils s'immisçaient en elle comme si aucune barrière ne l'en séparait. Blotti comme un minuscule oiseau encore dans son œuf, Masashi tremblotait.

-Maman, ne crois-tu pas que je sois un démon ?

Mais elle en avait un autre, d'oiseau, blotti littéralement dans son œuf, Sous son ventre que recouvrait sa longue robe de dentelle rouge, un tout petit être était apparu. Et si Masashi l'ignorait encore, c'était la réaction de son père qu'elle craignait.

-Je crois qu'en Enfer, les Anges n'ont pas d'autre choix que de se cacher.

Dans un long baiser déposé sur le front de son fils, la jeune femme a ravalé ses larmes.








-Mako, ouvre-moi, je t'en supplie. Mako, ouvre-moi !

Les bruits sourds tambourinaient au fond de son rêve. Comme un bruit de fond, il était apparu là comme sorti de nulle part, mais sa présence d'abord lointaine et discrète se fit peu à peu de plus en plus proche, et l'intrus sonore d'abord inoffensif devint alors une menace réelle qui se mit à emplir l'atmosphère de son tapage assourdissant. Dans son rêve, Mako s'est bouché les oreilles mais l'intrus se rapprochait encore, tant et si bien qu'il lui semblait que le bruit ne l'entourait plus ; il avait fini à l'intérieur de son crâne, battant de toutes ses forces contre son front qui se plissait sous l'angoisse. Le danger était là, impalpable mais bien prégnant, invisible mais fulgurant et lorsqu'elle ne sut plus faire la différence entre les battements affolés de son cœur et ceux enragés dans sa tête, elle se réveilla en sursaut.

Haletante, les yeux écarquillés dans le noir, il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre que ce qui semblait être un roulement de tambour annonçant une catatrophe imminente était en fait des coups battant contre la porte.

-Mako, c'est moi ; je t'en prie, laisse-moi entrer.

En un seul geste elle s'est débarrassée du drap qui la recouvrait pour se retrouver devant la porte qu'elle déverrouilla fébrilement. En face d'elle, plongé dans la semi-obscurité des couloirs dont les torches sur les consoles, plus loin, faisaient refléter sur la moitié de son visage une lumière rougeoyante, la mine défigurée de Takashi se présentait. Le teint habituellement diaphane était d'une lividité fantomatique et, perdu dans un pyjama de soie trop grand, le garçon tremblait comme si un froid intense le possédait.

-J'ai fait un cauchemar, Mako ; je peux dormir avec toi ?

La première chose qui lui a traversé l'esprit, c'était qu'elle ne connaissait ce jeune homme depuis qu'une semaine, et qu'il était bien prématuré de se retrouver dans une situation où deux individus qui étaient deux purs étrangers quelques jours plus tôt ne finissent dans le même lit. La deuxième chose qu'elle a pensée, c'était qu'il était étrange d'avoir une telle pensée quand un homme jeune, si charmant, et de surcroît noble, venait sans honte aucune quémander du réconfort auprès d'une fille de bas étage qui se travestissait. 

Mais Mako étant Mako, et Takashi étant tel un petit garçon terrorisé largué au milieu d'un château hanté, elle a simplement tendu la main. Au creux de sa paume, elle a senti la main plus grande et pourtant si délicate de Takashi qu'elle a craint de ne la briser.


Elle n'avait pas posé de question. Sur son cauchemar, sur la terreur qui en découlait, sur la déréliction qui flottait dans son regard, elle n'a rien cherché à savoir. Juste, pelotonnés l'un contre l'autre dans son lit devenu trop petit, elle le tenait contre elle comme son enfant. D'entre ses lèvres tendres s'échappait une mélodie que Takashi ne reconnut pas et pourtant, il lui semblait l'avoir connue toute sa vie. Seulement, être dans ces bras lénifiants lui conférait un sentiment de familiarité qu'il ne s'expliquait pas. 

-Dis, Mako, si je te promettais de ne pas le répéter, tu me dirais ton vrai nom ?

-Miko, prononça-t-elle dans un murmure en caressant le crâne nimbé de mauve du garçon.

La mélodie continuait. Elle était basse, presque chuchotante pour ne pas troubler le calme de la nuit malgré tout. Le jeune homme s'est senti enveloppé par la voix de Mako comme dans du coton. Bientôt, son cauchemar ne lui parut qu'un lointain souvenir.

-Miko, a susurré Takashi, les yeux semi-clos comme il se perdait à mi-chemin vers le sommeil. Miko, c'est joli, on dirait le nom d'un tout petit, tout rond, tout doux lapin blanc.






-Je te rappelle que tu es un homme, et que tu ne peux décemment pas débarquer à l'improviste dans la chambre d'une jeune femme en pleine nuit.

