-Undecided- chapitre douxième

Juliet



-Ils n'ont pas réussi à avoir ton ami. Je suppose que ce n'est que partie remise.
Atsushi jubilait. Avec la discrétion d'un prédateur tapi dans les herbes, dévorant du regard la proie qu'il s'apprête à dévorer dans sa chair. Son visage ne laisse rien paraître, ses traits sont figés comme une statue de cire mais son regard, lui, le trahit, et les lueurs qui ondoient en ces ténèbres rappellent les rares torches qui peine à briser la noirceur du lieu.
Kyo ne le sait pas, mais quelques semaines plus tôt seulement, Karyu se tenait dans la même cellule que la sienne. A la différence près que Masashi n'était pas le commanditaire de cette situation et que lui, contrairement à Karyu, n'était pas certain d'en sortir vivant. Kyo a pensé à Ryoga.

Ah, a-t-il regretté, j'aurais dû lui faire confiance. Si seulement je lui avais fait confiance, je n'en serais peut-être pas là. Comment ai-je pu douter de celui qui, en quinze années d'amitié, m'a tant de fois prouvé que je pouvais reposer ma vie entre ses mains ? Ma vanité a été vaine, et voilà que je me vois entre les mains d'Atsushi quand ça aurait dû être celles de Ryoga.

Il regrettait amèrement, oui, peut-être plus encore de ne pas avoir fait confiance à son ami que de se retrouver derrière les barreaux d'une cellule souterraine digne d'un cauchemar. Malgré tout, a-t-il pensé, je devrais être reconnaissant que ce soit moi plutôt que lui ; l'idée de savoir Ryoga à la merci de ce sadique m'aurait rendu fou. Seulement, n'est-ce pas une illusion que de penser que Ryoga est en sécurité maintenant ? L'instinct de Ryoga le savait déjà ; à présent, nous sommes tous en danger.
-Ce type a eu une intuition magistrale. Il apparaît qu'il se sentait suivi depuis quelques heures déjà. Je ne comprends alors juste pas pourquoi il n'a pas tenté de fuir plus tôt. Peut-être ne voulait-il pas t'effrayer ? Peut-être fait-il partie de ces gens qui ne se fient pas à leurs instincts et le regrettent toujours par la suite.
Parce que lorsqu'il a tenté de me faire comprendre qu'il fallait fuir, a pensé Kyo, je l'ai traité comme un fou, voilà pourquoi. C'est parce que je réagis toujours ainsi avec tout le monde, y compris lui -en fait, surtout avec lui- qu'il ne me l'a pas dit plus tôt.
-Remarque, sache bien que cela n'aurait rien changé. Cela ne faisait pas des heures, mais des jours que vous étiez suivis. Avez-vous toujours été aussi négligents, ou bien est-ce qu'un excès de confiance vous a fait perdre toute prudence ?
La voix d'Atsushi est un sifflement de serpent. Il s'apprête à vous mordre, à vous injecter son venin, et la satisfaction d'une victoire imminente le fait ondoyer de plaisir.
-Cela dit, je peux comprendre qu'avec un homme comme mon fils parmi vous, vous en soyez venus à vous penser intouchables.

Atsushi est demeuré ainsi, accroupi devant Kyo, ses bras ballants sur ses genoux, le regard pensivement perdu dans les ténèbres. Entre les barreaux, le prisonnier observait cette silhouette sombre qui lui aurait paru si élégante, dans toute sa masculinité, si seulement il n'avait pas eu la moindre idée de l'âme qui se cachait dans ce corps de toute beauté.
-Je croyais trop bien connaître mon fils et lui croyait trop bien me connaître. Comment a-t-il pu croire durant toutes ces années que je ne viendrais jamais à me douter de quoi que ce fût ? Non… Après tout, l'on ne connaît jamais véritablement quelqu'un. J'espère au moins que cela nous servira à tous de leçon.
Kyo s'est dit que, même s'il était possible de connaître une personne mieux qu'elle ne se connaît elle-même, Atsushi ne parviendrait jamais à décerner la véritable nature de quelqu'un. Car il était bien trop centré sur lui-même pour admettre que l'on pût être si différent de lui. Car il était bien trop soucieux de faire des autres les pantins de ses désirs, les pions de ses manigances, les fous de cette vie qu'il voyait comme un jeu d'échecs humain dans lequel il se croyait le roi, il aurait de toute façon été impossible pour Atsushi Sakurai de connaître la vraie nature d'une personne.
Puisqu'au fond, l'autre n'existait qu'à travers lui et pour cette raison, la personnalité profonde d'un individu devait être matée avant même qu'elle n'ait le temps de s'exprimer.
-Un fils aussi inutile qu'une fille, et un autre traître comme Judas… Bon sang, cette femme ne m'aura donné que des ennuis même jusqu'après sa mort.

S'il ne l'avait déjà fait depuis si longtemps, cette seule phrase eût suffi à Kyo pour hair Atsushi de tout son être. Ce mépris décomplexé, cette abjection qui suait à travers chaque pore de sa peau, cette indignité qui résonnait dans chaque son de sa voix, cette inhumanité qui flottait autour de lui comme un relent vicié de pourriture ; tout en Atsushi, derrière le masque extérieur de la beauté, emplissait Kyo d'un dégoût nauséabond.
-Vous voulez parler de votre épouse, celle que vous avez tuée ?

