-Undecided- chapitre dixième

Juliet

-Tu es en retard.

Karyu a grimacé. L'atmosphère enfumée du cabaret dans lequel il venait d'entrer lui montait à la tête et brouillait son esprit. Tout au fond de la pièce, dans une alcôve abritée des regards, hâvre idéal pour recueillir des secrets, il s'est assis à une petite table ronde, sans même adresser un signe de tête à ses camarades.
Comme si de rien n'était, il a saisi la chope en face de lui pour la boire d'une traite. Kyo a froncé les sourcils.
-Si tu veux de la bière, va t'en payer une, abruti.
-J'allais être à l'heure, a déclaré Karyu en ignorant superbement l'homme, mais j'ai été retardé. Masashi m'a tanné pour que je lui serve de compagnon pendant sa partie de chasse avec le duc ; vous savez comme il déteste être seul avec lui. Après ça, j'ai encore dû supporter les jérémiades de Takashi…
-Ne parle pas de lui ainsi, intervint la voix douce de Ryo. Il t'aime vraiment, tu sais.
-Aussi inconcevable que cela puisse paraître, grinça Kyo.
-J'en ai marre de devoir trouver des excuses pour qu'il ne m'accompagne pas. Ce gamin s'imagine que je travaille encore à la maison close.
-Il faut dire que tu as tout à fait la tête de l'emploi.
-Toi, tu as une tête à fouiller les cercueils pour voler les cadavres, et est-ce que je m'en plains ? rétorqua Karyu.
-Et si nous en venions aux faits ? s'empressa d'intervenir Ryoga avant de laisser à Kyo le temps de réagir. Il est déjà vingt heures, et les hommes d'Atsushi ne devraient plus tarder à venir patrouiller dans le quartier. Ce serait bien que vous soyez partis avant.
-Pas de problème pour moi, assura Karyu non sans planter un regard glacial dans celui de Kyo. Où est-ce qu'elle est ?
-Elles sont, rectifia Hiroki dont la présence se manifesta enfin. Elles sont deux, une mère et sa fille.
-Quoi ? Ah non, désolé, moi je ne m'en mêle pas s'il y a une gamine.
-Pourquoi ? Tu as bien joué la nounou de Takashi pendant onze ans ; les enfants, ça te connaît, objecta Kyo.
-C'est déjà difficile de faire sortir en douce du territoire une femme seule ; alors avec une gamine qui ne fera que chouiner, c'est sans moi. Je ne prends pas de risques inutiles.
-Ce sont elles qui prennent les risques, pas toi.
-Si on nous attrape, je suis foutu autant qu'elles, imbécile.
-Tu as Masashi pour te couvrir, s'énerva Kyo. Elles, elles n'ont personne.
-Et qui couvre Masashi lorsque son père lui ordonne de s'occuper personnellement de séditieux et qu'il revient bredouille ? Lorsque ce chef de factieux qui fomentait un coup d'état à l'encontre du duc devait être capturé par lui, et lui seul, qui s'est chargé de convaincre Atsushi que cet homme était bel et bien mort, alors qu'il était déjà loin du danger ?
-D'accord, maintenant, baissez tous les deux le ton, coupa Hiroki d'une voix aussi douce que ferme. Il est malvenu de parler de cela dans cette taverne. Maintenant, Karyu, que tu le veuilles ou non, tu as un travail à accomplir.

Kyo et Karyu se regardaient en chiens de faïence, chacun d'eux attendant le moindre geste de l'autre pour lui sauter à la gorge. Mais la tension palpable qui régnait sur les cinq hommes leur pesait lourd sur la conscience et, sans un mot, ils ont détourné le regard.
-Ryoga, tu viens avec moi.
Karyu s'était levé d'un seul coup, saisissant sa longue veste rouge qu'il jeta par-dessus son épaule. Interdit, Ryoga l'a fixé sans comprendre.
-Moi ? balbutia-t-il, le regard écarquillé.
-Je ne sais pas pourquoi, s'impatienta Karyu, mais il semblerait que les femmes te fassent plus facilement confiance qu'à moi. Je suppose que c'est pareil pour les petites filles. Alors, juste pour cette fois, tu m'accompagnes sans discuter.
Ne sachant s'il devait se réjouir de ce qu'il prenait pour un compliment détourné ou s'il devait s'inquiéter de ce qui l'attendait, Ryoga a cherché des yeux la réaction de ses compagnons et, comme aucun d'eux ne s'y opposa, il se leva et suivit l'homme, le pas traînant.









