Undecided -Chapitre quatrième

Juliet

-Vous vous êtes absentés pendant des siècles ! s'exclama Takashi comme il se redressa d'un bond dès qu'il vit la porte s'ouvrir sur son frère. Pourquoi me tenez-vous toujours éloignés de vos entretiens durant si longtemps ?

-Cela fait à peine deux heures, maugréa Masashi avec impatience. Tu ne peux donc pas survivre un instant sans Ryo ?

-Justement, protesta le garçon qui trépignait ; je dois tenir bien plus longtemps que ça sans le voir et lorsqu'il est enfin là, tu le gardes pour toi tout seul.

-Mako, Ryo… Décidément, tu prends vraiment les gens pour des objets.

Outré, Takashi ouvrit la bouche sur des mots qu'il cherchait fiévreusement dans sa tête mais se ravisa brusquement. Derrière Masashi, Ryo était apparu. Et il n'était pas seul.

-Karyu.

Un boulet de canon a enfoncé le corps décharné de Karyu qui se serait écroulé au sol si Ryo ne l'avait retenu à temps. Dans un regard empli de reproches envers Takashi que ce dernier fit mine de ne pas remarquer, Ryo s'est avancé péniblement jusqu'au lit sur lequel il déposa délicatement un Karyu qui demeura avachi, tête baissée.

-Tu aurais au moins pu m'aider à le transporter jusque-là, s'est plaint Ryo, à bout de souffle.

-La seule idée de le toucher provoque en moi une nausée irrépressible, trancha Masashi.

-Ce n'est visiblement pas le cas de tout le monde.

La voix de Karyu était comme un vent glacial tranchant l'atmosphère. Il eut un rire dénaturé qui étira ses lèvres en un sourire torve qui rappela à Masashi celui de son père. Un sourire qui seyait plutôt à un démon qu'à un homme, a-t-il pensé avec dégoût.

L'air de mort-vivant n'était peut-être pas qu'un air, après tout ; peut-être Karyu était-il mort dans les profondeurs de son cachot avant de renaître en démon. Lorsqu'il a relevé la tête, des mèches blondes de ses cheveux collées à son visage par la sueur et la saleté, il étirait ses lèvres sur des dents pointues, pareil à un félin affamé.

-A en juger par la manière dont il m'a assailli, j'ai l'impression que j'ai beaucoup manqué à ton frère, ricana-t-il. Pas vrai, Takashi, que tu as souffert de ne pas me voir durant un mois ? Tu aurais pu au moins venir me rendre visite ; je t'aurais autorisé quelques petites gâteries.

-Lâche-moi parce qu'il me faut le tuer ! vociféra Masashi comme il luttait contre Ryo qui s'était précipité pour le retenir de toutes ses forces.

-Arrête, suppliait Ryo qui savait qu'il ne tiendrait pas longtemps face à la force surhumaine de son ami - qu'il surnommait parfois “le Titan” non pas par hasard. Arrête, tu vois bien qu'il prend un malin plaisir à te provoquer.

-Je ne prends pas ça pour de la simple provocation lorsque je sais ce qu'il a fait à cette jeune femme !

Les yeux de Masashi auraient transpercé le corps de Karyu d'une part et d'autre s'ils avaient été des flèches ; heureusement -ou malheureusement selon lui- il ne pouvait que le transpercer du regard et Masashi a fini par se calmer, contenant sa rage.

-Mais il ne fera plus rien, martela Ryo comme il appuyait avec insistance sur chacune de ses syllabes comme pour les enfoncer dans la conscience de Karyu qu'il fixait lourdement. Parce qu'il sait à quel point ce qu'il a fait est odieux et que s'il veut la moindre chance de retrouver sa liberté, il doit se montrer digne de confiance tout comme il l'avait toujours fait jusqu'à ce que Dieu sait quel démon ne s'empare de lui ce jour-là ; n'est-ce pas, Karyu ?

Ce dernier s'est contenté de rendre à Ryo un regard qui en disait long sur son mépris.

-Il n'a pas intérêt à s'approcher une seule fois de Mako ou je l'écrase, menaça Masashi.

-Qui est Mako ? s'enquit Karyu avec avidité qui s'anima soudainement.

-Simplement son nouveau valet de chambre, répondit sèchement Ryo comme pour mettre court à la conversation.