Il a ri. Ironique, sardonique, provocateur, et fier ; fier, si fier de lui, si imbu de sa propre personne quand un autre se fût consumé de honte, Atsushi Sakurai riait et rien en ce monde semblait ne pouvoir le faire rire autant que la reconnaissance de sa propre cruauté. Le vice qui se goberge dans les entrailles de ses victimes.
-Elle aurait dû savoir, lorsqu'elle m'a épousé, qu'elle devrait apprendre à devenir muette et obéissante.
Kyo a rêvé, rêvé violemment dans son esprit fulminant, d'attraper à travers les barreaux le visage satisfait d'Atsushi et de l'écraser contre les barres de métal, le cogner contre elles encore et encore jusqu'à ce que seule une bouillie informe ne reste de ce visage trompeur.
-Il n'était sans doute pas stipulé dans son contrat de mariage que devenir votre épouse signifierait devenir votre défouloir et votre esclave. Je suppose que vous vous êtes abstenu également de le lui mentionner avant qu'il ne soit trop tard.
-Toutes les femmes devraient savoir que les hommes sont ainsi.
-Tous les hommes devraient savoir qu'ils doivent être humains avant d'être hommes, sans quoi ils ne sont pas même dignes d'exister.
Cette fois, Atsushi ne riait plus. Dans l'obscurité quasi totale de ce tunnel, son ombre se fondait avec harmonie. Les ténèbres dans les ténèbres. Atsushi ne semblait jamais si bien à sa place que dans ce monde souterrain où terreur et désolation régnaient. Un diable se délectant dans l'air soufré de son royaume.
-Vos actes de prétendus héros ne vous mèneront jamais plus loin que dans ces cachots. Votre noblesse d'esprit a-t-elle déjà pu compenser votre roture d'indigents ?
Atsushi s'était redressé. Se coupant à travers la lueur lointaine des torches, silhouette noire sur fond rougeoyant, il était tel un démon dont l'identité se cache dans l'obscurité.
-Je ne laisserai pas des moins-que-rien comme vous dévoyer la grandeur de mon fils.
Il a tourné les talons sans plus attendre et bientôt, le bruit sinistre de ses pas s'éloigna pour enfin disparaître, laissant Kyo seul dans un silence assourdissant.









-Es-tu certain que nous ne sommes pas suivis ?
Le carrosse qui les menait vers un ailleurs qu'ils ne connaissaient pas traversait la ville à grands bruits de sabots galopants. Le sol emplit de trouées faisait cahoter le véhicule qui semblait sur le point de basculer à tout instant. Livide, les traits décomposés par l'angoisse, Ryo fixait Ryoga d'un air suppliant.
Ce dernier a réprimé un haut-le-cœur qui jaillit subitement en lui. Dans son esprit, le hurlement de Kyo retentissait dans une boucle infernale, un serpent qui se mord la queue sans même savoir qu'il s'empoisonne lui-même. Derrière les rideaux tirés du carrosse, il semblait à Ryoga que se trouvait un monde ravagé et désolé, vide de tout espoir et d'humanité.
-S'ils nous avaient suivis jusqu'à l'auberge, ils nous auraient arrêtés là-bas. Je crois qu'ils étaient peu nombreux ; deux, trois tout au plus…
Bien que ces mots étaient destinés à rassurer Ryo, la voix de Ryoga ne réussit qu'à transmettre ses affres intérieures. Les sueurs froides qui l'avaient pris au restaurant ne l'avaient pas quitté depuis, et avachi sur sa banquette de bois nu, Ryoga ressemblait plus à un mort-vivant qu'à un vivant proche de la mort. Toujours, le véhicule, qu'ils avaient choisi sobre et discret pour ne pas attirer l'attention, tanguait dangereusement à chaque ornière.
-Ne te fais pas plus de souci qu'il ne le faut, Ryo, tenta de l'apaiser Hiroki. Masashi est resté sur place pour les retenir s'ils venaient à se montrer. Le fait qu'ils travaillent pour le duc est à la fois notre faiblesse et la leur ; ils ne pourront jamais s'en prendre à son fils.
-Ne confonds pas foi avec cécité, Hiroki ; Atsushi Sakurai serait capable de s'en prendre à n'importe qui. Son fils peut-être plus qu'à quiconque.

Hiroki a redirigé son attention sur Ryoga. Ce dernier lui tournait le dos cependant, trop occupé à se tenir contre la portière du véhicule pour ne pas basculer sous les à-coups répétés du roulement, mais aussi comme il plongeait son visage trempé de sueur au creux de son bras, dissimulant -en vain- son mal-être que ses amis ne ressentaient que trop bien.
-Qu'adviendra-t-il de Karyu ? s'enquit brusquement Ryo. Lui qui vit au château sous les ordres de Masashi mais qui n'a jamais cessé de rendre ses hommages au duc, ne croyez-vous pas qu'il soit déjà capturé ?
-Qu'ai-je à faire de Karyu alors que Kyo est peut-être déjà mort à l'heure qu'il est, éructa Ryoga. S'il était là, Kyo dirait sans doute que Karyu n'aurait que ce qu'il mérite.
-Il le dirait, certainement, prononça Hiroki. Il est certain également qu'il ne le penserait pas.
C'était vrai, après tout. Kyo avait cette fâcheuse habitude de dire ce qu'il ne pensait pas, pour ne pas avoir à dire ce qu'il pensait. Dans la poitrine de Ryoga, son cœur se tordit.
-Et Miko … Que va-t-il arriver à Miko ?
-A-t-elle réellement quelque chose à craindre ? répondit Ryo. Elle s'en est allée avec Tatsurou ; Masashi a jugé qu'il était préférable qu'elle reste avec lui alors.
-Comment pourrais-je le savoir ? rétorqua Ryoga dont la bouche rouge sang se tordit de dégoût. Je ne connais rien de cet homme et n'ai aucune idée de sa loyauté. Avec sa tête de majordome doublé d'un Pierrot illuminé, quelle confiance peut-on lui attribuer ?
-C'était censé être Chapelier Fou et Fantôme de l'Opéra… murmura Hiroki, pensif.
Ryoga et Ryo lui ont lancé un regard interrogateur, les sourcils froncés par l'incompréhension. Hiroki baissa la tête, nerveux.
-Quoi qu'il en soit, reprit-il avec plus d'assurance, il est évident que Tatsurou lui porte un amour sincère et qu'il ne la mettrait pas en danger. De plus, Miko n'a rien à voir avec nos activités : même le duc n'aurait de raison de lui reprocher quoi que ce soit.
-C'est une femme ; c'est une raison idéale à ses yeux de lui faire payer le seul fait qu'elle nous ait fréquentés.
Rien n'aurait pu allumer une lueur d'espoir dans le négativisme de Ryoga. Rien, car après tout son négativisme était lucide, son visage était livide, son ton était acide, et la situation qui était la leur était translucide ; une menace planante d'homicide. De quoi pousser au suicide.
-Mais il ne sait pas -encore- qu'elle est une femme, objecta craintivement Ryo.
Le regard de dédain que lui lança Ryoga lui fit regretter de ne pas avoir su se taire.
-Atsushi est un prédateur qui reconnaît l'odeur de ses proies à des kilomètres. Il ne peut que savoir qu'elle est une femme.

