-Undecided- chapitre premier

Juliet

Je suffoque. Le monde n'a plus assez d'oxygène pour en insuffler à toutes les émotions en moi . J'ai un cœur qui bascule et une âme qui chavire, j'ai de la haine qui implose et tant de coeurs que je veux serrer contre ma poitrine jusqu'à les confondre avec le mien . J'ai peur de l'autre comme j'en ai besoin, la solitude me tient debout avec ses fils de marionnettiste qui fait avancer son pantin mais c'est ce que je suis devenue, le pantin qui avance par mécanisme, parce que fut un jour atteint le point de non-retour où sont tombées au fond des abysses insondables toutes les belles choses qui donnaient un sens à la vie. Qui donnaient un sens à moi.


-Tu dois faire quelque chose, Ryo.

Ryo n'a entendu qu'un son brouillé. La voix de son ami lui est parvenue à l'esprit comme un parasite au milieu d'une symphonie. Mais cette symphonie était celle du chaos, et l'enfer l'étreignait dans ses bras avec une violence telle que ses poumons s'écrasaient. Alors, finalement, le parasite valait peut-être mieux que la symphonie.

-Ryo, tu m'entends ? Tu dois l'aider. 

Il s'est retourné comme un automate, la vue brouillée par la pluie. Même si Ryo savait au fond de lui qu'aucune pluie jamais n'irrigue le sol aride et stérile de la Géhenne, il n'avait qu'elle alors pour tenter d'écouler ses émotions insurmontables. C'était cela ou se laisser piétiner par elles.Quand Ryo a voulu le regarder, le visage de son ami n'était qu'une masse difforme auréolée d'un halo noir.

-Elle respire, regarde, je crois qu'elle respire.

Ryo s'approche prudemment. Il fait attention à chacun de ses pas comme s'ils étaient autant d'attaques sur ce sol déjà jonché par la mort, souillé par le sang. Il s'approche et dans les bras forts et tremblants de son ami le corps de la jeune femme est là, pâle, trop pâle pour être sauvé.

-Non...

-Je te dis qu'elle respire, idiot ! Réveille-toi, tu dois faire quelque chose !

-C'est trop tard, Masashi. Elles sont mortes. Elles sont toutes mortes. 

Le visage de Ryo n'est plus qu'un champ de larmes, et lui un homme sans armes. La désolation s'est emparée de ses sens comme un fauve tenant à sa merci sa plus belle proie. Ryo a chaud mais sa sueur est glacée, derrière lui les flammes qui s'élèvent dans un crépitement assourdissant sont le cadre rougeoyant du tableau de sa terreur, la chaleur suffocante de son horreur.

Il a entendu la voix de Masashi s'étrangler dans sa gorge.

-Si tu ne la sauves pas, personne ne le fera.

Alors Ryo a pris une profonde inspiration chargée de soufre et, sans même s'en rendre compte, a pris le corps inerte dans ses bras.

Ne me touche pas. Aucune main dans ce monde n'a la chaleur salvatrice d'un miracle. Aucun être, aucun homme en ce monde n'a le cœur nécessaire pour refaire battre le mien. Si tu t'approches de moi comme ça, je ferai ce que la proie acculée fait à tout prédateur prêt à la dévorer ; je t'attaquerai. Même si je dois en mourir, même si je vais certainement en mourir, je ne te laisserai pas me toucher avec tes griffes bien cachées.

- Elle a perdu trop de sang.

- Mais tu peux faire quelque chose, n'est-ce pas ?

Une voix caverneuse s'échappe du fond des abîmes de l'enfer. Une voix qui en a la même profondeur, la même douleur, aussi. Dans un semi-sommeil encore embrumé par la fumée des flammes, elle détourne le visage, comme pour détourner le regard. Même avec ses yeux clos, il lui semble voir la scène comme si son âme planait au-dessus d'eux.

Ryo s'agite frénétiquement. Il ne sait ni ce qu'il fait ni comment le faire, simplement, l'idée qu'il faut faire quelque chose le hante et le possède, comme une volonté extérieure contrôlant le moindre de ses gestes. 