-Oh, je vois… On dirait que tu as déjà un petit chouchou qui, ma foi, j'en suis sûr, doit être à croquer.

Il a fait clinquer ses dents qui ont tinté d'un éclat sinistre. Au milieu de ce trio qui s'entre-dévorait du regard, Takashi se tenait là, les bras croisés, impuissant. A tour de rôle il a observé son frère, raidi comme un chien de garde prêt à bondir au moindre signe de menace, Ryo sur le qui-vive, prêt à retenir une fois encore le molosse s'il venait à bondir et Karyu, blafard, émacié, sale et méconnaissable, qui s'étalait sur ce lit comme sur son trône.

Ce Karyu-là, avec son regard qui vous perforait et son sourire qui vous glaçait, Takashi ne le reconnaissait pas. Ou peut-être ne voulait-il simplement pas le reconnaître.  Lui qui, jusqu'alors, avait enduré la longue absence de celui qui avait été son ami, il en comprit seulement la raison et pour cela, Takashi a refermé ses bras sur sa poitrine à l'intérieur de laquelle son cœur se tordait en silence.







-Monseigneur m'envoie vous chercher.

C'était une nuit qui lui rappelait l'enfance. Il ne savait pas vraiment pourquoi mais ainsi étaient les nuits claires d'été en son esprit ; un rappel des émotions de sa jeunesse, un murmure en lui d'un fantôme innocent qui l'a toujours hanté. Ce fantôme l'enveloppait d'une chaleur bienveillante en cette fraîcheur nocturne, et devant lui, la silhouette d'une femme vêtue d'une longue robe de chambre blanche ornée d'un jabot semblait faire partie intégrante de ce songe éveillé. Comme si, elle aussi, elle était un esprit chaleureux qui habitait ce monde perdu entre rêve et réalité. 

-Vous êtes Hiroki, n'est-ce pas ? 

Il a acquiescé. Elle le rencontrait pourtant pour la deuxième fois, mais il n'a pas relevé.  Elle n'avait pas un seul instant douté de son identité, seulement, l'homme qui se tenait à l'encadrure de sa porte dégageait une aura telle qu'elle s'en sentit submergée et, déstabilisée par cette sensation soudaine, elle n'avait trouvé rien d'autre à dire.

Alors calmement, silencieusement, Jyou s'en est retournée à l'intérieur de la maison de pierre avant de revenir, chargée d'une simple malle. 

Sans qu'elle n'ait rien demandé, l'homme a saisi le lourd bagage en le soulevant comme s'il se fût agi d'une plume et, comme une plume, il s'est éloigné allègrement, légèrement, dans la nuit de ses rêves d'enfant.



-C'est bien ce bateau ?

Sous la lueur orangeâtre des lampadaires, le visage de Karyu a acquiescé. Sans un mot, il a allumé entre ses lèvres une cigarette qui brilla d'une lueur vive comme une luciole au milieu de ce tableau nocturne. Les effluves iodés du bord de mer, la moiteur saline de la brise d'été, et la sueur qui collait le tissu blanc de son maillot de corps, tout ça faisait naître en Karyu une sensation désagréable qu'il chercha à mêler dans la fumée du tabac.

-Il est interdit de fumer à bord.

Il a lancé un regard noir à destination de l'homme qui, quelques mètres plus loin, venait de s'adresser à lui. Un geste brusque a arraché la cigarette d'entre ses lèvres et Karyu a fixé sur Ryo des yeux écarquillés. Sous la surprise, il a oublié de protester.

-Tu causes déjà bien assez de problèmes pour provoquer un incendie en pleine mer.

-Excuse-moi, rétorqua Karyu qui se tendit de colère, il me semblait que j'étais justement en train d'en régler un, de problème.

-On verra ça une fois qu'elle sera arrivée saine et sauve à destination.

-Et qui se débrouille à chaque fois pour faire entrer une passagère clandestine dans un bateau de marchandises, dis-moi ?

-Tu te contentes simplement de donner l'argent de Masashi au premier venu qui accepte de l'emmener. 

Le mépris flagrant de Ryo irritait l'homme qui sentit ses muscles se crisper. Il allait rétorquer qu'il n'était pas si facile de trouver quelqu'un de confiance qui s'assurerait de les mener à bon port au lieu de partir avec l'argent, mais derrière lui une voix brisa la nuit qui vola en éclats. 

