-Undecided- chapitre septième

Juliet

Huit ans plus tôt 


-Donc, si je comprends bien, votre auberge n'est pas vraiment une auberge, résuma Masashi, les mains liées sur la table où il régnait en maître de conférence.
-C'est bien une auberge, rectifia Hiroki avec hésitation, mais il se trouve qu'elle peut avoir d'autres fonctions lorsque les circonstances l'exigent.
-Oui, par exemple, cette auberge devient un bordel dès lors que je m'y trouve, fit une voix goguenarde qui éclata de rire.
-Bon sang, mais virez-le, celui-là.
-Jadis cette auberge était le cloaque de l'Église ; des religieux de tous rangs venaient ici pour des motifs… Eh bien, des motivations contraires aux dogmes de l'Eglise, vous en convenez bien, relata Hiroki avec une pudeur qui frôlait la gêne.
Hommes et femmes, voire même des enfants parfois, étaient contraints par la pauvreté et les distorsions de l'existence à y vendre leurs corps… et un tunnel clandestin avait été construit qui menait directement jusqu'à cette auberge, qui était alors une maison close, afin que prêtres, cardinaux et tout individu censé consacrer sa vie aux ordres puissent, dans un secret plus ou moins bien gardé, profiter des occasions que la misère des autres, et leur propre puissance, leur offraient.
-J'avais déjà entendu parler de cette histoire, intervint Masashi, mais jamais je n'aurais pensé qu'elle pût être autre chose qu'une légende urbaine.
-Eh bien, elle est devenue une simple légende lorsque, après que ce secret a éclaté au grand jour, des émeutes eurent lieu et que sous la pression populaire, ainsi que du Pape lui-même, le tunnel fut condamné.
Ainsi les années, les décennies passèrent, et peu à peu cette histoire fut enterrée sous le silence, l'Eglise ayant, évidemment, tout fait pour que les preuves du passé soient effacées. Mais après cela, il y a cinquante ans, la Révolution eut lieu qui éveilla des factions de toutes sortes dont les intérêts, bien que parfois divergents, exigeaient une même chose ; la chute du pouvoir en place.
Mais vous connaissez l'Histoire certainement mieux que moi, Masashi, et je vous en épargne la narration. Toujours est-il que durant ces événements, le tunnel a été rouvert afin de permettre aux groupes séditieux de se réunir dans le secret afin de fomenter des actions contre le pouvoir en vigueur. Une fois la Révolution passée, le tunnel fut de nouveau oublié, pour être de nouveau rouvert quelques temps seulement après l'accession au duché de votre père.
-Il est vrai que les actions de mon père ont très tôt fait merveille auprès du peuple et de l'estime que ce dernier lui en portait, ironisa Masashi non sans amertume.
-Mais cette fois, conclut Hiroki de ce ton égal, doux et posé, le tunnel ne mène plus à aucun édifice religieux, mais à cette maison dans laquelle vous vous trouviez hier.
-Excusez-moi mais… Cette Jyou dont vous parliez, vous dites qu'elle a déjà orchestré plusieurs attaques contre mon père, dont une seule d'ailleurs a abouti, il y a quelques mois de cela. Pourquoi ne se trouve-t-elle pas avec vous en ce moment ?
-Sa situation est la plus délicate, intervint Kyo dont la soudaine prise de paroles, lui qui observait silencieusement dès le début, surprit tout le monde. Sans compter le fait qu'elle n'a plus de domicile fixe, elle ne peut se permettre de rester toujours au même endroit ; elle serait trop exposée. Alors, tantôt à l'auberge, tantôt chez Ryo, tantôt chez moi, tantôt dans des hôtels … Elle ne passe pas plus d'une journée au même endroit.
-Je réalise les risques qu'elle prend, assura sincèrement Masashi, cependant, il me faut la rencontrer.
-Nous y avons bien sûr pensé, ajouta à son tour Ryo avec hésitation, cependant, il nous faut réfléchir aux arguments qui la convaincront. Si nous lui annonçons de but en blanc que le propre fils du duc a pris contact avec nous, elle se braquera. Sa confiance envers nous pourrait même être entachée car -sauf votre respect, Monseigneur- elle n'en aura aucune à votre égard.
-Je ne me ferais pas confiance non plus, à sa place, admit Masashi sobrement.
-L'idéal, renchérit Ryoga, serait qu'elle puisse se mêler aussi facilement que nous au petit personnel de ce château.
-Le problème étant que faire venir une femme au château, que ce fût-ce pour l'embaucher ou l'y convier simplement, n'est pas envisageable, contra Masashi.
-C'est bien pour cela que j'ai parlé d'idéal, rétorqua Ryoga dans un haussement d'épaules, tandis qu'il observait dans un miroir de poche son reflet grimé, repassant du rouge à lèvres sur sa bouche déjà d'une couleur sang écarlate. Eh bien, le problème serait différent si vous aviez en ces lieux une personne digne de confiance qui…
-Au nom de Dieu, Takashi, que fais-tu ici ?


