-Undecided- chapitre onzième
Juliet
C'était comme si la pluie mettait une pause au monde. Comme si elle arrêtait le cours du temps, elle avait ce pouvoir, alliant le divin au maléfique, de mêler le jour et la nuit dans la grisaille, de dissimuler le soleil sans laisser place à la nuit.
La pluie était cette entité à part, un entre-deux mais aussi un écart dans le temps, elle était lorsque le jour semble ne pas s'être levé quand la nuit a déjà levé le camp. Elle figeait les émotions et les suspendait dans les airs, invisibles, impalpables, elle nettoyait la pollution dans les esprits enfumés, elle remplaçait le brouillard par la buée et ne laissait voir le monde qu'à travers ce prisme qui rendait tout plus lointain, plus flou, plus irréel aussi.
C'était cela, oui ; la pluie donnait ce sentiment d'irréalité, elle diluait le monde qui n'était plus que contours indistincts, et au milieu d'elle, Miko avait la sensation de ne plus avoir prise sur rien, mais rien n'avait d'emprise sur elle non plus ; ses émotions flottaient autour d'elle sans l'atteindre, légères et transparentes, claires et insignifiantes.
Elle était à la fois vivante mais morte ; la vie qu'offre le soulagement de ne plus rien ressentir, la mort qu'offre l'enlèvement des rêves et des souvenirs. Il n'y a plus d'espoir mais plus de cauchemar, il n'y a de la vie aucune attente et alors aucune rancune, il n'y a plus d'envies renforcées par ce lourd sentiment de lacune. Son moi est en latence, son moi est en absence, et Miko ne se sent jamais aussi bien que lors de ces jours de pluie où la grisaille, ni jour ni nuit, la libère de la réalité.
-Je n'ai jamais été aussi soulagé de voir un tel déluge.
Même la présence de Masashi derrière elle semble factice. A travers la fenêtre embuée, le monde extérieur est une chimère sans substance mais entre ces murs, dans la lumière et la chaleur du luxe, tout semble illusoire, un rêve éphémère qui lui glisse entre les doigts. Alors, sur le reflet de la vitre, son image et celle, dominante, de Masashi, ne sont rien que ça ; des reflets. Plus fidèlement que n'importe quel miroir, cette image translucide lui semble bien plus fidèle à la réalité que la réalité elle-même.
-Je n'avais aucune envie d'une nouvelle partie de chasse avec mon père. Il m'avait d'ailleurs l'air bien pressé de te revoir à l'œuvre… L'impression que tu lui as laissée l'a marqué plus encore que je ne le pensais.
-Et c'est une mauvaise chose ?
-Devoir côtoyer Atsushi Sakurai est toujours une mauvaise chose.
Bien sûr, la conscience de Miko le savait ; un simple raisonnement logique aurait suffi à n'importe qui pour en venir à cette conclusion. Néanmoins, elle se sentait si détachée du monde, elle sentait le monde si étranger à elle, que les émotions ne suivaient plus ses pensées. Elle savait les choses sans les ressentir, et cette indolence lui faisait se demander si, finalement, tout cela avait vraiment d'importance.
Bien sûr que non, souffla une voix dans sa tête. Rien ici-bas n'a d'importance. Tu sais, il pourrait t'arriver n'importe quoi, cela ne fait aucune différence, puisque tu n'as aucune substance. Lorsque l'un humain meurt, l'on a l'habitude de dire qu'une âme s'éteint, mais rien n'est plus faux ; rien ne s'éteint, puisque rien n'a jamais brillé. Vous croyez pouvoir éclairer les ténèbres de votre lumière quand les ténèbres, c'est vous.
Cette lumière dont vous rêvez être les détenteurs n'ont jamais existé que dans votre imagination.
“Mais si l'on est capables de l'imaginer, n'est-on pas capables de la créer ? La lumière est comme l'art, après tout ; il faut la concevoir avant de la faire voir. Toute chose a besoin d'une essence pour que l'on lui donne naissance, et si le monde entier n'est rien qu'une illusion, alors quel mal y a-t-il à ce que notre lumière en soit une aussi ?
Je suppose que pour une illusion, une autre illusion apparaît comme la réalité. Et cette lumière intérieure est une illusion parmi tant d'autres qui permet de rendre supportable celle dans laquelle nous sommes tous piégés.”
Supportable ? Qu'y a-t-il à rendre supportable, dis-moi ? Je croyais que tu ne ressentais rien ; que tu étais une entité sans substance planant entre jour et nuit, entre vie et mort, entre rêve et réalité. Je croyais que rien en ce monde ne pouvait t'atteindre, puisque tu ne pouvais atteindre le monde.
"Je ne ressens rien la plupart du temps parce que, lorsque je ressens, c'est comme si une mine sournoisement enterrée en moi avait été foulée et que, dans un fracas assourdissant, elle explosait pour tout réduire en cendres.
Mais j'en ai marre de ce moi qui dort et qui ne s'éveille que pour pousser des hurlements de terreur face aux cauchemars, j'en ai marre de ce moi qui est mort et qui ne prend vie que poussé par un élan de désespoir.
Ces moi-là n'auraient jamais dû être, mais ils ont pris ma place et m'ont fait disparaître, faisant de moi un lointain souvenir enfoui dans les abîmes de l'inconscient que rien ni personne n'a jamais pu faire revenir.
Alors, malgré tout, je ne suis jamais totalement libérée de cette sensation. Cette sensation pesante, trop souvent inconsciente, que dans les plus noires profondeurs de mon être est enfoui ce coffre, ce coffre renfermant un vieux trésor, qu'aucune clé jamais ne pourra ouvrir.
Et je sens, oui, je le sens à chaque seconde de mon évanescente existence, que cette chose mystérieuse que renferme ce coffre scellé à jamais, un jour finira par mourir, alors finira par pourrir, et à la fin, je serai empoisonnée de l'intérieur de cette part de moi qui n'aura jamais été trouvée."