-Nous sommes arrivés.

Et c'étaient bien des éclats qui brillaient dans les yeux bleus de Hiroki sous le halo pâle des étoiles. Enveloppé d'une longue cape de velours noir, il cachait derrière lui une silhouette qui détonnait par sa blancheur. Drapée de sa longue robe, Jyou adressa un sourire amical à Ryo qui le lui rendit. Elle posa son regard sur Karyu qui évita de le croiser.

-Comme convenu, ta nouvelle adresse se trouve à l'intérieur, déclara Ryo qui lui tendit un porte-documents de cuir cadenassé. Tes papiers d'identité sont prêts et chaque mois, tu percevras une pension sur le compte dont les informations se trouvent là-dedans. Enfin, tu trouveras tous les renseignements dont tu aurais besoin à l'intérieur alors, ne t'inquiète pas. Si tu as la moindre question, Hiroki sera là pour y répondre… Il fait partie du voyage exceptionnellement, ajouta-t-il en dirigeant un regard insistant sur Karyu, puisque notre passeur habituel doit réapprendre à se tenir tranquille. Mais enfin, il viendra quand même ; deux gardes du corps valent encore mieux qu'un. 

-Vous n'avez aucune raison de vous inquiéter cependant, Jyou, ajouta Hiroki de sa voix enveloppante. Notre présence sert avant tout à nous assurer que tout se passe bien jusqu'à votre arrivée ; vous êtes hors de danger.

Hors de danger. 

Quelque part, perdue au milieu de cet immense ciel d'un bleu profond, la lune esseulée reflétait une lumière lointaine. Sentant le poids du monde se déverser hors de tout son être, Jyou a éclaté en sanglots.








-C'est la première fois que je te vois ; qui es-tu ?

Mako a fait volte-face, le cœur battant. Elle ne l'avait jamais entendue encore et pourtant, elle l'a su aussitôt ; cette voix-là était celle du mal. Une ennemie qui s'annonçait comme telle de par sa simple existence, cette voix gutturale a pénétré en sa conscience troublée.

La confusion s'est emparée d'elle et, pendant un instant, elle a oublié qui et où elle était.

-Tu as perdu ta voix ? Je te demande qui tu es.

Un filet aigu est sorti avec peine d'entre sa gorge serrée. 

-Je me prénomme Mako, je… Je suis préposé au service du duc votre fils.

Le regard d'Atsushi a lentement parcouru son corps de haut en bas, et il lui semblait qu'une lame menaçante frôlait chaque centimètre carré de sa peau. Sous sa poitrine dissimulée, la jeune femme a senti son coeur tambouriner comme s'il suppliait qu'on le libère de là.

-Il est vrai que Masashi cherchait un valet de chambre. Je trouve étonnant qu'il ne m'ait pas  dit en avoir trouvé un… Tu me sembles un peu… jeune, pour ce rôle, non ?

Il avait marqué une pause, suspicieux, avant de lâcher le mot “jeune” d'un ton pesant, comme si ce mot cachait derrière lui une vérité bien plus lourde.

-Je suis encore à l'essai, balbutia-t-elle qui priait pour que son visage ne laisse rien transparaître de sa panique. Malgré ma jeunesse, j'ai de l'expérience dans le domaine et…

-Père, vous vous amusez encore à martyriser les nouveaux ?

Une main s'est posée sur son épaule pourtant, elle eut la sensation au même moment qu'un poids immense venait enfin de s'en aller. Elle était légère, la main de Masashi qui la touchait à peine, mais elle était comme une lourde et réconfortante couverture venue l'envelopper pour la dissimuler, petite fille apeurée dans le noir face au monstre sous son lit.

-Je vous présente Mako, Père ; mon nouveau valet de chambre.

Atsushi a opiné en silence. Ses yeux enfoncés sous ses sombres sourcils arqués luisaient d'un mystère que Mako avait bien trop peur de découvrir. Dans un sourire proche de la grimace, Atsushi a pris une profonde aspiration.

-Eh bien, tu fais ce que tu veux.

Elle a senti une brise glacée la traverser lorsqu'il est passé à côté d'elle. Retenant son souffle, elle a attendu que les pas de l'homme se soient éloignés dans le dédale des couloirs avant d'expirer toute son angoisse.