Un tonnerre a grondé qui a fait tressaillir les quatre hommes autour de lui ; c'était la voix de Masashi qui tonitrua d'un coup. La foudre a éclaté dans son regard qui les inquiéta ensuite lorsque, le cœur battant, ils virent Masashi se lever d'un bond pour se diriger d'un pas menaçant vers la porte. Il l'ouvrit pour en traîner un garçon qu'il avait saisi brusquement par le bras, ignorant les gémissements plaintifs de ce dernier.
C'était une poupée de porcelaine toute de noire et de violet vêtue qui avait fait son apparition, et la situation eût presque été hilarante si son incongruité n'avait d'abord réduit les hommes à un état de stupeur muette.
Un adolescent se tenait là, avec ses longs cheveux violets qui lui tombaient jusqu'à la taille et ses grands yeux gris que ses longs cils recourbés magnifiaient. Penaud, larmoyant, une moue chagrine affaissant ses lèvres roses, il s'est mis à trépigner :
-Je ne faisais rien de mal, Masashi, pourquoi me rudoyer de la sorte ?
-Rien de mal, répéta son frère dans un éclat de rire forcé, alors que je t'ai pris en flagrant délit d'espionnage ? Depuis quand nous observais-tu ainsi ?
-Mais la porte était entrouverte, Masashi, se défendit le garçon avec amertume. Et d'abord, que faisiez-vous, toi et ces inconnus, dans l'arrière-cuisine ?
-Que faisais-tu “toi”, devant l'arrière-cuisine, rétorqua Masashi en pointant un doigt accusateur sur le front honteusement baissé de son frère.
-J'avais faim, protesta-t-il dans un coup de talon sur le sol. Je te rappelle que Père m'a privé de dîner ce soir, et la faim m'a réveillé au beau milieu de la nuit.
-Eh bien à présent, la privation de dîner te semblera bien dérisoire face à la punition que je vais te donner, petit fouineur.
-Je te jure que je n'ai rien entendu, Masashi, supplia le garçon au bord des larmes. Pourquoi dois-je toujours me faire punir lorsque même je n'ai rien fait ?
-Je t'ai vu observer à l'entrebâillement de la porte et tu oses affirmer que…
-Excusez-moi, Masashi, me permettriez-vous de vous interrompre un instant ?

Un rai de soleil traversa les nuages pour venir illuminer l'esprit sombre de Takashi alors. Muet, le jeune garçon a regardé cette silhouette drapée de noire s'avancer d'un pas léger vers lui. Ses grands yeux brillants écarquillés de surprise, bouche bée, il n'a pas réagi lorsqu'une délicate main blanche vint se poser sur son front. Sans comprendre, les quatre hommes observaient la scène tandis que Ryo, le plus naturellement du monde, palpait la gorge de l'adolescent, examinait ses yeux, observait sa peau, tâtait encore son front. Ce front levé qui donnait à Takashi l'air d'un petit chiot redressant la tête dans l'attente d'une caresse de son maître. Et c'était bien une caresse qu'il avait l'impression de recevoir tandis que, de ses mains et son regard nus, Ryo l'auscultait.
-Quel est ce petit trou, là ?
Takashi a rougi. Sans répondre, il a dirigé vers son frère un regard brillant d'inquiétude. Sans comprendre, Masashi lui rendit son regard.
-Est-ce que tu te serais fait percer ? demanda patiemment Ryo.
Takashi a opiné, tête baissée. Dans sa frêle poitrine son cœur battait la chamade, craignant à tout instant une réaction brutale de la part de son frère.
-Quand, et par qui ? s'enquit alors Ryo dont le ton se fit plus ferme.
Takashi a marmonné une réponse que l'homme ne put entendre. Baissant son oreille à sa hauteur, il s'en enquit à nouveau. Les lèvres du garçon remuèrent alors dans un murmure que lui seul put alors discerner : -Il y a deux semaines… Je l'ai fait tout seul.
Ryo s'est redressé. Il a lâché un soupir, fixant avec désapprobation ce point presque imperceptible sous la lèvre inférieure du jeune homme. Un trou percé par lui-même.
-Je vais devoir l'examiner de plus près, Masashi. Je crois que ce garçon a une hépatite.