-Miko ? Miko, suis-moi.
Elle s'est retrouvée dans une calèche sans vraiment comprendre comment ni pourquoi ; juste, elle se laissait aller, se laisser couler, comme les gouttes de pluie sur les vitres, abandonnées à leur sort, suivant un trajet déjà pour elles toutes tracées. En face d'elle, Masashi l'observait mais là où elle ressentait habituellement du malaise, elle n'avait qu'indifférence ; Masashi pouvait bien la dévisager tant qu'il le voulait, il n'y avait rien à voir.
Son regard à elle demeurait inlassablement rivé sur la grisaille du monde, dans l'attente peut-être, placidement, de voir le jour ou la nuit, n'importe quoi, mettre fin à cette suspension interminable.
-Tu as l'air si triste, Miko.
Elle n'a pas répondu, ne lui a prêté aucune attention. Elle s'est dit que Masashi était mauvais observateur, qu'il n'y a pas de tristesse dans le vide, et que c'était tout ce qu'il y avait en elle, du vide. Le vide ne ressent rien, alors pourquoi ce ton de regret dans la voix de Masashi, ce soupçon de douleur qui le trahissait ? Le vide ne peut pas être à plaindre.
-Miko, tu n'as pas prononcé un mot depuis ce matin…
-En quelle saison sommes-nous ?
La stupeur l'a saisi qui l'a privé de ses moyens, comme dans son esprit le fil de ses pensées s'emmêlait pour former un nœud bien trop ardu à défaire. Il l'a fixée de ses grands yeux interloqués avant de répondre, hésitant : -Nous sommes à l'aube de l'automne, Miko.
Elle a trouvé cela bizarre qu'il parle d'aube alors même que l'aube ne s'était pas levée, la nuit passée ayant été seulement suivie de ce ciel gris et bas qui plongeait le monde hors du temps.
Était-elle donc la seule à avoir cette sensation ? Était-elle donc la seule à sentir que la vie avait interrompu son cours pour suspendre le monde dans un espace-temps à part où rien de ce qui se passait n'avait réellement d'influence, où la vie et la mort mêmes ne faisaient aucune différence ? Si elle était seule à le ressentir ainsi alors, c'est que le vide en elle était plus intouchable que jamais ; c'était elle, et elle seule, qui était isolée du reste du monde.
Autour d'elle, le cours des choses continuait comme si de rien n'était, pendant qu'elle flottait dans un nulle part, hors d'atteinte. Ainsi donc, l'automne venait de commencer. Les saisons défilaient et elle, elle se défilait hors d'elle-même, sans savoir comment, ni pourquoi. Sans savoir même si elle pourrait revenir un jour.
-Miko, je t'en prie, regarde-moi.
-Tu sais, tu ne devrais pas m'appeler Miko. C'est une habitude que tu as étrangement commencé à prendre.
Finalement, elle a tourné le visage vers lui, plus par automatisme que par véritable intérêt ; puisque Masashi voulait qu'elle le regarde, elle le regarderait, voilà tout, ça ne changeait rien en réalité. Elle le regardait mais ne voyait qu'une entité qui n'avait rien à voir avec elle. Et lui la regardait comme s'il avait peur de la voir disparaître sous ses yeux.
-Oui, Miko… Mako, pardonne-moi. Je ferai attention à toujours t'appeler Mako.
-Je me doutais bien qu'en révélant mon nom à Takashi, il ne saurait pas tenir sa langue. Enfin, ce n'est qu'une lettre de différence… Mais devant Atsushi Sakurai, cette lettre a son importance, tu sais.
Mais non, fit la voix exaspérée dans sa tête. Toi-même n'as aucune importance, comment une simple lettre dans ton nom pourrait-elle en avoir ? Rappelle-toi ; tu ne fais pas partie de ce monde aussi, rien venant de lui ne peut t'atteindre. Rien venant de toi ne peut l'atteindre.
Au loin, à travers le grondement de la pluie, à travers les claquements des sabots sur les pavés, parvenait le son d'une cloche. La cloche d'une église en fête. Ce son lui parvint comme une totale dissonance, une cacophonie presque, dans ce décor où rien ne se prêtait à ce qui ressemblait de près ou de loin à des réjouissances. Et pourtant, contre toute attente, contre tout instinct mortifère, contre la grisaille, la pluie et le vide, le brouhaha d'une foule en liesse commençait doucement à briser la carapace épaisse de l'atmosphère.
-Tu me fais sortir pour assister à une fête de mariage ?
Si Miko ressentait quelque chose à ce moment-là, ça ne pouvait être que de l'agacement. Il lui semblait inconcevable pour elle de se mêler à une foule joyeuse et battant des mains, peu soucieuse d'ailleurs de se voir tremper jusqu'aux os par les trombes d'eau tombant du ciel, non ; eux non plus, rien ne semblait pouvoir les atteindre, mais c'était une forme d'invincibilité bien différente de celle qui touchait Miko alors. Sous les tintements guillerets des cloches, les pas de danse faisaient claquer les talons dans un rythme effréné.
-Je n'arrive pas à croire qu'un troglodyte comme toi me traîne jusque dans une fête.
Si l'appellation de “troglodyte” émise à l'encontre d'un fils de duc en eût choqué plus d'un, elle a amusé Masashi dont le rire tonna au milieu de l'agitation ambiante.
-Je n'avais aucune idée qu'un mariage avait lieu, Miko. J'ai seulement pensé en tombant dessus que l'on pourrait en profiter.
-Pourquoi assister au mariage de deux parfaits inconnus ? bougonna la jeune femme.
-Parce que l'on le peut, pardi. Parce qu'on le peut.
La joie apparente de Masashi la déroutait. Cette joie était-elle feinte, comme il lui eût paru sensé de le croire, ou bien était-elle réelle, comme la mine réjouie et détendue de l'homme le laissait paraître ? Bien que la seconde option lui parût inenvisageable, elle ne pouvait se résoudre à trancher pour la première, aussi la confusion s'emparait d'elle.