Dans le huis clos confiné du carrosse, l'atmosphère était devenue chape de plomb.









Tout autour des murs, derrière la porte verrouillée à triple tour, derrière les fenêtres barricadées, le son se rapprochait comme le grondement d'un tonnerre qui avance peu à peu, comme le battement d'un tambour de guerre qui annonce la bataille imminente. Perdue d'avance.
Un destin tragique dont la musique de fond se rythme sous les claquements des talons sur les pavés trempés par la pluie. Elle qui tombe comme pour laver les péchés à venir, mais une tombe est déjà gravée d'un nom sans avenir.
A l'intérieur des murs étroits qui sont leur seul refuge et leur prison, une adolescente serre dans ses bras un enfant défiguré par la terreur. Son visage sculpté par l'innocence a perdu la magie de son enfance ; maintenant la douceur imprégnée par l'insouciance n'est plus qu'une douleur enseignée par la malveillance. En cette minute, tout espoir en un futur meilleur s'est brisé en même temps que leurs cœurs.
Ce que même la misère, même la faim, même les interminables soirées d'hiver, même la maladie et l'indigence n'avaient su faire, voilà que la symphonie lugubre des bottes battant sous la pluie réussit à accomplir dans un exploit maléfique.

Une cavalerie pour un fantassin, une armée pour un soldat désarmé. Dans les bras de la jeune fille, l'enfant pleure de terreur ; celle d'un malheur auquel l'on sait qu'aucun miracle ne pourra nous faire échapper. Elle, elle tremble aussi, de froid, de peur, mais dans ses bras elle tient toute sa vie et elle sait qu'elle ne peut pas lâcher, qu'elle ne peut pas succomber. Pour lui, elle doit rester debout même si son âme est déjà à terre.
-Ryoga, quoi qu'il arrive, tu ne parleras pas. Tu ne bougeras pas.
-Satsuki, je ne veux pas… Je ne veux pas qu'ils te prennent, Satsuki…
-Mais ils le feront et lorsque ça arrivera, Ryoga, tu ne devras pas réagir, d'accord ? Tu les laisseras faire parce que c'est le seul moyen pour toi de t'en sortir. Tu m'entends ?
-Mais je ne pourrai jamais te laisser toute seule avec eux, Satsuki…
-Non, Ryoga, mon petit Ryoga, écoute-moi.
Elle s'est agenouillée devant lui, plongeant ses grands yeux larmoyants dans les siens et, dans une supplication saccadée, elle a articulé :
-Tu dois faire absolument comme je te le dis car si tu ne le fais pas, Ryoga, si tu manifestes le moindre acte de rébellion contre eux, ils te feront du mal. Et si tu m'aimes, Ryoga, tu dois me promettre que tu te protégeras parce que tu es tout ce que j'ai et que les voir te faire du mal serait la pire chose qui puisse jamais m'arriver alors je t'en supplie, promets-moi, promets-moi si tu aimes ta grande soeur, que tu ne verras rien, tu n'entendras rien, tu ne diras rien.

Ryoga pleurait à chaudes larmes. Les sanglots irrépressibles secouaient ses épaules avec violence comme son visage rougi se secouait de gauche à droite. Le refus désespéré d'un enfant face à sa propre impuissance.
-Mais c'est parce que je t'aime que je ne veux pas les laisser faire, Satsuki.
-Ryoga, nous n'avons plus le temps, écoute-moi !
Toute tendresse avait déserté de sa voix pour ne laisser place qu'à une autorité infaillible. Il le fallait. Il fallait qu'elle lui fasse comprendre, sans quoi il était en grave danger. Mon Dieu, pria-t-elle intérieurement, la mort dans l'âme, je suis celle qui l'a mis en danger. Je vous en supplie, Seigneur, faites ce que vous voulez de moi, mais ne prenez pas sa vie.

Les battements de talons sur les pavés devinrent subitement des coups de poing contre la porte. Tétanisés, les deux jeunes gens ont fixé cette porte derrière laquelle, ils le savaient, leur condamnation venait de sonner. Dans les bras de Satsuki, Ryoga cherchait vainement son souffle. Elle, avait le sien coupé.
-Nous savons que vous êtes ici. Mademoiselle, ouvrez.