-C'est quoi, cet air surpris ? Tu pensais que l'on ne trouverait jamais ta planque ?
C'était un peu une double cachette, en réalité. Celle de cette maison délabrée, perdue en pleine campagne, dont l'existence était oubliée de tous, hormis peut-être de rares marginaux qui venaient y dissimuler secrets et magouilles, chercher un ultime refuge là où il n'y en avait aucun, fuir le monde qui les chassait, trouver une paix qu'ils pourchassaient.
Malgré les vitres brisées et l'air froid qui circulait en continu, une odeur de moisissure flottait entre ces murs vermoulus qui fit tousser Masashi. Au coin de cette pièce unique qui avait jadis servi de lieu de vie, l'homme se tenait debout, semblable à une statue de cire fixant de ses yeux vitreux les deux individus surgis de nulle part. Comment avait-il pu ni ne les voir, ni les entendre arriver ?
Deux apparitions démoniaques qui trouvaient leur force dans le secret et l'invisibilité. La deuxième cachette de l'homme, c'était lui-même ; sous ses amples vêtements noirs qui tombaient jusqu'à ses chevilles, sa silhouette disparaissait, et sous son immense haut-de-forme qui lui donnait l'air d'un magicien fou, son visage tout de blanc fardé, ses yeux tout de noirs charbonneux, formant deux grands cercles noirs au centre desquels ses pupilles les fixaient, se fondait, les traits effacés sous le masque du grimage.
Et dans la pénombre régnante du lieu, tout cela ne formait plus qu'une forme aux contours vagues, repérable seulement par la blancheur factice du visage, qu'encadrait, remarquèrent-ils seulement alors, une longue chevelure raide couleur de jais qui recouvrait sa poitrine.
-Les hommes du duc retrouvent toujours leurs proies, déclara Karyu.
Son haut-de-forme tombait sur son front, dissimulant son regard baissé. Si la moindre émotion habitait l'homme en cet instant alors, il était impossible de le dire. Passant sa main sur son nez pour couvrir cette odeur de moisissure, Masashi a laissé échapper une grimace.
-Iwakami Tatsurou… Vous allez devoir nous suivre.
-Je rêve, ou c'est le fils du duc en personne qui vient me cueillir ?
La voix était calme mais assurée, grave mais claire. Un rictus était venu fendre ses lèvres jusqu'alors closes dans l'indifférence.
-J'ai bien peur que ce ne soit me faire là trop d'honneur ; je ne suis que peu de choses…
-Peu de choses qui s'apprêtaient pourtant à faire “de grandes choses” rétorqua Masashi sans ambages. Bien, puisque les présentations sont inutiles, nous pouvons passer sans plus de cérémonies à l'action.
Tatsurou se mouvait avec une célérité et une légèreté telles qu'il donnait l'impression de flotter. Ses gestes étaient d'une vivacité qui les rendait presque imperceptibles et, là où Karyu pensait enfin attraper sa cible, ses bras ne serraient que du vide.
Une course-poursuite effrénée eut lieu alors dans l'espace confiné de la masure, mais Tatsurou voltigeait, disparaissait sous les tournoiements de sa cape tel un magicien qui se jouait allégrement d'eux. Il fallut du temps, de l'énergie, de la persistance et même une chute pour Karyu avant qu'ils ne réussissent ensemble à poser leur main sur l'individu.
Chacun de ses bras immobilisé sous les poignes fermes des deux hommes, Tatsurou éclatait d'un rire sinistre qui résonnait dans une osmose parfaite avec cette atmosphère lugubre. Un peu comme si, dans son élément, ce prestidigitateur des ténèbres se pensait invincible.
-Iwakami Tatsurou, pour avoir fomenté un plan dans le but d'assassiner le duc, vous êtes condamné à l'exil.

L'exil. Ce n'était pas ce qu'il attendait, ce n'était pas ce qu'on lui avait promis. Ce n'était rien de ce qu'il avait déjà pu entendre des histoires, pourtant nombreuses et variées, de tous ces hommes et ces femmes qui avaient été capturés, accusés, à tort ou non, d'avoir participé ou eu l'intention de participer à des actions portant contre la personne du duc.
Il avait entendu les tortures, il avait entendu les cachots, les coups de fouets en place publique, les séquestrations de femmes, parfois très jeunes, forcées à se prostituer, il avait entendu les viols, il avait entendu les peines de mort ; mais l'exil, jamais.
Tout simplement, l'exil était une peine bien trop clémente pour un duc qui ne devait sa réputation qu'à son absence d'humanité.