Masashi était venu trouver son frère là où il avait su pouvoir le trouver ; sous le cerisier que lui et sa mère avaient planté lorsqu'il savait encore à peine parler. Dans une petite cour pavée dans laquelle personne n'allait, le cerisier trônait au milieu en seigneur des lieux et Takashi en était son plus dévoué serviteur.
Mais ce n'était pas sans retour, car en échange de sa dévotion, le majestueux arbre offrait au jeune homme un sentiment de protection qu'il ne comprenait pas lui-même. Comme si entre ces murs de pierres qui le cachaient du monde alentour, sous le ciel qui seul pouvait le voir, Takashi était dans une bulle impénétrable. Mais la bulle avait été franchie par la silhouette de Masashi qui était une ombre noire au milieu de ce tableau de couleurs vives. Allongé au milieu des herbes sauvages qui poussaient librement, dansant allègrement sur le rythme du doux vent de fin d'été, Takashi a tourné la tête en direction de cette ombre qui le surplombait.

-Je suis un homme, a bougonné Takashi d'une voix atone, mais j'aime bien les femmes.

-Je ne sais jamais quoi penser d'un homme qui dit aimer les femmes.

La froideur de Masashi détonnait en cette douce chaleur. Révolté, le jeune homme a vivement redressé le buste, tapant des mains sur ses genoux croisés en tailleur.

-Ce n'est pas comme si j'avais eu de mauvaises intentions ! protesta-t-il, froissé.

-Bien sûr, a tempéré Masashi d'une voix tendre, mais elle, est-ce que tu as pensé à ce qu'elle pourrait ressentir ?

Il s'était accroupi à hauteur de son petit frère comme un parent face à son enfant qui vient de faire une bêtise. Comme à un enfant il tentait de lui faire comprendre avec patience ce qu'il avait fait de mal, et face à ce jugement infantilisant, Takashi a émis une moue réprobatrice. Bien sûr, il ne pouvait lui donner tort ; cependant, se voir faire la morale par celui de qui il n'attendait que de la confiance le blessa un peu plus qu'il ne voulut l'admettre.

-Mais moi, tu sais bien, se défendit-il piteusement, je ne peux faire peur à personne.

-Elle a eu peur de moi comme de Ryô, prononça Masashi avec gravité. Ryô, tu te rends compte ? A -t-il l'air d'une menace selon toi ? Mais le fait est que, Takashi, les intentions les plus viles peuvent se cacher derrière le visage le plus pur et que ça, elle le sait bien mieux que ce que l'on ne pourrait l'imaginer alors Takashi, pourquoi diable as-tu débarqué dans sa chambre en pleine nuit comme si la mort était à tes trousses ?

-Parce que je t'ai vu, Masashi.

Ce n'est pas possible. Il semblait à Masashi que sa cage thoracique se comprimait chaque seconde un peu plus autour de son cœur prisonnier. Bientôt, cette vie battante dans sa poitrine ne serait plus qu'un amas de chair sanguinolente. Morte.

Aussi morte que ne lui ont semblé les yeux gris de Takashi alors. Un ciel gris qui menait une guerre silencieuse contre celui, d'un bleu trop parfait, qui les dominait.

Et Masashi ne pouvait les voir mais devant ces yeux-là où le chagrin s'était imposé comme nouveau maître, des images défilaient face auxquelles Takashi se sentit crouler.

-Tu ne le sais pas, Masashi, tu ne l'as jamais su et pourtant, il y a un fantôme qui me hante depuis des années. Il suit mes traces et les efface derrière moi, il a pris la place de mon ombre pour ne plus jamais me quitter, jour et nuit, Masashi, ce fantôme me colle comme une seconde peau et ce fantôme, c'est toi.


Alors Masashi a compris. Ca l'a frappé comme la foudre, un éclair fulgurant d'évidence et Masashi s'est demandé comment est-ce que le ciel chargé d'électricité qui le suivait toutes ces années avait pu jusqu'alors l'épargner. Mais à présent la clarté de la réalité lui est apparue en toute transparence, et cette réalité qui s'est présentée à lui était une invitée qu'il n'avait pas d'autre choix que d'accueillir avec déférence.

La réalité qui lui disait que le passé n'était qu'une notion abstraite qui n'avait pas de signification tangible et qu'il était impossible pour la conscience humaine de le manipuler comme elle le voulait. L'on pouvait le fuir, il nous poursuivrait ; l'on pouvait aussi courir après lui, il nous échapperait. Faisant ce qu'il voulait de nous, le passé avait depuis toujours posé son emprise impalpable, intouchable, invincible, sur son frère.
Et Masashi semblait si fort, il était cet éternel titan d'acier que les plus puissants canons de la guerre ne pouvaient endommager, ce château-fort humain qu'aucune force ennemie ne pouvait ébrécher et pourtant, devant le regard de Takashi, il l'ignorait, Masashi n'était que la réminiscence errante du garçon qu'il avait été.