Ce n'est pas qu'elle n'a pas voulu le faire -après tout, elle savait ne pas avoir d'autre choix- mais elle était bien trop pétrifiée pour bouger. Mais la patience était une notion que ces hommes n'avaient jamais eu à expérimenter, aussi face à son silence, une violence phénoménale, armée de de haches et d'armes à feu, a démoli la porte dans une pétarade de balles qui les firent hurler de terreur. Se réfugiant dans un coin de la pièce pour éviter les projectiles qui perforaient les murs dans un chaos assourdissant, le frère et la soeur se sont prostrés, enlacés l'un l'autre pareils à deux foetus jumeaux refusant de naître en ce monde.
Lorsque la porte fut à terre, apparurent à l'encadrement une escouade d'hommes armés jusqu'aux dents, parangons de brutalité inféodés au Diable. Ce même Diable qui se tenait au milieu d'eux, dominant toute la pièce de son effroyable superbe. Dans un sourire dont lui seul au monde semblait avoir le secret, Atsushi a toisé les deux pitoyables créatures recroquevillées dans leur désespoir.
-Bien, bien. C'est donc une petite demoiselle comme toi qui soulèves des émeutes dans la rue et proclame sur tous les toits que je ne suis… Quel était le terme, déjà ?
-Un “tas de pourriture modelé par le vice et animé par la soif de sang”, compléta l'un des hommes. 
-Oui… a ricané Atsushi; C'est bien cela… Eh bien, je dois dire que tu as l'art des formules…
Il s'est avancé vers eux d'un pas traînant, toujours à ses lèvres ce sourire torve auquel les pires grimaces eurent mieux valu. Dans ses yeux pénétrants la jubilation régnait en maître.
-... mais tu n'as pas tout à fait raison, ajoura-t-il comme il s'accroupit devant les deux corps entrelacés.
A l'oreille de Satsuki, le souffle d'Atsushi était une émanation de soufre venue du fond des enfers.
-Il n'y a pas que la soif de sang qui m'anime.

Il l'a saisie brusquement et avant de comprendre ce qui lui arrivait, la jeune fille se trouvait immobilisée par la poigne brutale de l'homme, comme de l'autre main il lui tenait fermement le menton. Le hurlement de Ryoga a retenti mais nul n'y a prêté attention, sinon elle qui ne laissa rien transparaître. Elle a senti sur elle le regard pénétrant d'Atsushi inspecter chaque millimètre de son visage. A ce moment-là, elle le savait, elle était une marchandise inspectée par un homme qui voulait la faire sienne. Mais seul un soupir dédaigneux lui fut infligé par Atsushi, et dans une grimace de dédain, il l'a lâchée comme l'on jette un déchet.
-C'est dommage. Si tu avais été à mon goût, tu aurais eu une chance de t'en sortir.
Satsuki n'a pas répondu. Encore sous le choc, elle a instinctivement resserré ses bras autour du petit corps de son frère qui sanglotait en silence. Atsushi claquait ses talons sur les lattes de bois comme il s'en retournait vers ses hommes. Indifférent.
-Le gamin, faites-en ce que vous voulez. Pour le reste…
Il s'est stoppé net et, d'un geste lent, paisible, a sorti une cigarette que l'un d'eux s'empressa d'allumer aussitôt qu'elle fut entre ses lèvres. Levant les yeux au plafond, Atsushi a inspiré une longue bouffée avant de la rejeter dans un sillon voluptueux. Sans même un dernier regard en arrière, il n'eut qu'un haussement d'épaules en concluant :
-Tuez la fille.

Et puis, c'était tout. Atsushi s'était déjà éloigné, hors de la maison, hors de cette histoire qui ne le concernait plus. Comme il l'avait dit, tandis même qu'il se prélassait dans le confort chaleureux de son carrosse, ils tuèrent la fille, et firent du gamin ce qu'ils avaient voulu.









-Hiroki, me laisserais-tu dormir avec toi ce soir ?
Trois heures de route accidentée, de nausées et de sueurs froides les avaient finalement menés vers une maison de pierre blanche. Éloignée de l'agitation de la ville, dissimulée derrière un mur de pruniers, la bâtisse était charmante mais sobre, coquette mais chaleureuse.
Une bâtisse inhabitée depuis des années mais pourtant entretenue par les soins personnels de Masashi qui l'avait jadis achetée sous un faux nom. Il l'avait voulue pour en faire un refuge dans l'espoir que jamais l'urgence de fuir les y mènerait, mais le destin en avait voulu autrement et, si Masashi était demeuré à l'auberge de Hiroki dans l'espoir d'amadouer les hommes de son père s'ils venaient à se montrer, trois de ses amis, eux, y avaient déjà trouvé asile depuis quelques heures.

Toutes les victuailles imaginables se trouvaient sur place quand ils arrivèrent, cependant la conscience leur pesait dans l'estomac qui annihilait toute sensation de faim. Mais pas le sentiment de la fin ; celle d'une ère où l'espoir subsistait encore, où la révolte silencieuse répandait ses bienfaits et où une amitié solide renforçait des liens chaque jour un peu plus étroits.
La maison était vaste, les chambres nombreuses ; toutefois, Hiroki a vu arriver dans la sienne, alors même qu'il s'apprêtait à se faufiler sous son duvet, un Ryoga au visage défait, au regard brillant de larmes qu'il ne parvenait pas à résorber, mais n'osait, par pudeur, laisser couler non plus, et qui demeuraient prisonnières au bord de ses yeux suppliants.
Hiroki a soupiré malgré lui. Ce que Ryoga a craint être de l'agacement n'était que du regret face à sa propre impuissance, de la lassitude face au malheur qui semblait ne pas avoir de fin. -Je ne t'ennuierai pas, Hiroki, je te le jure. Je ne veux pas être seul, et je ne peux tout de même pas demander ça à Ryo.