Il avait fait le long trajet en calèche, les poings liés, la tête encapuchonnée sous un sac d'un noir opaque qui rendait impossible sa vision. Le chemin avait été houleux, cahoteux, et la nausée menaçait de lui faire perdre toute contenance de manière imminente lorsque, par miracle, le véhicule s'arrêta enfin.
Il en fut ressorti par les deux hommes, sentit les semelles de ses bottes s'enfoncer dans une terre boueuse avant d'entendre un bruit de serrure cliqueter. Il fut traîné en avant comme derrière lui, une porte se fermait à triple-tour.
Il prit une longue inspiration lorsque le tissu qui entourait sa tête fut retiré. Hagard, le coeur battant, il promena tout autour de lui ses yeux d'abord heurtés par la lumière, avant de s'habituer peu à peu et de ne voir autour de lui qu'une pièce des plus sommaires, dans une maison à peine en meilleur état que celle dans laquelle ils l'avaient capturé.
Passa à côté de lui un homme dont les boucles châtain reflétaient, à la lueur des nombreux chandeliers présents dans la pièce, un éclat doré proche du divin. Il ne sut pas vraiment pourquoi mais, à la vue de cet homme qui le dévisageait de ses yeux bleu ciel, Tatsurou se sentit rassuré.
-Vous êtes plus grand que ce que je ne m'imaginais, commenta sobrement Hiroki d'une voix douce. Si Ryoga vous voyait, il adorerait votre allure. Il dirait sans aucun doute que vous êtes un parfait amalgame entre le Chapelier Fou et le Fantôme de l'Opéra.

Ce n'était pas tout à fait l'accueil auquel Tatsurou s'était préparé, aussi il n'a rien trouvé à répondre. -Il est peut-être grand, et costaud aussi, se mêla Karyu, mais bordel, ce type est d'une agilité et d'une prestesse comme je n'en ai jamais vu. A plus d'une reprise nous avons failli le manquer, comme il était sur le point de disparaître à travers les fenêtres brisées. Nous n'étions pas trop de deux pour nous occuper de lui.
-J'ai même pensé à le recruter, renchérit Masashi, car ses talents nous seraient certainement utiles. Oh, bien sûr, s'empressa-t-il d'ajouter face au regard lourd de sens de Hiroki, il n'en est pas question ; une tête mise à prix se repère bien trop facilement.

La confusion tournoyait dans l'esprit de Tatsurou qui se demandait à quoi diable ces hommes pouvaient-ils faire allusion, et pourquoi il ne distinguait plus aucune animosité de leurs parts, tandis qu'une heure plus tôt deux d'entre eux s'acharnaient à l'attraper avec une rage et une volonté de fer. Si il ne se sentait plus menacé, il se sentait perdu, et n'était pas certain que cela fût une bonne chose.
Hiroki continuait à dévisager Masashi d'un air circonspect, comme s'il se demandait quelles pensées pouvaient bien tourner dans la tête de l'homme, mais il finit par tourner les talons pour disparaître dans une autre pièce.
Un silence pesant s'installa sur les trois hommes -ou peut-être, pensa Tatsurou, peut-être suis-je le seul à palper un tel malaise- car après tout, il était le seul en terrain inconnu, et il lui sembla qu'une éternité s'était écoulée avant que Hiroki ne ressurgisse, les bras chargés d'une lourde malle patinée par les ans.
-Le plus gros de vos affaires, Monsieur Iwakami, se trouve déjà sur place. Nos camarades Kyo et Ryoga vous y attendent ; ils s'assureront que vous arriviez sain et sauf et que vous soyez bien installé. Enfin, “bien installé, cela est relatif, ajouta-t-il dans un sourire pudique, mais je crois que vous avez l'habitude de vous contenter de peu, alors… Quoi qu'il en soit, voici vos papiers. Ne les perdez surtout pas, ils sont votre garant d'une nouvelle vie.

C'est avec un détachement presque théâtral que Hiroki sortit de sous son ample chemise une enveloppe scellée de cire. Interdit, Tatsurou a saisi ce qu'on lui tendait avant de lever sur Hiroki un regard pénétrant.
-Qui êtes-vous, au juste ?
-Des personnes dont vous oublierez l'existence dès lors que nous nous serons séparés.
Dans un mouvement dont la grâce l'émerveilla secrètement, Hiroki effectua une princière révérence avant d'à nouveau tourner les talons, cette fois pour ne plus réapparaître.










