-Undecided- chapitre dernier

Juliet



Masashi se souvenait de la froideur.
Celle d'un corps au bord de la mort, et au milieu d'elle, celle d'un corbeau maudit par le sort, qui l'a privé d'ailes.
Il se souvient du sang chaud et de la peau froide, du sang chaud et de la peau blanche, il se souvient des flammes qui s'élevaient jusqu'au ciel sans parvenir à l'éclairer, sans parvenir à le réchauffer, ce corps qu'il avait pris dans ses bras, et il se souvient, oui, de cette sensation horrifiante, cette sensation désolante, désespérante, que cette froideur ne partirait jamais, que tout le sang perdu n'en laissait plus assez dans ses veines, que tout ce temps perdu la vouait à la pire des peines.

Il se souvient, oui, avoir pensé qu'ils avaient mis trop de temps, et que cette vie en jeu l'avait perdu d'avance, le jeu, que cette seule vie qu'ils avaient réussi à trouver au milieu du champ de cadavres, comme une fleur poussant seule au milieu d'un désert stérile, ils allaient la perdre, d'une seconde à l'autre, et d'un monde à l'autre…
Masashi se souvient de ce corps froid, oui, qu'il avait tenu dans ses bras sans s'avouer qu'il commençait déjà à en faire son deuil, il se souvient de la peur, de la terreur, de la douleur aussi, lancinante et entêtante, de ne pas pouvoir le réchauffer. Il se souvient de ses supplications et de ses prières, il se souvient de Ryo qui la fixait d'un air vide, comme s'il était déjà trop tard, comme si elle n'était plus vraiment là, oui, il avait ce regard absent comme si c'était elle, l'absente, et Masashi se souvient d'avoir réveillé Ryo d'entre les morts dans la prise de conscience subite qu'il était sa seule chance.
Ce corps-là qu'il avait porté pour l'emmener vers un ailleurs dont il espérait un miracle, ce corps-là dont la froideur l'avait tant terrifié, Masashi s'était fait le serment, alors, de l'étreindre encore et encore, encore et encore, jusqu'à ce qu'il ne redevienne chaud.
-A quoi tu penses, perdu dans les méandres de ton esprit, comme ça ?

Il s'est lentement frayé un passage hors de sa torpeur. L'âme encore tourmentée, la conscience encore embrumée, et les yeux embués, il a levé le regard sur Miko, dont les habits de garçon qu'elle avait revêtus, sa chevelure dissimulée sous sa casquette de Gavroche, lui donnaient un air enfantin.
-Qu'y a-t-il ? Tu regardais dans le vide, je croyais t'avoir perdu dans un autre monde.
C'est elle, qui avait failli être perdue dans un autre monde, mais il s'abstint de le lui rappeler, comme il ne voulait pas que la résurgence de ce jour ne vienne assombrir son regard malicieux. -Si tu vagabondes dans tes rêves, prends garde à ne pas y trébucher.
-Miko, quand toute cette folie aura pris fin, si un jour elle prend fin … Lorsque tu seras libre de vivre et d'aller et venir comme tu le désires, voudras-tu quand même parfois -juste quelques fois- revenir auprès de moi ?

Il avait l'air de la supplier. De but-en-blanc, comme ça, comme s'ils n'étaient pas sur le point de vivre un événement qui risquait de tout chambouler, comme si leurs amis n'étaient pas déjà en train de les attendre dans la pièce d'à côté, lui, il avait prononcé ces mots avec une telle détresse, une telle fatalité, qu'elle sentit son coeur se serrer.
Comme s'il avait déjà perdu d'avance, il avait quand même posé la question, la mort dans l'âme. Et la mort dans l'âme, elle l'eut aussi lorsqu'elle réalisa tout ce que Masashi taisait mais émanait malgré lui de sa personne, dans une aura mélancolique de douceur et de douleur.
-Vous savez, il n'y a rien à aimer chez moi.

Elle s'était mise à le vouvoyer sans même s'en rendre compte. Comme si elle voulait inconsciemment mettre entre elle et lui une distance qu'ils avaient trop raccourcie, elle l'avait vouvoyé, et dans sa voix le regret pesait lourd comme du plomb.
-Non, je ne le sais pas. Comment l'aurais-je su ? Tu ne me l'as encore jamais prouvé.
Masashi était grave, il était solennel, et la regardait avec défiance comme s'il attendait d'elle la preuve de ses affirmations. Miko a lâché un rire aussi triste que désarçonné :
-Malgré toutes les fois où je vous ai repoussé ?
-Tu te protégeais ; en quoi cela ferait-il de toi une personne indigne d'amour ?
-J'ai vécu dans un monde où j'ai toujours pensé que je devais me sacrifier pour les autres, pour espérer un jour être digne d'amour. Malgré cela, malgré tous mes sacrifices, ça n'a pas marché. A présent, j'ai arrêté de vouloir souffrir pour les autres, et par-là même me suis résignée à ne jamais être aimée.
-Mais l'amour, ce n'est pas souffrir pour l'autre, Miko ; l'amour, c'est refuser que l'autre souffre pour soi. Seules la faiblesse et la cruauté pouvaient exiger de tels sacrifices venant de toi, Miko, et n'auraient rien pu t'offrir en retour que cette vision dénaturée de ta personne, destinée à te pousser toujours plus loin dans le sacrifice mais Miko, moi, je ne veux pas ça, Miko, et si un jour, tu reviens près de moi, j'espère que j'aurai la chance de te prouver que tu peux être aimée en tant que toi-même et si je parvenais à te le le faire réaliser alors, j'en serais très heureux. 
-Masashi, sache que ta déclaration m'a ému au plus haut point mais à présent, il est l'heure d'y aller.

Takashi avait surgi comme de nulle part, et derrière ses longues mèches violacées, son visage délicat manifestait une impatience certaine. Depuis la veille, Miko avait du mal à reconnaître le jeune homme qu'elle avait toujours connu tantôt guilleret, tantôt triste ; toujours cependant en train de réclamer ou de donner de l'amour.
Mais à présent, la face enfantine de Takashi s'était assombrie d'une gravité qui lui avait été étrangère jusqu'alors. Les événements qui avaient eu lieu avaient-ils transmué sa personnalité ou bien la révélaient-ils seulement ? C'était difficile à dire, mais si Takashi n'avait rien perdu de sa délicatesse et de son excentricité, une noirceur invisible, mais palpable, altérait jusqu'à son aura. Tout simplement, l'insouciance avait laissé place à quelque chose, une chose qu'elle ne sut identifier alors, mais qui inspirait à Miko un relent de peur. 







Alors, c'était décidé. Ils y allaient. Dans le carrosse qui les éloignait de leur refuge, Masashi, seul, semblait en proie à des affres dévorantes ; autour de lui, ses quatre compagnons exprimaient une neutralité qu'il ne comprenait pas. Même Takashi, oui ; comment Takashi pouvait-il demeurer serein dans un moment pareil ? Comme si le jeune homme avait senti le regard de son frère peser sur lui, il détourna son attention de l'extérieur qu'il observait à travers la fenêtre pour la river sur lui : -Cesse de me fixer ainsi. Tu as le don pour mettre les gens mal à l'aise.
-Tu n'as pas l'air mal à l'aise du tout, fit observer Masashi.

Takashi a tiqué devant ce qui ressemblait fort à un reproche. Comme si son frère avait attendu de sa part du malaise, de l'inconfort, de l'anxiété ; tout ce que lui-même ressentait, en réalité, et qu'il était sincèrement surpris de ne pas déceler en Takashi.
Sa conscience s'était-elle fermée face à l'ampleur de la situation pour le préserver de la panique qui le guettait, ou bien était-il réellement indifférent à ce qu'il se déroulait ? Masashi n'en était plus très sûr, et c'est précisément ce qui le gênait ; deux jours plus tôt à peine, il ne se fût pas même posé la question, comme il aurait pensé que l'indifférence apparente de son frère n'était là que pour cacher une angoisse profonde.
Mais à présent, le doute le tenait, et Masashi, à l'idée que son frère pût se sentir si nonchalant, était celui qui se sentait mal à l'aise. Il ne voulut pas se l'avouer, mais un mauvais pressentiment avait déjà fait intrusion en son for intérieur. A côté de Masashi, Miko lui jetait de subreptices coups d'oeil ; elle avait perçu en lui l'anxiété qui le rongeait, mais ne disait rien. Partager son sentiment envers Takashi ne pouvait qu'empirer la situation, et elle voulait espérer que leurs craintes inavouées ne se révèlent que purs fantasmes.

