Undecided -Chapitre second

Juliet

-J'ai fait ce que tu voulais ; que faut-il que je fasse de plus à présent ?

Elle n'a soufflé mot. Sa silhouette demeurait dos à celui qui venait de se frayer un passage dans sa conscience par des mots, et face au monde. Ce monde gris qui, à travers la fenêtre embuée par les larmes du ciel, semblait lui crier de ne pas bouger. Droite, les bras croisés formant une muraille autour de sa poitrine, elle avait cette silhouette si délicate et frêle qu'il semblait à celui qui l'observait qu'elle n'était peut-être qu'une illusion sur le point de disparaître.
C'était une journée nocturne ; et le gris cendré du ciel semblait être le responsable de cette pluie battante qui n'en finissait pas. Comme une pluie atomique elle semblait empoisonner le monde un peu plus à chaque seconde ; et bientôt, a-t-elle craint, tout ce poison aura noyé l'univers sous sa laideur.

-Je ne comprends pas ce que tu attends de moi ; je n'ai pas même le droit de te soigner.

-Qu'avez-vous fait des corps… ?

Il n'était pas certain d'avoir entendu sa voix ; avait-il rêvé ? Il lui semblait que ce corps si frêle depuis trop longtemps immobile n'avait plus même l'énergie de tenir debout ; d'un instant à l'autre elle pouvait s'écrouler et instinctivement, il s'est redressé de sa chaise avant de se raviser, le cœur serré.

-Eh bien… Ils ont été… Je veux dire, elles ont été récupérées et seront enterrées.

-La plupart d'entre elles n'avaient plus de famille ni d'identité… Comme un charnier, on va les mettre dans une fosse commune, n'est-ce pas ?

Il a dégluti. Bien sûr, la question se passait de réponse. Qu'y avait-il à apprendre à celle qui avait tout vu de ses propres yeux, tout vécu dans sa proche chair et son propre cœur ?

Honteux de sa propre impuissance, l'homme a baissé les yeux, vaincu.

-La tienne non plus…

Elle s'est retournée vers lui, et sur son visage pâle deux grands yeux bruns trahissaient sa surprise. C'était alors la première émotion qu'il put voir exprimée si librement alors.

-Ton identité, ajouta-t-il alors d'une voix balbutiante. Ton identité, je ne la connais pas.

- Vous n'en aurez jamais l'utilité.

Une certaine impatience s'était emparée d'elle et il s'est raidi, nerveux. La tension était palpable et il lui semblait que le moindre de ses mots, le moindre de ses gestes pouvait la faire s'emmurer dans un monde dans lequel rien ni personne ne pourrait se frayer un passage. C'est ce monde-là qu'il craignait par-dessus tout car, si personne ne pouvait en ébrécher les murs jusqu'en faire une ouverture alors, elle ne pourrait jamais en sortir. Et ce monde-là, a-t-il pensé, devait ressembler comme deux gouttes d'eau à celui dont le seul aperçu, deux jours plus tôt, lui avait ôté toute envie de rire à nouveau un jour. Ah, deux gouttes d'eau… La pluie du dehors s'est retrouvée sur son visage comme par un mauvais enchantement. D'un geste automatique, il a essuyé ses joues creusées.

-J'ai fait ce que tu m'as demandé ; il pense que tu t'es enfuie. J'ai dû mentir à mon meilleur ami et pour cette raison, il est mort d'inquiétude.

-Je n'en serais pas certaine à votre place.

Elle a tiré la chaise en face de lui et, dans un mouvement qui lui valut une douleur lancinante difficile à dissimuler, elle s'assit pour le dévisager. Calme, bien trop calme.

-Ou plutôt, c'est parce que vous êtes à votre place que vous ne pouvez pas voir la réalité.

-Je connais Masashi et je peux jurer au nom de Dieu que …

-Dites-moi une bonne fois pour toutes comment puis-je y entrer.

Il fallait bien une voix tranchante pour couper la parole ; et la lame de sa voix était si aiguisée qu'il s'est senti menacé par elle. Ses mains moites se sont refermées autour de la tasse de café brûlante devant lui, nerveuses, avant qu'il ne se souvienne que la seule à avoir été blessée par une lame, c'était elle. Le ventre lacéré dont les blessures rougeoyaient encore derrière les bandages, elle se tenait pourtant là, miraculée.

