-Undecided- chapitre neuvième
Juliet
-Ryo, fais-moi un bisou de chat.
Le visage candide de Takashi était un tableau religieux détruit par la haine, un visage de séraphin dévasté par le chagrin.
Son teint d'albâtre rougi par les larmes, ses épaules graciles agitées par les sanglots irrépressibles, Takashi s'était avancé d'un pas instinctif vers Ryo aussitôt qu'il eût franchi la porte.
Il y avait dans son regard voilé une lueur qui scintillait faiblement, comme la flamme d'une bougie chancelante qui luttait pour ne pas s'éteindre, et face à cette recherche désespérée de réconfort, Ryo ne savait que l'étreindre.
Alors, c'est tout naturellement que l'homme a tendu les bras vers cet être que les blessures, visibles et invisibles, avaient rendu si fragile.
Comme le joli front rougi sur lequel des mèches violettes s'étaient collées par les larmes était vers lui levé, Ryo y a déposé ses lèvres avec tendresse. Il a souri à Takashi comme il caressait ce front humide, mais derrière l'affection évidente, il y avait cette tristesse latente que le jeune homme perçut avec douleur.
Alors, comme si c'était lui qui avait besoin d'être consolé, Takashi a rendu son étreinte à Ryo, sa poitrine si fine pressée contre la sienne comme pour lui transmettre l'écho de son cœur.
Plus ému qu'il n'aurait voulu l'admettre, Ryo a senti le visage encore mouillé du garçon s'enfouir au creux de son cou. Reposant sa joue contre son crâne auréolé de ce sempiternel halo violet, il s'est imprégné de cette tendresse comme en même temps, il la donnait de toute son âme.
-Ryo, fit la voix étouffée de Takashi au creux de son cou, quand je serai grand, voudras-tu bien m'épouser ?
Ryo a laissé échapper un rire sans force, un rire qui trouvait sa source dans sa peine et, la gorge serrée, il a articulé :-Mais tu es déjà grand, Takashi ; est révolu le temps où tu n'étais qu'un adolescent qui nous espionnait en douce pendant nos réunions.
-Alors, a repris la voix toujours étouffée de Takashi qui ne se laissa pas démonter, épouse-moi maintenant.
-Bon sang, cesse cette saynète ridicule et laisse Ryo faire son travail, veux-tu.
La voix impatiente de Masashi avait brisé leur bulle de douceur, et si Takashi détacha son étreinte avec regret, ses yeux larmoyants baissés de pudeur, c'est tout autant à contrecœur que Ryo laissa le jeune homme s'écarter de lui.
-Regarde-toi, fit Ryo qui sentait la contrition tordre sa poitrine, dans quel état es-tu.
Il y avait dans ces mots, transparaissant en filigrane derrière eux, un tel sentiment d'abattement et d'impuissance mais aussi, une rage certaine, une rage qui bouillonnait en lui et brûlait ses entrailles, une rage qu'il aurait voulu cracher, vomir, s'en délester pour la rejeter sur celui qui en était l'origine seulement, a pensé Ryo avec courage, seulement la rage était la dernière chose dont Takashi avait besoin en cet instant-même, car si la rage détruisait Takashi, ce n'est pas elle qui le réparerait. Alors, seule la déréliction a trahi Ryo, émanant de tout son être.
-Seigneur, comment un père peut-il frapper ainsi son propre enfant ; comment un être humain peut-il ainsi nuire à son prochain ?
-Cet idiot a dû penser que c'était une bonne idée que de provoquer mon père, ironisa Masashi d'un ton amer.
-Je ne l'ai pas provoqué ! protesta Takashi, ulcéré. Je lui ai simplement répondu que je n'avais pas de conseils de masculinité à recevoir de la part d'une brute épaisse comme lui, et c'est la pure vérité !
-C'est la vérité, concéda son frère, mais aux yeux d'un criminel, la vérité est la définition même de la provocation.
-Je ne laisserai pas l'homme qui a battu ma mère à mort sous mes yeux me dire comment devrais-je me comporter ou à quoi devrais-je ressembler.
Les deux hommes autour de lui se sont figés. Abasourdis, ils n'ont su trouver les mots face à cette haine viscérale, prégnante, écrasante, qui s'échappait de Takashi.
Une haine qui était comme une anomalie dans sa personne, un sentiment contre-nature arrivé là comme par accident et pourtant, ils le savaient ; cette haine-là trouvaient sa fondation même dans son vécu et toujours, ont-ils pensé avec stupeur, toujours elle a dû se trouver là, ligotée, bâillonnée, prisonnière et réduite au silence, par une volonté de fer qu'il n'avait jamais laissée soupçonner.
Là où d'ordinaire l'on ne trouvait qu'innocence et douceur, la haine incendiait le regard de Takashi, un incendie qui se propageait avec une vitesse et une violence qui voulait tout détruire sur son passage.