-Tu ne peux pas me demander ça, Karyu.
L'intéressé a agrandi des yeux qui auraient pétrifié sur place n'importe qui ; mais pas Masashi. Parce que Masashi était le rempart, la forteresse intombable, parce que sa volonté était un bouclier face à celle des autres et qu'il savait, oui, il savait que si le regard glaçant de Karyu est souvent une menace, cette fois-là, il n'était qu'une apparence qu'il se donnait pour sembler plus fort qu'il ne l'était réellement. Après tout, personne n'aime souffrir, et Karyu tentait tant bien que mal de se persuader du contraire.
-Fais-le, Masashi. C'est tout.
-Ton idée est complètement folle.
Sous le halo de la lune, les cheveux noirs de Masashi se nimbaient d'un halo argenté. Un démon avec l'aura d'un ange, voilà à quoi le noble ressemblait tandis que Karyu n'était qu'un simple homme s'efforçant de garder une contenance.
-Peux-tu te permettre de critiquer mon idée lorsque tu n'en as aucune ? cingla Karyu.
-Tu n'as aucune raison valable de faire ça.
-Ton père te demandera ce que tu as fait de lui et tu auras besoin d'une preuve.
Bien sûr, Karyu avait raison. Masashi le savait mais il ne pouvait pas l'admettre. Le reconnaître revenait à perdre, et perdre revenait à laisser la folie de Karyu suivre librement son cours.
-Le bateau n'est pas encore parti. Je peux toujours aller voir Tatsurou et lui demander de le faire à ta place. Si je demandais plutôt à Kyo ? Je suis certain qu'il se ferait un plaisir de s'exécuter ; il me déteste.

Masashi avait toujours eu conscience, au fond de lui, que Karyu était de ceux qui se révèlent un jour capables de tout. De ceux qui vivent comme une bombe à retardement qu'un élément déclencheur insoupçonné suffisait à faire exploser.
L'élément déclencheur n'était pas le même pour chacun, et il était parfois ardu de deviner ce qui, chez une arme vivante, était susceptible d'appuyer sur la gâchette. Et voilà que le coup avait été tiré, que l'esprit de Karyu se déchaînait dans un corps qui n'en laissait rien paraître, un corps trop calme pour être serein.
Karyu maintenait avec effort l'apparence du stoïcisme mais Masashi savait, oui, Masashi sentait, que derrière ce regard glacé une vision du monde brûlante régnait.
Karyu était de ceux qui étaient prêts à tout lorsqu'ils pensaient que le jeu en valait la chandelle ; et de toute évidence, en ce moment-là, la chandelle brûlante était lui-même, et le jeu en valait les séquelles.
Masashi comprenait qu'à lui ne s'offraient que deux solutions ; ou bien il se résignait à agir, fût-ce plus que jamais à contrecoeur, ou bien il laissait Karyu se charger de la tâche lui-même, mais une voix au fond de sa conscience lui soufflait que Karyu n'aurait pas la retenue, qu'il n'avait pas l'égard que lui, que n'importe qui d'autre, eût eue alors. Parce que Karyu contenait en lui cette violence sous-latente qui ne demandait qu'à s'exprimer, y compris si ce devait être contre lui-même.








-Donne-moi quelque chose… Non, laisse tomber.
Il était d'une indolence à faire mal, d'un calme à rendre fou, et d'une grandeur, d'une prestance dans son attitude qui faisait sentir minuscule, qui faisait sentir ridicule.
D'un geste négligent, Karyu a retiré sa chemise et, de la seule force de ses bras, a déchiré le tissu de lin blanc pour s'en improviser un bandage qu'il fit à la va-vite.
-Laisse-moi au moins faire ça correctement…
-Pas la peine, Ryo devrait arriver d'un instant à l'autre.
Masashi s'est délesté d'un profond soupir comme il s'efforçait de retenir le haut-le-cœur qui le prenait.
Le dégoût de lui-même, les remous en son âme, un vague-à-l'âme qui se faisait raz-de-marée, une trombe déchaînée qui s'abattait en lui, et la situation qu'il sentait devenir incontrôlable, les rênes de la direction qui lui glissaient entre les doigts et Masashi se sentit alors sur le point de se naufrager dans un monde dans lequel il ne reconnaissait plus rien.
Un monde où, plutôt que de tenir le gouvernail, il tenait un couteau souillé de sang.
-Masashi, ce n'est pas de ta faute. Ce n'est pas de ta faute.