-Si vous n'aviez pas été là, mon frère m'aurait dépecé sur place.
Takashi plaisantait, bien sûr, mais un sourire pâle creusait au coin de ses lèvres une ombre de chagrin. Ça a assombri le cœur de Ryo qui émit un petit rire sans conviction.
-Ton frère est un dogue qui aboie beaucoup, mais ne mord pas grand-monde, articula-t-il d'une voix douce tandis qu'il baladait son stéthoscope sur la poitrine nue du garçon.
-J'ai vu son regard lorsqu'il a compris que j'avais tenté de me percer la lèvre. Je crois qu'il n'a jamais eu autant envie de me tuer.
-Il faut dire que tu n'as pas fait que tenter ; tu as tant et si bien réussi que c'est certainement ce qui a causé l'infection. Pourquoi faire une chose pareille ?
Sur son fauteuil, Takashi se mit à balancer nerveusement les jambes d'avant en arrière.
-Parce qu'un noble digne de ce nom ne fait pas de piercing, voilà pourquoi, bougonna-t-il avec regret. Et parce qu'un piercing à la lèvre, mon père dirait que c'est une lubie de “putain d'homo”.
-Homo ou pas, c'est une lubie que je te conseille d'abandonner, déclara Ryo qui écoutait attentivement les poumons de son patient. Le moindre acte chirurgical, s'il n'est pas effectué par un professionnel, peut te coûter la santé.

Le garçon a mollement acquiescé dans un sourire qui se voulut rassurant, mais Ryo ne fut pas plus convaincu. Reposant son instrument sur sa table de médecin, il affubla Takashi d'une chiquenaude sur le front. Hébété, l'adolescent ne réagit pas.
-Si tu le veux bien, tu passeras quelques jours ici. Je préfère m'assurer que l'infection ne s'aggrave pas ; une hépatite peut s'avérer dangereuse.
-Je vais mourir ? s'enquit le garçon, anxieux.
-Ne t'en fais pas pour ça ; ton frère a déjà fait préparer ton cercueil et les frais d'obsèques ont d'ores et déjà été réglés.
Face à la mine du garçon qui se décomposait sur place, Ryo n'a pu retenir un éclat de rire. Il était puissant, ce rire, et pourtant, chaque éclat en était comme une mélodie réconfortante. Takashi a froncé les sourcils sur ses yeux qui se mirent à scintiller :
-Je ne trouve pas ça drôle ! protesta-t-il qui espérait dissimuler sa gêne.
-Ce n'est pas drôle, en effet, affirma Ryo qui se calma peu à peu, le coin des yeux encore ridé par les marques du rire. Peut-être pas drôle, mais enfin, c'était plutôt mignon.
Takashi a senti son corps se liquéfier comme il ne savait plus où se mettre. Priant pour que rien ne transparaisse sur son visage, il a baissé la tête d'un air boudeur.
-Blague à part, reprit Ryo qui s'efforça de garder son sérieux pour endiguer le malaise du garçon, si tu prends bien ton traitement, tu pourras rentrer d'ici quelques jours.
-Pourquoi dois-je rester ici ? interrogea Takashi, circonspect. Ne serait-ce pas mieux si vous veniez au château jusqu'à ma guérison ?
-Eh bien, sans compter le fait que des patients ont besoin de moi ici, ton frère m'a fait comprendre que, pour un prolétaire comme moi, me mêler parmi des nobles était une mauvaise idée. Il ne l'a pas exprimé ainsi, s'empressa-t-il d'ajouter en voyant l'expression ulcérée de l'adolescent. Mais enfin, le monde est pareil partout où l'on va, et si les moins-que-rien fréquentaient les sang bleu, ça se saurait, non ?
-Parfois, ceux que l'on appelle les “moins-que-rien” sont de véritables “plus-que-tout”.
Takashi avait susurré si bas, dans un souffle épuisé, que Ryo ne put saisir le sens de ses mots. Il allait lui demander de répéter losqu'un fracas les alarma comme quelqu'un faisait irruption dans la pièce. Les deux jeunes hommes se sont redressés, affolés, tandis que Kyo se tenait à l'encadrure de la porte.
Du haut de sa petite taille, de la seule force de ses bras tatoués, il maintenait sur son dos le corps de Ryoga ensanglanté.
La voix de Kyo a dominé l'atmosphère comme un épée de Damoclès planant dangereusement au-dessus de leurs têtes.
-Si je revois ce fils de chien, je le jure devant Dieu, je le tue.