Des flammes qui voulaient raser ce monde pour le réduire à néant, ce monde dans lequel plus rien ne méritait d'être sauvé. Rien, pas même nous ? s'est demandé Ryo, l'esprit chamboulé. Depuis tout ce temps, depuis toutes ces années à traîner avec lui le boulet de sa vie cadenassé à ses chevilles, comment n'avaient-ils pas pu songer sérieusement que la haine, lui aussi, le hantait ?
Elle était le fantôme d'une triste malédiction, condamné à hanter le même lieu toute sa vie, et cette haine-là, sans savoir comment, sans savoir pourquoi, avait forcé les contresorts de Takashi pour se révéler au grand jour.
-Cet homme, je veux le voir mort, Masashi, tu ne comprends pas ? Atsushi Sakurai, je veux le voir mort.
Je n'attends que la mort
dans l'infime espoir d'y trouver ce que je n'espère plus trouver ici-bas.
Parce que dans celui-là,
je me sens comme si le monde en moi m'avait été arraché.
Comme si le monde tout autour de moi
avait été arraché à moi.
Il y a cette multitude de personnes autour de moi,
mais aucune présence à mes côtés.
Je ne suis peut-être qu'un semblant de réalité.
-Excusez-moi de vous déranger, mais l'on m'a informé que je pouvais vous trouver ici.
La silhouette qui avait fait une halte devant lui, ses yeux la traversaient sans la voir. Ce n'était qu'une forme indistincte de plus au milieu de tous ces automates anonymes qui grouillaient dans la rue.
Une armée de pantins mécaniques se mêlant dans la confusion de leurs pas saccadés et de leurs mouvements réglés. La silhouette était la seule à s'être arrêtée, mais ça ne l'a pas perturbé ; ses yeux inexpressifs observaient le vide.
-Ryoga, c'est son prénom… Il est arrivé et de but-en-blanc, comme ça, il a lâché “j'ai trouvé un garçon un peu débraillé, le nez et les lèvres percées, avec une tête de chien abandonné.”
Un chien abandonné ? Comment aurais-je seulement pu être abandonné
puisque jamais personne ne m'a adopté.
Oh, oui, j'ai eu une maison.
Des murs entre lesquels m'abriter du froid cinglant ou du soleil écrasant, une assiette dans laquelle manger pour oublier ma faim inextinguible de ce monde, la fin irréversible de mon monde, un lit sur lequel allonger mes cauchemars et reposer ce corps sali, et puis des gens, j'ai eu des gens, aussi, des personnes, des individus, appelez-ça comme vous voulez ;
j'en ai eu auprès de moi, trop près de moi, pour me convoiter, pour m'utiliser, m'user et abuser aussi, mais des êtres humains pour m'adopter, un microcosme dans lequel m'adapter, je n'en ai eu aucun.
Il avait oublié la cigarette fumant entre son index et son majeur figés dans l'air froid. Il s'en est souvenu lorsque les cendres accumulées sont tombées sur son pied nu, lui arrachant un petit cri de surprise, plus que de douleur. Comme s'il était surpris de lui-même.
-Il a ajouté aussi “il est plutôt mignon mais il a l'air de vouloir vous tuer”.
Un petit rire gêné. Grave, mais pas trop ; il y avait dans cette façon de parler, cette intonation, une certaine légèreté et une élégance qu'il ne s'expliquait pas alors.
-Eh bien, je ne sais pas comment dire ça… Il n'a pas voulu venir avec moi alors, je me retrouve tout seul à faire le messager, et j'espère que vous n'allez pas penser que je suis un satyre ou quelque chose du genre, mais il se trouve que je tiens une auberge dans laquelle il m'arrive d'héberger des… personnes dans votre situation et j'ai une chambre de libre…
-Oh, vous savez, des gens qui ont une chambre de libre, j'en connais plein.
Il avait haussé les épaules et s'était remis à fumer sa cigarette comme si de rien n'était. Et toujours, son regard bleu ciel le traversait comme s'il était invisible. Juste devant lui, la silhouette remuait nerveusement la jambe.
-Vous voulez dire… que vous n'êtes pas sans domicile fixe ? hasarda la voix maladroite.
-Eh bien, légalement, je le suis bien sûr. Mais disons que, officieusement, ça dépend des jours…
La silhouette se demandait pourquoi le garçon ne le regardait pas ; évitait-il soigneusement son regard, était-il aveugle, comme ses yeux vides d'expression pouvaient le laisser croire, ou avait-il avalé une substance qui le faisait planer hors de la réalité ?
La réponse n'était aucune de celle-là, mais à la vérité, il n'aurait pas pu penser.
-Bon, alors… Quoi qu'il en soit, sachez que mon auberge se trouve juste derrière la Place des Martyrs, et que si ce soir, ou un autre jour, vous avez besoin d'y rester, alors vous serez le bienvenu.
-D'accord, d'accord, c'est bon. Je viens.
Il avait répondu machinalement, sans prendre le temps de la réflexion, comme si, au lieu d'une proposition, c'était un ordre qui lui avait été fait, et qu'à un ordre, il n'avait que trop bien appris à ne pas désobéir. Et sans savoir s'il devait se réjouir ou s'inquiéter, l'homme a tendu la main vers l'adolescent qui l'a saisie par automatisme.