-Tu ne peux pas y aller, articula-t-il péniblement de sa gorge serrée. Je t'en ai expliqué la raison, jamais… Jamais il ne te laissera entrer.

-Vous mentez, Ryo.

Ne me regarde pas ainsi, supplia-t-il intérieurement, à bout de souffle. Ne me regarde pas avec ce regard tranchant, pas comme si tu voulais ma mort. Moi, tout ce que je veux, c'est la tenir loin de moi, la tenir loin de nous, cette mort qui a déjà trop pris. Tu le sais bien mieux que moi qu'elle doit à tout prix s'éloigner alors, ne me regarde pas comme ça.

-J'ignore quelle raison vous pousse à le faire, mais vous mentez. Car si ce que vous affirmez est vrai, dites-moi comment ont-elles toutes disparu ?










Les murs étaient froids, l'air était pesant ; ou bien était-ce l'inverse, Masashi ne le savait plus trop. Il lui semblait qu'un étau invisible l'emprisonnait dans ses bras glacés, et par quel miracle il avançait, il ne le savait pas.
Ce couloir sombre, où même les lueurs du chandelier auquel il s'agrippait comme à sa seule chance de survie, paraissait ne plus en finir. Et pourtant, Masashi le savait, il le connaissait par cœur; au bout de ce tunnel, il n'y avait pas la lumière, il y avait quelque chose de secret, quelque chose de honteux, quelque chose de dangereux, et de cette chose il se rapprochait chaque seconde un peu plus. Plus bas que terre, littéralement, mais pas que. Petit à petit, les lueurs vacillantes du chandelier ont dévoilé une forme avachie contre les briques grisâtres. Et ce secret si honteux, face à Masashi, de lever deux yeux d'un bleu translucide comme la glace.

Si des barreaux ne les avaient pas séparés, si une chaîne ne le retenait pas prisonnier, Masashi le savait, ce secret infâme lui aurait sauté à la gorge, prêt à le réduire à sang.

-Tu t'es enfin décidé à me sortir de là ?

Masashi a secoué la tête. Silencieusement, il s'est accroupi et a dévisagé cet homme misérable, prisonnier de ses propres crimes. Misérable, a pensé Masashi avec amertume, si misérable et si détestable, ce corps torse nu dont la saleté n'était qu'un pâle reflet face à la crasse de son âme. Son teint avait un jour été diaphane ; aujourd'hui il était celui d'un fantôme, et Masashi ne sut plus très bien s'il était face à un vivant ou un mort.

-Tu ne peux pas me garder ici indéfiniment, a prononcé l'homme d'une voix venue d'outre-tombe. A moins que tu ne comptes me laisser mourir ici ?

-C'est peut-être ce que je devrais faire, pour m'assurer que tu ne seras plus jamais un danger pour personne.

Il a lâché un rire qui n'en était pas un ; de ces rires qui vous crachent dessus une haine telle qu'elle n'a pas de mot pour être exprimée. Cette haine réciproque, Masashi aurait voulu la lui cracher au visage. Il s'est crispé, le visage dont les traits étaient déformés par le jeu d'ombre et de lumière changeant des flammes tremblotantes.

-Ce n'était rien qu'une fille… Une fille qui ne demandait que ça.

-Pourquoi es-tu si laid à voir ? Il me semble que tu n'es pas même humain.

-Oh, vraiment ? a grincé cette voix sarcastique. Il me semble que ton frère n'était pas de cet avis…

Masashi a cogné son poing si fort contre les barreaux qu'un cri métallique retentit jusqu'au fin fond de ces ténèbres sans fin. Face à cette réaction que trop attendue, l'autre a étiré un sourire révélant des dents blanches. Prêtes à déchiqueter.

-Si ton père apprenait ce que tu as fait, et pourquoi tu l'as fait, tu pourrais tout perdre en un instant.

-Mais c'est pour moi que tu travaillais alors n'oublie pas, Karyu, que tu vives ou que tu meures, cela ne dépend que de moi.