Aux yeux de Takashi, cette personne qu'il aime plus que tout au monde est un fantôme pleurant pour l'éternité.







-Il te faudra décidément que tu revoies tes priorités, Masashi, et qu'au lieu de plonger ton nez dans tes livres, tu ne t'entraînes au tir à la carabine. Il est inconcevable que le futur propriétaire d'un terrain de chasse comme le nôtre ne sache pas chasser.

Encore et toujours le même refrain de la part d'Atsushi, la même absence d'entrain de la part de Masashi. Se pourrait-il que son père ne se fût jamais douté du caractère délibéré de ses ratages, l'homme se posait la question, espérant qu'il n'en ait pas la moindre idée, sans y croire vraiment toutefois. Renfilant son fusil sur son épaule, Masashi est descendu de son cheval dont il se mit à caresser le front tendrement.

-Vous savez, mon cher père, que les biens dont l'on hérite et le talent inné ont une chose en commun ; l'on ne les doit qu'au hasard. Aussi, je n'ai choisi ni l'un ni l'autre.

-Le ton que tu emploies ne me plaît guère, mon fils ; que tu le veuilles ou non, il faudra bien que tu acquières les capacités que tout homme doit avoir.

-Il est vrai que j'en ai bien peu, père, et que votre courage, votre assurance, votre caractère impitoyable et ce regard aiguisé qui vous font abattre votre cible en un éclair ne sont pas des qualités dont j'ai eu la chance d'hériter de vous.

-Ce n'est pas l'opinion que j'ai de toi, mon garçon ; il faut bien du courage à un fils qui a tant de fois tenu tête à son père.

Bien sûr, le ton doucereux d'Atsushi ne laissait aucune place au doute ; c'était un reproche qui planait là, derrière la vérité du compliment. Sans dire mot, Masashi s'est mis à parcourir, avec son cheval dont il tenait mollement la longe, la forêt qui s'éclaircissait de plus en plus comme les arbres se raréfiaient et leurs feuilles, doucement, commençaient à tomber.

-Pourquoi ne pas convier ce jeune garçon à nos parties de chasse ? Quel est son nom, déjà ? Ah, oui, Mako…

Atsushi l'avait rattrapé et marchait maintenant à ses côtés. Sa silhouette noire se confondait dans celle de son cheval qui l'accompagnait comme une ombre majestueuse.

-Mako est mon valet de chambre, Père, et n'a rien à faire à courir derrière un gibier.

-C'est une compétence qui sera toujours utile, à toi comme à lui. 

-Je préfère simplement qu'il s'en tienne à ses charges, père. Dans mes appartements.

-J'ai l'impression que tu tiens jalousement à garder ce gamin pour toi ; si je ne te connaissais pas, je croirais que tu entretiens avec lui des relations autres que celles d'un maître et de son serviteur.

-Eh bien, Père, je vous laisse libre d'imaginer ce que vous voulez.

Masashi sentait la colère tendre chacun de ses muscles, tirer chacun des traits de son visage et raide, les doigts autour de la lanière enfonçant leurs ongles dans sa paume, il s'efforçait de garder un air indifférent. Ça n'a fait qu'attiser la suspicion de son père dont les sens exacerbés percevaient tout.

-Ecoute-moi, Masashi ; que dans l'intimité de ta vie privée il te plaît de t'amuser avec des gamins, grand bien t'en fasse ; Dieu se chargera d'en juger. Quant à moi, je ne permettrai que tu n'apparaisses aux yeux du public avec nul autre qu'une femme.

Masashi a renversé la tête en arrière. Sa gorge s'est déployée comme des éclats se mirent à tonner dans l'atmosphère, sa poitrine secouée comme prise de convulsions irrépressibles.

-Dieu ? a répété Masashi dans un rire qui frôla la folie. De quel Dieu me parlez-vous, Père ? Un Dieu inventé de toutes pièces en lequel vous ne croyez pas sinon lorsqu'il s'agit d'excuser vos actes, ou bien celui auprès duquel vous avez envoyé ma mère ?