Ça n'avait aucun sens. Que Karyu le console était une double-anomalie qui venait s'incruster dans la ligne de l'espace-temps, comme une rature indélébile. Que Karyu cherche à rassurer quelqu'un avec cette bienveillance que son ton trahissait, était en soi une irrégularité dans sa ligne de conduite, dans sa ligne du temps ; mais qu'il le console, lui, par qui le mal avait été rendu possible, par qui le mal avait été perpétré, ça le désolait comme ça l'affolait, ça l'émouvait comme ça l'éprouvait. Dans la débandade intérieure de ses émotions, Masashi eut envie de vomir.
-A te voir t'en vouloir pour quelqu'un comme moi, je ne m'étonnerai plus jamais de te voir si sensible envers la souffrance des autres.
Les yeux tuméfiés de Karyu se sont incidemment dirigés vers l'endroit, où, sur le sol, contre la porte d'entrée, était déposée une paire de bottes boueuses. Les bottes de Tatsurou. Karyu l'avait convaincu de les lui donner, non sans lui remettre une nouvelle paire de chaussures.
-Son monogramme est cousu à l'intérieur. Avec ça, ses anciens papiers d'identité, et mes blessures, Atsushi croira que je l'ai tué.
Masashi était malade de cette nonchalance. Comme si les choses avaient pris une tournure naturelle, comme s'il n'y avait rien qui pût éveiller en lui une alerte, et surtout pas une situation où il en vient à demander à l'homme qu'il assure servir de le cogner et de le poignarder. Comme si l'auto-sabotage était un métier comme un autre. Et le pire, a pensé Masashi, est que je suis un acteur volontaire dans cette scène macabre.
-Pourquoi vas-tu si loin pour moi ? J'aurais dû être à ta place.
Masashi était livide, le teint cireux, les yeux vitreux ; et ceux, bleus de Karyu, formaient un dégradé presque artistique avec les couleurs froides des ecchymoses autour d'eux.
-Tu te trompes, Masashi. Tout ce que je fais, c'est dans mon seul intérêt.









Je voudrais rompre la solitude, je voudrais rompre la latitude en moi que mon esprit donne à mes pensées, elles qui partent dans tous les sens, sans même savoir où aller. L'on dit que tous les chemins mènent à Rome ; mais la Rome en moi est en guerre, elle est dans un chaos perpétuel. Elle est assiégée par les idées noires, elle est ravagée par le désespoir, et tout ce qui peut s'y trouver sera tôt ou tard réduit en cendres, et déjà il ne me reste plus que des illusions à défendre.
Je voudrais trouver un écho à mes cris mais j'ai peur de les entendre, car que pourrais-je répondre à des hurlements qui me gèlent à coeur fendre ? J'ai peur de trouver dans les yeux d'un autre une ombre semblable à la mienne ; comme la silhouette stagnante d'un fantôme.
J'ai peur de celui qui lira en moi comme dans un livre ouvert, car il aura écrit en lui les souvenirs des mêmes calvaires, parce qu'il aura vécu les mêmes revers, et parce qu'il aura vu les mêmes travers. J'ai peur qu'il cherche à me protéger et qu'il s'offre à moi comme un cadeau, je crains qu'il n'essaie de m'alléger et de me faire alors son fardeau.
Je hais ce moi que je ne suis pas, je hais en eux tous ceux qu'ils ne devraient pas être, et ces émois qui suivent mes pas, je hais en eux ceux qui m'ont empêchée de naître.
Je voudrais trouver celui qui me ressemble, et qu'il puisse me reconnaître, et si l'on pouvait continuer ensemble, que l'espoir soit mon nouveau maître.