-Je n'ai jamais aimé la foule, objecta-t-elle, et j'aurais cru que vous non plus.
-Tu es mon serviteur, Mako. Tu dois faire ce que je te demande.
Elle lança à Masashi un regard qui en dit long sur ses pensées, mais l'homme ne se laissa pas démonter. Il avait pris sa décision et puisque la jeune femme ne manifestait qu'indifférence, il s'est dit qu'avec indifférence elle réagirait quoi qu'il fît. Alors, lâchement mais fier de lui, il en a profité.
Elle a laissé échapper un cri de surprise lorsqu'une force l'entraîna subitement au milieu de la cohue et, trop interdite pour y croire, elle se vit prise dans un tourbillon de danse dont Masashi s'était fait le maître.
Devant elle, l'homme révélait une facette de lui qu'elle n'eût jamais soupçonnée alors ; celle d'un homme dont la gravité et le stoïcisme habituels volaient en éclats pour danser avec une vivacité et une aisance qui lui donnèrent le tournis.
D'où Masashi tenait-il la connaissance de ces danses populaires, de qui tenait-il l'agilité et la grâce que sa stature n'aurait jamais pu laisser entrevoir ? Bien sûr, a songé Miko par-devers elle, elle avait déjà repéré en Masashi une grâce indéniable, qui semblait inhérente à sa nature plutôt qu'à son éducation digne d'un sang bleu. Mais que cette grâce, d'ordinaire discrète et pudique, se fût alliée à un talent indéniable pour la danse était une chose qu'elle avait du mal à concevoir.
Masashi, qui était la sobriété même, attirait en cet instant précis des dizaines de regards sur lui. Il ne semblait s'en soucier le moins du monde, comme son regard à lui était rivé sur le visage hébété de la jeune femme, étourdie par la prestesse de l'esprit endiablé qui possédait sans aucun doute le corps de l'homme alors. Il était impensable que l'homme qu'elle connaissait agisse ainsi de son plein gré, aussi elle s'est dit que sûrement, une force extérieure s'était emparée de lui.
Masashi était un colosse tourbillonnant, sa majestueuse silhouette noire détonnant dans la foule colorée mais ce colosse, aussi imposant et intimidant fût-il, n'avait qu'un large sourire radieux pour Miko.
Mais après tout, à cette dernière la réalité était un concept abstrait qui lui était étranger alors, face à la lumière de ce sourire qui défiait la grisaille régnante, elle n'eut aucune émotion. Elle a senti ses mains se lever, comme mues par une volonté propre. Cette volonté n'était que celle de Masashi qui les avait saisies pour entraîner avec lui la jeune femme dans son délire dansant. -Non, Monseigneur, non. Ne faites pas ça.
Elle s'est retrouvée prise dans un tournoiement irrépressible, comme les gestes de Masashi dictaient les siens, l'entraînaient dans son élan et la voilà qui virevoltait sous la folie inexpliquée d'un homme dont elle se mit à regretter le caractère grave et renfermé.
Mais la musique s'en mêla qui ne fit qu'accentuer cette folie -ô combien l'espérait-elle- passagère, et le carillonnement des cloches se trouva bientôt fondu sous le chant guilleret des flûtes, les rythmes déchaînés des tambours, les mélodies enjouées des guitares et les battements des dizaines de talons qui frappaient sur le sol, indifférents à la pluie battante qui rendait glissants les pavés, qui collait les vêtements comme une seconde peau, qui emmêlait les cheveux, plaquait des mèches sur les visages, devant les yeux, devant ceux de Masashi que rien ne freinait dans son extase et bientôt, la grisaille lourde, cette chape de morosité qui pesait sur elle comme une chape de plomb, se vit percée d'un rai de lumière blanche, une trouée dans l'atmosphère lugubre, une embellie dans la laideur.
Ses mains graciles prisonnières dans celles, si grandes qu'elles en cachaient entièrement les siennes, de Masashi, Miko eut envie de pleurer. Le sourire radieux de Masashi était un astre à des années-lumières d'elle. Inaccessible.
Elle suivait les pas de Masashi sans s'en rendre compte ; juste, elle était comme un pantin dont il tirait les ficelles avec une maestria incontestable, un maître de danse de toute évidence. Sa volonté lui échappait mais elle s'en moquait ; de volonté elle n'avait aucune après tout, et là où elle n'avait rien à gagner, elle n'avait non plus rien à perdre, aussi elle laissait faire l'homme dont l'énergie, l'entrain et l'euphorie se stoppèrent soudain.
Les claquements des talons sur le sol cessèrent, son corps s'immobilisa, son regard se figea, son sourire se transmua en une expression d'hébétude, ses deux lèvres entrouvertes sur des mots qui ne parvenaient à se libérer. Interdite, Miko s'est demandé ce qui avait bien pu mettre si brusquement un terme à la folie inarrêtable de Masashi aussi, elle a suivi son regard, se retournant pour trouver, dans la foule, la cause de ce revirement soudain.
Et puis elle l'a vu. Sur le coup, elle n'a pas pensé qu'il pouvait s'agir là de ce qui avait pétrifié Masashi sur-place. Elle était à mille lieues de penser que ce qu'elle voyait pouvait d'ailleurs avoir quoi que ce fût à voir avec Masashi, mais en cet instant-même, elle avait complètement oublié ce qu'elle cherchait ; elle venait de trouver autre chose.
Quelque chose qui avait à voir avec elle. Une chose qui lui fit oublier tout autour d'elle comme son attention n'existait plus que pour elle. Que pour lui.
Masashi n'était pas la seule silhouette noire qui se démarquait dans la foule. Une autre silhouette toute de noire vêtue, émanait vers elle une présence phénoménale.
Les voix de Masashi et de Miko se sont opposées en deux émotions contraires :
-Tatsurou.