Il s'y était attendu. A la rage, à l'impulsivité, à la violence ; il s'y était attendu mais si la douleur cinglante a traversé sa mâchoire de part et d'autre, elle a été aussitôt annihilée par la haine.
La haine, et rien d'autre qu'elle prenait possession du corps de Masashi alors et pourtant, c'est comme si une force extérieure, une entité bien trop puissante pour lutter contre elle, l'entravait dans l'expression de cette haine.
Quelque chose de bien trop flou pour en deviner les contours mais à cette chose Masashi a obéi en silence. C'est pour ça qu'au lieu de rendre à son père son coup décuplé, il a dirigé sur lui un regard voilé.
Finalement, même son regard se cachait, rendant imperceptible à Atsushi cette haine qui ne voulait, ne devait se trahir. Pour rien au monde tu ne dois la trahir, soufflait au creux de l'oreille de Masashi cette entité qui le maintenait fermement dans l'immobilisme. Une haine flagrante est stérile, ne le sais-tu pas ? La véritable puissance se trouve chez ceux qui dorment.

-Après tout, tu ne vaux pas beaucoup mieux que ton frère. A part traîner avec des mendiants pataugeant dans la fange tel ton cher Ryo, il n'y a rien que tu ne saches faire.

Masashi a levé les yeux au ciel. Ils n'avaient parcouru qu'une centaine de mètres pourtant, la forêt était devenue une clairière. Au-dessus de lui le ciel commençait à se teinter d'un camaieu jaune-orangé qui le ravit. Au fond de l'horizon, c'est un dégradé rose-violacé qui appela son attention, et l'image de Takashi apparut alors à son esprit, vibrante. Oui, après tout, c'était cela ; Takashi et l'horizon d'un soir d'été étaient sans doute faits par la même volonté céleste. Une poésie vivante qui le troubla alors. 

Reprenant ses esprits dans une profonde inspiration, Masashi reporta le regard sur son père. Ce dernier avait encore la main rougie par le coup qu'il lui avait porté.

-Êtes-vous certain que la supposée pauvreté de Ryo est la seule raison qui vous le fasse mépriser, Père ? Moi, je crois qu'il y a autre chose que vous ne pouvez lui souffrir.

Je tiendrai pour cet horizon-là, Takashi. Si pour toi je ne suis qu'un fantôme qui pleure, tu es pour moi cet horizon d'un féérique rose violacé que je veux continuer à admirer jusqu'à la fin de ma vie.

-Ce que vous abominez tant chez Ryo, n'est-ce pas qu'il a vu de ses propres yeux une réalité que vous vous obstinez à enfouir sous le silence ?

Et silence il y eut, lui, et rien d'autre. N'obtenant aucune réaction de la part de son père statufié, Masashi a repris les rênes de son cheval et, calmement, s'est éloigné.








Il y avait les cris perçants, les sanglots éperdus, l'agitation et la déréliction, l'abnégation et la déperdition. Faisant fi de sa propre vie, Masashi avait foncé tête baissée dans l'antre du lion. Dans un fracas assourdissant la porte s'était éclatée contre le mur et Masashi d'apparaître, livide, dans la chambre de sa mère. Il a fixé avec effroi la proie ensanglantée au sol avant de le rediriger sur le lion.
Ce dernier s'était retourné, les babines ouvertes sur des crocs menaçants, le regard scintillant d'un éclat lugubre. C'était le regard du lion qui se délecte du festin que sa proie tout juste abattue lui promet, le regard du fauve qui se satisfait de sa propre puissance. La crinière de ses longs cheveux noirs emmêlés par l'agitation, les mèches collées à son visage par la sueur de l'effort, et ces griffes encore écartées comme prêtes à frapper à nouveau, tout cela a statufié Masashi sur place qui sentit son esprit se vider. Sur le sol, le corps de sa mère ne bougeait pas.

-Papa, que lui as-tu fait ?

Il ne s'était pas rendu compte que, pour la première fois de sa vie, il l'avait tutoyé. En cet instant même, l'identité de la personne - était-ce bien une personne ?- devant lui n'avait aucune importance. Rien ne pouvait en avoir puisque qu'à un mètre devant lui, sa mère semblait ne plus respirer.

Et au fond de la pièce, reculée dans un coin où elle semblait chercher à disparaître, l'ombre de son petit frère se tapissait. Un petit, si petit enfant que toute l'horreur du monde réduisait peu à peu à néant.

Il ne pouvait pas choisir. Il devait choisir. Il ne pouvait pas choisir. Il était seul et pas assez fort, malgré sa carrure d'athlète, malgré ses bras puissants et ses épaules larges pour un adolescent, il ne pouvait pas les porter tous deux. Il ne pouvait pas choisir ; il a choisi.

D'une force décuplée par l'adrénaline, il a projeté le lion contre le sol et a saisi le corps de sa mère avant de courir vers l'extérieur.