Ryo avait dit non. Il avait dit non à l'inconscience, il avait dit non à la folie, il avait dit non au danger, il avait dit non à la menace. Le danger qui se présentait pour elle, et la menace qu'elle représentait. Il sentait planer dans l'atmosphère une lourdeur palpable, une pression planante qui comprimait sa poitrine. Entre les murs vieillis de sa propre maison, il eut l'impression d'être écrasé. Il était comme un rat pris au piège dans son propre habitat.
Elle venait d'échapper à la mort mais il semblait qu'elle avait fait plus que ça ; elle avait l'assurance, elle avait l'insolence, elle avait la prestance et la magnificence, aussi, de celle qui a terrassé la mort pour prendre sa place. Comme si en un tour de main, de main de maître, elle était passée du statut de victime à celui de coupable.
Elle qui n'était qu'une rescapée terrifiée et blessée quelques heures plus tôt s'était transmuée en une autre personne que Ryo se mit secrètement à redouter.
Il a regretté le départ de Masashi ; quelque chose en lui lui disait que si son meilleur ami avait été là, alors la soudaine transmutation de sa protégée n'aurait jamais eu lieu.
-Lorsque je sauve une personne, ce n'est pas pour ensuite la mener droit vers la mort.
-Ryo, tout ce que vous avez à me dire, c'est de quelle manière puis-je me faire introduire au château, martela Miko.

Elle était debout quand elle aurait dû être alitée, elle était énergique quand elle aurait dû être souffrante, et ses grands yeux noirs scintillaient d'une malice qui le rendait nerveux.
-Tu ne le peux pas ! s'écria-t-il qui perdait malgré lui son calme. Moi-même qui suis son meilleur ami n'ai accès au château qu'en certaines occasions. Et il faut avant cela l'autorisation expresse de Masashi lui-même pour qu'on me laisse y entrer.
-Alors, dites-moi simplement comment faire en sorte que votre cher Masashi me donne l'autorisation à mon tour.

Elle avait prononcé les mots “cher Masashi” comme elle eût recraché un thé empoisonné. Avec le goût de l'amertume et la violence de la rancœur. Ryo a inspiré profondément, cherchant en lui la force de demeurer paisible. Il ne voulait que ça, la paix, mais elle semblait vouloir tout autre chose.
Bien sûr, a songé Ryo avec regrets, bien sûr, elle ne peut pas penser autre chose de lui. Personne ne pense autre chose de lui. Après tout, Masashi traîne le nom de son père comme son ombre, et si les chiens ne font pas des chats, alors, chacun s'attend, lorsqu'il est question de Masashi, à avoir affaire à un prédateur. Et s'ils savaient, mon Dieu, s'ils savaient…
Assis sur sa chaise, le coude appuyé sur la table, son menton posé sur sa main dont les doigts écartés dissimulaient à moitié son visage, Ryo était le tableau même de la pensée. Un tableau magnifiquement encadré par une ondoyante chevelure d'un noir de jais.
-Tu ne le peux pas, conclut simplement Ryo dont la main se laissa mollement abattre sur sa cuisse. Masashi ne laissera jamais une femme s'introduire au château.
-Vous dites cela pour me protéger ?

Ryo a fixé la jeune femme avec intrigue. Il sondait son regard, cherchant quelque part au milieu de ce noir profond une étincelle d'émotion, une lueur de pensée qui pût lui faire comprendre ce que cachaient réellement ces paroles. Il a voulu croire au soupçon d'attendrissement qu'il avait décelé dans sa voix, comme si elle était émue à l'idée qu'il voulût la protéger, mais il avait le sentiment que bien autre chose se tapissait alors dans les ténèbres de ces yeux ravissants. Trop ravissants. Des yeux qui pouvaient ravir n'importe qui jusqu'à en faire un captif.
-Je te dis cela simplement parce que c'est la vérité, finit-il par lâcher comme une sentence.
-Pourtant, de nombreuses femmes ont été accueillies dans ce château avant de disparaître de la surface de la Terre.

Voilà, a-t-il pensé, fataliste. Elle avait lâché sa bombe, maintenant il ne lui restait plus qu'à écarter les débris de son passage. Ce qu'il avait soupçonné sans vouloir se l'avouer était à présent une certitude, et sous ce déluge d'évidence, Ryo s'est senti submergé. Elle avait crié haut et fort ce que le monde pense tout bas. Un secret de polichinelle gardé seulement par la censure et la terreur.
-N'y va pas, supplia Ryo, vaincu. N'y va pas, tu n'y auras pas que des amis.
-Je m'attendais plutôt à n'y avoir que des ennemis.
Ryo a su alors que c'était perdu d'avance. Que dès le début, elle avait fait son idée, et que cette idée-là ne la quitterait pas avant d'être concrétisée. Et puis, après tout, que pouvait-on attendre d'une jeune femme qui se tenait fièrement debout devant vous comme si la profonde taillade qui traversait son abdomen ne venait pas juste d'être refermée ?
Si ce qui ne tue pas rendait vraiment plus fort alors, Miko était invincible.

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