En face d'eux, le trio Takashi, Tatsurou et Kyo formaient un singulier tableau. Un étrange triptyque qui commençait par un androgyne aussi gracieux qu'excentrique, un homme qui ressemblait à la version gothique d'un magicien de cirque et enfin, un individu aux airs de voyou dont la peau était une toile vivante.
Comme il les observait, Masashi remarqua la mine basse de Tatsurou qui évitait soigneusement son regard. Masashi a laissé échapper un rire, mais il était jaune.
-Masashi, je suis désolé… J'ai essayé de te le faire savoir au plus tôt ; c'est pour cette raison que je suis revenu précipitamment dans le pays, je voulais…
-Tu aurais pu simplement m'envoyer une lettre, rétorqua Masashi. Tu te doutais certainement que mon adresse n'avait pas changé, fit-il avec ironie.
-Une lettre que n'importe qui aurait pu intercepter et lire à ta place, se défendit Tatsurou. Depuis quand laisse-t-on des traces écrites de ce genre de choses ?
-Je suis certain que des centaines de lettres ont dû être écrites, pourtant, afin d'organiser une révolte.      
Takashi a ricané, mais Masashi l'a ignoré.

-Masashi, durant toutes ces années où vous avez fait exiler des hommes et des femmes accusés, à tort ou non, de crimes ou de complots à l'encontre du duc, vous avez créé cette diaspora restreinte, cette communauté de personnes qui, d'abord esseulées comme elles arrivaient en terre inconnue, étaient vouées à finir par se rencontrer.
<-Alors, tu es en train de me dire que c'est de notre faute, de “ma” faute ? s'insurgea Masashi dont la voix tonnante fit sursauter Kyo et Miko -Takashi, lui, demeurant inlassablement impassible. Es-tu en train de me dire que nous aurions dû tous vous laisser, toi y compris, vous faire attraper par les hommes de mon père en sachant le sort qui vous attendait ?
-Non, Masashi, assura Tatsurou avec véhémence comme son regard s'était mis à briller d'émotions. Non, Masashi, vous avez été merveilleux et nous vous en sommes tous reconnaissants. Tu ne t'es jamais demandé pourquoi, alors que les libelles et même les tentatives d'agression sur ton père survenaient, toi et Takashi n'avez jamais été calomniés ou attaqués par ceux qui, pourtant, auraient dû vous associer à lui ?

Masashi n'a pas répondu. De ses yeux étrécis, dans lesquels luisaient l'intrigue et la défiance, il fixait Tatsurou sans bouger. Kyo fixait Tatsurou, en attente d'un aveu, Miko fixait Masashi, dans l'attente d'une réaction, et Takashi toujours de fixer inlassablement l'extérieur qui défilait au rythme des battements des sabots.
Mais Masashi ne répondait toujours pas, attendant cette réponse de la part de Tatsurou, mais Tatsurou s'était muré dans un silence aussi entêté que le sien et au final, deux chiens de faïence se dévisageaient, attendant de voir lequel des deux céderait le premier. Mais ils n'eurent pas le temps de le découvrir, comme dans le huis clos étriqué du véhicule, la voix de Takashi a brisé l'atmosphère :

-Des femmes disparaissaient depuis des années après qu'elles avaient pénétré au château dans le but d'y trouver du travail, ou d'y réclamer réparation pour un préjudice que notre père leur avait fait subir, à elles ou leurs familles. On les voyait y entrer pour ne plus jamais les voir en ressortir, vivantes ou mortes : alors que crois-tu que les gens commençaient à s'imaginer, dis-moi ? Je me fichais bien de ce qu'ils pouvaient dire ou penser de cet homme, mais tu crois que j'allais leur laisser penser que tu pouvais être, ne serait-ce qu'un instant, complice de ce monstre qu'ils accusaient d'enlever toutes ces femmes ?
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Chacun a retenu son souffle. Chacun, sauf Takashi dont la présence, si forte, si envahissante, semblait effacer le reste du monde. Alors qu'il plantait son regard dans celui de son frère, le visage innocent de Takashi était devenu celui d'un justicier.
-Il fallait qu'ils sachent ce qu'Atsushi avait fait de mal. Mais je voulais aussi qu'ils sachent tout le bien que tu avais fait.






Hiroki, Ryoga et Ryo ont été accueillis par leurs amis avec émotions. Comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis une éternité, ils se confondirent en étreintes et embrassades, témoignant de leur soulagement mutuel de se savoir sains et saufs.
Seul Takashi, qui avait fait envoyer une estafette dans la nuit pour qu'elle arrivât au petit matin à leur refuge, n'eut pas vraiment de réaction, si ce n'est envers Ryo à qui il adressa un vague sourire.
Face au stoïcisme de leur ami d'ordinaire si expansif, les trois hommes s'étaient interrogés sans s'inquiéter pourtant, trop préoccupés par les événements en cours. Maintenant installés tous ensemble dans le carrosse qui se fit un peu trop étriqué, ils parlaient avec effusion :
-Je ne peux pas y croire, s'emballait Ryo dont les cernes et la chevelure emmêlée trahissaient un sommeil bref et un départ précipité. Le château, “ton” château, Masashi, est réellement en train d'être envahi ?
-Ce n'est pas “mon” château, rétorqua-t-il, légèrement agacé. Eh bien, je crois que mon frère vous a déjà tout raconté dans le message qu'il vous a fait parvenir -à notre insu, d'ailleurs, dois-je le préciser ? J'aurais préféré vous savoir en sécurité à plusieurs heures de route d'ici. Bien que je sois heureux de vous voir, votre présence n'était pas nécessaire.
-Nous ne pouvions pas vous laisser seuls, Takashi et toi, dans un moment si symbolique. Nous qui avons tout fait pour limiter le nombre de victimes du duc et répandre tant bien que mal l'information quant à ses agissements illicites et immoraux, voilà qu'une révolte nous vient, organisée à distance par ces personnes-mêmes que nous avons aidées à fuir.
-Oui, enfin… Il semblerait que des personnes sur place aient également contribué à faire circuler ces informations dans les quatre coins de la ville, et plus encore…

Ryoga qui, depuis le début, se maintenait collé à Kyo qu'il ne voulait plus lâcher, comme s'il craignait de le voir à nouveau se faire enlever sous ses yeux- a redressé la tête, libérant enfin l'épaule de Kyo dont il avait fait son oreiller. 
-Si j'ai bien compris, Takashi, tu as organisé la chute de ton propre père ?
Takashi n'eut qu'un vague regard pour Ryoga avant de se détourner dans un haussement d'épaules. -C'est quoi, son problème ? maugréa Kyo.
-Eh bien, prononça Hiroki que l'attitude de Takashi mettait mal à l'aise, je pense qu'il est trop téméraire de déjà parler de “chute”... Mais si Atsushi Sakurai pouvait prendre ainsi conscience de l'ampleur du mécontentement causé par ses innombrables erreurs, alors…
-Le “mécontentement” ?


C'était une voix qui cinglait comme un couperet s'abattant sur une tête insouciante qui avait fusé. Dans le véhicule, chacun se raidit.


-Des hommes arrêtés, enlevés, torturés, tués ; des femmes enlevées, séquestrées, torturées, tuées, d'autres femmes, des adolescentes même, enlevées, violées, vendues comme esclaves sexuelles, et tout cela sous le prétexte que ces hommes et ces femmes auraient osé parler haut et fort de ce duc qui vole leurs terres, dilapide leurs impôts, affame les pauvres et engraisse les riches, profite de mendiants et d'orphelins de tous âges pour en faire des captifs aliénés à son service, use de son pouvoir et de son autorité pour abuser des femmes et de leurs corps.
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La tirade de Takashi a laissé muets chacun d'entre eux. S'échangeant des regards, cherchant chacun dans l'expression de l'autre l'attitude à adopter, ils ne surent que se taire. Un ange passa, puis toute une kyrielle qui imposa le silence parmi eux, avant que Takashi ne le brise de lui-même.
-Cet homme doit mourir. Cet homme va mourir.


“Faites ce que vous voulez du gamin. Quant au reste… Tuez la fille”.