Je ne sais même pas pour quoi je vis. L'ai-je seulement déjà su ? Il me semblait que le bonheur était le seul et unique but de tout être humain seulement, comment trouver le bonheur si l'on ignore même quoi chercher ? J'ai perdu tout sens du bonheur tout comme j'ai arrêté de savoir comment être humaine ; qui je suis est pour moi un mystère qui a été enfoui dans les abysses des ténèbres au fond desquels rien ni personne jamais ne pourra s'aventurer. 

-Que fais-tu là ?

Je n'en sais rien, a pensé Mako. Voilà longtemps que la même question s'immisce dans mes pensées sans y être invitée, se faufilant telle un serpent à travers les trous creusés par l'usure de la muraille qui emprisonne ma conscience. Que fais-je là ? En tout moment, en tout lieu, et avec tout le monde ; il me semble que nulle part est ma place et que ma présence en chaque endroit de cet univers, en chaque seconde de cette vie, est une aberration survenue là par erreur. Il semble que ma vie entière soit un accident dont je subis les contrecoups.

La beauté du monde me donne le vertige ; sa laideur me donne la nausée. Tiraillée entre l'une et l'autre, je sens mon âme se déchirer dès que mon regard se pose un peu trop longtemps sur ce monde qui m'entoure. Il m'entoure ; mais m'enceint et m'enferme, m'enferre et me joue des tours mais ses tours ne tournent pas rond et je trébuche dans une déperdition vouée à l'infini.

Ce monde qui m'affame comme il me gave, qui regorge de délices comme rend gorge de dégoût, comment pourrais-je un jour faire partie de lui sans avoir le sentiment que je n'y suis qu'un élément étranger ?

Elle a senti quelque chose s'enfoncer doucement dans son dos. Ça l'a arrachée de sa torpeur lugubre et, lentement, elle s'est détournée de la fenêtre pour faire face à une bouille d'ange colorée dont les lèvres rougeoyantes formaient une moue embarrassée.

-Je suis désolé si je t'ai détournée de tes réflexions, marmonna-t-il, penaud. C'est la première fois que je te vois dans ma chambre ; tu y cherches quelque chose ?

Un peu de douceur, un peu de chaleur, un peu de couleur aussi, celles de cette atmosphère paisible et accueillante que la chambre du jeune homme dégageait. Elle était à son image, cette chambre décorée de tableaux renaissance aux mille couleurs luxuriantes, avec son immense lit à baldaquins pourpre qui donnait envie de s'enfouir à l'intérieur et de se laisser sombrer dans sa profondeur moelleuse.  Alors oui, si elle avait pu y trouver un certain réconfort, elle ne pouvait dire sans mentir que c'est ce qu'elle était venue y chercher. Cependant, la vérité hésitait à affronter la frimousse innocente de Takashi qui attendait une réponse sans rien dire.

-La porte était entrouverte, je me demandais simplement à quoi pouvait ressembler la chambre d'un homme… comme vous.

-Un homme comme vous, a répété Takashi qui sembla blessé. Que cela veut-il dire ?

-C'était très indiscret de ma part, sursauta Mako qui réalisa sa bévue. Loin de moi était l'idée de vous insulter, Monseigneur Takashi, et laissez-moi vous assurer que l'opinion que j'ai de vous est très haute.

Ca a fait rire Takashi dont l'éclat de voix tintait comme une ode à la joie. Son visage rayonnait, son sourire éblouissait et, l'espace d'un instant, Mako s'est crue propulsée dans un univers parallèle. Un univers où seule cette innocence flagrante existait et pendant cet instant éphémère, Mako s'est sentie chez elle.

-Tu n'as pas besoin de paniquer autant, tu sais ; j'ai l'habitude que l'on ait une mauvaise opinion de moi, et mon statut a beau être ce qu'il est, je ne t'en porterais pas rigueur si tu avais la même opinion que les autres.

-Mais j'étais sincère.

Oui, elle était sincère. Takashi l'a sentie si fort dans son âme, elle l'enveloppait d'une douceur si palpable que cette sincérité là, il aurait presque pu la toucher du bout des doigts.

-Alors, conclut-il d'un ton amusé, tu es l'une des rares personnes à penser ainsi.