C'était un demi-mensonge ; s'il était vrai qu'il n'aurait osé demander pareille faveur à Ryo dont la grâce et la retenue l'avaient toujours intimidé, celles de Hiroki, pourtant, avaient toujours eu sur lui l'effet inverse.
Une élégance, une discrétion pudique, peut-être un brin de timidité mais de complaisance dans la solitude aussi ; tout cela émanait de Hiroki et agissait comme un aimant sur Ryoga qui cherchait la chaleur humaine, là où la chaleur humaine, sans le savoir, se cherchait elle-même. Alors, peu importe qui eût été à la place de Ryo, c'est auprès de Hiroki que Ryoga serait venu chercher cette présence réconfortante que réclamait à grands cris son cœur que creusait l'absence de Kyo.
Hiroki a observé Ryoga dans son pyjama de satin noir trop grand pour lui, qu'il avait trouvé parmi d'autres dans la penderie de sa chambre, il a regardé ses pieds nus, ses cheveux blonds en bataille dont les mèches étaient comme des rayons de soleil autour de son visage, et lui, ce visage, qui, lorsqu'il n'était plus recouvert du grimage qui le caractérisait, laissait entrevoir l'adolescent que Hiroki avait connu pour la première fois.
Les années s'étaient écoulées, Ryoga avait mûri, grandi, mais dans sa moue abattue, dans ses yeux d'un bleu ciel troublé par la pluie, il y avait en filigrane l'orphelin qu'il n'avait jamais cessé d'être.
-Viens, Joli Clown. Viens.

Ryoga a souri. Était lointaine l'époque où Hiroki l'appelait “Joli Clown” ; un nom qu'il avait attribué à son maquillage burlesque, bien sûr, mais aussi aux nombreuses pitreries qu'il avait l'habitude de commettre, plus jeune. Des pitreries qui, si elles agaçaient parfois leurs amis, avaient toujours eu sans le savoir le pouvoir de mettre du baume au coeur de Hiroki car, après tout, se disait-il, son espièglerie était la preuve de sa confiance, et si Hirokil savait qu'elles cachaient une tristesse sans fond, il espérait néanmoins que grâce à cette confiance, il pourrait rendre un jour à Ryoga le sourire.
Un sourire qui ne serait pas dessiné par du rouge à lèvres étendu à outrance, mais un sourire sincère qu'une joie pure aurait rendu irrépressible. Mais, même s'il était nimbé de tristesse, le sourire qu'avait Ryoga alors y mêlait aussi la tendresse et, sans plus attendre, l'homme est venu s'étendre sous les draps de Hiroki. 




-Hiroki, depuis que l'on se connait, as-tu déjà été amoureux de quelqu'un ?
L'obscurité de la nuit les avait bercé dans ses langes sombres, son silence les avait apaisés de sa berceuse enfantine et déjà, Hiroki fermait les yeux lorsque sa conscience fut interpellée par une voix hésitante. A côté de lui, il sentait la présence de Ryoga blotti comme un nouveau-né contre son père, et l'homme qui lui tournait le dos s'est retourné. Fixant dans le noir la forme qu'il distingait sous les draps, il a soupiré.
-Je ne sais pas, Ryoga. Le moment n'est pas approprié pour ce genre de questions.
-Mais, a balbutié Ryoga d'une voix basse, il est impossible de ne pas le savoir.
-Pourquoi me poser une telle question maintenant ? 
Hiroki avait envie de dormir. Non pas que son corps était épuisé, non, mais son esprit, lui,  avait espéré que le sommeil lui permettrait de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, les affres obsédantes qui le tiraillaient.
Mais au fond, il savait qu'il aurait beau courir, ses pensées le poursuivraient jusqu'à l'agripper par derrière et, finalement, le tireraient en arrière encore et encore, indéfiniment. Alors, peut-être que les élucubrations de Ryoga feraient une distraction moins risquée que de plonger à corps perdu dans le sommeil sans savoir si l'on va atterrir au beau milieu des cauchemars.
-Je ne sais pas, Joli Clown.
-Ce n'est pas une réponse, bougonna Ryoga dont le mouvement impulsif des pieds fit bruire doucement les draps. Ce qui m'intrigue, Hiroki, est qu'alors que nous nous fréquentons quasiment chaque jour depuis une quinzaine d'années, tu ne m'as jamais touché.  
Hiroki ne savait pas pourquoi, mais il avait anticipé cette question autant qu'il l'avait crainte ; et maintenant que son appréhension devenait réalité, plutôt qu'embarrassé, il se sentit abattu :
-Je fréquente Masashi, Kyo, Ryo et Karyu depuis à peu près autant de temps et je n'ai jamais touché aucun d'eux. Pourquoi les choses seraient-elles différentes avec toi ?
-Parce que “je” suis différent d'eux, Hiroki, tu le sais. De nous tous, je suis le seul à coucher avec tous les hommes qui passent.
-Je ne suis pas un homme qui passe, Joli Clown. Moi, je suis resté.