Il n'y a rien à sauver, pauvre idiot. Éloigne-toi de là, écarte-toi de moi. Souviens-toi de ce que j'ai dit ; même la souris peut blesser le chat lorsqu'elle est désespérée. Ne tente pas le désespoir, il est un Diable contre lequel même Dieu ne peut rien faire.

-Cesse de t'agiter dans tous les sens ! Soigne-là, bon sang !

- Alors, aide-moi ! vocifère Ryo dont les doigts crispés agrippent nerveusement des mèches de ses cheveux jusqu'à les arracher.

-C'est toi le médecin, ici !

-Et ce n'est pas moi la cause de cette hécatombe !

Elle a vu l'autre entrouvrir les lèvres sur des mots demeurés morts nés. Ravalant les cadavres de ses pensées dans sa gorge, l'autre a baissé les yeux, livide.

Tu te sens visé, pas vrai ? Tu as l'air coupable de celui qui sait et qui n'admet pas, l'air honteux de celui qui devrait se repentir mais ne peut pas, l'air détestable de celui qui devrait s'amender mais ne le fera pas. Alors, toi aussi ? Toi aussi tu étais avec eux ? Toi aussi, tu as répandu la mort comme ils aiment le faire autant qu'ils aiment répandre leurs gènes. Toi aussi, tu es de ceux qui savent ce qu'ils ont fait et continueront toujours de vivre comme si de rien n'était. C'est quoi ton nom, déjà ? Que je sache quel nom mettre

sur le visage du Diable.

- Alors, donne-lui mon sang. Il est compatible avec n'importe lequel, non ? Alors, pourquoi tu ne me demandes pas mon sang ?

Es-tu fou ? Ou bien encore, n'est-ce encore là qu'une démonstration de la mégalomanie des hommes qui pensent que tout ce qui vient d'eux est désirable ? N'y songe même pas, j'ai peut-être le sang impur, mais le tien nourrit le corps de l'enfer.

- Pardonne-moi, Masashi . Je ne sais plus ce que je fais...

Ah, oui... Ton nom sonnait une résonance en moi, mais plutôt que le tintement clair d'un clocher lors d'un jour de fête, c'était le glas d'un enterrement qu'il ravivait. Tu portes le même nom que celui qui porte la couronne de l'ignominie .





-Est-ce qu'elle reprend connaissance ?
Ne me regarde pas. Ton regard n'a pas la beauté du monde que je voulais . La laideur de toute l'humanité émane de toi comme un gaz toxique venu empoisonner la cellule dans laquelle ils m'ont enfermée. Écarte-toi, tu ne vois pas que ton être entier est une éloge à la hideur, un appel au dégoût ? Ton costume de velour noir lamé d'or ne saurait dissimuler la nature de celui que tu es. Que cherches-tu à agir ainsi ? Qu'espères-tu obtenir de moi ? Il n'y a plus rien à obtenir, tu le sais déjà ; ceux de ton espèce ont pris tout ce qui pouvait me donner une raison de respirer.
-Elle respire mieux. J'ai réussi à dégager ses poumons. Elle reprend peu à peu des couleurs.

Ne te moque pas de moi.

Il n'y a pas de couleur chez une femme qui ne peut vivre qu'en noir et blanc.



-Est-ce que tu m'entends ?

Elle entend non seulement, mais elle subit. Cette voix, depuis le début, lui est comme l'ange annonciateur d'une catastrophe imminente. Mais quelle catastrophe peut-elle bien survenir lorsque l'Apocalypse a déjà écarquillé nos yeux de terreur, écartelé notre cœur de douleur ? Malgré tout, cette voix l'attente, l'attaque et l'atteint, et dans un sursaut comme un réflexe venu d'entre les morts, elle ouvre les yeux. Elle ne le sait pas mais quelques heures plus tôt,  Ryo avait eu cette même vision ; celle d'un visage pâle nimbé d'une auréole noire.  Alors, c'est lui, Masashi ?   Avec son teint blême de vampire et sa carrure de titan, il n'avait décidément rien d'humain.
La jeune femme a détourné le regard dans une grimace qu'elle put à peine réprimer.