-Au fait, vous pouvez m'appeler Hiroki.
Le garçon a tiré une longue ultime bouffée sur sa cigarette avant de jeter le mégot à terre.
-Oui, d'accord. Moi, c'est Kyo.
Ils furent à peine entrés que le rire de Ryoga a résonné dans la pièce, martelant l'atmosphère de ses éclats joyeux, une joie au fond de laquelle Kyo décela une moquerie certaine, ce qui le fit presque regretter d'être venu.
-Regarde-moi ça, s'esclaffait Ryoga comme Hiroki lui lançait un regard scandalisé, je te l'avais pas dit ? Une mignonne petite tête de chien abandonné, sale et hirsute, et un air de tueur en série comme je n'en ai jamais vu !
Kyo s'est demandé comment diable pouvait-il être “mignon” et avoir l'air d'un tueur en série à la fois, mais il lui suffit de quelques secondes pour toiser Ryoga de haut en bas et en conclure, à son allure qui mêlait celle d'un clown et d'un punk, qu'il était fou, aussi ne s'en formalisa-t-il que peu.
Et même si l'auberge ne payait pas de mine, même si ses murs de bois semblaient dater d'un autre âge, même si la cheminée au fond dégageait une odeur âcre, Kyo a senti qu'alors, le froid de l'extérieur libérait peu à peu son corps.
-Quoi ? s'est exclamé Ryoga avec une telle brusquerie qu'il fit sursauter Kyo. Tu pensais vraiment que Hiroki t'avait fait venir ici dans le but de coucher avec toi ?
Entre les murs de cette chambre sommaire, l'adolescent avait laissé entrer à contrecoeur le joker déjanté qui avait insisté un bon moment derrière sa porte pour le voir. Maintenant, cela faisait dix minutes que Ryoga papillonnait avec emphase, pantin mécanique déréglé qui ne tenait plus en place.
Avachi sur son lit, une nouvelle cigarette entre les lèvres, Kyo subissait son verbiage plus qu'il ne l'écoutait. Après le repas chaud et copieux que Hiroki lui avait servi, il sentait le sommeil alourdir son corps, et il lui fallait lutter pour ne pas sombrer. Qui sait ce que ce clown illuminé pourrait bien lui faire pendant son sommeil.
-Ben, évidemment ; un mec sorti de nulle part qui vient voir un gars paumé comme moi pour lui dire qu'il a une chambre disponible pour lui, c'est un sous-entendu, non ?
Le joker a affiché une moue réprobatrice comme il secouait vigoureusement la tête.
-Venant de la part de Hiroki, une telle chose est impensable, fit-il avec une pointe d'agacement dans la voix. Je ne dis pas qu'un autre n'eût pas eu de telles intentions, mais … Enfin, c'est Hiroki, il suffit de voir sa tête pour le savoir ; on dirait qu'il a été peint par Raphaël en personne.
Kyo a levé sur lui des yeux étrécis qui en dirent long sur ses pensées.
-Cela n'a strictement rien à voir, rétorqua-t-il sèchement.
-Mais peut-être es-tu déçu qu'il ne veuille pas coucher avec toi ? s'avança Ryoga dont la mine s'illumina d'un grand sourire réjoui, aussi peint de rouge que sa peau était fardée de blanc. Bon, après tout, je peux comprendre ; Hiroki est vraiment beau, même s'il est le seul à ne pas s'en rendre compte. Cela dit, si tu es déçu, tu peux toujours coucher avec moi.
-Ah, bon sang, dégage de là.
Kyo l'avait repoussé d'un coup de pied qui éjecta Ryoga deux mètres plus loin. Plié en deux, tenant son ventre comme il avait le souffle coupé, l'adolescent fixait son camarade dans un mélange de détresse et de colère.
-Ce n'est pas parce que tu as une tête de chien abandonné que tu dois agir comme un chien enragé ! protesta-t-il dont il ne restait plus la moindre trace de la joie qui l'illuminait plus tôt.
-Depuis quand on se jette sur des inconnus en leur faisant des avances, abruti ?
-Mais entre prostitués, on peut bien se faire plaisir de temps en temps, non ?
-Considère-toi comme une putain si tu en as envie, mais moi, je vaux mieux que ça.
-J'avais cru justement comprendre que c'était précisément ce que tu étais, railla Ryoga d'un ton acerbe, dans une vaine tentative de vengeance.
-Non, moi, je me prostitue parce que je n'ai pas le choix ; mais ici, si j'ai l'occasion de manger gratuitement, personne n'a le droit de me toucher.
-Kyo, je suis désolé si je t'ai fait peur ; je n'allais pas te forcer, tu sais.