Comment ce jeune homme si lumineux, à la silhouette si gracile et aérienne, comme une colombe prête à s'envoler, un oiseau de blancheur magnifié de vives couleurs, pouvait-il être le frère d'un colosse dur et sombre comme Masashi ?

Un Titan de plomb et un Séraphin d'albâtre, voilà les deux frères au milieu desquels elle se trouvait, dans ce château où sa place avait été soutirée.

-Takashi, avez-vous des photographies de votre mère ?

Il a semblé ahuri, sur le coup ; c'était une question à laquelle un fils de duc ne s'attendait sûrement pas de la part d'un valet de chambre, qui venait seulement d'arriver qui plus est, et qui devrait avoir bien d'autres choses à penser que celle-là. Mais s'il était surpris, il n'était pas offusqué, et c'est du ton le plus naturel que Takashi a prononcé : 

-Cela fait bien longtemps que nous n'en avons plus. Mon père les a toutes brûlées.


Quelque chose d'autre brûlait aussi, en cet instant même.

Le regard noir que Mako a vu s'incendier de mille flammes lorsque Masashi est apparu devant elle, colosse surgi de nulle part. Elle a senti une force surhumaine l'agripper et, en un instant, elle s'est retrouvée dans la chambre de l'homme. C'est lorsqu'elle a entendu la serrure se fermer que son cœur s'est emballé.





-Ne parle jamais de ma mère devant lui.

Une peur tétanisante l'empêchait de répondre. Mais de réponse Masashi n'attendait aucune, comme il avait émis un ordre qui ne tolérait rien d'autre que l'acceptation.

Comme un chaton pris au piège, elle s'est enfoncée au creux de son fauteuil doré matelassé d'un velours rougeoyant. Ce fauteuil qui lui avait paru si confortable quelques heures plus tôt alors qu'elle s'y était reposée, lui semblait comme un étau de fer autour d'elle refermé.

Face au chaton impuissant, un Cerbère s'avançait, menaçant.

-Je ne sais pas qui tu es, jeune fille, ni pourquoi tu as tant tenu à travailler pour moi alors même que tu n'as jamais rien eu à faire ici, mais laisse-moi te dire, petite chose tremblante, que te mêler de nos affaires familiales est un droit que je ne tolérerai jamais.

-Je ne suis pas une “petite chose tremblante”.

Il avait fallu qu'il le dise pour qu'elle le réalise ; et qu'elle le réalise pour qu'elle ne l'accepte pas. Trouvant toute sa force dans son désir de défiance, elle s'est redressée et, sans trembler, avec l'assurance d'un guerrier, son corps délicat, son corps blessé, a fait face au titan de plomb qui la dominait.

-Si je suis ici, c'est en grande partie de votre faute, le défia-t-elle. Si j'ai frôlé la mort, c'est de votre faute mais si j'en ai réchappé, c'est de votre faute aussi et il appartient à vous, et à vous seul, d'en assumer les conséquences.

-Je n'ai aucun rôle dans le fait que tu as frôlé la mort ! tonitrua Masashi.

Il préférait montrer de la colère. La colère était bien mieux que ses véritables sentiments alors, il a choisi la menace, la percutant de sa voix gutturale et la dominant de son corps puissant. Si elle était intimidée, alors elle n'en laissait rien paraître, comme un éclat de malice brillait dans ses yeux.

-Vous êtes le fils de votre père ; vous avez un rôle partout où il en a un.

-Ce que fait mon père ou non n'a rien à voir avec moi.

-Alors, vous admettez que votre père est bien la cause de ce massacre ?

-Puisque tu le sais déjà, quelle raison aurais-je de le nier ?

Cette colère apparente qu'il aurait voulu garder, elle s'est enfuie dans un souffle. Ce soupir qu'il a laissé échapper malgré lui était emprunt d'une lourdeur que même ses épaules de titan ne parvenaient à soutenir. Finalement, il a semblé si fragile, Masashi, l'espace d'une seconde où il cédait à lui-même, que Mako eut le sentiment que les rôles s'étaient inversés ; elle était l'assaillante, il était le terrain conquis.

Mais non, se ressaisit-elle dans son esprit. Mais non, tu dois arrêter de faire ça, tu le sais. Tu dois arrêter de transposer sur les autres tes propres émotions parce qu'à force de voir un reflet de toi là où il n'y en a pas, tu vas finir par t'y perdre pour de bon, tu sais ?