Karyu. Ce nom qui sonnait comme une insulte dans la bouche de Masashi a résonné dans le couloir, laissant traîner derrière lui un écho de mauvais augure. Ce regard bleu glace qui transperçait Masashi sur place, rien n'y transparaissait d'autre que le mépris et pourtant, Masashi devinait, oui, que les poignets enferrés de cet homme le faisaient souffrir. Une douleur physique qu'il n'aurait admise pour rien au monde même si, cette douleur-là, n'était pas vraiment ce que Masashi recherchait.

-Je vais envoyer un garde te détacher. J'espère qu'un jour, tu pourras sortir d'ici.

Karyu a détourné le regard. Épuisé, il a laissé sa tête reposer contre son bras endolori d'être resté levé depuis trop longtemps. D'entre ses lèvres desséchées un murmure s'est échappé que Masashi n'a su saisir. Fermant ses paupières sur ce monde glacé, Karyu a peu à peu sombré dans l'inconscience.

C'est quand il a repris son souffle que Masashi réalisa qu'il l'avait retenu durant tout ce temps . Il s'est redressé et, tournant le dos à ce qui pour lui n'était qu'un souvenir, il a lentement marché dans ce couloir enténébré.

Bientôt, l'escalier en colimaçon se présenta devant lui qui s'élevait vers le ciel et lourdement, Masashi a remonté les marches qui séparaient l'ombre de la lumière.











-Avez-vous retrouvé l'identité de ceux qui vous ont agressé, Père ?

Takashi triturait nerveusement ses doigts contre ses genoux. Droit et immobile, il se tenait devant ce père tant admiré que redouté, guettant dans le plus minime des gestes, le plus imperceptible des traits de son visage, l'attitude à adopter. Takashi ne le savait que trop bien ; son père était une grenade qu'un rien pouvait dégoupiller. Et ce “rien”, si souvent, n'était que la vision même de ce visage séraphique sur ce corps gracile. Face à son propre fils, Atsushi détournait le regard comme pour nier la réalité de cet échec qu'il incarnait.

Car c'est tout ce qu'était le jeune homme au regard noir de son père ; une honte, une saleté qu'il fallait balayer sous le tapis pour ne pas avoir à y faire face.

-Pas encore… De simples factieux, en somme, que la seule vision du pouvoir suffit à provoquer et que la manifestation de la réussite suffit à faire perdre la raison.

-Qu'adviendra-t-il d'eux lorsqu'ils seront retrouvés, Père ?

-Je me demande ce que cela peut bien avoir à voir avec toi.

Mais tout, a pensé Takashi qui déglutit cette boule dans la gorge qui dénaturait sa voix. C'est du moins ainsi que ça devrait être, Père, dans une famille normale ; un fils qui s'inquiète pour celui qui l'a aimé et élevé, que devrait-il y avoir de plus naturel ?

Mais la nature d'Atsushi n'était pas la sienne, et père et fils étaient deux étrangers venus de deux mondes qui semblaient ne jamais pouvoir cohabiter.

-Peu importe, abrégea Atsushi en balayant l'air de sa main. Leurs visages étaient masqués mais, à en croire leur carrure, il s'agissait de simples adolescents. A cet âge-là, il est si facile de se faire influencer, Takashi, mais comme tu le sais, il est tout aussi facile de se faire mater.

Il dirigeait enfin ses yeux vers lui et pourtant, Takashi eût préféré qu'il continuât à l'ignorer ; le regard sur lui posé était une chape de plomb trop lourde à soutenir.
Il a senti au fond de ses entrailles grandir le foetus cannibale de l'angoisse et, dévoré de l'intérieur, sans rien laisser paraître que du vide, Takashi s'est incliné et, d'un pas d'automate, s'en est retourné.








-Quel âge as-tu ?