Ryoga s'est souvenu, à ce moment-là.
Il s'est souvenu de la terreur, il s'est souvenu de l'horreur. Il s'est souvenu du ciel qui s'écroule et du monde qui s'effondre, de l'envers du décor et de son corps à l'envers, oui, son corps, à Ryoga, maintenu au sol à plat ventre pendant que ces hommes faisaient de lui “ce qu'ils voulaient”, lui qui n'était qu'un enfant, lui qui maintenant était abandonné de tous et de Dieu lui-même, son corps qu'ils abusaient pendant que celui de sa soeur agonisait, et le regard, le regard de Satsuki qu'il a vue mourir, son regard à elle qui l'a vu souffrir..; avant le néant.

Oui, Ryoga s'est souvenu, de ces années d'enfer, de ces années à faire affaires avec ce corps qui n'avait de toute façon plus rien à perdre, qui était déjà souillé, qui était déjà rouillé, et qui ne semblait destiné qu'à recevoir le vice et la violence, les sévices de l'indécence.
Ce corps d'enfant qui avait grandi malgré lui alors qu'il aurait dû mourir, ce corps d'enfant qui continuait à se développer alors même qu'il ne mangeait plus, ne dormait plus, ce corps-là, détaché de lui-même, étranger à son âme, qu'il avait traîné dans les rues comme un prisonnier traîne un boulet à ses chevilles trop maigres, ce corps-là, qu'il avait tant haï, qu'il avait tant trahi, aussi, ce corps que seules des mains sales ont jamais touché, ce corps qui rapportait de l'argent quand il le couchait, ce corps-là qui n'avait jamais connu la chaleur parce que l'on n'avait jamais reconnu sa valeur, à lui, à elle, à sa soeur, à Miko, à toutes les femmes, les jeunes filles, les enfants abusés et vendus, êtres désabusés et perdus ; pour tous ceux-là, pour toutes celles-là, Ryoga le savait, il l'avait toujours su : Atsushi doit mourir.










Lorsqu'ils arrivèrent au château, ils eurent le sentiment d'avoir été propulsés sur un champ de bataille.
Et c'était bien des batailles qui se déroulaient tout autour d'eux, opposant des hommes et des femmes mal vêtus à des hommes en livrées, et si les armes des premiers rivalisaient rarement avec celles des seconds, les premiers avaient l'avantage du nombre, l'avantage de la colère, de la haine, de la révolte ; ces émotions qui, une fois déchaînées, une fois libérées du carcan de la bienséance et de la peur des représailles, vous confèrent une force surhumaine et un déni de la douleur qui vous poussent aux risques les plus extrêmes.

C'était bien des batailles, oui, forcément acharnées, qui avaient décharné les murs dont les papiers peints et tentures étaient éventrés, qui avaient enfoncé les portes pour n'en laisser que des débris de bois éparpillés, qui avaient renversé les meubles, éclaboussé les sols et les parquets de sang, brisé les miroirs et pourtant, au milieu de tout ce carnage, de toute cette violence, de toute cette soif de destruction, Masashi sentait qu'autour d'eux, le calme se faisait sur leur passage.
L'espace d'un instant, la brutalité faisait une pause comme pour les saluer, la violence se stoppait, s'écartant du chemin pour les laisser passer. Le silence était à leur égard une révérence, comme si chacun de ces hommes et de ces femmes, nobles ou roturiers, avaient reconnu en Masashi et Takashi l'objet de leur déférence.
Masashi ne les avait jamais vus pourtant ils le connaissaient, son visage et son nom le précédaient, chacun ayant déjà aperçu ou entendu parler du fils aîné du duc, à l'apparence si singulière, à la silhouette si imposante et dont, pourtant, chacun connaissait la réputation, chacun avait entendu l'histoire de ces bienfaits, entretenus depuis des années, qui faisaient de Masashi un héros.
Chacun savait, oui, qu'il était venu en aide à des mendiants, des vagabonds, des prostitués, et qu'à eux il s'était allié pour devenir le corps central d'une organisation destinée, dans le plus grand secret, à sauver des vies déjà condamnées par son propre père.
Alors, partout où apparaissait Masashi, un hommage muet lui était consacré, faisant planer hors du temps des esprits explosifs et des corps déchaînés par l'insurrection. Un sentiment d'irréalité prenait le groupe d'amis comme ils se déplaçaient au milieu de ce chaos qui se suspendait comme par magie dès leur apparition, mais au fur et à mesure qu'ils parcouraient les couloirs, traversaient les pièces, montaient les étages, le groupe se dispersait comme l'un après l'autre, ils étaient appelés par une urgence, attirés par une scène qui éveillait leurs instincts de protection.

Ryo, le premier, a accouru lorsqu'il a vu une femme à terre, inconsciente, tandis qu'un garde commençait à déchirer ses vêtements. Kyo s'est jeté tête baissée lorsqu'il a vu deux adolescents piètrement armés faire face à un homme qui pointait sur eux un pistolet ; s'en est suivi Ryoga qui s'est jeté devant Kyo juste avant qu'un coup de feu ne fît siffler leurs tympans.
Miko a voulu accourir mais son hurlement de détresse retentit comme elle sentit les bras fermes de Masashi la retenir prisonnière avant de la soulever qui se débattait, impuissante, et l'éloigner de la scène. Ils étaient au dernier étage et déjà, ils approchaient de la fin. Le visage de Takashi s'assombrit d'un sourire torve lorsqu'ils passèrent devant sa chambre saccagée sur le sol de laquelle deux corps, ceux de deux hommes de son père, gisaient, peut-être morts, peut-être vivants.
Hiroki s'est rué avec la rage d'un forcené, tel que l'on ne l'avait jamais vu, lorsqu'ils aperçurent Karyu adossé contre le mur à côté de sa chambre, acculé par un garde armé d'une baïonnette qu'il combattait à mains nues.
Torse nu, couvert de sang dont on ne savait pas s'il était le sien ou non, Karyu luttait avec peine contre cet homme bâti comme un mastodonte, la lame de la baïonnette pointant sous sa gorge tendue. A leurs côtés deux corps noblement vêtus gisaient, et les amis pouvaient dire déjà que Karyu n'en était pas à son premier combat. Lorsque Hiroki est venu prendre par derrière l'homme qui menaçait la vie de Karyu, ce dernier en profita pour lui asséner un coup de poing magistral dans la mâchoire, mais ce qu'il advint par la suite, ils ne surent le dire comme le groupe, à présent réduit à quatre, continuait inlassablement son chemin.

Ils le remarquèrent à peine lorsque Tatsurou, brusquement alerté par des hurlements, s'était précipité auprès d'une jeune femme qui luttait seule contre un garde duquel elle essayait d'arracher l'arme à feu des mains, dans un combat acharné qui commençait dangereusement à pencher en sa défaveur. Maintenant réduit à trois, tels des zombies hypnotisés, irrémédiablement attirés par ce qu'ils ne nommaient pas, par l'inconnu et la peur, la peur de savoir mais aussi le désir, le besoin urgent de découvrir, le groupe se dirigeait droit vers la double porte tout au fond du couloir, cette lourde porte dorée derrière laquelle, ils le savaient, ils le sentaient, Atsushi s'était réfugié.

Ils avaient cru trouver la porte barricadée, mais à leur grande surprise, ils n'eurent qu'à pousser pour pénétrer dans les appartements d'Atsushi. Rien n'avait été saccagé, rien n'avait été détruit, pas même déplacé. La pièce était ce qu'elle avait toujours été ; propre, luxueuse, décorée avec goûts, irréprochable.
C'était sans compter les trois cadavres de paysans qui jonchaient le sol et qui firent monter en Miko et Masashi une nausée qu'ils ne purent contenir qu'en se faisant violence, et au fond de la pièce, adossé au mur, plié en deux, Atsushi les observait d'un regard qui les identifiait clairement comme ses ennemis.
A ses côtés, deux gardes encore debout qui brandirent aussitôt les baïonnettes devant les nouveaux arrivants, ainsi que le corps de l'un d'eux, assis contre le mur, qui semblait dormir du sommeil paisible des morts. D'un geste de la main, Atsushi ordonna aux gardes de baisser leurs armes, ce qu'ils firent avec méfiance, et lorsqu'il se redressa, fier mais pantelant, dédaigneux mais livide, tous les trois virent sur sa chemise d'un blanc immaculé, une tache de sang trahir la blessure, au même endroit, pensa Masashi, que celui où Miko avait été lacérée.
-Mes propres fils… Que mes propres fils aient osé fomenter une attaque contre leur père, qui eût cru cela un jour possible ?