Ryoga s'est cloîtré dans le silence. Hiroki avait-il raison de dire qu'il était resté, comme si ce fût là un acte volontaire de sa part, tandis qu'en réalité, c'est Ryoga qui était chez lui, Ryoga qui occupait son auberge depuis une quinzaine d'années et qui n'en était jamais reparti ? Hiroki n'était pas resté, non ; Ryoga était resté, et Hiroki n'avait peut-être jamais eu le cœur de le renvoyer dans cette rue d'où il venait.
Après tout, Hiroki était ainsi ; il n'avait peut-être pas le cœur à tomber amoureux, mais il l'avait à toujours prêt à se sacrifier pour les autres.
-Hiroki, c'est un secret de polichinelle ; si tout le monde le sait, alors, tu le sais aussi, n'est-ce pas ? Que je t'aime. Et c'est parce que je t'aime que je veux te prouver à quel point je suis reconnaissant pour tout ce que tu as fait.

C'était un aveu aussi lourd que puissant, aussi sincère que désespéré, aussi innocent que fatal. Dans le secret de la nuit, Hiroki a senti les larmes se frayer un chemin dans ses yeux.
-Ce n'est peut-être pas l'amour que tu aurais souhaité, mais c'est parce que je t'aime aussi que tu ne devrais pas te sentir redevable du simple fait d'exister. Joli Clown, j'aurais mal si tu te sentais obligé de me récompenser avec un trésor que tu ne dois à personne : toi-même.







-Tu peux faire ce que tu veux de moi, Père ; mais jamais, au grand jamais, je ne te laisserai prendre le droit qui n'est pas le tien de détenir mon ami dans ce cachot indigne de tout être humain. Si tu avais un tant soit peu de respect pour ton fils, Père, et si tu en avais pour toi-même, la dignité te pousserait à le faire libérer sur-le-champ.
Masashi avait fait une entrée fracassante dans le salon des appartements de son père, où ce dernier se prélassait tranquillement, sirotant une tasse de café à sa table en bois d'ébène dont les moulures, ciselées et dorées, formaient de voluptueuses arabesques. Les deux gardes à l'entrée n'avaient pas cillé en voyant arriver le fils du duc, mais face à sa rage manifeste, ils furent sur le point de se saisir de lui, armés, lorsque l'homme les arrêta d'un geste de la main.
Atsushi se tenait droit et fier, son port de tête altier et son regard condescendant témoignant de son sentiment de toute-puissance ; et, avec lui, celui d'une absolue assurance d'être intouchable. Si son âge altérait légèrement sa puissance physique, son orgueil exacerbait son caractère impitoyable.

Et si Atsushi l'avait toujours su d'instinct, sa vie et ses actions l'avaient toujours conforté dans cette vaniteuse certitude ; être prêt à tout le faisait mener à bien chacun de ses projets. Peu importait alors si la morale ou l'opinion publique s'en mêlaient ; statut, richesse et pouvoir étaient les trois entités qui se nourrissaient les uns les autres et constituaient autour de lui un rempart de boucliers infranchissable.
Alors, Masashi avait beau serrer ses poings tremblant de haine, il avait beau expirer sa rage dans chacun de ses souffles et exsuder son dégoût par chaque pore de sa peau, il n'était rien qu'un pion impuissant sur un échiquier truqué.
-Si tu y tiens tant, pourquoi ne vas-tu pas le libérer toi-même ? Tu connais le chemin.
Atsushi a fait signe aux gardes devant lui de fermer les portes ; ils s'exécutèrent.
-Mais tes geôliers obéissent à tes ordres, riposta Masashi, et eux seuls ont la clé.
-Tu sais, Masashi, dans la vie, il y a des choses qui ne se refusent pas.
Atsushi a reposé sa tasse fumante sur sa soucoupe de porcelaine dans un tintement cristallin. Il a rivé sur son fils un regard pénétrant, comme s'il voulait que son esprit, à travers lui, se transmette et s'imprime en Masashi.
-Des choses telles qu'un titre de noblesse, un statut élevé au sein de la société, le pouvoir de décider, d'ordonner et de refuser ; ces choses-là sont une chose que la vie n'apporte qu'à de rares élus et lorsque l'on fait partie de ceux-là, Masashi, alors l'on se doit de les accepter et de les entretenir avec le plus grand soin.
-Voudrais-tu dire, prononça Masashi dans un ricanement acide, que c'est là ce que tu as fait ? Entretenir avec soin les privilèges que la chance d'être né avec un sang bleu -ou devrais-je dire, les inégalités sociales- t'a apportés ?
-Tes sarcasmes et ta colère ne peuvent rien contre la fatalité, Masashi ; puisque tu le sais, pourquoi ne pas te résigner et embrasser avidement ce pouvoir qui t'est offert ?
-Mais je l'ai fait, Père. J'ai consacré ma vie à cela en réalité ; utiliser ce pouvoir qui m'a été accordé. Le fait est que, seulement, je n'ai pas la même vision que vous quant à la bonne manière de faire usage du pouvoir qui est mien.
-Ne me dis pas que tu parles de l'argent que tu as dilapidé pour financer tout ce qui pouvait être nécessaire à l'exil de ces femmes qui auraient dû être torturées en place publique ?

Le sang de Masashi n'a fait qu'un tour. Même s'il aurait dû être anxieux d'entendre son père énoncer haut et fort ce qu'il savait de ses secrets, la colère l'emportait comme ses paroles le faisaient bouillir de rage. Mais Masashi se fit violence pour ne pas laisser exploser sa haine, et réalisa subitement alors, qu'Atsushi n'avait mentionné que les femmes.
Qu'en était-il des hommes, certes plus rares mais tout de même assez nombreux, qu'il avait aidés à fuir ? Atsushi n'était-il simplement pas au courant ou bien, leurs sorts lui importaient au final si peu, comparé à celui des femmes auxquelles il vouait une haine viscérale et à l'encontre desquelles la soif de sang et le goût de la violence étaient sa principale raison d'être ?
Cette raison d'être pervertie, tordue, souillée, contre-nature, celle-là même qui avait depuis toutes ces années poussé Masashi et ses compagnons à éloigner ces femmes des griffes de ce vautour ? Masashi prit une profonde inspiration, tentant de mettre de l'ordre dans ses pensées tumultueuses.
-Ce que tu as fait, mon fils, est l'antithèse même de l'expression du pouvoir.
-Je n'ai pas de conseils à recevoir d'un homme comme toi, Père. Maintenant, donne l'ordre de faire libérer Kyo et ce, sans aucune concession.