C'est Kyo qui s'est senti désolé, sur le coup. Une chape lourde de regrets s'est abattue sur lui qui s'enfonçait lentement dans son lit, abattu. Il était désolé, parce qu'il a su, à la voix étranglée de Ryoga, qu'il l'était sincèrement aussi. Mais parce que la fierté et la pudeur lui interdisaient de céder, il s'est subitement relevé comme si une décharge électrique l'avait traversé. Ryoga l'a fixé sans comprendre, coi, avant que Kyo ne déclare d'une traite ;
-Je savais bien que ton nom me disait quelque chose. Ryoga, c'est toi, pas vrai ? Le Ryoga dont toute la ville parlait il y a deux ans ; le Ryoga dont la sœur est morte après avoir été recherchée et assassinée par les partisans du duc.
-Si tu continues comme ça, tu sais ce qui t'arrivera, n'est-ce pas ?
Miko est recroquevillée au coin de la pièce. Les jambes nues, les pieds couverts d'ampoules comme elle a marché avec des talons toute la journée, la tulle noire de sa jupe déchirée, son corset délacé.
Inerte, elle maintenait de ses mains froides le vêtement qui couvrait sa poitrine, une tentative désespérée de pudeur qui lui était refusée, tout en essayant de faire taire la fureur qu'elle devait refouler. Sur son visage, sur ses jambes, sur ses bras amaigris ; tout sur sa peau nue rappelait la violence et la misère humaine, de par les sceaux qu'ont apposé l'indécence morale et la haine.
Les ecchymoses formaient un ensemble de taches tantôt violacées, tantôt bleuâtres, parfois noircies ou jaunies, qui détonnaient sur la toile blanche de sa peau. Des traces de coups qui ressemblaient à de minuscules galaxies.
-Tu te penses dans le droit de faire ce que tu veux parce que tu as du succès, mais tu ne dois ton succès qu'à deux choses : à moi, et à ta soumission. Si tu commences à refuser ce que l'on te demande, où crois-tu que tu finiras ? Exactement là où je t'ai trouvée.
Si le Mal en personne avait une voix, ce serait celle-là ; une voix sardonique qui semble avoir été fondue en osmose dans la haine et le vice, dans la convoitise des délices ; et pour elle, la hantise des sévices. C'était une voix qui avait le péché pour origine et qui se délectait de pétrifier sur place toute personne prise qui se verrait prise d'une velléité de liberté.
-Sans moi, tu serais devenue si misérable que même les égouts ne voudraient pas de toi.
Elle voudrait disparaître, ne plus être à la merci de ce regard qui la méprise mais qui la convoite aussi, ce regard qui lui crache dessus mais qui la dévore à pleines dents, ce regard qui déshabille son corps et le tue en même temps.
-Personne n'en a rien à foutre de tes états d'âme. La prochaine fois que tu déçois les attentes d'un client comme ça, tu retournes à la rue, compris ? Tu te rappelleras assez vite comment les hommes traitent les minettes comme toi dans la rue, et qu'il valait mieux rester là où tu pouvais manger chaud.
Manger là où l'on me met dans son assiette, dormir là où l'on me met dans son lit ; je dois être dévorée pour avoir le droit de manger, je dois crouler d'épuisement et me réveiller sous les cauchemars pour avoir un endroit où dormir. Quelle sorte d'enfer est-ce, que ce cruel paradoxe m'impose ? Pour vouloir ainsi s'approprier ma chair et mon sang, les hommes ne seraient-ils pas des cannibales ? Ne sont-ils pas des vampires ? S'il leur faut puiser toutes les ressources de mon corps jusqu'à en devenir exsangue alors, ne vaut-il pas mieux pour moi de mourir maintenant ?
-Ça fait plusieurs semaines que tu commences à faire n'importe quoi. Au début, j'ai laissé couler ; j'ai pensé que ce n'était qu'une phase et que allais vite te rappeler où était ta place. Mais puisque l'on dirait que tu commences à te faire de sérieuses illusions, il va falloir que je te ramène à la réalité, non ?
Pourquoi me dénier les émotions que j'ai ?
Pourquoi m'ordonner d'annihiler ces émotions sans leur donner même le droit d'exister pour ne me soucier que des tiennes, que des vôtres, alors que vous n'êtes pas même humains ?
-Bordel, tu vas m'ignorer encore longtemps, sale pute ?!
Le coup a heurté sa tempe comme un boulet de canon et sous le choc, l'arrière de son crâne a cogné le mur dans un craquement sinistre. Passant machinalement sa main sur sa tempe, elle a senti un filet de sang rencontrer le bout de ses doigts.
-Ces filles, c'est vraiment toutes les mêmes.
Des mains l'ont saisie brusquement comme les serres d'un vautour attrapant sa proie sans crier gare. Chancelante comme ses jambes meurtries ne la tenaient plus debout, Miko a tenté de résister tant bien que mal à l'emprise de l'homme ; mais c'était peine perdue, et toute tentative de lui échapper était une raison de plus à sa violence.
-Tu vas aller faire un petit tour avec moi dans mon lit et on verra après si tes idées se sont enfin remises en place.