Parler était un calvaire pour Atsushi dont chaque syllabe s'accompagnait d'un sifflement rauque provenant du fond de sa gorge. A sa droite, l'un des gardes lui offrit son bras comme il chancelait mais l'homme, dans toute l'arrogance de son orgueil, le balaya d'un geste brusque. Derrière ses mèches noires collées à son front par la sueur, ses yeux étaient noirs mais brûlants, comme des braises de charbons rendues ardentes par le feu ravivé de la colère. Une colère viscérale.
-A vrai dire, Papa, Masashi n'est pour rien dans cette histoire. Sa haine de la violence l'aurait à jamais empêché de franchir cette limite qu'il fallait bien que quelqu'un franchisse à sa place.

Takashi s'avançait vers son père d'une démarche assurée, défiante, que chacun ici voyait pour la première fois. Dans un mouvement instinctif, Masashi voulut le retenir mais sans savoir pourquoi, il se stoppa juste à temps, le bout de ses doigts tendus frôlant la chevelure irradiante de Takashi.
Ce dernier se stoppa à un pas de son père, le regardant droit dans les yeux, et l'homme qui lui faisait face alors put sentir chacun des muscles de son fils se contracter, chacun de ses nerfs se tendre sous les effets d'une rage intense que seule une volonté de fer parvenait encore à contenir. Le visage de Takashi était transfiguré.
-Ne te méprends pas malgré tout ; quand je parle de haine de la violence, je signifie par-là bien sûr qu'il a la haine de toi.
-Takashi, cingla Atsushi entre ses crocs de serpent, espèce de petite peste,  toute ta vie tu n'auras été qu'un déshonneur et qu'un fardeau. Tu n'imagines pas ce que…
-Ce que tu veux faire de moi ?

Takashi a éclaté de rire. Ce rire déchirait l'atmosphère, il avait le tranchant d'une épée, la froideur glaciale d'un blizzard, l'éclat tonitruant du tonnerre.
Son rire n'avait rien d'un rire, de la joie qui aurait dû le caractériser, de la légèreté qui aurait dû le faire s'envoler, non ; ce rire dénaturé puisait sa source dans la rancoeur, une bile amère que durant trop d'années, Takashi s'était retenu de cracher.
Et le regard de Takashi disait tout, le regard dénaturé de Takashi révélait tout ; et Atsushi sut alors que, pour la première fois de sa vie, son fils était devenu comme lui. Sans une ombre d'humanité, sans une once de pitié pour cette vie qu'il méprisait profondément. Pour la première fois, Takashi était ce qu'Atsushi avait toujours voulu qu'il soit, et aujourd'hui, il l'était devenu pour l'anéantir.

-Si, Papa, je l'imagine très bien. Tu m'as tant de fois donné l'occasion de voir ce dont tu étais capable, de voir tout le vice et toute la cruauté dont tu es pourri jusqu'à la moelle, alors, ce que tu veux me faire, je l'ai toujours su. Mais vas-y, si tu veux me tuer. Tu ne feras que leur donner une raison supplémentaire de t'éliminer. Que crois-tu qu'il se passera, lorsqu'ils en auront fini avec tout le monde et qu'ils se rueront comme une meute de loups affamés dans cette pièce où ils te trouveront là, prostré comme une pathétique créature priant pour sa vie ? Ils veulent déjà te tuer, Papa, ils viennent déjà pour se venger de tout le mal que tu as fait, et tu crois que me tuer, moi, changera quelque chose à cela ?

Cette fois, Atsushi n'eut aucune réaction lorsque l'un des gardes agrippa les poignets du jeune homme pour immobiliser ses bras derrière son dos. Mais Takashi n'y prêta aucune attention ; il était venu sans armes, il était venu sans bouclier, juste lui et sa haine, juste lui et sa peine, et l'objectif ultime de voir s'effondrer le monstre.
C'est alors qu'Atsushi comprit. Il ne fut pas le seul, comme un éclair de lucidité avait frappé au même moment Miko et Masashi qui sentirent leurs coeur rater un battement lorsqu'ils réalisèrent que depuis le début, Takashi avait accepté l'idée de mourir, si cela devait signifier qu'Atsushi meure avec lui.
-Takashi, arrête.
Le jeune homme parut ne pas entendre la supplication étranglée de Masashi. Son visage levé vers celui de son père qui le toisait, il semblait ne plus avoir conscience du monde autour de lui. Il n'y avait que lui et Atsushi, cette bulle dans laquelle ils s'affrontaient.
-Mais Papa, cette journée n'est que le résultat de tes actions dont chacune était une pierre de plus à l'édifice que tu t'es évertué à bâtir chaque jour de ta vie. Papa, quand on consacre sa vie à bâtir l'enfer, il faut accepter d'y vivre pour l'éternité.


Le hurlement de Miko a fait vibrer les murs comme un séisme, a emporté brutalement les consciences comme un raz-de-marée. Les âmes chamboulées, les coeurs affolés, chacun a redirigé son regard sur la jeune femme mais elle, c'est Masashi qu'elle regardait, défigurée par la terreur, et le père et le frère de comprendre alors la raison de ce hurlement déchirant ; deux mètres derrière Masashi, deux hommes se tenaient, apparus là tels des serpents s'étant faufilés en douce jusqu'à eux, qui pointaient sur un Masashi immobile deux fusils prêts à tirer.  -Faites les partir, ou c'est l'aîné qui le paiera.

Atsushi voulut prononcer quelque chose, mais seul un râle séreux sorti d'entre sa gorge qu'un goût de sang empoisonnait. Takashi, lui, s'est contenté de river sur les deux hommes un regard qui oscillait entre dégoût et pitié.
-Bordel, vous êtes aveugles ? Menacer le fils aîné du duc ne servira en rien ce dernier. Non seulement votre loyauté vous fait ressembler à des chiens galeux abandonnés prêts à tout pour se faire aimer de leur maître, mais en plus de cela, vous êtes d'une inutilité qui frise le ridicule. La vanité a deux significations et vous représentez parfaitement chacune d'entre elles. Maintenant, dégagez.
-Si vous ne faites pas sortir immédiatement tous ces révoltés qui réduisent le château à feu et à sang, rétorqua l'un des hommes sans ciller, nous n'aurons aucun remords à tirer.
-”A feu et à sang” ? répéta Takashi dans un rire sardonique. Vous ne devriez rien dire si vous ne savez pas de quoi vous parlez. Si vous voulez savoir à quoi ressemble une scène réduite “à feu et à sang” alors, pourquoi ne pas lui demander, à elle, que les atrocités commises par votre taré de maître ont conduite au plus profond des enfers ?

Miko n'avait pas besoin de le regarder, comme ses yeux angoissés étaient rivés sur Masashi, pour savoir qu'en disant “elle”, c'est elle qu'il désignait, et que ses propres malheurs devaient servir de leçon à ces hommes aliénés par la servitude.
Masashi, que la menace des fusils pointés sur son dos à seulement deux mètres de lui avait jusque-là figé, s'est brusquement écrié : -Ne parle pas d'elle ainsi pour justifier tes actes, Takashi !

Mais Takashi leva les yeux au ciel en signe d'exaspération comme il poussait un profond soupir :
-Je n'avais pas besoin d'un tel drame -et je dis ça avec tout le respect et la compassion que je te dois, Miko- pour justifier mes actes. Il me semble que notre père avait déjà depuis longtemps franchi la limite de l'indécence et de l'indicible, pour que lui soit garantie un jour la revanche du pion qui n'accepte plus de se faire écraser par le roi.
-Je ne me répéterai plus, objecta l'un des hommes qui tenait Masashi en joue. Ou bien vous faites sortir tous ces chiens enragés qui sont venus semer le trouble par votre faute, ou bien je tire sur ce traître.
Cette fois, la rage prit le dessus sur la peur et Miko fit volte-face, les poings serrés.
-Celui que vous appelez “ce traître” a fait infiniment plus de bien autour de lui que vous n'en ferez jamais, et si vous osez toucher à un seul de ses cheveux, soyez assurés que ces “chiens enragés” accourront tous ensemble pour vous déchiqueter jusqu'à ce que plus une once de votre chair pourrie ne reste sur vos os.

Et si chacun admira le courage de la jeune femme, si Masashi éprouva pour elle une infinie reconnaissance mêlée de terreur à l'idée qu'elle ne se fût mise ainsi en danger, ce ne fut pas le cas de l'homme qui, dans un simple haussement d'épaules, rétorqua : -Au moins, vous pourrez dire que je vous ai donné une chance.
-N'y pense même pas, suppôt de Satan.