Atsushi a ri. Se renfonçant dans son fauteuil, vêtu de son complet noir qui lui seyait à merveille, lui par qui pourtant aucune merveille n'avait jamais été accomplie, il s'est étiré sur son siège, avec l'aise et la condescendance d'un roi imposteur ayant usurpé son trône. Le sourire d'Atsushi était radieux, son regard avait l'obscurité des abysses.
-Je ne comprends pas, Masashi. Pourquoi tant de préoccupations pour un pathétique faussaire aux allures de vaurien tandis que tu n'avais pas hésité un seul instant, je crois, à enfermer dans ce même cachot ton ami et serviteur de longue date, Karyu ?
Masashi a dégluti. Ainsi, il l'avait su aussi. Pourquoi pendant tout ce temps, Atsushi n'avait fait la moindre illusion à tout ce que son fils lui cachait et qu'il aurait dû réprouver ? S'il l'avait voulu, Atsushi aurait pu faire libérer Karyu en un claquement de doigts.
-Ne te méprends pas, mon garçon. Je sais qu'à tes yeux, tu avais une excellente raison d'infliger un tel châtiment à ce pauvre homme. Après tout, il avait tenté d'agresser, sur le bateau même qui les menait hors du pays, l'une des femmes que vous avez aidées à fuir, n'est-ce pas ? Oui, évidemment … Pour toi, c'est un crime passible d'une peine pire encore. Peut-être ta clémence fût-elle due au fait qu'il t'avait été fidèle et loyal depuis si longtemps, et qu'une part de toi espérait qu'il se repentirait.

Atsushi avait deviné les sentiments et pensées de Masashi avec justesse, et ce dernier ne trouva rien à répondre que par son regard défiant, mais aussi méfiant, comme il attendait avec angoisse d'entendre ce que son père avait à lui dire.
-Ce qui m'amuse le plus dans cette histoire, mis à part le fait que ta sacro-sainteté te rend pathétique, est que ce pauvre Karyu a pourri dans ce trou à rats durant des semaines pour rien. Masashi, Karyu n'a jamais tenté de violer qui que ce soit.

Ce n'était pas possible. C'était impossible, rien d'autre n'était envisageable que cette réalité là ; Karyu avait bel et bien tenté d'attenter à l'intégrité de cette femme car si ce n'était pas le cas, pourquoi Kyo, qui accompagnait Karyu cette nuit-là et avait dénoncé l'homme, aurait-il inventé un mensonge pareil ? Pourquoi Karyu ne l'aurait-il jamais démenti ?
C'était la réalité, la seule réalité possible car sinon, cela voudrait dire que Masashi aurait fait enfermer son ami  dans la solitude, le silence et les plus profondes ténèbres, tout ça pour rien ? Si Karyu est innocent, a pensé Masashi qui sentit un poids alourdir son coeur, alors je suis un monstre. Face au visage décomposé de son fils, Atsushi jubilait d'une victoire sombre.
-A ce moment-là, je vous soupçonnais déjà depuis longtemps, Masashi, C'est pourquoi j'ai dû envoyer un homme suivre les faits et gestes de Karyu jusqu'à le mener à ce bateau, où lui, ton cher Kyo et cette … femme, éructa-t-il avec fiel, qui qu'elle soit, avez embarqué. Néanmoins, je n'avais pas prévu que cet homme finisse par se faire voir, ni que Karyu ne le reconnaisse comme l'un de mes suppôts.
Je dois dire que la première réaction qu'il a eue est assez intéressante ; faire semblant d'agresser cette femme devant lui dans l'espoir qu'il ne la prenne pour une quelconque putain qu'il aurait amenée avec lui pour le divertir dans son périple était un geste aussi impétueux que désespéré. Évidemment, ton cher Kyo a tout gâché lorsqu'il est intervenu pour mettre fin à ce simulacre d'agression, révélant au passage et sans le savoir, la vraie nature de leur promenade en mer. Le jour suivant, l'incident m'a été rapporté qui ne laissait plus aucun doute quant aux intrigues que tu menais depuis des années déjà.

-Puisque vous le saviez innocent, Père, pourquoi n'avez-vous pas usé de votre satanée autorité pour faire libérer Karyu ?


Il n'était qu'un à un fil. Un fil ténu, minuscule, qu'un simple souffle menaçait de faire céder, de ne plus contenir toute la haine ravalée depuis tant d'années. Une goutte de bile pour faire déborder ce vase de fiel dont chaque action, chaque parole venant d'Atsushi était une nouvelle goutte qui contribuait depuis son enfance à le remplir. Sur son fauteuil matelassé de rouge, Atsushi est un magnifique souverain inondant la pièce de la lumière de son sourire. Devant les yeux de Masashi, son père est un monstre polluant l'atmosphère de ses relents toxiques.
-Parce que tout comme toi, Karyu m'avait trahi, Masashi, Et avant tout, parce que tu pensais qu'il t'avait trahi toi, ton amitié, ta confiance, votre pacte tacite ; tu souffrais de voir l'un des piliers qui te maintenaient debout voler en éclats et ça, c'était un spectacle dont je ne me lasserai jamais.