-Tu as une sévère plaie à l'abdomen et une côte brisée. A ta place, j'éviterais de bouger.

Elle n'avait pas la force de le faire, de toute façon. Même si son instinct primaire lui criait de s'enfuir sans regarder en arrière, un poids en elle la maintenait paralysée sur son lit. Même ses poumons douloureux s'étaient tétanisés, dans la peur inconsciente de respirer un air empoisonné. Il est vrai que cet homme dégage une odeur de soufre venue tout droit du royaume auquel il appartient. Parce que cet homme n'a d'homme que le nom, son être tout entier exprime malgré lui les ténèbres qui l'animent.

-Je voulais savoir ... si tu as besoin de quelque chose.

Besoin ? Elle ne se souvient pas avoir eu besoin de quoi que ce soit depuis bien longtemps déjà ; le besoin n'est rien d'autre que la manifestation d'une volonté viscérale de perdurer en ce monde mais ce monde-là, elle s'en est détachée depuis plus d'années qu'elle n'a de souvenirs heureux.

-Ryo ne devrait pas tarder à venir, il doit changer tes pansements. Ah, Ryo est...

-Sortez de cette pièce maintenant.

Masashi s'est figé. Il entendait sa voix pour la première fois, et même si cela le soulageait en quelque sorte, une partie de lui s'est sentie mal à l'aise. Un peu comme si cette voix ne s'était manifestée que pour vomir sur lui son dégoût. Puis, il s'est souvenu que s'il l'avait trouvée sur un champ de bataille, le champ de bataille avait sans doute dû être elle-même, aussi. Machinalement, il s'est écarté du chevet auquel il se tenait, anxieux.

-Il y a une clochette sur le guéridon, si tu te sens mal. Ryo sera de retour très bientôt.
Elle a poussé un soupir de soulagement lorsqu'elle a entendu la lourde porte de bois se fermer derrière la silhouette -trop imposante- de Masashi dont les pas s'éloignaient doucement.




-Tu ne vas pas la garder ?

Masashi fixait Ryo comme il l'eût fait d'un fantôme ; avec surprise et terreur. Mais le teint diaphane de Ryo était bien celui d'un vivant, et ce dernier a balayé l'air de la main avant de s'affaler sur sa chaise, accablé.
-Non, Masashi, et il n'en a jamais été question. Je ne peux pas garder une inconnue chez moi.
- Une inconnue ? répéta Masashi avec dédain. C'est donc ainsi que tu la considères ; une simple inconnue ?
-Parce que c'est ce qu'elle est, Masashi. Je reçois des patients chez moi et moi, je ne peux pas garder quiconque ici… pour combien de temps ne sais-je encore.

-Elle n'a nulle part où aller. Que penses-tu qu'il se passerait si on la laissait partir ?
-Tu pourrais la garder chez toi, si tu…
- N'y pense pas une seule seconde, pauvre fou.

Ryo s'est tu, les lèvres serrées et le poing crispé. Il avait bien sûr anticipé la réaction de Masashi, malgré tout il avait espéré que cette fois, juste cette fois …

Assis à cette lourde table de chêne brut, Ryo a soudainement paru fragile aux yeux de Masashi qui s'est demandé par quel miracle est-ce que des mains aussi délicates que les siennes avaient pu sauver tant de vies en apparence perdues. C'est vrai, a-t-il pensé par-delà son esprit, la force brute n'a parfois que peu de puissance face à la délicatesse.
Et c'est en cette-même délicatesse que Masashi plaçait ses espoirs lorsque la raison lui criait de renoncer à en avoir aucun. 

- Est-ce que… elle t'a parlé lorsque tu es venu la voir ? souffla-t-il du bout des lèvres.

-Précisément, renchérit Ryo avec plus d'assurance cette fois. Elle m'a dit de déguerpir ; je lui ai mentionné qu'elle était tout de même chez moi. C'est pour cette raison que je ne peux la garder plus longtemps.