Le coup de feu a retenti comme en même temps, l'homme se sentit brusquement tiré en arrière avant d'être propulsé au sol. Il y eut des hurlements, de l'agitation, Masashi qui se précipite pour venir en aide à Karyu qui luttait dans une bataille acharnée contre l'homme, tous les deux tentant d'arracher le fusil à l'autre comme ils roulaient au sol, et avant que tous n'aient eu le temps de réaliser ce qu'il se passait, ce fut la débandade, la déflagration qui avance à toute allure, le raz-de-marée humain qui vous entraîne dans toute sa force naturelle, dans l'expression déchaînée de sa puissance, et malgré elle Miko fut entraînée vers le fond de la pièce comme Masashi disparut sous ses yeux dans la foule en furie.

Et cette foule-là, qui a avalé ses compagnons, cette foule que Takashi a accueillie les bras ouverts, cette foule qui s'est emparée d'Atsushi pour en faire son défouloir, le réceptacle de sa rage et de sa rancoeur, cette foule qui a laissé déferler toutes ses émotions contenues dans une bombe à retardement qui explosait enfin, cette foule qui a éventré les tableaux, lacéré les cuirs et velours des meubles et des tapisseries, cette foule qui s'est acharnée sur les deux gardes qui luttaient aux côtés d'Atsushi dans toute l'énergie du désespoir, une lutte vaine et perdue d'avance face à la grandeur du nombre, face à l'immensité de la rage, cette foule qui a plaqué Atsushi à terre pour le piétiner comme il les avait piétinés, pour lui cracher dessus comme il les avait méprisés, pour le voler et le déshabiller comme il les avait dépossédés, cette foule qui l'a humilié comme il les avait privé de leur dignité ; c'est contre cette foule-là que Miko a lutté, se débattant pour avancer à contre-courant de la vague déferlante.


Son corps frêle heurté à chacun de ses pas par les hommes et les femmes qui l'entouraient, ce corps qui se perçait ou s'entaillait accidentellement contre les piques et les lames qui n'étaient pourtant pas à elle destinés, c'est ce corps-là, si fragile et si fort, si délicat et si résilient, qu'elle a fait traverser envers et contre la foule pour, enfin, arriver auprès de Masashi.
Quels ne furent pas sa joie et son soulagement lorsqu'elle vit ce dernier debout, bataillant aux côtés de Karyu contre des hommes armés.
Elle reconnut le corps du garde qui avait menacé Masashi un instant plus tôt, immobile à plat ventre sur le sol, Instinctivement, elle chercha des yeux le second, comme si, au milieu de tous ces humains entremêlés dans ce chaos infernal, elle avait senti un seul et unique danger : c'est alors qu'elle le vit, blessé, agenouillé contre un mur, qui pointait son fusil sur Masashi qui, dans son combat auprès de Karyu, ne se doutait alors de rien.
Un éclair a foudroyé la conscience de Miko, et comme un éclair elle s'est jetée dans la ligne de mire mortelle de l'homme. Et comme un éclair la douleur l'a traversée, fulgurante, avant qu'elle ne s'effondre au sol. Le noir profond a englouti le monde entier dans le silence.









L'histoire se répète, inlassablement.
Ironique et cruelle, vicieuse et pernicieuse, maîtresse et traîtresse ; l'Histoire se tisse d'elle-même comme une toile d'araignée destinée à piéger tous les insectes qui voleront autour d'elle. Son réseau est immense, son canevas dessine un tableau de noirceur et de désolation. L'Histoire se répète parce que l'Homme est son propre admirateur, son propre imitateur, et qu'il s'accroche à ses erreurs comme si elles faisaient de lui un être supérieur. L'Histoire se répète et l'humain en meurt. L'homme tue, la femme s'est tue, l'humain meurt et l'humain pleure.
-Je t'en supplie, Ryo, tu dois la sauver…

C'est encore une fois lui son seul espoir, encore une fois lui sa seule chance. Un étage plus bas, son meilleur ami avait pu reconnaître le hurlement de Masashi. Au milieu des tambourinements de pas, au milieu des cris et des coups, des bris et des fracas, le hurlement rauque de Masashi avait déchiré l'espace, déchiré son cœur.
En un instant, Ryo s'était retrouvé au milieu de ce couloir, haletant, lorsqu'il a vu le corps de Miko étendu dans sa mare de sang. Tout autour d'eux le silence s'était fait, ou peut-être était-ce eux qui n'entendaient plus rien ; il n'y avait en leur conscience plus qu'elle, elle qu'il fallait sauver à tout prix. Alors, bientôt rejoints par leurs amis à leurs tours alertés, ils ont délicatement soulevé le corps inerte de Miko pour la transporter sur le lit le plus proche, fermant à double-tour derrière eux la porte qui, par miracle, n'avait pas été détruite.
-Ryo, suppliait Masashi, je t'en supplie, si tu m'aimes, tu dois la sauver…
Ryo a pensé que toute la force de son amour et de son amitié ne pourrait rien si la fatalité en décidait autrement, mais sans rien dire, il a déchiré la chemise de la jeune femme, libérant à la vue de tous la plaie béante que la balle avait creusée sous ses côtes, sur le côté droit.

A la vue de la blessure sanguinolente, Ryoga eut un haut-le-cœur qu'il réprima juste à temps, comme Kyo, sans un mot, trop choqué pour émettre un son, serra fermement sa main au creux des siennes. Sans doute par-là cherchait-il autant à soutenir Ryoga qu'à se réconforter lui-même.
Quant à Tatsurou, il pleurait toutes les larmes de son corps, à genoux contre la porte comme il ne trouvait pas même la force de se relever. Au fond de la pièce, caché derrière Hiroki, Takashi se tenait là, figé dans une expression d'horreur.
-Je l'ai vue, Masashi… Je l'ai vue, elle… Elle a couru pour te sauver.

Il n'a pas réagi lorsqu'un coup phénoménal s'abattit sur son visage. Choqué, le nez et la bouche en sang, Takashi a fixé de ses grands yeux éteints le visage de Masashi. Un visage qu'il ne reconnaissait pas.

-Tout cela, c'est de ta faute ! tonitruait l'homme dans une haine indicible. Si tu n'avais pas provoqué tout ça, si tu n'avais pas eu ce projet fou d'anéantir tout ce qui t'entourait, si tu avais su contrôler tes pulsions destructrices plutôt que de les laisser décider d'un événement trop grand pour toi, sur lequel tu n'avais aucun contrôle, alors, tout cela ne serait pas arrivé ! Takashi, si Miko meurt, c'est moi qui te tuerai.

L'émotion était trop forte et, hormis Ryo qui examinait fiévreusement Miko et Tatsurou qui se perdait dans sa détresse, tous, dans un même instinct, se ruèrent sur Masashi pour l'entraver dans l'expression de sa colère qui fut sur le point d'abattre un nouveau coup. Mais Masashi se débattait, aboyait, rugissait, maudissait ce garçon qu'il ne reconnaissait pas, qu'il ne voulait plus reconnaître comme son petit frère. Hiroki, Ryoga et Kyo, tous ensemble, suffirent à peine à enchaîner cette rage débordante.
-Je te le jure devant elle, Takashi, que si elle ne survit pas, je te tuerai de la manière la plus…
-Tu ne tueras personne, Masashi, et si vraiment tu te soucies d'elle alors, c'est auprès de moi que tu dois être pour m'aider, c'est auprès d'elle que tu dois te trouver !

Le corps contracté à l'extrême de Masashi a semblé se ramollir en un instant, comme si toutes ses forces l'avaient déserté sans crier gare. Lorsqu'enfin, ses amis desserrèrent leur étreinte, Masashi se dirigea vers le lit au-dessus duquel s'affairait Ryo. Dévitalisé, le teint livide, le regard vide, Masashi fixait Miko comme si déjà, elle n'était plus.
-Ressaisis-toi et tiens-moi ça.