Couvert de sang et de larmes. Comme un cauchemar qui avait pris forme dans la réalité, comme une banshee sortie des eaux noires des profondeurs, comme un ange de la mort, cette vision lui était apparue, irréelle, surréelle, trop réelle pourtant. La nuit. La pluie. Le froid. Tout cela expliquait qu'il n'y avait personne dans ces ruelles pavées trop étriquées, trop sombres pour s'y aventurer et pourtant, cette apparition se tenait là, devant lui. Malgré l'absence de toute forme de vie humaine en ces lieux. Malgré, ou peut-être à cause d'elle ; parce qu'il était la seule personne présente alors, et parce l'entité apparue de nulle part n'avait pour cette raison nul autre à qui s'adresser, c'était lui, et sur lui, que ça devait tomber.

Quel Enfer, a-t-il pensé alors, tiraillé entre la confusion et l'angoisse, par quelle malédiction est-ce qu'un homme dont l'apparence pue la noblesse à plein nez apparaît devant moi, couvert de sang, couvert de pluie qui se confond dans ses larmes, avec dans ses bras le corps fantomatique d'une femme qui semble plus morte que la mort elle-même ?

-S'il vous plaît, aidez-moi. 

Le jeune homme n'a pas réagi. Il était là, assis à même le sol trempé, avachi contre le mur sale d'une vieille bâtisse abandonnée et l'incongruité de la situation était telle qu'il ne savait plus s'il devait croire à ce qu'il voyait. Mais une voix grave entrecoupée de sanglots pénétrait le battement violent de la pluie.

-J'ai entendu parler jadis d'un médecin en ville qui avait la capacité de soigner même les cas les plus désespérés. Je n'ai plus les idées très claires mais, je crois qu'il devait habiter dans ces quartiers… Est-ce que vous le connaissez ?

Il a hoché la tête. C'était plus par mécanisme qu'autre chose car toujours, il fixait de ses grands yeux clairs l'entité surnaturelle devant lui. Était-ce une théophanie ? Était-ce l'œuvre du diable ? Il hésitait encore, mais peut-être au fond était-ce une théophanie victime de l'œuvre du diable? Détonnant dans ce noir profond qui les entourait, la silhouette drapée de blanc de la femme avait un éclat presque divin. 

Mais non, a-t-il pensé par-devers lui. Mais non, il n'y a rien de divin dans la mort ; et elle, elle va mourir. C'est sûr, elle va mourir, pourquoi ne le sait-il pas encore ?

-Je vous en supplie, répondez-moi.

Il a réalisé alors qu'ils devaient avoir le même âge. Ce n'était qu'un adolescent ; comment un adolescent pouvait-il avoir une telle carrure ? Il était grand et fort, ce corps qui le dominait, malgré tout il émanait de lui une telle faiblesse, une telle détresse que ça lui a fait mal au cœur, sur le coup. 

-Il vit à quelques rues d'ici. Je vais vous y conduire.

Alors, il s'est levé, ses bras maigres ballants nus sous la pluie froide et, le plus naturellement du monde, il a fait signe à l'apparition -divine ou diabolique- de le suivre, et les voilà qui s'éloignaient dans la nuit.








-Bonsoir. Euh… Je sais qu'on est au beau milieu de la nuit, et tout ça… Mais ce… monsieur, a-t-il hésité en jetant un coup d'oeil vers Masashi, a besoin de votre aide, et il a l'air riche, alors… Autant en profiter. Enfin bref, bonne soirée.

Interdits, les deux hommes ont regardé partir le jeune homme qui semblait étrangement pressé de disparaître. Ce n'est qu'une fois qu'il fut hors de leur champ de vision qu'ils ont repris connaissance. Étouffant un cri horrifié, l'homme qui leur avait ouvert sa porte a pris des bras de Masashi la femme inconsciente.

-Mon Dieu, que lui est-il arrivé ?

-Vous devez la sauver, supplia Masashi sorti de sa torpeur. Je vous en prie, c'est ma mère, vous devez la sauver…

Sans répondre, l'homme s'est enfoncé au fond de la pièce sombre pour allonger le corps meurtri sur un canapé usé par les années. Masashi prit à peine le temps de jeter un coup d'oeil sur les murs délabrés, les meubles rares et dégingandés qui habitaient la pièce, et le candélabre à trois branches qui, seul, luttait fébrilement contre la nuit.

-Il y a des bougies dans le tiroir de cette commode, fit l'homme qui commençait à déshabiller la femme. Il va me falloir autant de lumière que possible.

Masashi s'exécuta sans attendre et revint quelques instants après auprès de l'homme déjà affairé. S'absentant dans une autre pièce pour en revenir avec une mallette emplie de divers ustensiles médicaux, il commença à inspecter la femme sous le regard torturé de Masashi.

-Ce son n'est pas normal… Je crois qu'elle a un poumon perforé.