Masashi avait traversé la foule comme une flèche scindant le paysage. Avant que Miko n'ait eu le temps de réaliser quoi que ce fût, Masashi se trouvait des mètres plus loin, juste devant l'homme qui demeurait figé tel une statue de cire.
-Tatsurou, au nom de Dieu, que fais-tu ici ?
Tatsurou ne répondait pas. Ses yeux sombres dissimulés derrière des mèches noires fixaient avec insistance la même direction ; celle par laquelle Miko arrivait, haletante.
-Tatsurou !
Elle a sauté dans ses bras comme elle ne l'avait jamais fait. Fondant sur lui sans retenue, se fondant contre lui toute ingénue, elle a agrippé ses bras autour de son cou et l'homme, comme si c'était la chose la plus naturelle pour lui, a fermé son étreinte sur ce corps délicat qui sanglotait. Masashi fixait la scène dans un mélange de stupéfaction et d'inquiétude.
-Tu la connais ? lança-t-il à l'homme qui maintenait tendrement son étreinte.
-Tu le connais ? renchérit Miko qui releva sur Tatsurou deux grands yeux rougis par les larmes. Tatsurou, tu le connais ?
Mais il était de toute évidence aussi perdu qu'elle et, désemparé, l'homme ne sut que répondre sur le coup alors, sans rien dire, il a passé sa main derrière la nuque de la jeune femme.
Cette nuque dont les cheveux relevés, fermement attachés et dissimulés sous sa casquette qui lui donnait un air de Gavroche, lui sembla décidément plus gracile que jamais. D'habitude, cette nuque blanche était invisible, cachée sous la longue masse de sa chevelure ondoyante. Mais cette caresse dénuée d'arrière-pensées fut interrompue par la poigne de Masashi qui saisit le poignet de Tatsurou.
-Cesse ton manège, gronda Masashi d'un ton ferme. Je ne sais ce que toi et elle avez en commun, mais je sais une chose ; tu n'as rien à faire dans ce pays.
-Ce pays, répondit platement Tatsurou d'une voix profonde mais sereine, est mon pays. Comment pourrais-je ne rien avoir à y faire ?
Miko a vu les yeux de Masashi traversés par une colère qu'elle se surprit à craindre, sur le coup. Une colère que l'homme contenait difficilement, trahie par ses traits crispés et les veines tendues sous sa gorge.
-Sais-tu jusqu'où Karyu et moi sommes allés pour faire croire à mon père que tu étais mort ?
-Tatsurou, implora la jeune femme qui sentit la grisaille se resserrer à nouveau sur elle. Tatsurou, de quoi parle-t-il ? Où étais-tu durant toutes ces années, Tatsurou, et pourquoi lui, tu le connais ?
Masashi a senti son coeur se tordre avec douleur. “Lui”, dans la bouche de Miko, avait sonné comme une insulte. Comme si elle ne pouvait pas croire que l'homme contre lequel elle se tenait blottie en cet instant même pouvait avoir un lien, si faible fût-il, avec quelqu'un comme “lui”. Comme si Tatsurou avait bien trop de valeur pour s'encombrer d'une présence qui constituait sans nul doute une tare. C'est du moins ainsi que le perçut Masashi, et à son incompréhension se mêla un chagrin qu'il s'efforça de dissimuler.
-Tatsurou, tu dois retourner d'où tu viens.
-Pardonne-moi, Masashi, mais bien que je te serai toujours reconnaissant de tout ce que toi et tes amis avez fait pour moi, je ne te dois aucune obéissance.
-Je dis cela pour ton bien !
Sa voix avait tonné, tonitrué, éclaté comme un orage que l'on n'attendait pas. Voilà, a songé Miko, le cœur battant. Voilà un Masashi qui ressemble bien mieux à lui-même que celui qui se perdait dans l'allégresse un instant plus tôt. Un Masashi au visage fermé, au regard dur, dont la stature imposante à présent était l'ombre d'une menace. Il avait dit “pour ton bien” et pourtant, son être tout entier donnait le sentiment qu'il voulait lui faire du mal. Non, a tenté de se raisonner Miko avec détresse, non, Masashi ne veut jamais faire de mal.
-Ce n'est pas que toi, mais tout le monde que tu mets en danger en t'exposant ainsi.
-Ne crains rien, Masashi ; je saurai rester discret.
-Ce n'est pas la conception que j'ai de la discrétion, cingla-t-il, les yeux rutilant de rage. Karyu a dû aller jusqu'à se blesser lui-même pour faire croire à mon père que tu étais mort, et tu voudrais que l'un de ses hommes te repère ?
-C'est effectivement regrettable…
Atsushi tournait autour de Karyu comme un amateur d'art autour d'une œuvre grandiose. Avec une admiration et une fascination sans faille, il l'inspectait du regard, l'auscultait des yeux, le sondait, le pénétrait presque.
Karyu était une œuvre certainement pas faite de main d'homme -mais était-ce une main céleste ou infernale, il était ardu de trancher- et cette œuvre sculpturale était pour Atsushi un divertissement exceptionnel. Mais comme tout amateur d'art expérimenté, Atsushi savait trouver les moindres défauts, la plus petite irrégularité ; d'amateur il pouvait passer à critique sans vergogne, de ceux qui estiment que la plus belle oeuvre peut voir toutes ses qualités annihilées par la seule présence d'un infime défaut.
Atsushi savait ressentir la spontanéité d'une œuvre, il en ressentait profondément la sincérité comme il pouvait en discerner la fausseté. Même la copie la plus parfaite qui eût passé pour vraie aux yeux de quiconque, trouvait à ses yeux à lui une imperfection qu'il eût tôt fait de juger impardonnable. C'est pourquoi l'amateur d'art qui ne pouvait détacher son regard luisant de Karyu, apparaissait à Masashi plutôt comme un tigre tournant autour de sa proie. Dévorant d'abord des yeux la chair fraîche et tendre qui fera son festin.