Masashi s'est exécuté comme un automate. Il regardait ce que faisait Ryo mais ne le voyait pas, il écoutait ses ordres mais ne les entendait pas, il obéissait machinalement mais ne comprenait pas ; juste, le corps exsangue de Miko hantait sa conscience, annihilait sa raison, réduisait en bouillie son coeur. Ses émotions n'étaient plus qu'un amas indistinct et amer qui pesaient dans ses entrailles comme une masse de poisons mélangés qui le nécrosaient de l'intérieur.
Il ne savait plus où il était, avec qui il était, ni dans quel espace-temps il était ; juste, la conscience obsédante que peut-être, elle, n'y serait bientôt plus.
Masashi avait envie de vomir, il avait envie de dormir, il se sentait pourrir, il se sentait mourir. Et pourtant, comme mû par une volonté extérieure, il continuait à effectuer des gestes mécaniques au gré des ordres de Ryo dont la voix lui parvenait d'un lointain inaccessible, et lorsqu'enfin, une lueur de conscience traversa ses yeux, ce fut lorsqu'une gifle cingla sa joue. Interdit, Masashi a dévisagé Ryo sans comprendre.
-Elle a perdu trop de sang. Tu es du groupe O, non ?




Même s'il ne pouvait la toucher, même s'il ne pouvait la sentir, il suffisait à Masashi de savoir sa présence près de lui pour que l'apaisement n'emplisse son être. Installé contre un fauteuil qu'ils avaient déplacé juste à côté du lit de Miko, Masashi observait entre ses paupières à demi-closes, la jeune femme étendue là, à quelques centimètres seulement.
Elle n'était pas consciente, mais Masashi pouvait voir, au rythme de sa respiration qui soulevait légèrement sa poitrine, que ses jours étaient hors de danger.
C'était du moins ce que Ryo avait assuré, et si Masashi voulait tant le croire, c'est parce que depuis une demi-heure déjà, il était relié à elle par un tuyau transparent qui puisait dans ses veines pour nourrir et abreuver ce corps jusqu'alors exsangue, qui commençait peu à peu à reprendre des couleurs. Au fond de la pièce, seul se tenait encore Ryo, assis, qui surveillait attentivement ses deux patients.

Le groupe d'amis avait déserté la chambre, le château était redevenu silencieux, et ce qu'ils auraient à découvrir plus tard derrière cette porte close, ils refusaient d'y penser déjà. En cet instant même, seule Miko importait, et Masashi, tandis qu'il la couvait du regard, se remémorait à nouveau ce jour où, pour la première fois, il l'avait tenue dans ses bras.
Cette fois-là où déjà, la mort l'avait agrippée, avait tenté de l'arracher à ses bras pour s'emparer d'elle mais où le miracle avait eu lieu. Cette fois-là où la froideur de son corps l'avait terrorisé, où cette sensation de mort glacée l'avait désespéré, il y pensait encore, et tandis que son sang quittait peu à peu ses veines pour remplir les siennes, il a pensé, alors, qu'au final, il pourrait peut-être réussir à donner à ce corps la chaleur qu'il avait toujours méritée.




Lorsqu'ils étaient revenus dans la pièce où se trouvait Atsushi, ils l'ont trouvé là, étendu au sol, sous le cadavre de l'un de ses gardes. Il était à peine conscient lorsqu'ensemble, ils l'ont redressé. Portant l'homme sur son dos comme s'il se fût agi d'un enfant, Hiroki est allé délicatement, avec l'aide de Tatsurou, l'allonger sur le divan le plus proche.
Ce qui, quelques instants plus tôt, était une tache rouge sang de la taille d'une main sur sa chemise, recouvrait à présent tout son abdomen, et lorsque Hiroki déboutonna la chemise de l'homme, il vit de nouvelles entailles qui avaient perforé sa chair.
En silence, Hiroki, Tatsurou, Kyo et Ryoga se sont tenus autour d'Atsushi comme des orants autour d'un martyr sur son lit de mort. Le souffle entrecoupé, expirant des râles étranglés dans le sang, Atsushi a observé à travers le voile qui couvrait ses yeux les quatre hommes un à un.
-Où sont mes enfants ?

Ils se sont échangés des regards tacites, emplis de doute et d'appréhension, avant que Kyo ne se décide finalement à annoncer : -Masashi est en train de donner son sang à Miko… Je veux dire, Mako, qui a été blessé par balle en se sacrifiant héroïquement pour sauver sa vie.
Atsushi a eu un rire qui le fit grimacer de douleur, comme le moindre mouvement lui donnait la sensation que ses organes internes se déchiraient.
-Miko, ou Mako… articula-t-il dans un gargouillis. Je savais bien que c'était une femme. Cet imbécile, il croyait vraiment pouvoir me duper… Quant à elle, elle est bien plus stupide encore pour s'être introduite dans l'antre du lion… tout ça pour au final, se jeter à corps perdu devant une arme, et dans quel but, dites-moi ? Les femmes, elles sont toutes les mêmes… Naïves et utopistes, à tout donner pour ne rien recevoir.
-Masashi donnerait tout pour cette jeune femme dont la noblesse vous sera à jamais étrangère, Monsieur, rétorqua Hiroki d'un ton solennel comme il toisait Atsushi dans un mélange de rancoeur et de pitié.

Pour toute réponse, le coin droit des lèvres d'Atsushi s'étira légèrement, dans une esquisse de sourire sardonique. Il prit plusieurs longues inspirations, cherchant avec difficulté l'oxygène qui parvenait difficilement jusqu'à ses poumons.
-Et Takashi… Où est Takashi ?
A nouveau ils se regardèrent, chacun cherchant chez les autres une réponse que personne n'avait. Depuis qu'ils avaient quitté la chambre où était soignée Miko, Takashi avait disparu sans laisser de trace. A la pensée qu'Atsushi, cet homme qu'ils abominaient plus que tout, puisse mourir sans revoir ses fils une dernière fois, ils sentirent leurs cœurs s'alourdir.
Hiroki allait répondre il ne savait quoi lorsqu'un cri de détresse les fit sursauter.

-Pendant quinze ans ! Quinze ans ! Pendant toutes ces années j'ai dû me coltiner d'abord un sale mioche pleurnichard et collant, puis un adolescent excentrique et exténuant, puis un adulte travesti et horripilant pour qu'au final, il me fasse un coup pareil ! Non, ça non, Takashi, je ne le permettrai jamais !

Ils ont fixé avec stupeur Karyu qui arrivait, l'air furieux, comme il enfermait dans son étreinte puissante le corps de Takashi qui hurlait, pleurait, se débattait dans tous les sens.
-Ce démon a tenté de se jeter par la fenêtre pendant que j'avais le regard détourné ; vous imaginez ? Si je ne l'avais pas vu à temps, il n'y aurait plus de Takashi à l'heure qu'il est. Me faire ça, à moi, alors que j'ai été sa nurse, son grand frère et son père, tout à la fois pendant quinze ans, c'est d'une hardiesse qui me laisse sans voix !

De toute évidence, Karyu n'avait pourtant que ça, de la voix, comme il criait plus fort même que Takashi qui se débattait frénétiquement, mais en vain, contre la prison de ces bras qui ne voulaient pas le laisser partir.
C'est lorsqu'il aperçut enfin son père incapable de bouger et couvert de sang sur le divan que Takashi se stoppa net. Incapable d'émettre le moindre son, Takashi ne put que continuer à dévisager cet homme, que la faiblesse et la pâleur avaient rendu méconnaissable.
Atsushi dut faire appel à toute sa volonté, tout son orgueil pour ne pas laisser échapper de cri de douleur lorsque, dans un effort surhumain, il redressa le buste pour mieux voir son fils. Noyé et rougi par les larmes, noirci par le maquillage qui coulait de ses yeux écarquillés, il a longuement observé chaque détail de ce visage que, pendant si longtemps, il avait eu peine à reconnaître comme celui de son enfant.
Mais à présent, il lui semblait ne voir que ça, comme lui sautait aux yeux le désespoir, oui, celui qui l'avait conduit tout droit vers la violence, celui qui l'avait conduit tout droit vers la haine, celui qui l'avait conduit tout droit vers la mort ; Atsushi aurait reconnu entre mille ce désespoir-là, celui d'un rêve qui s'est éteint pour toujours.
Alors, comme s'il venait seulement de comprendre, comme s'il venait seulement de réaliser qu'il était son père, comme s'il venait seulement de réaliser qu'en face de lui, le fruit de son sang et de sa chair se tenait, comme s'il venait seulement de réaliser qu'il était le créateur de cette oeuvre qu'il s'était évertué chaque jour à détruire, Atsushi a senti en lui tout un monde s'écrouler.
Et d'entre ses lèvres que le goût du sang empoisonnait, Atsushi est parvenu à articuler :
-J'aurais dû ôter ma vie à la place de celle de ta mère. Je suis désolé.