Il avait le rire hystérique. Sa gorge renversée en arrière s'offrait au ciel comme une condamnée à mort tendant les bras vers le Dieu qui l'attend, et sur la blancheur de cette gorge des ecchymoses violacées tachaient l'immaculé des couleurs de la douleur. Le rire retentissait, effréné, affolé, le rire d'un homme qui perd la raison face à sa future pendaison ; le vacarme d'une macabre oraison semblant pleurer la fin des saisons.
C'est le rire froid, tranchant, brisé, de celui qui n'a rien à perdre mais joyeux, exalté, survolté, de celui qui croit avoir tout à gagner. Un déni de la réalité, un défi de la fatalité.
Ryoga est apparu à lui comme le Monsieur Loyal d'un cirque perverti. Le cirque d'une vie de sinueux pas de danse et de sinistre décadence, une vie d'ingérence morale et de diversité des fautes, et d'allégeance mentale à la perversité des autres. Un Monsieur Loyal tordu, détraqué par l'insanité des événements, un Monsieur jovial pendu, défalqué par la vanité de son dévouement. Il n'avait pas de prise dans un monde qui l'avait sous emprise.
Fou, il était fou, et sous le ciel ensoleillé, ses cheveux blonds en bataille étaient comme des rayons de soleil encadrant son visage avec anarchie. Il avait les lèvres carmin d'un vampire
et la fièvre sans fin d'un satyre.
Et face à ce désespoir qu'il ne voulait laisser voir, Karyu a ressenti ce malaise si singulier que forment ensemble le dégoût et la pitié. Surplombant la proie acculée de toute sa superbe ténébreuse, Karyu a tranché ses lèvres d'un sourire acerbe.

Dans la gorge déployée de Ryoga, le goût ferreux du sang était un délice insoupçonné ; sous la gorge dévoyée de Ryoga, une poitrine exposée sous sa chemise déboutonnée. Sa peau était blafarde, son expression hagarde ; Ryoga était ce mort-vivant infernal tenant debout par un instinct animal. Il était acculé, il s'était reculé, mais il défiait Karyu comme il défiait la mort, et il dédiait ses rires fous à l'horreur de son sort.
Il n'y avait aucune humanité en Karyu, pas une once, pas une ombre, mais Ryoga s'en fichait bien ; il n'avait plus d'humanité depuis longtemps déjà, et face à l'absence d'émotions de son ennemi, lui-même n'en avait aucune, si ce n'est cette hystérie irrépressible qui l'étouffait dans ses propres rires.
Aux yeux de Karyu, l'ennemi était bien trop insignifiant pour en être un ; juste un asticot tortillant son corps blanc dans tous les sens qu'un coup de talon suffirait à écraser. Aux yeux exorbités, embués de larmes de Ryoga, l'ennemi n'en était pas vraiment un non plus ; en réalité, il faisait face à son destin.
C'est ce dont il était persuadé alors, et quelque part au fond de lui, il a ressenti comme un soulagement. Sa poitrine étroite lui semblait si légère, soudainement libérée d'un poids qui avait toujours été trop lourd à porter pour elle. Malgré tout, malgré l'indifférence, malgré la délivrance, il restait en lui une conscience ; celle qu'une autre vie que la sienne était en jeu.
Alors, Ryoga voulut s'amuser encore juste un peu.
-Puisque tu n'as plus d'échappatoire, fit la voix sentencieuse de Karyu, pourquoi ne pas me dire maintenant où elle est ?