Oui, Atsushi était ce prédateur attiré par l'odeur du sang, et l'entaille rougeoyante qui saillait sous la poitrine nue de l'homme était ce qui alléchait l'animal dont les babines s'étiraient dans un sourire sardonique.
-Regrettable, a répété Atsushi qui s'appesantait sur chaque syllabe, dont chacune était une pression supplémentaire sur les épaules de Masashi. Regrettable, mon brave Karyu, mais enfin, je suppose que ce sont les risques du métier.
-Il n'y a aucun risque que je ne prendrais pas pour vous, Monseigneur.
Masashi a réprimé un rire. Il n'était pas l'heure des sarcasmes, et depuis le début Masashi se faisait violence pour demeurer imperturbable, cette forteresse intombable qu'il voulait toujours être. Karyu regardait droit devant lui, figé, subissant sans rien laisser paraître le regard d'Atsushi qui analysait chaque centimètre de sa peau.
-C'est une chance pour toi qu'un médecin se trouvait non loin de là avec ses outils et ait pu te recoudre en urgence, n'est-ce pas, Karyu ?
-Oui, Monseigneur. Cet homme, qui qu'il soit, a toute ma reconnaissance.
Il se fût bien gardé de dire que cet homme n'était autre que Ryo et qu'il n'y avait aucun hasard qui les avait fait se croiser, puisque sa venue avait été prévue.
Mais Atsushi semblait croire à leur histoire, du moins l'espéraient-ils de toutes leurs forces, et le trophée qu'ils avaient ramené au duc, en lieu et place d'un cadavre, sans le satisfaire totalement, comblait néanmoins quelque peu ses attentes. La paire de bottes dont le nom de Tatsurou était cousu à l'intérieur. Entre cela, le coup de couteau qui avait tranché son abdomen et les contours violacés de ses yeux tuméfiés, Atsushi avait de bonnes raisons de croire que Karyu s'était bel et bien battu contre Tatsurou. Et qu'il avait gagné.
-Il est tout de même bien dommage que vous n'ayez pu me ramener son corps…
-Nous avons jugé trop risqué de le transporter jusqu'ici, Monseigneur. Nous avons préféré le lester avant de le jeter à l'eau.
-Eh bien, où qu'il se trouve maintenant, je suppose qu'il n'en reviendra pas.
Karyu n'a pas cillé. Derrière lui, Masashi sentait tout son être se crisper.
-Eh bien, Karyu, conclut Atsushi avant de tourner les talons, si j'étais à ta place, j'irais courir dans les bras d'une femme pour me réconforter. Après tout, c'est ce que l'on appelle le repos du guerrier.
Tatsurou échappa un long soupir empreint de lourdeur. Devant lui, Masashi attendait, implacable, une explication qui pût apaiser ses tourments.
-Ecoute, Masashi, cette histoire date d'il y a une dizaine d'années… J'ai changé, les hommes qui travaillaient pour le duc à cette époque ne travaillent sans doute plus pour lui ou bien ont été promus à une autre fonction…
-Détrompe-toi, grinça l'homme avec amertume. Une dizaine d'années n'est rien au service du duc, et n'importe lequel d'entre eux peut se trouver ici-même en civil en cet instant.
-Alors, pourquoi commettre l'imprudence de m'adresser la parole ?
Miko a réprimé un rire pendant que l'expression de Masashi se décomposait. Livide, il ne s'est pas laissé démonter : -C'était un exemple. S'il y en avait un ici, je le reconnaîtrais, mais toi, Tatsurou, tu en serais incapable.
-Très peu de personnes ont vu mon vrai visage, Masashi, et ton père ne fait pas même partie de ces personnes-là, lui que je suis pourtant censé avoir tenté d'assassiner. Quoi qu'il en soit, peu importe qui ait pu connaître mon visage alors, il l'a sans doute oublié depuis, sans compter que j'ai changé.
-Aucun de tes arguments ne pourra occulter le fait que tu nous mets en danger.
Tatsurou ne trouva rien à répondre. Et même si des remords venaient assombrir le tableau, il ne parvenait à se défaire de l'idée que son choix était le bon.
-Ce pays est le mien, Masashi. A cette époque, je n'ai pas même eu le loisir de réagir à ce qui me tombait sur la tête. Deux hommes que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam débarquent dans mon repaire et, alors que je crois qu'ils cherchent à me tuer ou me capturer, voilà que le soir-même, je me retrouve dans un bateau avec pour seuls bagages une valise et un nouveau nom, et qu'à mon arrivée, je suis dans un autre pays, acceuilli par deux nouveaux inconnus qui m'escortent jusqu'à chez moi. Pour te le dire franchement, l'on ne m'a pas vraiment laissé le temps de la réflexion.
-C'était cela ou bien tu étais voué à la mise à mort, Tatsurou.
-J'en étais conscient, et c'est pour cela que je vous ai suivis. Néanmoins, dix années ont passé, et j'ai le sentiment d'avoir gâché ces dix années-là.
-Alors, j'espère que rien n'arrivera qui te fera regretter ta décision.
-Où est-ce que tu as connu cet homme, Miko ?
Ils venaient à peine de franchir le seuil menant aux appartements de Masashi que ce dernier l'assaillit, démontrant une impatience qui était sienne depuis le début.
Indolemment, Miko s'est retournée pour planter en Masashi un regard vide. Un regard qu'elle avait, l'espace d'un instant, perdu lorsque Tatsurou se trouvait auprès d'elle. Un regard que Masashi avait vu alors transmué en un profond soulagement. A présent, elle était redevenue celle qu'elle était depuis le matin même -non, depuis plusieurs jours en réalité -une personne sans vie qui semblait ne tenir debout que par l'automatisme de son corps.
-Mako, rectifia-t-elle machinalement. Je l'ai connu il y longtemps, sais-tu, je n'étais qu'une enfant à l'époque. J'ai été si surprise de voir qu'il me reconnaissait.
“Parce qu'on ne peut pas oublier un visage pareil”, a pensé Masashi si fort qu'il eut peur de ne l'avoir dit à haute voix, avant de se rassurer.