Il l'a traînée comme une poupée de chiffon sur le sol latté avant d'atteindre, au bout d'un couloir qui lui paraissait comme un long tunnel vers les enfers, une pièce qu'il ouvrit pour y jeter son corps sur le lit là, au milieu. Poupée de chiffons. Elle a senti peu à peu que la vie quittait son corps, comme si même elle, surtout elle en réalité, voulait fuir avant le moment fatidique. Le moment du cannibalisme.
Quand l'homme a verrouillé la porte derrière lui, Miko a fermé les yeux.
Elle les a rouverts sur le visage de Masashi qui la dominait. Un visage au front ridé par l'inquiétude, aux traits tirés par l'angoisse, aux yeux voilés par le trouble, aux lèvres entrouvertes sur des mots fiévreux.
-Miko, parle-moi, je suis là. Miko, parle-moi …
C'était un saut dans le temps qu'elle avait fait et qui la laissa un moment hagarde, allongée sur le lit, ne comprenant pas comment et pourquoi elle se retrouvait là, dans cette chambre vaste et luxueuse, avec cet homme sur elle penché, dont les mains étaient appuyées de chaque côté de ses épaules, la rendant prisonnière de ses bras puissants.
Prisonnière, prise au piège, il l'assiège, il l'achève ; la scène était comme la réminiscence du passé et pourtant, là où elle eût dû sentir la terreur la gagner, elle n'a eu que de la surprise. Hébétée, il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu'elle n'avait pas été propulsée dans le temps, mais qu'elle se réveillait simplement d'un profond cauchemar.
Ou peut-être était-ce Masashi qui l'en avait réveillée ?
-Je ne savais pas quoi faire, s'excusa Masashi dont les pensées bataillaient dans sa tête. Mais tu semblais faire un cauchemar, Miko, et tu semblais si terrorisée, si terrorisée, mon Dieu, que je n'ai pas eu le cœur de te laisser plongée dans ce monde horrifique.
-Masashi, est-ce que tu es vraiment gentil, ou bien fais-tu seulement semblant ?
La question lui parut si incongrue sur le coup qu'il ne fut pas certain d'avoir compris. Interdit, il s'est redressé, libérant alors la jeune femme des barrières de ses bras, et s'est assis sur le lit avec l'air intrigué de celui qui fait face à un profond mystère.
-Je ne sais pas, répondit-il alors. Ni l'un ni l'autre, je crois.
-Tu ne sais pas si tu fais semblant ? renchérit Miko, inquisitrice.
-Non, je veux dire… Je ne sais pas si je suis gentil ou mauvais. Je ne me suis jamais vraiment posé la question. Je fais simplement ce qui me semble juste.
-Donc, conclut-elle d'un ton qui demandait quand même une réponse, tu ne fais pas semblant.
Masashi passa une main derrière sa nuque, confus. La question qui, en d'autres circonstances, l'eût simplement vexé, de la part de Miko elle le déconcertait tant qu'il ne songea pas même à y chercher la moindre attaque personnelle.
-Eh bien… Cela m'arrive de faire semblant lorsque les circonstances l'exigent, comme tout le monde, je dirais. Mais cela fait-il de moi une personne mal intentionnée, je ne sais pas…
-N'importe qui aurait pu trancher sans hésiter ; tu es sans doute la seule personne à ne pas savoir quelles sont ses réelles intentions.
-Je sais quelles sont mes intentions, se défendit Masashi ; seulement, je ne suis pas certain de leur caractère bon ou mauvais. Je veux dire, ces choses ne sont-elles pas subjectives ?
-Non-sens, répondit Miko. Il existe une réponse objective à chaque question et moi, tout ce que je veux savoir, c'est si tu es gentil avec moi par pure gentillesse ou si tu attends de moi quelque chose que tu ne peux obtenir en me le demandant directement.
Les paupières de Masashi ont papilloté comme il clignait des yeux sans comprendre ; ou plutôt ne voulut-il pas comprendre. Devant lui, Miko s'était redressée et, à genoux sur le lit, lui faisait face comme elle sondait son regard avec intensité. La poitrine de Masashi, pourtant large et vigoureuse, lui sembla si faible face aux battements effrénés de son coeur.
-Que veux-tu dire, Miko ?
-Je crois que tu sais très bien ce que je veux dire.
-Je crois que si j'avais voulu obtenir de toi ce “quelque chose” que je ne peux obtenir en te le demandant frontalement alors, j'aurais pu l'obtenir par la force ; du moins, si j'en avais eu le désir, et si ma conscience ne rendait pas un tel acte purement impensable.
-Dois-je comprendre que tu ne veux pas coucher avec moi ?
Il aurait voulu qu'elle ne le dise pas crûment, mais son appréhension est devenue réalité. Tiraillé de toutes parts par les sentiments qui le submergèrent alors, Masashi sentit sa sérénité voler en éclats : -Bon Dieu, Miko, non !
Il s'était écrié avec un tel dégoût défigurant son visage que la jeune femme s'est reculée, blessée : -Vous n'étiez pas obligé de le dire avec tant de véhémence, bougonna-t-elle. Si je vous rebute à ce point, pourquoi me faire dormir dans votre lit ?