L'âge de mourir. L'âge où il n'y a plus rien à espérer, plus rien à rêver, plus rien à attendre, sinon que l'ange libérateur qui viendra m'ôter à ce supplice qui chaque jour se répète, rythmé par cette sempiternelle symphonie lugubre. L'âge de disparaître comme ont disparu ma jeunesse et mon innocence et peut-être, oui peut-être, qui sait, les rejoindre dans ce quelque part où, du fond de mon âme, je prie pour que plus aucun démon ne puisse jamais m'y rejoindre. J'ai l'âge d'arrêter ce que je n'ai même jamais pu commencer, celui de mettre fin à cette longue marche sur un chemin jonché de ronces qui ne mène nulle part, l'âge où l'on comprend que chaque fleur trouvée sur la route, aussi rare et belle soit-elle, n'est qu'une chose infime trop fragile pour survivre.

-J'ai vingt ans.

Dans une moue enfantine, Takashi a acquiescé. Dévisageant attentivement le garçon qui se présentait à lui, il a semblé dubitatif.

-Tu me sembles bien plus jeune…

C'est étrange, a songé Takashi, perplexe. Les traits fins et la peau lisse de ce visage lui

semblaient ceux d'un enfant à peine pubère, pourtant dans le regard sombre qui brillait, il croyait déceler un mystère vieux comme le monde. C'était comme si la personne devant lui avait toujours vécu sans jamais perdre totalement ces traits juvéniles qui la caractérisaient.

Sous son béret de velours noir, le visage a émis un sourire timide.

-J'ai quatorze ans, en réalité… Et j'ai besoin d'un travail.

-Nous ne prenons pas de personnes mineures.

-C'est pour cela que je vous demande de faire comme si j'avais vingt ans ; non, je vous en implore, supplia le garçon qui joignit ses mains devant lui en signe de prière. Des mains si fines et blanches, remarqua Takashi, qu'elles semblaient sorties de l'imagination d'un poète.

-Je veux bien, prononça-t-il avec embarras, mais as-tu les compétences d'un valet de chambre ? C'est le poste que nous cherchons à pourvoir.

-J'ai ces compétences-là et bien d'autres encore, si je peux me permettre cette vantardise, balaya le jeune garçon d'un geste de la main. Si vous le désirez, vous pouvez me mettre à l'essai pendant une semaine et, si je ne vous conviens pas, vous pourrez me renvoyer sans gages.

Takashi a pris une longue inspiration. De toute évidence, le garçon n'avait aucune idée du statut de celui à qui il s'adressait et, d'une certaine façon, là où un autre que lui se fût indigné, lui se sentit à l'aise avec ce parfait inconnu. Et puis, s'est dit Takashi en laissant échapper un rire, avec mon accoutrement, qui pourrait se douter de mon identité ?

-Alors, a-t-il déclaré dans un sourire radieux, si tu veux bien me suivre, je vais te conduire jusqu'aux appartements de mon frère.

Bien sûr, en disant cela, il s'était trahi, mais l'autre devant lui a affiché un air perplexe qui le ravit secrètement et, sans plus un mot, Takashi conduisit le jeune garçon le long des couloirs nimbés d'or et de lumière.


Masashi a entrouvert les lèvres sur un son resté prisonnier dans sa gorge. Ce qu'il eût dit si sa voix l'avait laissé s'exprimer, il ne le savait, mais dans sa poitrine son coeur s'est mis à tambouriner violemment, tant et si fort qu'il lui semblait qu'il allait enfoncer la cage de sa poitrine pour se libérer au grand jour. Libéré, oui, c'est ainsi qu'il s'est senti sur le coup, libéré d'un poids qui avait écrasé ses épaules.

Bien sûr, il était perdu. Dans une confusion cacophonique mille questions se bousculaient dans sa tête qui lui firent perdre un instant toute contenance mais bientôt, Masashi se ressaisit comme devant lui, un miracle se tenait. Vêtu d'un pantalon de flanelle brune, d'un chemisier blanc et d'un veston noir taillé, coiffé d'un béret, le miracle le fixait dans un air de défiance que Masashi ne sut comment interpréter sur le coup.

-C'est un adolescent, a marmonné Takashi face à l'absence de réaction de son frère statufié sur place. Je sais que tu ne voulais pas un mineur, mais… Il a besoin de travail, et il assure être compétent, alors je me suis dit que ça ne coûtait rien de…

-Takashi, sors de ma chambre, s'il te plaît.