-Il a eu l'air surpris aussi, de te voir te jeter sur lui comme un boulet de canon. Je t'aurais presque confondue avec Takashi, ironisa l'homme.
-Si c'est de la jalousie, souviens-toi que je dors avec toi depuis plusieurs nuits.
-Cela n'a strictement rien à voir ! gronda Masashi.
Et c'était vrai. Cela n'avait rien à voir ; si Miko dormait avec lui, elle le faisait sans enthousiasme, bien que sa peur envers lui semblât avoir disparu et jamais, au grand jamais, elle n'aurait sauté dans ses bras comme elle l'avait fait pour un homme qu'elle n'avait pas vu depuis plus de dix ans. Était-ce de la jalousie ?
Masashi n'en était pas sûr malgré tout ; il avait seulement eu le sentiment, à côté de Tatsurou, de n'être qu'un élément du décor. Juste une chose que l'on a l'habitude de voir là mais à laquelle l'on n'adresse aucune importance.
Mais quand même, a répondu une voix dans l'esprit de Masashi, quand même, elle s'est jetée dans tes bras ce matin-là, lorsqu'une détresse irrépressible s'était emparée d'elle, la faisant la proie sans défense des sanglots, la plongeant dans une déréliction dans laquelle elle s'enfonçait, suffoquait, se noyer.
Ce n'est pas comparable, voyons, a rétorqué une seconde voix dans un rire sardonique. Non seulement elle ne s'est pas jetée dans tes bras ; tu l'as prise dans les tiens, mais en plus de cela, si elle n'a pas réagi, c'est parce qu'elle était sans doute beaucoup trop désespérée pour même songer à se défendre.
A ce moment-là, rien ne semblait pouvoir l'atteindre comme elle était déjà au fond du gouffre et toi, tu as juste profité de ce moment de faiblesse pour la serrer contre toi. Au final, tu n'as été qu'un lâche, rien qu'un lâche qui n'a rien pu faire pour la sortir du sable mouvant dans lequel elle sombrait, rien qu'un lâche qui la fait danser au milieu d'un mariage sans parvenir à lui arracher l'ombre d'un sourire.
Tandis qu'il a suffi que son regard se pose sur Tatsurou pour instantanément s'illuminer.
Comme si sa seule présence avait suffi à ressusciter une femme dont tu assistes à la mort avec impuissance ; telle est la vanité de ton être.
-Il nous a sauvées, ma mère et moi, de la famine quand j'étais petite.
Masashi voyait trouble. La gorge nouée, le coeur serré, il a faiblement hoché la tête, un sourire pâle tentant de réconforter la jeune femme.
-Nous étions à la rue lorsqu'il est arrivé. Avec sa gentillesse et son humanité, il nous a offert sans attendre de contrepartie le gîte et le couvert, nous partageant sa maison et le peu qu'il avait comme si ça ne lui coûtait rien.
Mais tu sais, j'avais beau n'être qu'une gamine à l'époque, je sentais bien que Tatsurou vivait pauvrement, et qu'il lui fallait se sacrifier pour prendre soin de nous ainsi. C'est pour ça que, dans mon esprit, je m'étais jurée de lui rendre un jour la pareille, et que quoi qu'il arrive, je serais là lorsqu'il aurait besoin de moi. Mais un jour, ma mère a été recherchée, accusée d'avoir commis un délit, aussi Tatsurou nous a aidées à fuir dans une autre ville… Lorsque nous sommes revenues ici, quelques années plus tard, Tatsurou avait disparu… Puis les années ont passé, j'étais adolescente. Ma mère a été arrêtée et tuée, et moi, j'ai fini là où tu sais.
-Pourquoi… articula Masashi dans un filet de voix rauque. Pour quel motif ta mère a-t-elle été arrêtée ?
Miko a levé les yeux sur lui. Deux grands yeux noirs, ourlés de longs cils, détonnant au milieu de cette figure blanche, comme deux taches d'encre sur un portrait en noir et blanc. Elle a laissé échapper un rire, de ces rires, a pensé Masashi, que l'on n'a jamais envie d'entendre. Un rire qui contient plus de tristesse que toutes les larmes.
-Voyons, Masashi, tu t'en doutes, n'est-ce pas ? Elle a été accusée d'avoir publiquement calomnié ton père quand elle ne faisait que dire la vérité.
Il aurait pu arracher son cœur et le lui donner. Il l'aurait sans conteste fait, si ça avait pu la sauver, si ça avait pu effacer le passé. Il aurait saigné toutes ses veines si, à l'encre rouge, il avait pu réécrire l'histoire et lui offrir une vie aussi belle qu'elle l'était.
Parce qu'elle l'était, belle, Miko, il ressentait sa beauté jusqu'au plus profond de son âme et cela, cette beauté pure qu'avait dénaturée cette vie de misère et de violences, de malheurs et de terreur, de dérélictions et de déperditions, d'innocence sacrifiée et d'espérance scarifiée, cela rendait malade Masashi qui se sentit comme le monstre à abattre d'un conte pour enfants.
-Parfois, Masashi, malgré vos vies si opposées, tu me rappelles Tatsurou.
Les paupières de Masashi ont papilloté. Dépossédé de ses moyens, il s'est contenté de regarder Miko, à moitié affligé, à moitié inquisiteur.
-Je veux dire par-là que, malgré tes apparences, tu fais preuve d'une gentillesse qui n'attend rien et, peu à peu, tu es en train de détruire tous les préjugés que j'ai pu avoir sur toi. J'ai réalisé aujourd'hui à quel point j'ai encore beaucoup à apprendre à ton sujet.
Il a souri. Un sourire pudique et qui, pourtant, reflétait en lui tout le baume au cœur que cet aveu avait pu lui mettre. Même si le chagrin et la culpabilité le dévoraient de l'intérieur, à elle, il n'a voulu offrir que ce sourire reconnaissant et tendre qui lui seyait si bien.