Les invincibles finissent un jour vaincus. Les immortels finissent un jour par mourir. Et ce que l'on ne peut fuir finit par nous fuir de soi-même. Qu'Atsushi ait survécu, ils ne savaient pas si c'était un miracle ou une malédiction. Juste, ils étaient soulagés, soulagés de ne plus le revoir, soulagés de le savoir loin d'eux, exilé sur une terre où il n'aurait plus aucun pouvoir, plus aucune influence, et où sa déchéance le forcerait à prendre un nouveau départ où peut-être, peut-être seulement, sa dignité d'homme lui vaudrait plus que la domination établie par la terreur.
Peut-être au fond restait-il un être humain en lui qui ne demandait qu'à s'exprimer, et si Masashi n'y croyait pas, si pour lui, son père avait toujours été une cause perdue, Takashi, secrètement, avait cette poussière d'espoir en lui que son père, un jour, ne regrette le petit garçon qu'il avait jadis été.
Et si rien ne pourrait jamais le faire réparer ses fautes, si cette vie d'atrocités commises était un voyage sans retour alors qu'au moins, au moins, il devienne un homme capable de poser un pied dans la vie des autres sans la saccager.
“Ne fais rien qui puisse faire pleurer quelqu'un, suppliait intérieurement Takashi, et je ne regretterai pas que tu vives.” 



Les invincibles finissent un jour vaincus, et les vaincus finissent un jour vainqueurs.
Lorsque Miko a été déclarée définitivement hors de danger par Ryo, Masashi ne put s'empêcher d'éclater en sanglots. Libérant ainsi le poids de toute la terreur, tout le chagrin et la culpabilité qui pesaient dans tout son être à l'idée qu'elle puisse disparaître, il a pleuré ainsi sans retenue, pendant plusieurs heures, écoulant des larmes qui semblaient ne plus avoir de fin. Miko était encore endormie pendant tout ce temps où se déchargeait le poids de son incommensurable détresse, et lorsqu'enfin il eut fini, à bout de forces, ou à cours de larmes, elle finit lentement par reprendre conscience.
-Si c'est pour moi que tu pleures autant, je vais finir par penser que tu m'aimes bien.
Interdit, ses yeux ahuris fixés sur le visage encore épuisé de la jeune femme, Masashi a été pris d'un hoquet. Un son étrange, à la fois aigu et grave, qui fit sourire Miko. Lorsqu'il eut repris ses esprits, Masashi est parvenu à articuler : -Parce que tu ne le savais pas déjà ?

Bien sûr que si, elle le savait. Elle avait jusque-là eu trop de peine à le croire, comme l'amour de Masashi lui paraissait un don du ciel qu'elle n'eût jamais pu mériter, mais à présent, elle ne pouvait qu'accepter que cet amour, qu'elle pensât y avoir droit ou non, lui était consacré.
Et puisqu'elle ne pouvait rien faire pour y changer quoi que ce fût, alors, elle s'est dit qu'elle pouvait faire en sorte, de toutes ses forces, de préserver cet amour et, l'espérait-elle du fond du coeur, apporter du bonheur à cet homme qui ne lui devait rien et qui lui donnait tout.
Lorsqu'elle a faiblement sorti son bras de sous les draps, dans un geste dirigé vers lui, Masashi s'est levé et, sans attendre, est venu se joindre à elle, se faufilant sous les draps, enlaçant de ses bras puissants le corps gracile, dans une étreinte qui la protégeait sans l'enfermer, une étreinte qui la serrait fort contre lui mais la laissait libre de partir.
Mais Miko pour rien au monde n'aurait quitté cette étreinte et, quand elle a enfoui son visage au creux de la poitrine de Masashi, ce dernier a senti son coeur fondre, et peu à peu, tout contre lui, ce corps qu'il avait senti pour la première fois si proche de la mort, ce corps dont il n'avait jamais cessé de craindre la froideur, ce corps-là, en sécurité et en paix au creux de son amour, il l'a senti redevenir si chaud.










Depuis sa tentative de suicide, Karyu et Ryo suivaient constamment Takashi partout où il allait, comme si d'une seconde à l'autre une pulsion fatale pouvait le prendre qui mettrait fin à ses jours.
Mais si ce dernier avait quelques jours plus tôt tenté de sauter par la fenêtre, c'était dans la certitude, et avec elle, la culpabilité, de la mort imminente de son père. Mais Atsushi avait survécu, et si Takashi avait quelque culpabilité encore, sa force était bien moindre. Après tout, Takashi éprouvait encore une immense rancœur envers son géniteur, et la seule et unique excuse qu'il lui avait adressée ce jour-là, bien qu'elle l'eût ému, ne pourrait rien y changer.
Aucune excuse au monde ne pourrait effacer les atrocités que son père avait commises en toute conscience dans le seul but de satisfaire un orgueil toujours plus démesuré, dans la satisfaction de pulsions cruelles et d'un sadisme certain ; aussi, tout en se repentant d'avoir failli causer la mort de son père, la conscience de Takashi ne pouvait se résoudre à se flageller.
Atsushi avait mérité son sort, et grâce à lui, tout ce qu'il n'aurait pu espérer était arrivé ; son père était vivant, mais hors d'état de nuire, hors de leur vue et de leur vie.
A présent, les deux frères étaient libres, et il venait à leur tour de régner sur ce duché dévasté par les injustices, la violence et les traumatismes. L'héritage laissé par leur père était un héritage sombre, un tunnel ténébreux dans lequel ils allaient devoir avancer à tâtons mais, Takashi le savait, son frère et lui s'efforceraient, à chaque pas, d'allumer une lumière là où le noir absolu régnait.


Le château saccagé qu'était le leur mettrait des mois, peut-être des années à retrouver sa splendeur d'antan ; les nombreuses personnes qui y travaillaient avaient presque toutes fui, nécessitant alors une vague de recrutements qui ne tarderait pas à déferler. Mais pour le moment, la principale préoccupation de Takashi était de se débarrasser des deux gardes du corps qui le suivaient comme son ombre.
-Karyu ! s'écria brusquement Takashi dans un volte-face subit, ce qui ne manqua pas de faire se retourner sur eux tous les passants de la rue alentour. Lorsque je te suppliais de me laisser t'accompagner ces fois où tu partais “travailler” en ville, tu me rejetais comme un malpropre, et voilà maintenant que c'est toi qui me colles, sans même avoir la décence de te demander si tu n'es pas une gêne !
-Je ne te rejetais pas “comme un malpropre”, grincha Karyu qui se sentait mi-honteux, mi-vexé. Je ne pouvais simplement pas me permettre de t'emmener alors que j'opérais secrètement pour faire expatrier des personnes mises en danger par ton père ! Je ne pouvais pas savoir en ce temps-là que tu étais déjà au courant de ce que je faisais.
-Quant à toi, Ryo, enchaîna Takashi avec aplomb qui ignora superbement les remarques de Karyu, je sais que je t'ai demandé à plusieurs reprises de m'épouser, mais je n'étais pas si sérieux, tu n'avais pas à le prendre au pied de la lettre ! Maintenant, j'ai l'impression de me coltiner un mari que je n'ai pas choisi et en plus de cela, la présence de Karyu ne laisse aucune place au romantisme. Comment veux-tu que je sois satisfait ainsi ?!

Cette déclaration laissa sans voix Ryo qui ne sut trop comment interpréter ces propos, aussi il se mit à bégayer quelque chose sans queue ni tête, bien trop embarrassé par toute l'attention sur lui rivée, comme des badauds s'étaient arrêtés, amusés, face au discours emphatique de Takeshi.

-Si je tenais la chandelle depuis le début, il fallait le dire, maugréa Karyu. Je ne veux pas passer pour le parent rabat-joie qui chaperonne son enfant partout où il va et l'empêche d'avoir une vie amoureuse.
-Pardon ? balbutia Ryo qui pâlissait à vue d'oeil. Non, Karyu, ce n'est pas cela du tout, tu l'as entendu toi-même, il n'a jamais été sérieux quant à…
-Je n'étais pas sérieux quant au mariage, Ryo, puisque de toute manière, deux hommes ne peuvent pas encore se marier, le coupa Takashi d'un ton excédé. Mais si toutefois, il y a entre nous la moindre chance d'un quelconque romantisme, si tu éprouves pour moi ne serait-ce que l'ombre d'un amour, alors, dis-le moi maintenant et ainsi, Karyu aura la présence d'esprit de nous laisser un peu d'intimité.