Il s'était exprimé d'un ton clair, sa voix caverneuse enveloppant l'atmosphère comme un drap de velours venu vous cacher sous sa rassurante noirceur. Surpris, Takashi a dévisagé son frère d'un air interrogateur avant de s'en retourner dans un haussement d'épaules.

Ce ne fut qu'une fois la porte refermée derrière lui et les pas s'éloignant du jeune homme devenus inaudibles que la statue a semblé reprendre forme humaine.

-Je suis si heureux que tu sois vivante.

Avant même de lui laisser le temps de réaliser quoi que ce fût, Masashi s'est rué sur elle et, dans une étreinte puissante, a attiré cet être qu'il a tenu dans ses bras comme sa propre vie.

Seule la haine avait pu conférer tant de forces à ces bras si frêles ; il le savait et même si au fond de lui, il s'en désolait, Masashi ne pouvait se départir de cette joie qui s'était faite sienne.

Le mur contre lequel elle s'était accolée était comme un cadre doré autour d'un tableau trop beau pour être vrai. Et pourtant elle était là, en chair et en os, et dans l'esprit de l'homme les mots se bousculaient tant et bien qu'ils finissaient écrasés dans cette ruée frénétique avant même d'avoir pu atteindre le seuil de ses lèvres.

-Ne me touchez pas, a-t-elle simplement déclaré, passant ses mains sur ses vêtements comme pour en chasser le souvenir de ce contact malvenu.

-Je suis désolé, a-t-il balbutié, secouant la tête comme pour forcer ses pensées à se calmer. J'ignorais où tu étais ; Ryo m'a dit que tu t'étais enfuie dans la nuit, j'ai eu peur…

-Peur ? a-t-elle demandé d'un ton suspicieux. Mais de quoi donc ?

-Eh bien, peur que plus jamais tu ne réapparaisses…

Elle a laissé échapper un rire qui en disait long sur ses pensées. Menteur, crachait ce rire dans un mépris venimeux. Menteur, quelle inquiétude une personne comme toi pourrait-elle jamais éprouver qui concerne un autre qu'elle-même ?

-Je n'avais aucune raison de mourir.

-S'il n'y en a pas de raison, il aurait pu y en avoir des causes…

Elle n'a pas relevé. Elle semblait éviter son regard, feignant être trop affairée à vérifier l'état de sa tenue et pourtant, c'est avec assurance qu'elle a relevé la tête pour lui présenter un sourire victorieux :

-Eh bien, je suppose que je suis engagée ?


-Il n'en est pas question, a tranché Masashi en balayant l'air de sa main.

C'était comme si une autre personne avait pris sa place. Le ton de Masashi était froid, lui si chaleureux un instant plus tôt, et son visage s'était refermé, lui la seconde d'avant illuminé d'une joie qui -bien qu'elle la soupçonnât feinte- semblait réelle.

-Mais ce jeune homme … votre frère, rectifia-t-elle, a accepté de me recevoir.

-Il a été assez naïf pour te prendre pour un jeune adolescent, a rétorqué l'homme infaillible, mais moi, tu n'imaginais tout de même pas me duper ?

-Pas vraiment…

-Alors, pourquoi t'être donné la peine de venir ? L'avis était pourtant clair ; je voulais un homme. Aucune femme n'est admise dans ce château.

Elle a ri, et ce rire était clair comme de l'eau de roche, laissant voir en transparence ses pensées les plus profondes. Une pointe d'appréhension a piqué sa poitrine mais Masashi n'a rien laissé paraître, gardant une contenance qu'il voulait intouchable.

-Il me semble au contraire que nombre de femmes ont été les bienvenues en ce domaine ; ou du moins, c'est ce que l'on a bien voulu leur faire croire.

-Tu essaies de me faire comprendre quelque chose en disant cela ?

Elle a semblé ne pas l'entendre ; comme si une bulle invisible l'enveloppait dans un monde à part, elle baladait sur la pièce spacieuse un regard attentif, comme si elle y cherchait quelque chose. Ses yeux se sont arrêtés en un point précis que Masashi pouvait deviner sans même le voir, comme il en avait le dos tourné ; une reproduction du tableau “la Création d'Adam”.