- Il est évident qu'elle serait tellement plus ravie chez moi, grinça amèrement Masashi.

-Eh bien, elle bénéficierait de tout l'espace nécessaire, de soins médicaux sur place et de compagnie.

- Une compagnie qui l'enchantera certainement, cingla l'homme avec aigreur. Es-tu stupide ou bien la vision de ce champ de corps sans vie t'a fait perdre l'esprit ?
- Parce que tu penses que l'un de nous deux s'en sortira indemne, après ça ?
Ryo avait ri, mais jaune. Un rire qui naît dans les entrailles et puise sa force dans la bile écoeurante qui les emplit. Les entrailles… à nouveau, la vision de cette scène infernale a surgi dans l'esprit de Ryo qui réprima un haut-le-cœur, violent.
Masashi n'a su que répondre. On ne répond pas face à la mort ; rien ni personne en ce monde ne peut la défier ni la faire taire, et lorsque la mort entame une bataille, elle finit toujours par en ressortir vainqueur. Hier à peine, elle avait volé bien plus de vies qu'une personne saine d'esprit n'aurait pu le supporter. En cet instant-même, une autre vie était en jeu que la mort hier avait par mégarde laissée échapper. C'est pourquoi, avant que la mort ne la retrouve, cette existence devait être mise en sécurité.

-Avons-nous même seulement le droit de nous mêler à elle ?

Masashi avait parlé d'une voix rauque, presque éteinte. Un peu comme ses yeux noirs qui, à la lueur des bougies, semblaient essayer désespérément d'en capturer leur lumière, en vain.

Se laissant tomber sur une chaise en face de Ryo, Masashi était comme une forteresse humaine prête à s'effondrer au moindre souffle. 

-Non, a susurré Ryo du bout des lèvres. Maintenant, nous en avons le devoir.





Au début, le sang de Masashi n'a fait qu'un tour. Ses yeux se sont exorbités face à l'énormité de ce que Ryo venait d'énoncer.En face de lui, son ami présentait un visage désolé, assombri par la honte et le regret. Sans plus tarder, Masashi s'est précipité vers la chambre de l'homme. Vide. Il a senti son âme flancher ; un vertige l'a saisi qui l'a privé de ses forces et Masashi s'est laissé tomber sur le lit dans lequel elle n'était plus.

-Comment tu as pu la laisser partir ?

-Je ne l'ai pas laissée partir, s'est défendu Ryo dont la silhouette sombre apparaissait dans l'encadrure de la porte. Elle s'est enfuie.

-Il n'y a aucune différence ; tu étais chargé de la soigner, et voilà qu'elle se volatilise. 

Tu réalises que dans son état, il peut lui arriver n'importe quoi ?

-Je suis le médecin ici, je connais son état bien mieux que toi.

-Et pourtant, tu as échoué à la plus fondamentale des tâches ; ne pas laisser un humain mourir sans rien faire.

-Personne ne dit qu'elle va mourir.

Masashi a levé les yeux. Face à lui, la silhouette de Ryo était comme l'ange de la mort ; un esprit de mauvais augure qui ne pouvait qu'annoncer un malheur imminent. Il en a eu honte, mais une vive répulsion s'est emparée de lui et Masashi a grimacé sous le goût infect de ses émotions.

-Maintenant, il nous faut la retrouver.

-On ne sait rien d'elle ; on ne saurait pas même par où commencer. 

-Il y a bien un endroit qu'elle connaît où elle a pu retourner, avança Masashi, désespéré.

-Il me semble que l'endroit qu'elle connaît le mieux a brûlé il y a deux jours de cela ; tu te souviens ?

Le ton de Ryo était sarcastique, bien sûr, et Masashi a baissé les yeux. Son regard s'est fixé sur ses mains mollement posées sur ses genoux, des mains puissantes, semblait-il en apparence du moins, mais qui n'avaient été d'aucun secours. Jamais, a pensé l'homme morose, jamais ces mains-là n'ont su faire quoi que ce fût de bien.