Pauvre idiote, a répondu une voix dans sa tête, tu t'es déjà perdue en l'homme une infinité de fois ; crois-tu vraiment qu'il reste encore quelque chose de toi ? Un fantôme, tu n'es qu'un fantôme hantant ton propre corps et même ce corps-là a failli y passer. 

A croire que tu pouvais te sauver, à croire en l'autre, à croire en toi, tu as juste foncé droit dans le mur des désillusions ; comment peux-tu encore croire qu'en cet homme qui te fait face puisse se trouver ne serait-ce qu'un soupçon d'humanité ?


-Que mon père ait fait bâtir ce bordel, qu'il y ait fait enfermer les femmes dont il ne voyait plus l'utilité auprès de lui ; pourquoi devrais-je en être le coupable ?

Parce que la pomme ne tombe jamais loin de l'arbre ; et que cet arbre-là est pourri jusque dans ses plus profondes racines, que ses fruits empoisonnés ont l'apparence d'une saveur sucrée et le goût du venin le plus amer, que tu crois porter du sang bleu lorsque ton sang noir et épais ressemble à de la boue, cette même boue dans laquelle ces hommes m'ont traînée parce que c'est ce qu'ils font, tu sais ; ils nous couvrent de boue pour cacher sur nous le sang qu'ils ont fait couler.

Le crâne de Mako était une prison à l'intérieur de laquelle ses pensées se débattaient pour sortir. Mais cette prison était une cage moulée d'un seul bloc et sans serrure pour espérer un jour l'ouvrir, ces pensées ne pouvaient que s'emmêler dans une lutte aussi acharnée que vaine. Se bousculant, se piétinant, s'agrippant et s'arrachant, ses pensées ont fini en une bouillie macabre. 

Silencieuse, Mako a levé sur Masashi des yeux qui ne semblaient plus le voir. Ils étaient posés sur lui mais c'était un hasard, comme ils ne voyaient que du vide. Et c'est le vide que Masashi a senti se creuser dans ses entrailles.

-Oh mon Dieu, je suis tellement désolé.


Il y a pire que de ne pas pouvoir pleurer ; c'est pleurer et se rendre compte que personne ne peut rien pour nous consoler.

Et puis lui, pourquoi lui, surtout pas lui ; j'aurais pu accepter n'importe qui, un étranger, mais pas lui. Qu'espères-tu obtenir de moi que tu crois pouvoir gagner en me serrant dans tes bras comme ça ? Tu croyais que j'allais fondre d'attendrissement, mais non, je fonds mais en sanglots, et tout ça, ça te fait bien rire de l'intérieur, n'est-ce pas ? Tu peux jouer au prince sur son cheval blanc, mais bien loin d'un prince, tu es un serviteur ; celui des ténèbres, et c'est sur un destrier guidé par les démons de l'enfer que tu viens vers moi. Tu croyais que j'allais tomber amoureuse comme on tombe dans un piège ?
Mais non ; si je tombe, je te ferai tomber avec moi et ce sera jusqu'au neuvième cercle de l'enfer. Mieux encore, je creuserai profondément pour toi jusqu'à créer un dixième cercle, je creuserai de mes mains nues dans cette terre brûlante jusqu'à en perdre ma peau et en fondre mes chairs, et je t'enfermerai dans ce cercle-là, toi et tous ceux qui te ressemblent, pour que plus jamais vous ne puissiez en sortir.

Alors, cesse de me serrer dans tes bras ; ils ne sont qu'un étau qui m'oppresse et m'étouffe, tes mains ne sont que des serres qui me déchirent. Tu ne peux pas me consoler comme ça. Tu ne peux pas me consoler comme ça.


Cette tirade a traversé son esprit comme une flèche, et cette flèche, qu'elle aurait voulu diriger contre Masashi, n'a pu sortir d'entre ses lèvres. Une boule de plomb obstruait sa gorge qui ne réussit à émettre aucun son alors, désemparée, sans arme ni défense, perdue entre le cauchemar et la réalité qui se fondaient, elle a plongé son visage contre la poitrine de l'homme et, prisonnière de son étreinte, encerclée dans cette muraille humaine qui la retenait d'une force sans violence, elle a éclaté en sanglots.


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