Masashi s'est senti défaillir. Il a fallu que l'homme le secoue pour qu'il reprenne ses esprits.

-Ce n'est pas le moment de succomber à la panique.

-Mais comment est-ce possible, sanglotait le garçon d'une voix étranglée. Comment est-ce qu'il a pu réussir à lui perforer un poumon ?

-Elle a plusieurs côtes cassées. L'une d'elle a dû le transpercer.

-Mais vous allez pouvoir la sauver, dites ? Votre réputation est parvenue jusqu'à moi, c'est que vous devez faire des miracles, pas vrai ?

-Laissez les miracles à Dieu, Monsieur, trancha le médecin sans ambage. Moi, ce que je peux faire, c'est de mon mieux.

Il continuait à l'ausculter tout en parlant, effectuait mille et un gestes que Masashi observait sans comprendre, l'esprit trop embrouillé par la panique, embrumé par cette sensation d'irréalité qui le possédait.

-Pardonnez-moi cette indélicatesse, Monseigneur, mais … Si vous êtes un noble, comme votre apparence le laisse croire, je présume que vous avez à votre disposition des médecins au sein même de votre demeure, n'est-ce pas ?

-Je ne peux plus faire confiance à des hommes qui ont prêté allégeance à mon père.

L'homme l'a regardé. Ce ne fut qu'un regard subreptice pourtant, Masashi avait cru y déceler un fond d'inquiétude mêlée de peur. Peut-être un soupçon de chagrin, aussi. Mais l'homme avait aussitôt reporté son attention sur la femme blessée sur son canapé alors, Masashi s'est dit que, peut-être, il avait rêvé.
Il a observé le médecin qui lui tournait le dos, et c'est ce même dos, fin mais viril, fort mais délicat, sur les épaules duquel tombait une magnifique chevelure bouclée pareille à une cascade d'encre de Chine, que Masashi, sans savoir pourquoi, ressentit l'envie secrète de prendre dans ses bras.







Il était revenu un peu plus tard. Deux jours, trois jours plus tard peut-être -le temps pour lui faisait du sur-place et le nombre de levers de soleil ne lui signifiait plus grand-chose ; en tout cas, il était revenu. A l'exact même endroit que sa mémoire n'avait pas effacé et, a-t-il pensé alors, qu'elle n'effacera sans doute jamais.

Sur le coup, il n'a rien pensé. Il n'était ni heureux, ni embarrassé, pas même surpris en réalité ; mais puisqu'une apparition surnaturelle avait bien eu lieu une fois, il pouvait s'attendre à tout. Même s'il n'était encore pas très sûr de la nature céleste ou diabolique de cette apparition, il l'a juste acceptée avec indifférence. 

-Je me doutais que je pourrais te retrouver au même endroit.

Bien sûr, a pensé le jeune homme toujours accroupi contre le mur, ses coudes appuyés sur ses genoux qu'il avait repliés contre sa poitrine. Tu pensais bien ne pas pouvoir me trouver ailleurs, puisqu'avec mon allure sale et déguenillée, je n'avais sans doute nulle part où aller, pas vrai ?
D'entre ses lèvres sèches, la fumée de cigarette ondoyait légèrement dans l'air humide. Le froid pourtant prégnant de cette soirée d'automne semblait ne pas avoir de prise sur ses bras nus. Un peu comme si les cicatrices qui les recouvraient formaient une barrière contre le monde qui l'entourait.

-Je me disais seulement… que je devais te remercier pour m'avoir conduit chez ce médecin, l'autre soir. Alors…

Son visage vide d'expression ne laissait rien paraître pourtant, ça le faisait rire intérieurement de voir un jeune homme avec une stature si imposante et une tenue si richement élégante se perdre dans son embarras face à un être dont la transparence était telle que personne jamais ne le remarquait.

-Il m'a paru que tu avais besoin d'aide, expliqua maladroitement Masashi, et comme tu m'as offert la tienne, je me suis dit que la moindre des choses était de te rendre la pareille.

-Ça a servi à quelque chose ? l'interrompit le jeune homme.

-Pardon ? balbutia Masashi, le regard interloqué.

-Ce service rendu, a prononcé le visage de l'homme derrière son écran de fumée. Ça a servi à quelque chose, au final ?

Maintenant, il en était sûr. Il l'a vu dans son regard, il l'a entendu dans son silence, il l'a senti dans son désespoir ; l'apparition devant lui était bel et bien une théophanie. 

-Non… Non, il n'a pas pu la sauver.

-Alors, vous ne me devez rien.

Dieu délaisse même ceux qu'il envoie sur Terre; C'était comme ça, ça l'avait toujours été, et dans un haussement d'épaules fataliste, le jeune homme a détourné le regard. Comme pour signifier à la théophanie que la discussion était close.