Masashi avait déjà le visage en sang lorsque Takashi est arrivé en trombe. A genoux, tête baissée , les bras immobilisés derrière son dos comme les deux gardes de son père le maintenaient avec fermeté, il l'a vu ainsi, si pitoyable devant Atsushi. L'air vaincu d'un soldat fait prisonnier de guerre par l'ennemi et pourtant, sur son visage dissimulé sous les mèches noires collées par le sang, Masashi souriait.
Le regard de Takashi s'est alors transporté sur Atsushi qui dominait son fils, le toisant avec la jubilation qu'entraîne la victoire d'un lâche. Au coin de ses lèvres étirées en une grimace monstrueuse, une profonde coupure saignait.
-C'est ce qu'il se passe, Masashi, lorsque l'on ose s'en prendre physiquement à son père.
-Papa, toi qui es déjà plus bas que terre, vas-tu laisser ton indignité creuser jusqu'à atteindre le neuvième cercle de l'enfer ?
Sur ces mots cinglants, Takashi s'était dirigé vers son frère et, sans un regard pour les soldats qui l'immobilisaient, il a délicatement relevé le visage de Masashi qui lui adressa un regard tendre. Tendre, mais empreint de tristesse. Un regard fondamentalement différent de celui d'Atsushi, qui n'eut envers son fils cadet que mépris et révulsion.
-Es-tu masochiste, Takashi, pour me parler ainsi de la sorte ? Peut-être souhaites-tu tenir compagnie à Kyo sous terre ? Après tout, je suppose que tu ne demanderais pas mieux que de passer du temps seul en compagnie d'un autre homme, dans le noir.
-Faire battre ton propre fils par tes féaux parce que tu n'as pas même l'honnêteté de te salir les mains, ni le courage d'affronter sa force, papa, ne fait pas de toi un homme puissant. En réalité, tu n'as toujours été qu'un lâche.
-Takashi, persifla Atsushi entre ses dents, tel un serpent sifflant entre ses crocs avant de les planter dans la chair tendre de sa victime pour y injecter son venin, ose seulement me regarder dans les yeux et…


Il l'a fait. Calmement, tranquillement, Takashi, accroupi devant son frère, avait tourné la tête et rivait profondément ses yeux dans ceux de son père. Et contre la haine, contre le mépris, contre la férocité et la perversité de son regard, il y avait la défiance, l'assurance, et une profonde sérénité qui le contraient. Sans ciller, Takashi opposait à son père une force morale que ce dernier ne lui avait jamais vue ; qu'il n'aurait même jamais soupçonnée.
Là où le regard d'Atsushi livrait une bataille sans merci par les armes les plus létales, Takashi se tenait simplement là, impassible, muni d'une résistance à toute épreuve. Pendant un instant, Atsushi fut déstabilisé, comme s'il s'acharnait frénétiquement contre une statue de pierre.

-Tu ne comprends pas, Papa ? Tout ce que tu fais, la rue finit toujours par le savoir. Ce même peuple que tu soumets et méprises a toujours su découvrir les sombres secrets que tu penses dissimuler derrière les remparts de l'intimité, entre les murs de ce château ; tu penses que ta noblesse est un mur invisible qui les sépare pour toujours de toi mais papa, ce mur a des failles.
Même la plus noble des pierres s'érode sous la pluie, s'use sous le vent, se laisse peu à peu dévorer par les plantes, entamer par les insectes et les rats, et depuis longtemps, ce mur présente des trouées à travers lesquelles ce peuple, que tu n'as toujours vu que comme une masse informe, un concept abstrait, a pu observer chacun de tes crimes. Papa, et si à présent, tu fais subir à tes fils ce que tu leur fais subir, à eux, que crois-tu qu'ils vont penser ? Papa, ils ont déjà essayé de te tuer ; pourquoi ne laisserais-tu pas l'âge faire son œuvre et t'apporter la sagesse qui t'a toujours manqué ?
-Espèce d'insolent petit merdeux, cingla Atsushi, comment une femmelette comme toi…
-La femmelette va partir avec son frère, papa. Puisque nous ne sommes que de honteux fardeaux pour toi, laisse-nous t'en libérer.

Atsushi s'est figé. A ce moment-là, alors que Takashi ne le regardait plus et, d'un geste qui n'admettait aucune répartie, ordonnait aux gardes de s'éloigner, il a su que rien, ni les menaces, ni les coups, ni l'humiliation du cachot, ne pourraient écraser cette assurance qui avait pris possession de lui.
Même les gardes, qui n'obéissaient pourtant qu'aux ordres d'Atsushi, n'avaient pas songé un seul instant à s'opposer à celui de son fils. Quelque chose en Takashi s'était transmué et émanait de tout son être qui lui conférait une force impalpable et pourtant, prégnante. Comme l'aura d'une assurance inaltérable.

Délicatement, le corps frêle de Takashi a aidé celui, pourtant si imposant, de son frère à se redresser. Les doigts du jeune homme sont venus essuyer le sang sur ses joues, sur son menton. Avec ces traînées rouges étalées sur son visage, Masashi ressemblait sans le savoir à une version sordide de Ryoga. Ça a tristement fait rire Takashi.
-Ne perds plus ton temps et ton énergie pour cet homme, Masashi. Il n'en a jamais valu la peine.
Mais, a pensé Masashi, la mort dans l'âme, mon temps, mon énergie, ma volonté de vivre même, ont déjà été volés par cet homme depuis bien longtemps.

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