Masashi a poussé un profond soupir. Une chape de plomb s'est abattue sur sa conscience et l'homme a passé ses mains sur son visage, frottant ses paupières derrière lesquelles fourmillaient mille pensées.
Pourquoi cette situation embarrassante, pourquoi cette question déstabilisante, et pourquoi la réaction de Miko face à sa réponse, qui ne pouvait que signifier alors que la jeune femme l'avait simplement mal compris ?
-Je n'ai jamais dit une chose pareille, Miko, soupira Masashi dans un ton qu'il voulut serein, tandis que d'un geste de la main il tenta d'apaiser la tension. Je ne comprends juste pas ce que vient faire de but-en-blanc cette discussion en cet instant.
-A ma place, n'importe quelle femme se serait posé la question, non ?
Masashi n'a pas trouvé les mots. Juste, ses yeux ont fixé le visage intrigué de Miko, et il a ressenti alors à quel point elle avait raison. “N'importe quelle femme se serait posé la question”.
C'était une réalité qui lui tomba dessus comme un déluge d'évidence et alors, Masashi s'est trouvé là, les bras ballants, impuissant, sous ce déluge si violent, si dense, qu'il ne put rien y voir à travers. Et parce qu'il ne voyait rien tout autour de lui, il n'a pu qu'imaginer que le déluge continuait encore et encore, infini. Un univers entier constitué d'un déluge froid, gris, qui vous glaçait jusqu'aux os.
Et Masashi s'est demandé alors, depuis combien de temps Miko vivait-elle -ou plutôt, survivait-elle- sous ce déluge que rien jamais ne pourrait faire disparaître ?
Masashi ne s'était pas posé la question. Mais Miko était une femme et, pour sacraliser le tout, elle avait vu la nature des hommes de si près que la question, sans aucun doute, lui était des milliers de fois venue avec une réponse horrifiante. Masashi était un homme mais, s'il ne s'était jamais posé la question, il a voulu pouvoir, juste une fois, donner à cette jeune femme une autre réponse.
-Parce qu'après tout, que serait un être humain si, pour lui, le plus grand trésor n'était pas l'autre ?
Comment le chaos peut-il être désert ? Comment le désert peut-il être chaos ? Je subis le non-sens de ce qui part dans une infinité de sens, et la contradiction faite loi de l'univers s'empare de moi.
Désemparée, je cherche sans même savoir ce que je dois trouver, ni même s'il y a quelque chose à trouver. Tout en moi crie partout où je vais, je hurle jusqu'à entendre ma voix résonner jusque dans les moindres recoins de mon esprit et pourtant, au milieu de ce chaos désert, je ne trouve aucun écho. Je suis submergée par des émotions stériles qui n'offrent que le vide comme futur. J'ai désespérément besoin d'un écho pour me répondre.
Par pitié, faites qu'une voix me réponde.
-Miko, cela ne peut plus durer.
Miko regarde la jeune femme en face d'elle. Elle la regarde sans vraiment la voir, comme ses paroles ont creusé dans sa tête un puits sans fond d'incompréhension. Ses sourcils s'arquent en une expression de doute et d'intrigue, comme elle essaie de chercher un sens logique à ce qu'elle vient d'entendre. “Cela ne peut plus durer”.
Bien sûr, cela n'avait jamais pu durer. En fait, cela n'avait même jamais pu commencer, et pourtant vint pour toi, pour moi, pour nous toutes et tous, le jour où le point de bascule nous a renversés tête la première sur le sol. Depuis le monde s'observe à l'envers, c'est comme l'autre côté du miroir, comme une réalité de déboires. Les choses qui n'auraient jamais pu arriver sont arrivées malgré tout, et aujourd'hui, il nous faut comprendre que rien en ce monde, rien, n'est impossible quand la volonté du Diable s'en mêle.
A l'impossible le Diable est tenu, l'impossible est une fable d'ingénu. Alors, non, Miko ne comprend pas bien où ces paroles veulent en venir ; ça ne peut plus durer, n'empêche, cela durera.
-Miko, tu m'entends ? Tu vas mourir si ça continue. En fait, l'on finira toutes par mourir, mais je crois que tu seras la première. Je crois que tu seras la première…
Et alors ? Lorsque l'on n'a plus faim de soi, la mort est une fin en soie. Une enveloppe de douceur et de chaleur qui vous confine dans le délice de l'oubli et du silence. Non, Miko ne redoute pas la mort. Pas celle dont l'on n'a pas conscience, du moins. Mais il y a cette mort, celle qui vous hante et vous dévore, celle qui vous plante son décor, celui d'un chaos fait de vide et de solitude, celui d'un château fort qui tombe en décrépitude.
Celui d'un champ de bataille où les corps se comptent par milliers mais sont tous le vôtre, sur fond d'un chant de guerre dont le sens et la noblesse n'atteignent que les autres.
-Miko, réveille-toi !
La gifle n'est pas violente ; mais elle y sent une telle force, une telle volonté, une telle détresse aussi, que Miko se sent traversée d'un éclair de conscience. Elle ne le sait pas encore, mais cet éclair bientôt se transformera en un orage dévastateur.