Il était aisé de deviner ce qui avait à ce point captivé l'attention de la jeune femme ; en lieu et place de l'oeuvre humaine de Dieu trônait un démon, la main mollement tendue vers Dieu comme en attente d'un don qu'il considérait comme dû. Flegmatique et orgueilleux, l'ange déchu réclamait ce don avec une lassitude qui frôlait la provocation.
Dans une grimace à peine dissimulée, elle a retourné son attention sur Masashi et l'a toisé de haut en bas avant de reporter son regard sur le tableau, comme pour vérifier que le démon obscènement vautré et l'homme devant elle étaient bien deux entités distinctes. Peut-être que je si n'étais pas tout de noir vêtu, aucun doute n'embrumerait son esprit, a songé Masashi avant de se raviser.
Non, bien sûr ; pour des yeux qui plongent en vous si profondément, aucun habit ne ferait la différence, comme ils transpercent la surface de leur objet de mire afin d'étudier ce qui s'y cache à l'intérieur.

-Pouvez-vous me présenter la pièce où je dormirai ?

-Excuse-moi ? sursauta Masashi, partagé entre la surprise de l'entendre parler soudainement et celle du contenu même de ses propos.

-Oui, enchérit la jeune fille avec véhémence ; il faudra bien me loger quelque part, non?

-Il me semble avoir été clair quant au fait que tu ne travailleras pas ici.

- Votre frère m'a accordé une semaine d'essaie, protesta-t-elle.

-Et tu as lamentablement échoué à la première condition pour cela ; tu n'es pas un homme.

-Faites comme si, insista-t-elle, c'est bien pour cela que je me suis travestie.

-Excuse-moi, lâcha-t-il dans un petit rire qu'elle ne sut alors interpréter, mais tu ne convaincras personne comme ça.

-J'ai bien convaincu votre frère, pourtant.

-Takeshi ne compte pas ; tu as bien vu comme il est. Ce que je veux dire, se rattrapa-t-il soudain, c'est qu'il se fiche bien de cela.

-N'affirmiez-vous pas il y a quelques instants que vous étiez mort d'inquiétude pour moi ?


Elle le défiait ; tout en sa personne, sa posture, son regard, ses traits figés en une expression d'absolue détermination, émanait cette défiance qui frôlait la provocation.

Il l'a regardée et s'est demandé comment une femme qui, trois jours plus tôt à peine, était aux portes de la mort, pouvait se tenir si fièrement devant lui. Quelle force invisible la maintenait debout alors que derrière ses bras croisés, sous cette chemise parfaitement taillée, il le savait, une plaie rougeâtre la tailladait en diagonale de ses côtes jusqu'à la taille?

De quelle source puises-tu cette volonté que même le Diable n'a pas pu écraser ?

-Oui, a -t-il péniblement émis d'une voix rauque. Oui, j'étais mort d'inquiétude de ne pas savoir ce qui allait, ce qui t'était peut-être déjà arrivé.

-Alors, gardez-moi auprès de vous, et vous n'aurez plus jamais à vous le demander.


Il ne pouvait pas le refuser. Plus maintenant qu'elle l'avait mis face à une réalité dont il avait déjà conscience mais sur laquelle il fermait les yeux non sans remords. Il ne pouvait pas la lui refuser, cette protection tacite qu'il lui devait depuis la seconde où, perdu au milieu du carnage, seul au milieu des cadavres, il avait découvert que son corps respirait. Il avait secoué un Ryo tétanisé par l'effroi pour qu'il la sauve ; maintenant, c'était à lui de se secouer pour que tout cela ne fût pas vain.

Même si, bien sûr, il le savait. Qu'elle n'avait aucune raison de vouloir vivre entre les mêmes murs que lui si ce n'est, bien sûr, qu'entre ces murs-là elle ne pût obtenir ce que -Dieu seul

savait quoi alors- elle voulait.
-Au fait, je ne connais toujours pas ton nom.

Elle a souri. Triomphante, son regard sombre s'est mis à irradier de mille éclats tandis que dans sa poitrine, un mélange de joie et de nervosité emballait son cœur.

-Vous n'en aurez jamais l'utilité ; ici, je dois être un garçon.

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