-Par exemple, je n'aurais jamais pensé un jour te voir danser comme ça.
Il a ri. Grave, tonnant, profond, le rire de Masashi enveloppait Miko dans un cocon de chaleur à l'intérieur duquel elle se laissa fondre avec délice.
Le pied de Ryoga s'agitait nerveusement sous son siège. Le teint livide, l'esprit lucide ; ses yeux furetaient de parts et d'autres de la salle, cherchant frénétiquement quelque chose sans même savoir quoi. Devant lui, son assiette à peine entamée était déjà froide, froides étaient les gouttes de sueur qui perlaient sur son front.
-Je crois que tu es malade.
Ryoga n'a pas répondu. Sa veste en faux cuir rouge lui collait à la peau, l'écrasant de chaleur tandis qu'il frissonnait, frigorifié. Un mélange désagréable qui troublait son corps ; mais autre chose le troublait bien plus encore, sans qu'il ne sache quoi. Toujours, ses paupières papillotaient, son regard papillonnait, et ses incisives se plantaient inconsciemment dans sa lèvre inférieure. En face de lui, Kyo l'observait qui commençait à s'impatienter : -C'est quoi, ton problème ? Pourquoi te comportes-tu si bizarrement dans ce restaurant ? Si tu as la nausée, va aux toilettes, ne t'avise pas de me vomir dessus.
-Je vais très bien, je n'ai juste pas faim.
Ryoga avait l'air fou. Certes, il avait toujours eu l'air plus ou moins fou, songea Kyo, cependant cette fois, sa folie ne ressemblait pas à celle d'un joker déjanté qu'animait une joie presque hystérique ; cette fois, le regard bleu ciel de Ryoga s'était obscurci, son teint que la poudre de riz faisait porcelaine avait pris une blancheur cadavérique, et ses lèvres habituellement rougies par le maquillage étaient rougies par les incisions que son angoisse lui infligeait. Ryoga a passé une main tremblante dans ses cheveux emmêlés.
-Il faut partir d'ici.
-Tu te moques de moi ? maugréa Kyo que l'attitude du jeune homme décontenançait. Tu as insisté pour venir dîner ici alors que je voulais rentrer chez Hiroki, et maintenant, tu me demandes de partir sans même avoir mangé.
-Il ne faut pas qu'on aille chez Hiroki, murmura Ryoga.
Kyo a étréci les paupières sur des yeux scrutateurs. Tout, dans l'expression, la posture, la gestuelle de son ami, exprimait un malaise certain -pire, une angoisse- mais Kyo ne pouvait expliquer pourquoi cet état l'avait pris subitement.
-Et où veux-tu qu'on aille, idiot ? Tu veux passer la nuit dehors ? A moins, reprit-il avec aigreur, que tu aies prévu de passer la nuit chez l'un de tes clients.
-Parle moins fort, supplia Ryoga dans un murmure si bas qu'il en devina le contenu plus qu'il ne le comprit. Kyo, ce n'est pas le moment pour faire des sarcasmes.
-Alors, c'est le moment pour quoi, au juste ? s'enquit-il non sans défiance.
-C'est le moment de partir…
-Bordel, Ryoga, laisse-moi finir mon repas. Tu n'as pas même touché ton assiette.
Ignorant le regard suppliant de son ami, Kyo a recommencé à manger. Ryoga s'est figé, et si Kyo avait levé les yeux à ce moment-là, il aurait vu la terreur défigurer le jeune homme.
Il a laissé échapper un cri de surprise lorsqu'il sentit une force vive l'empoigner et, trop interdit, mais aussi trop inquiet au fond, pour se défendre, Kyo s'est laissé entraîner par Ryoga qui se précipitait d'un pas martelant vers la sortie.
Ils ont couru longtemps, longtemps sous la nuit avant que, à bout de souffle, désorientés, ils ne s'arrêtent enfin. Haletant, les mains appuyées sur ses genoux comme il se penchait à la recherche d'oxygène, Kyo a observé tout autour de lui. En vain. Ils étaient dans une étroite venelle enserrée entre les pans sans fenêtres de deux bâtiments, et il eût été bien incapable de dire où ils se trouvaient.
Face à lui, adossé au mur, Ryoga posa un index en travers de ses lèvres. Même respirer semblait le terroriser -ou plutôt, le bruit, aussi faible fût-il, qui en découlait. Kyo l'a dévisagé sans comprendre, mais il sentait alors que la peur prégnante de Ryoga était contagieuse et peu à peu, elle le gagna à son tour.
-Bon sang, Ryoga, susurra Kyo, dis-moi de quoi s'agit-il.
-Ne bouge pas de là, Kyo. Je vais aller vérifier.
Il a laissé là son ami encore à bout de souffle pour s'éloigner, avançant prudemment à l'extérieur de la venelle, avant de petit à petit disparaître de son champ de vision.
Kyo a attendu, le cœur battant, ne sachant que faire d'autre tandis que son ami était quelque part plus loin, à inspecter les lieux pour une raison qui lui était inconnue -une raison, en réalité, qu'il avait trop peur de connaître. Son regard fixait encore la direction par laquelle Ryoga était parti lorsqu'il entendit, derrière lui, un bruit étouffé.
Lorsque le hurlement rauque de Kyo a déchiré l'atmosphère, Ryoga a senti son âme sombrer.
-Tu es à la fois si différente et la même qu'alors ; ton visage aux traits si harmonieux et délicats, tes grands yeux noirs de chat qui semblent voir dans le noir, tu n'as rien perdu de cela lorsque la rondeur juvénile de ton visage s'est transmuée pour devenir l'élégance d'une jeune femme.
Tatsurou dévorait Miko des yeux, mais chaque personne présente dans la pièce pouvait le voir alors ; là où Masashi avait cru plus tôt déceler de l'amour d'un homme envers une femme, c'était celui d'un père envers sa fille qui entourait Tatsurou de cette aura de tendresse profonde. Comment avait-il pu ne pas le comprendre ? Cette aura était ce qui avait fait fondre la jeune fille dans ses bras, elle était ce qui avait ravivé son regard, ce qui avait mis une présence dans le vide insondable qui la possédait.