En face d'elle, deux grands yeux l'engloutissent dans leur monde de ténèbres que seule combat une lueur vacillante. La lueur de la haine.
-Ils ont failli tuer Yumi hier soir, Miko. Tous les jours ce sont les mêmes horreurs, tous les soirs ce sont les mêmes supplices, Miko, ça ne peut plus durer. S'ils agissent envers nous comme envers des êtres sans âmes ni consciences, Miko, alors, pourquoi devrions-nous continuer à agir comme si les leurs nous étaient supérieures ?
Miko se frotte le crâne. Le choc de la veille la maintient en éveil, un éveil dans une nuit que ne vient jamais illuminer aucune aube. Juste la nuit, sa froideur, sa terreur, ses monstres sous le lit. Ses monstres dans son lit.
-Miko, les humains se reconnaissent entre eux. Et s'ils sont incapables de nous reconnaître comme tels, alors, c'est qu'ils ne sont pas humains.
Miko a la tête qui tourne et pourtant, pour la première fois depuis longtemps, il lui semble qu'elle a les idées claires.
Au début, il avait été convenu d'attendre le petit matin. L'heure où la nuit perd du terrain mais où le soleil n'est pas encore levé ; cet espace d'entre-deux où jour et nuit cohabitent dans une éphémère cohésion avant que l'un ne l'emporte sur l'autre. L'heure où des corps tranquilles dorment et où d'autres, meurtris, ne trouvent pas le sommeil ; l'heure où un semblant de liberté, infime, offre l'ultime chance de voir sans être vue, de faire sans être entendue.
C'est un risque à prendre, et il est immense ; mais l'enjeu, lui, est un monstre qui ne recule devant rien aussi, c'est à cette heure-là que toutes celles qui le pouvaient profiteraient du sommeil serein -de la sérénité des coupables qui n'ont aucune conscience- de leur client pour démarrer le feu, chacune dans leur chambre.
Du moins était-ce ainsi que cela avait été décidé, mais après tout, les décisions n'appartiennent jamais aux objets et souvent, trop souvent, une volonté extérieure compromettait la leur et anéantissait tout espoir de liberté.
Et ce soir-là n'avait pas été différent ; à l'heure où les monstres sur le lit sont supposés dormir, un hurlement a retenti dans la nuit qui ne tarda pas à les extraire de leur sommeil.
Alors que certains commençaient déjà à apparaître dans les couloirs de l'étage, une jeune femme a été propulsée avec une violence inouie hors de sa chambre, et son dos a cogné avec fracas contre le mur avant qu'elle ne s'écroule au sol, immobile.
-Depuis quand ces salopes se permettent de critiquer mes pratiques sexuelles, hein ?! Elles s'imaginent que je paie pour qu'elles aient le droit d'ouvrir leurs gueules ?! Ces chiennes n'ont pas été assez matées, si vous voulez mon avis, et ne savent encore pas reconnaître qui est leur maître !
Alors, à ce moment-là, les “chiennes” surent que c'était maintenant où jamais ; elles n'avaient pas le droit d'aboyer, alors il leur fallait mordre.
Ce qui devait être une mutinerie organisée n'était plus qu'une mêlée chaotique de corps qui se faisaient la guerre. Ils l'avaient toujours fait après tout, la guerre, mais cette fois, elles étaient les assaillantes plutôt que les assaillies, et si la force physique de leurs ennemis surpassaient la leur, il y avait en elles cette rage, ce désir d'en vaincre, cette nécessité vitale d'en finir, et tant pis si la fin du calvaire voulait dire la mort ; il valait mieux ça, il valait mieux n'importe quoi plutôt que de continuer à exister avec leur humanité écrasée par la cruauté, avec leur dignité annihilée par leur infamie, avec leurs émotions broyées par leur indifférence, leur beauté intérieure défigurée par leur monstrueuse laideur.
Tout valait mieux que la conscience d'être un objet qui ne doit pas en avoir.
Alors, tout ce qu'elles trouvaient autour d'elles pouvait instantanément devenir une arme et en quelques instants, la mêlée s'obscurcit dans le feu et se noya dans le sang.
Mais bientôt, ils furent de plus en plus nombreux, bientôt, les ennemis prenaient le contrôle du siège. Bientôt, les armes improvisées vinrent à manquer quand celles des ennemis, dissimulées, parfois insoupçonnées, et bien plus tranchantes, bien plus détonantes, bien plus meurtrières, se révélèrent au grand jour, rendant inégal le combat qui n'était plus qu'un assaut suivi d'un massacre.
A l'intérieur comme à l'extérieur du bâtiment, les corps tombaient, les corps couraient, les corps saignaient, les corps s'écrasaient, s'acharnaient, décharnés, le sol n'était plus qu'un charnier, et dans cette boucherie cannibale, dans cet incendie infernal, la mort se promenait gaiement au milieu du buffet, n'ayant qu'à tendre la main pour se servir.