La conversation attirait de plus en plus les badauds qui commençaient à s'agglutiner autour du trio, curieux de la suite des événements. Ne sachant plus où se mettre, priant pour que tout ceci ne soit qu'un rêve, Ryo, lui d'ordinaire si serein et superbe, perdait toute contenance face à l'incongruité de la situation et déjà, il sentit ses mains trembler.
-Quoi ? Mais… Non, Takashi, je ne peux pas dire une telle chose dans un moment pareil, face à tous ces gens. Takashi, si tu te joues de moi, je te prie d'arrêter de…
-Ryo, je ne te demande pas de m'aimer ; je te demande de m'exprimer clairement tes sentiments. Alors, si tu n'éprouves pour moi que l'affection que tu m'as toujours témoignée, et dont je suis déjà très heureux, fais-moi un bisou de chat, Ryo. Et si jamais tu ressens pour moi une autre forme d'amour, alors, donne-moi un autre genre de baiser.

Takashi le regardait droit dans les yeux, suppliant, dans une attente anxieuse qu'il aurait voulu ne pas laisser transparaître. Si Karyu tourna le dos pour ne plus faire face au malaise contagieux de Ryo, ce dernier, quant à lui, ne pouvait plus détacher son regard du jeune homme qui lui faisait face, immobile dans toute sa grâce, fragile dans toute sa fierté.
Takashi s'efforçait d'avoir l'air assuré, mais son anxiété était palpable, et brillait de plus en plus au fond de ses grands yeux tandis que, lentement, Ryo s'était mis à s'approcher de lui.
Chaque pas supplémentaire était une torture pour Takashi qui ne savait à quoi s'attendre, appréhendant, le coeur battant, le moment à venir, mais lorsqu'enfin Ryo arriva à sa hauteur, lorsqu'il plongea dans ses yeux un regard empli de tendresse, Takashi se sentit apaisé. Peu importe ce qui arrivait à présent ; au moins, la chaleur de Ryo serait toujours là pour le réconforter.

Takashi a fermé les yeux et, lorsqu'il a senti les lèvres douces de Ryo se poser sur son front, lorsqu'il sentit ce “bisou de chat” apposer sur lui sa marque de tendresse, il a souri. Un sourire timide, gêné, un peu triste peut-être, mais il a souri. Et il crut le moment fini, il crut avoir eu sa réponse définitive lorsque, avant même qu'il n'ait eu le temps de rouvrir les yeux, il a senti la main de Ryo soulever délicatement son menton et alors, sur ce sourire embarrassé vint se poser un baiser à travers lequel un amour profond l'emplit peu à peu d'une douce félicité.






Les fenêtres du château ayant été quasiment toutes brisées et n'ayant pas encore été changées, comme leur fabrication demandait la spécialité d'un célèbre artisan étranger, Hiroki avait jugé bon de faire venir tout le monde dans son auberge, où la chaleur et la proximité remplaceraient le luxe impersonnel du château.
Cela était sans compter l'agitation incontrôlable de Takashi et Ryoga qui ne se tenaient plus de joie au milieu de tout ce beau petit monde . Ils étaient comme deux élèves turbulents qui profitaient de la liesse de vacances imminentes pour faire les quatre-cent coups parmi leur classe, face à un professeur débordé qui ne savait plus où donner de la tête.
-Bon sang, les garçons, râlait Hiroki, plus pour la forme que par réel agacement, vous êtes des adultes, quand vous comporterez-vous en tant que tels ?

Il fut surpris de voir Karyu le rejoindre tandis qu'il cuisinait, et se mit à observer dans un mélange de perplexité et de ravissement l'homme enfiler un tablier avant de se mettre aux fourneaux à ses côtés. Sans rien dire, Hiroki l'observa faire, dissimulant son sourire.
-Laisse tomber, lâcha Karyu comme il se mit à éplucher des légumes avec une dextérité sans pareille. Takashi n'a toujours été qu'un gamin insupportable ; j'en sais quelque chose, je me le coltine depuis quinze ans. Et il est pire encore depuis l'autre jour où Ryo a… devant tout le monde… Enfin, je préfère ne plus y penser. Quant à Ryoga, il suffit de voir sa tête pour savoir qu'il est et restera toujours le clown de service, alors…
-Ryoga, cesse de courir dans les escaliers, c'est la centième fois que je te le dis ! protesta Kyo qui frôlait la crise cardiaque pour la dixième fois de la soirée, à chaque fois qu'il croyait voir Ryoga sur le point de chuter.
-Mais si Takashi m'attrape, j'ai perdu !
-Je me fiche de votre jeu de gamins, rétorqua Kyo qui perdait patience. Je te jure que si c'est moi qui t'attrape, ce ne sera plus du tout un jeu !
-Alors, essaie donc d'y arriver.

Et Kyo, n'y tenant plus, de se lever pour à son tour courir aux trousses de Ryoga qui accéléra dans un éclat de rire enfiévré.
-Le Petit Brabançon se laisse bien trop facilement avoir par les taquineries de Ryoga, commenta Ryo dans un rire attendri tandis qu'il servait un verre de vin à Masashi. Pour ma part, j'ai bien compris que Takashi était un électron libre que je ne pourrai jamais empêcher d'agir en tant que tel.
-Eh bien, répondit son meilleur ami qui le remercia d'un signe de la tête avant de goûter une gorgée de ce vin fruité, je ne serais tout de même pas fâché si ta sagesse et ta maturité pouvaient déteindre un peu sur lui.
-Si j'avais voulu quelqu'un qui me ressemble, je serais sorti avec Hiroki.
-Et je t'y aurais encouragé, martela Masashi du ton le plus sérieux, ce qui fit éclater de rire son meilleur ami.
-Allons, je sais bien que ton statut de grand frère t'empêche de l'admettre totalement, mais il faut bien avouer que ton frère est adorable.
-Loin de moi l'idée de le nier, déclara l'homme avec gravité, seulement, je dois dire que lorsque j'entends le mot “adorable”, j'ai quelqu'un d'autre qui me vient à l'esprit.
-Ce “quelqu'un d'autre” va finir par se réveiller si tu parles aussi fort.

Tatsurou était venu interrompre leur conversation pour s'installer aux côtés des deux hommes, et de la jeune femme qui somnolait depuis un moment sur l'épaule de Masashi. Son bras droit totalement immobilisé par peur de la réveiller, Masashi n'avait plus que sa main gauche et malhabile pour se servir, c'est pourquoi Ryo le faisait à sa place.
-Pour moi, elle ressemble encore à la petite fille que je voyais s'endormir auprès de sa mère le soir, en ce temps où elle vivait chez moi, avoua Tatsurou dans un regard attendri.

Masashi posa délicatement sa main libre sur le front tiède de la jeune femme, avant d'y déposer un baiser empreint d'amour.
-Pour moi, ajouta-t-il à voix basse, elle est une femme accomplie, forte, courageuse, intelligente et attachante, et l'avoir à mes côtés est une chance que j'ai encore du mal à concevoir.
-J'ai toujours su que tu étais un grand romantique, remarqua Ryo, mais je n'aurais jamais pensé le voir de mes propres yeux. Je ne sais pas si je suis ému ou gêné.
-Pour ma part, je ne suis pas gêné du tout, se mêla Tatsurou. Je me sens comme un père qui voit sa fille s'épanouir et trouver la sécurité auprès d'un homme qui l'aime sincèrement. Pour tout te dire, Masashi, je te suis reconnaissant.
-Je n'ai aucune reconnaissance à recevoir, fit ce dernier dans un petit rire gêné. Je n'ai rien fait de plus que croiser le chemin d'une femme qui se révéla être la personnification même de mes plus grands rêves.
Les deux hommes poussèrent des exclamations mi-taquines, mi-admiratives devant une telle déclaration, et Masashi sentit contre lui quelque chose bouger.
-Je ne dormais pas vraiment, Masashi. J'ai tout entendu.

Ils ont éclaté de rire en voyant le visage de l'homme rosir comme il ne savait plus où se mettre, tandis que Miko, dans un sourire radieux, approcha ses lèvres de celles de l'homme qui se laissa alors fondre dans la douceur de leur bulle d'amour.
Et cette soirée fut joyeuse, heureuse, insouciante et chaleureuse ; elle fut comme eux, en réalité, elle fut ce que la vie, pendant trop longtemps, les avait empêchés d'être. Mais ce soir-là ils étaient ensemble, ce soir-là ils étaient libres et ce soir-là, l'espéraient-ils, marquait le début d'une vie faite à leur image.






(fini le 6 novembre 2023)

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