-Pardonnez-moi, j'ai la tête ailleurs en ce moment, si bien que j'en ai oublié de me présenter. Je m'appelle Masashi, Masashi Miwa. Je suis le fils du Duc.

Allez, va-t-'en, râle intérieurement le jeune homme qui se mit à agiter ses genoux nerveusement. Va-t-'en, tu ne vois pas que cette situation n'a aucun lieu d'être ?

Regarde-toi, tu fais tache dans le paysage ; ou plutôt, c'est le paysage qui fait tache autour de toi. Tu n'es pas dans ton élément, tu n'es pas dans le bon décor, la vie n'est pas une pièce de théâtre dans laquelle tu peux transposer les personnages que tu veux où tu veux. Bon sang, réveille-toi ; dégage simplement de là.

-Je voulais simplement vous faire savoir que si vous aviez besoin d'un travail, alors je pourrai assurément vous en trouver un qui puisse vous convenir en ma demeure.

Tu n'as pas entendu ce que je viens de dire ? Non, bien sûr que tu n'as pas entendu, puisque ces mots n'ont pas osé franchir l'obstacle de ma conscience, préférant rester lâchement dans le confort de mon esprit. Mais tout comme le paysage fait tache autour de toi ici, je ferais tache au milieu de ton paysage. Pour la dernière fois ; va-t'en.

-Tu sais, mon petit frère n'a que cinq ans. Il a presque vu ma mère mourir et maintenant, je ne sais pas quoi faire. Je ne sais vraiment pas quoi faire.

Sa voix s'est brisée pour disparaître dans le néant. Sa vision troublée ne lui laissait plus rien voir qu'un monde gris qui l'enveloppait, si bien que même le jeune homme qui n'était qu'à un mètre devant lui s'était évanoui, quelque part dans la tristesse monochrone de cet univers.

Une voix est sortie du néant qui est venue s'enfoncer jusqu'au creux de son esprit.

-Moi, c'est Karyu. 

Même s'il gardait la tête baissée de honte, même si le chagrin le submergeait qui inondait ses yeux de larmes, il a distingué deux mains venir se poser sur les siennes, en silence. Et en silence, ces mains les ont enveloppées pour l'entraîner doucement au milieu du chaos.








-Ta mère vient à peine d'être enterrée et toi, ce que tu trouves de mieux à faire, c'est de me ramener un vagabond tout juste sorti de sa fange.

Ne pas réagir. Ne pas faillir. Que la haine, le chagrin, le dégoût et la rage continuent à lutter dans le secret confiné de son esprit, et que jamais l'une d'elles n'implose pour le trahir.

Atsushi avait dans son regard noir le reflet du démon qu'il était ; ce qui voulait dire que Masashi était un enfant même des enfers.

-Ce vagabond m'a rendu un fier service, Père ; et puisque je l'ai trouvé dans le besoin, il était de mon devoir de l'en sortir. Ce sont du moins les valeurs que feue ma mère m'a apprises.

-Alors, tu comptes ramasser tous les gueux que tu trouves au fin fond des bas quartiers ?

-Non, Père ; la misère est un fléau trop grand qu'aucun homme à lui seul ne pourrait attaquer. Cependant, une vie étant une vie, j'ai préféré agir pour celle-là plutôt que de simplement détourner le regard.

Masashi avait le sien planté avec défiance dans celui de son père. Et ce dernier ne savait que trop ce qu'il voulait dire, ce regard qui le pénétrait ardemment, un regard si sombre et pourtant si transparent, à travers lequel les pensées du jeune homme se trahissaient.

-Quel âge a-t-il ?

La question a surpris Masashi, mais elle l'a un peu inquiété aussi ; que son père témoignât de la curiosité envers Karyu pouvait être une bonne comme une terrible nouvelle.

-Dix-huit ans, Père.

-Fais-le venir dans mon bureau.

C'était tout. Un ton implacable qui ne tolérait aucune objection, et une indifférence totale qui s'ensuivit tandis que l'homme tournait les talons. Entre les murs tapissés d'un rouge bordeaux, la silhouette d'Atsushi était une ombre sans visage.






-Tu ne vas pas faire ça.

Masashi était sous le choc. Un branle-bas de combat qui a mis en déroute son esprit, privant sa voix des mots qui se perdaient dans une mêlée chaotique. Devant lui, Karyu se tenait adossé contre le mur doré qui contrastait avec la sombreté de sa personne.

-Eh bien, répondit le jeune homme avec morgue, puisque votre père en personne m'y a gentiment invité, il aurait été inconvenant de ma part de refuser. 