Et puis la mort avait fini par tomber sur elle ; avec sa voix d'outre-tombe et sa silhouette noire, elle avait senti sa présence, elle qui arpentait les lieux pour trouver son bonheur dans la dévastation, se mettre du baume au coeur grâce à la prédation, et à son tour Miko était tombée sous son regard, attirant son attention et de macabres égards.
Elle ne s'était pas attendue à ce que les bras squelettiques de la mort ne lui paraissent si puissants, si paradoxalement chauds et vivants. Elle avait attendu la mort avec impatience -c'est vrai, elle l'avait un peu appréhendée aussi au fond d'elle-même- mais quoi qu'il en soit, elle n'avait jamais imaginé que la mort puisse se manifester sous la forme de ce qu'elle avait par-dessus tout tenté de fuir ; un homme.
-Karyu, pourquoi ne m'emmènes-tu jamais avec toi lorsque tu pars travailler en ville ?
Takashi avait seize ans, un coeur d'enfant, un visage innocent, un corps aimant, un corps aimant ; il aimait un peu trop mais aimantait un peu trop, aussi, et partout où il allait, Karyu avait l'impression que le corps de Takashi était irrémédiablement attiré par lui.
C'est pourquoi le garçon avait l'air de subir une déchirure intense lorsque son étreinte était arrachée par la poigne ferme -mais sans violence- de Karyu. Il avait ces yeux brillants de chagrin qui le suppliaient de ne pas l'abandonner, mais Karyu détournait le regard , ignorant le trouble qui s'emparait de lui. Karyu avait trente ans, et ne serait plus jamais un enfant ; il ne fallait pas laisser croire à ce garçon plein d'illusions qu'un jour, ils feraient partie du même monde, seraient sur la même longueur d'ondes.
Voilà onze ans déjà que Karyu s'occupait de Takashi, tantôt comme s'il fût son petit frère, parfois comme s'il fût son propre fils, mais à présent, l'homme avait l'intuition pesante que d'autres sentiments commençaient à prendre forme dans le coeur de Takashi et ça, rien en Karyu ne pouvait l'accepter. Il y avait bien sûr la différence d'âge que Karyu voyait comme un fossé entre eux, mais il n'y avait pas que ça ; il était un noble et lui qu'un homme à tout faire. Il était un homme tout court.
Et Takashi, qu'il surprenait parfois à l'oublier, en était un aussi. Et plus fort que tous ces obstacles réunis, il y avait l'ombre planante sur eux, cette épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes qui menaçaient de s'abattre à chaque instant, y compris lorsque l'on s'y attend le moins -surtout lorsque l'on s'y attend le moins- d'Atsushi.
Karyu pouvait la sentir constamment, il aurait presque pu la palper même, cette ombre prégnante, invisible mais omniprésente, qui les suivait à la trace. Cette ombre était dans la conscience de Karyu, profondément ancrée, qui faisait d'elle un prédateur impossible à semer.
-Karyu, ce soir seulement, dis, juste ce soir, veux-tu bien m'emmener avec toi ?
La moue sur les lèvres roses de Takashi est celle d'un enfant qui espère une marque d'affection de son parent. Avec l'apparence insensible d'un être de glace, Karyu l'a ignoré.
-Ce n'est pas un boulot qui peut s'encombrer de la présence d'un nobliau fragile comme toi.
Takashi fronce les sourcils. Puisque son attachement ne peut attendrir ce cœur froid alors, il ne lui reste que la colère :
-Masashi affirme que tu joues les agents de sécurité de nuit dans un bordel que détient mon père. Est-ce vrai, dis, Karyu, que tu t'abaisses à ce genre de boulot dégradant tandis que mon frère pourrait t'offrir des opportunités bien plus valorisantes ?
-Ton frère ment.
Et c'était vrai, Masashi mentait. Du moins, c'était devenu un mensonge depuis quelques temps déjà, car Karyu avait réussi à persuader Atsushi de le laisser expérimenter d'autres choses, sous le prétexte que ce boulot de “gardien de nuit” l'ennuyait au plus haut point mais aussi, que passer plus de temps au château, c'était passer plus de temps auprès de Masashi. Et qu'il ne passât plus de temps auprès de son fils sous la couverture de sa servitude était une chose qui intéressait Atsushi au plus haut point.
-Je ne vois pas pourquoi mon frère me mentirait sur une chose pareille, objecta Takashi.
Karyu, lui, voyait très bien pourquoi, mais seul un haussement d'épaules répondit à Takashi tandis que l'homme allumait une cigarette entre ses lèvres. Le regard perdu vers un ailleurs que le garçon ne réussit à identifier.
-Quoi qu'il en soit, tu ne peux pas m'accompagner. A la fin, tu es assez grand pour comprendre que l'on n'a rien à faire ensemble, non ?
Alors, le visage de Takashi s'est assombri, ses lèvres se sont closes, et Karyu a ouvert ses bras vers le ciel dans une inspiration profonde, un sourire grandiose illuminant son visage.
-Il fait bon, ce soir. Je sens que la nuit va être intéressante.