-Pardonne-moi, Masashi... 

Bien sûr, a pensé l'homme par-devers lui. Bien sûr que je vais te pardonner ; dans cette histoire, j'ai une responsabilité que je dois admettre, quoi qu'il m'en coûte.

-Écoute, nous avons un autre problème. Ce matin, ton père a été...

-C'est pour cela que je suis venu te voir, le coupa froidement son ami. Et quelle ne fut pas ma surprise lorsque tu m'as annoncé qu'elle s'était enfuie dans la nuit ; pourquoi as-tu attendu ce matin pour me le dire ? Nous aurions dû partir à sa recherche aussitôt.

-Il était sans doute déjà trop tard lorsque je m'en suis rendu compte, se défendit piteusement Ryo, à mi-chemin entre désolation et désir d'échapper à cette honte qui le poursuivait.
-Il était déjà trop tard lorsque nous sommes arrivés au milieu de l'enfer, a prononcé Masashi d'une voix caverneuse. Il était trop tard mais elle, elle était encore en vie.

Ryo n'a pas répondu. Il lui semblait que l'air dans ses poumons était une masse de plomb stagnante dont rien jamais ne pourrait le libérer. 



-Que fais-tu dans ma chambre ?
Masashi a laissé échapper un profond soupir révélateur ; sous ses yeux, une frimousse innocente a levé sur lui un regard larmoyant ; ce même regard que Masashi redoutait par-dessus tout comme il en connaissait trop bien la signification. Décidément, a songé Masashi, la tranquillité est un cadeau que le ciel ne m'accordera jamais. La moue boudeuse à lui adressée lui a fait l'effet d'un fruit trop amer pour être avalé.

-Je m'ennuyais, ce n'est pas drôle d'être tout seul. Et puis, ta chambre est plus jolie.

Cette chambre que Masashi détestait comme tout le reste de ce château, d'ailleurs ; trop d'espace et pourtant nulle part où se cacher, trop d'or et rien de valeur, trop de lumière et rien pour l'éclairer. Au manque d'humanité et de chaleur de ce riche joyau d'architecture, Masashi préférait la demeure sombre et rudimentaire de son meilleur ami ; Ryo avait la particularité de rendre accueillant n'importe quel lieu où il se trouvait. Pénétrer chez Ryo était comme passer d'un monde de fioritures et de fausseté à un Paradis dissimulé ; telle était la vraie raison pour laquelle il venait si souvent chez lui. Même si ce matin-là, bien sûr, il avait une autre préoccupation qui le poussait à y aller.

-Tu ne me demandes pas comment va Père ?

Les longs cheveux de son petit frère tombaient comme une cascade violette le long de sa poitrine, dissimulant ses épaules nues dévoilées par une chemise blanche bien trop grande pour ce corps frêle. Comme un ange flottant dans son costume de lumière, le jeune homme se balançait machinalement d'avant en arrière, ses jambes croisées dévoilant des genoux couverts de taches violacées. C'est bizarre, a songé Masashi, comme cette couleur lui seyait si bien au point qu'elle semblait faire partie intégrante de lui, même lorsqu'elle était née d'une cause extérieure. Une cause que Masashi ne devinait que trop bien. A la commissure de ses lèvres asséchées, une ombre s'est creusée.

-Il me semble qu'il va très bien, répondit-il sèchement, son regard pesant lourdement sur les ecchymoses du garçon qui les cacha aussitôt sous ses mains graciles.

-Tu te fais des idées ; je suis tombé à cheval.

-Takashi, ne le défends pas ; il n'a pas le droit de te frapper comme ça.

-Mais tu sais comme je suis...

La voix de Takashi s'est éteinte dans un souffle. Takashi, c'était tout ou son contraire ; il avait le pouvoir de l'exaspérer et, en un rien de temps, faire surgir du plus profond de son être une compassion si forte qu'elle en était douloureuse.

-Peu importe ce que tu es, Takashi ; cet homme n'a tout simplement pas le droit de te battre. 