-Lorsque je parlais “d'un travail qui puisse te convenir”, je ne pensais pas à ça, Karyu. Je croyais que tu voulais t'occuper de mon petit frère.

-Et l'un n'empêchera pas l'autre.

Masashi a serré les poings. Il ne savait ce qui l'empêchait de les abattre contre ce visage diaphane qui semblait le provoquer; Etait-ce l'espoir de ramener l'individu à la raison, était-ce la honte de céder si facilement à la colère, ou bien était-ce tout simplement sa nature non-violente qui était plus forte que sa colère, il ne le savait. Comme si Karyu avait senti le combat intérieur de l'adolescent, il a lâché un petit rire narquois.

-Donc, mon père te propose de travailler dans ce bor… cette maison close dont il a la propriété, et toi, tu acceptes sans plus de cérémonie ?

-Eh, se défendit Karyu avec impatience,j'y vais en tant que garde du corps. Il y a de sacrés pervers là-bas, d'accord ? Des types qui ont des choses indescriptibles dans la tête, de vrais psychopathes.

Masashi était bien trop troublé pour seulement remarquer le ton familier, à mille lieues de ce qu'il aurait dû être de par leur différence de statut, pour s'en offusquer. Mais s'il pouvait passer outre une attitude nonchalante, il ne pouvait faire fi des faits.

-Et le meilleur moyen de protéger ces femmes -parfois même ces filles- de ces “psychopathes” serait justement de les en tenir éloignées coûte que coûte.

-D'accord, et concrètement, que pouvez-vous faire ?

Masashi s'est tu. Etait-ce parce qu'il n'avait rien à répondre à cela, aveu de son impuissance, ou bien parce qu'il se refusait à répondre, c'était difficile à dire. Au fond de son regard brillait une lueur dont il ne put identifier la nature.

-Alors, c'est ce que tu comptes faire ? reprit Masashi, abattu. Travailler pour l'homme qui a tué ma mère ? 

-Travailler pour le duc, voilà ce que je vais faire. Excusez-moi, Monseigneur, mais il y a une chose que vous semblez ne pas avoir comprise ; je travaille pour vivre et contrairement à vous, je n'entrave pas ma liberté d'une morale stérile.

Même lui s'est dit qu'il allait un peu trop loin. Malgré son manque d'éducation, malgré sa personnalité éruptive et sa franchise à toute épreuve, Karyu a pensé que ce n'était pas là la façon de parler à un noble, fût-il d'un an son cadet. Surtout pas lorsque, trois jours plus tôt à peine, il avait vu ce même noble tenir le corps déjà condamné de sa propre mère. Alors, même s'il a regretté la froideur de ses propos, Karyu a baissé la tête sans un mot.

-Sache bien une chose, Karyu ; tant que tu te saliras les mains avec ce genre de boulots, il sera hors de question que tu t'approches de mon frère.

C'était une promesse que Karyu aurait tenue sans difficulté ; à vrai dire, la chose lui était si indifférente qu'il n'y pensait plus. Mais alors qu'au petit matin, il rentrait de ce que Masashi appelait “son travail de Cerbère”, il avait à peine le temps de se changer que déjà, un petit garçon aux yeux bouffis par le sommeil, mais aussi -et il lui fallut du temps pour l'avouer- par les larmes qu'il versait seul la nuit, venait à sa rencontre, dans la recherche désespérée d'une compagnie qui lui faisait défaut.

Du haut de ses cinq ans, Takashi était seul.
Sa mère disparue, son père distant qui prétendait avoir mieux à faire que de consoler un garçon pleurnichard, et son frère trop affaibli par son propre deuil, le jeune orphelin n'avait trouvé personne d'autre que cet adolescent qui daignait lui témoigner cette attention qui lui était vitale. Alors, il arrivait que, avec le consentement résigné de Masashi, le garçon ne passât une partie de ses journées en compagnie de cet homme à tout faire, le suivant partout où il avait des tâches à accomplir au château.
Karyu n'était pas vraiment affectueux, pourtant.
D'aucun aurait pu le qualifier de taciturne et peu avenant, mais malgré ses absences de sourires, malgré son silence, il apportait sans trop le savoir à Takashi quelque chose qui le réconfortait. De la chaleur humaine. Comme si, par le simple fait d'accepter sa présence partout où il allait, Karyu offrait au petit garçon l'amour dont il avait besoin. 

Alors, petit à petit, c'était devenu une habitude à laquelle Masashi s'était résigné, que Karyu, dans son habituelle indifférence, avait acceptée et qu'Atsushi regardait de loin en loin, avec une désapprobation qui, si elle était silencieuse, grandissait au fil des années, au fur et à mesure que Takashi grandissait aussi.


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