Un amour profond, pur, désintéressé, qui unissait les deux personnes d'un lien que même le temps n'avait pu défaire. Les yeux embués par les larmes, Miko levait le front vers Tatsurou pour mieux l'admirer.
-Tu avais disparu, Tatsu. Lorsque ma mère et moi sommes revenues en ville, nous n'avons trouvé que ton absence, et durant toutes ces années, je t'ai craint mort.
-J'avais dû fuir dans la précipitation, se désola l'homme, et si j'avais su que tu reviendrais et penserais encore à moi après tant de temps, je serais venu te retrouver bien plus tôt. Mais ce n'est que récemment que j'ai appris que tu avais été piégée puis séquestrée dans une maison close, forcée de te prostituer, et que cet endroit avait fini par brûler au milieu d'un bain de sang. Je n'ai alors pas eu d'autre choix que de revenir, Miko.
Je n'avais qu'un infime espoir que tu sois encore vivante, mais aussi ténu fût-il, je ne pouvais laisser cet espoir derrière moi, Miko, comme je t'ai laissée derrière moi le jour où j'ai fui le pays.
-Tu n'as laissé personne comme je ne vivais plus ici à ce moment-là, Tatsurou, comme ma mère et moi avions pu fuir grâce à toi. Tu t'en es voulu tandis que tu nous avais sauvées, et ça, je ne peux l'accepter. Cependant, comment as-tu appris tout ce qui m'était arrivé depuis ?
Tatsurou a dirigé son regard sur Masashi. Ce dernier, silencieux, lui a rendu un regard interrogateur avant de hausser les épaules dans un signe d'incompréhension. Tatsurou a reporté son attention sur Miko avant de déclarer d'un ton hésitant :
-Il y a peu, j'ai rencontré une femme, réfugiée comme moi. Elle m'a raconté son histoire et m'a parlé de toi… Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j'ai compris que vous vous connaissiez et que tu étais encore en vie.
-Elle a parlé de moi ? a répété Miko, interdite. Je ne connais personne qui ait fui le pays comme toi. Du moins, pas à ma connaissance…
-Mais elle était enfermée dans cette même maison close où tu as passé des années. Elle a dit que vous étiez amies alors. Elle s'appelle Jyou.
-Jyou est en vie ?!
Miko s'était exclamée avec une telle force que tout le monde autour d'elle sursauta. Tout le monde, sauf Masashi qui passa ses mains sur son visage dans une profonde lassitude.
Il sentait derrière la cachette de ses mains que Miko le dévisageait, et ce n'était pas vraiment avec l'amour avec lequel elle dévisageait Tatsurou.
-Je croyais que j'étais la seule survivante de ce jour-là, a-t-elle cinglé.
Autour d'eux, Hiroki et Ryo qui observaient la scène en silence depuis un moment se sont échangés un regard lourd de sens, avant que Ryo ne tente timidement : -Écoute, Miko, il se trouve que l'on ne l'a appris qu'un peu plus tard…
-Cela ne change rien ! riposta-t-elle avec violence. Tu étais au courant aussi, Ryo, que l'une de mes amies avait survécu, et tu as gardé le secret ?
-Elle… elle n'était pas là lorsque nous sommes arrivés sur les lieux du carnage, Miko. C'est la vérité ; à ce moment-là, nous pensions réellement que tu étais la seule survivante.
-Cela ne vous empêchait pas, lorsque vous avez appris que je n'étais pas seule, de me le dire ! J'ignore comment ni pourquoi vous avez su qu'une autre s'en était sortie, j'ignore comment vous l'avez rencontrée, mais… Oh, non, attendez, je crois que je sais…
Miko a pris une profonde inspiration qu'elle garda dans ses poumons. Immobile, le souffle en suspens, elle se perdait dans des pensées noueuses qu'elle s'efforçait de démêler.
-L'on ne pouvait tout simplement pas te le dire, Miko, intervint Hiroki avec ce calme, cette douceur perpétuels dont il avait l'apanage. Nous ne te l'avons pas caché par vice ; si nous avions pu faire en sorte que tu retrouves ton amie alors, bien sûr que nous l'aurions fait. Seulement, l'on ne pouvait pas. Encore aujourd'hui, tu n'étais pas censée l'apprendre.
Tatsurou se sentit honteux, coupable d'avoir trahi un secret qu'il ne lui appartenait pas de révéler pourtant, au fond de lui, il leur en voulait un peu de l'avoir laissée, durant tout ce temps, seule avec la culpabilité des survivants, et la douleur du deuil. Bien sûr, le deuil était multiple ; beaucoup de vies avaient été perdues ce jour-là, mais peut-être, a pensé Tatsurou, peut-être que si elle avait su qu'une de ses amies s'en était sortie indemne alors, un rayon de lumière aurait pu se frayer un passage à travers l'orage.
Hiroki s'était prudemment approché d'elle, mais elle n'eut aucune réaction lorsqu'il posa sa main sur son épaule. Ses pensées l'avaient déjà entraînée dans un autre monde.
-Miko, il n'a jamais été question de te faire souffrir inutilement. Seulement nous avions peur qu'en te révélant quoi que ce soit, tu ne sois…
-Kyo est en danger.
La porte d'entrée s'était ouverte dans un fracas détonant et dans l'encadrure, personnage dramatique entouré par la nuit, Ryoga était apparu. Pantelant, couvert de sueur dont les perles se mélangeaient à celles des larmes, il rivait sur Hiroki un regard désespéré.
-Nous avons été suivis, et… Hiroki, je suis désolé, je suis si désolé, je n'aurais jamais dû le laisser seul dans cette ruelle, Hiroki, qu'est-ce que je vais faire ? Ils ont capturé Kyo.