-Chaque aspect de sa personne lui donne tous les droits, Masashi ; combien de temps encore vas-tu le nier ?

Takashi était agacé, et une aigreur certaine s'était trahie dans sa voix à ce moment-là. Une voix transformée du tout au tout comme si elle appartenait à une autre personne. Les lèvres serrées, les traits crispés, le regard sombre ; finalement, Takashi n'avait plus rien de l'allure du garçon innocent qu'il était l'instant d'avant.

-D'ailleurs, où étais-tu durant tout ce temps ? Il a demandé à te voir.

Masashi a pris une profonde inspiration. Il a bloqué son souffle qu'il a gardé là, coincé entre sa gorge et ses poumons, comme s'il craignait ne plus jamais le retrouver. Sans un mot, l'homme s'est détourné et, marchant d'un pas lourd, il a laissé derrière lui se refermer cette porte qui dissimula peu à peu cette silhouette si forte, si grande, que Takashi se mit à souhaiter au fond de lui de s'y cacher encore un peu plus longtemps.




-Tu voulais me voir, Père.

Il était le reflet de son image ; seulement, peut-être, le visage un peu plus émacié, les traits un peu plus tirés, plus fins aussi, qui conféraient une élégance certaine à cet homme, gâchée cependant par leur dureté et la noirceur insondable de ces deux yeux enfoncés sous des sourcils finement arqués, comme si la nature avait voulu lui donner un air constamment coléreux. Et colère il y avait assurément en cet instant-même dans le regard que l'homme posa sur un Masashi figé.

-Où étais-tu encore ce matin ?

Une voix tranchante qui tailladait instantanément toute volonté ; telle était la voix de son père, et Masashi a aussitôt regretté avoir franchi le seuil de cette porte.

-J'étais simplement sorti, Père, articula-t-il tout en redressant les épaules pour se donner une contenance.

-J'eusse pourtant aimé avoir mon fils à mes côtés lorsque moi et trois de mes hommes avons été agressés ce matin.
-Eh bien, ma présence n'y eût pas changé grand-chose, Père…

-La nouvelle a dû faire le tour de la ville en une heure ; tout le monde se demandait où tu étais plutôt qu'auprès de l'auteur de tes jours pour qui tu aurais dû gravement t'inquiéter.

Masashi eut peine à réprimer un sourire torve ; le coin de ses lèvres s'est légèrement relevé, dessinant une ombre sarcastique sur son visage. Un bien mauvais auteur que celui de mes jours ; il se fit violence pour retenir ces mots enfermés derrière sa bouche close. De quelle histoire es-tu l'auteur que quiconque dans ce monde eût envie de lire, sinon toi, et toi seul ?

Comment pourrais-tu être l'auteur de mes jours, toi qui ne sais créer que des nuits froides et sans fin ? 

-Je vous connais, Père, et je connais vos gardes ; je sais bien que personne n'eût été capable d'attenter sérieusement à votre personne. Néanmoins, j'ai accouru dès que j'ai appris la nouvelle, ajouta-t-il sans grande conviction.

En face de lui, l'homme le dévisageait d'un oeil dont la lueur, au milieu de ce noir profond, semblait presque contre-nature.

-Tu étais encore chez cet individu de bas étage… Ryo.
-Un excellent médecin, Père, à qui il ne manque que la fortune pour être considéré par vous.

Masashi savait que c'était faux. Même si son géniteur ne savait rien de lui - Seigneur, faites qu'il n'en sache jamais rien-, il était certain que toute la fortune du monde n'aurait suffi à élever Ryo au rang des personnes qui, aux yeux de son père, avaient le droit de vivre.

-Un fils aussi ingrat, a-t-il persiflé… Tu es bien l'enfant de ta mère.
Masashi a souri. Un sourire radieux, candide, joyeux ; un sourire qui contrastait bien trop avec la froideur glaçante qui scintillait dans ses yeux.

-Comment le saurais-je, Père ? Vous m'avez à peine laissé le temps de la connaître.

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