Le rire de Ryoga semblait se nourrir de lui-même ; comme un serpent qui se mord la queue sans même savoir qu'il est venimeux. Son propre venin le tuera, a pensé Karyu par-devers lui. Il se tuera, si je ne l'achève pas avant.
-Je ne vois pas du tout de qui tu parles, a répondu Ryoga qui se mit à taper furieusement dans ses mains comme s'il était le spectateur d'une pièce dont il se délectait. Mais tu te délectes de ton propre cadavre, a intérieurement objecté Karyu, et tu te fais le festin de toi-même. Bon sang, mais qu'est-ce qui a si mal tourné dans ta tête ?
La ruelle était étroite, sombre et crasseuse ; le ciel était bleu, immense et lumineux. C'était le cadre parfait pour en finir selon Ryoga ; deux entités contraires qui se chevauchent dans le même univers, à l'image de la vie et de la mort.
-Ne me mens pas, menaça Karyu qui sentit peu à peu l'exaspération monter en lui. Des témoins ont affirmé t'avoir vu accompagner cette femme, au beau milieu de la nuit. Dis-moi où elle est.
-Vous devez faire erreur, mon bon Monsieur ; la nuit, je n'accompagne jamais que des hommes. Son rire est reparti de plus belle, strident. Des éclats dont chacun d'entre eux écorchait les pensées de Karyu avec une netteté saisissante.
Sentant ses doigts se crisper autour de l'arme qu'il portait à sa ceinture, Karyu a dégluti.
-Tu as aidé une femme recherchée pour trouble à l'ordre public, rassemblement factieux et outrage envers un noble. Et pour couronner le tout, soupçonnée d'avoir fomenté une attaque organisée contre ce même noble ; tu penses être en position de me défier ?
-Mais, Monsieur, puisque je vous assure que je n'ai jamais accompagné de femme.
-Ecoute, espèce d'Arlequin dégénéré, menaça Karyu dont les muscles tendus à l'extrême n'attendaient que de frapper, je ne te demande pas si tu l'as fait : nous savons que tu l'as fait. Maintenant, dis-moi comment as-tu aidé cette putain à fuir et où se cache-t-elle.
-Vous avez dû confondre ; dans l'histoire, la putain, c'est moi.

Le coup est parti tout seul. Ou peut-être est-ce moi qui l'ai appelé, a songé Ryoga qui ne remarqua pas même le sang qui s'écoulait en cascade de son nez. Oui, c'est moi qui l'ai appelé, après tout, je l'attendais depuis le début. Ce coup qui, bientôt je l'espère, sera suivi d'autres qui me rendront définitivement incapable de parler.
L'Arlequin n'était à présent qu'une poupée disloquée dont les couleurs faisaient pâle figure sous le rouge vif du sang, dont la pâleur de la figure détonnait sous l'écarlate pourtant. Sa conscience embrumée par la douleur, inhumée sous les coups de fureur, Ryoga ne voyait plus qu'entre ses yeux à demi-clos des formes indistinctes, un brouillon de décor dont les contours et les couleurs se fondaient les uns dans les autres, comme si une main divine avait fait tomber la pluie sur cette esquisse qui se diluait.
C'était de l'art primaire, de l'art raté, mais Ryoga observait ces formes qui se confondaient comme il l'eût fait d'un chef-d'œuvre. Il l'a trouvé si beau, ce monde indistinct, où plus rien n'avait d'identité, qu'il eut envie d'en pleurer. Il ne se rendait pas même compte que ses yeux étaient déjà brouillés de larmes.
Un cliquetis l'a sorti de sa torpeur qu'il eût reconnu entre mille ; celui d'une arme prête à tirer. Pointant son pistolet sur la tempe du jeune homme, Karyu a articulé :
-Je mettrai fin à tes souffrances plus rapidement si tu me dis où elle est. Sinon, je ferai en sorte que le moindre de tes souffles te soit une insoutenable torture, jusqu'à ce que ton coeur lui-même ne décide d'abandonner.
-Je t'en prie, dis-moi que c'est un cauchemar. Parce que si c'est bien toi, j'ai bien peur de ne pas le supporter.

Cette voix a eu sur Karyu l'effet d'une bombe à retardement. Il savait qu'elle était là, derrière lui, menaçant d'exploser à tout moment ; il savait aussi que lui seul, maintenant, pouvait la désamorcer, alors, dans un mouvement infiniment lent, l'homme s'est redressé, s'est retourné et, sans un mot, a fait face à Hiroki qui le menaçait. A ses côtés se tenait un homme que Karyu n'avait jamais vu mais dont l'apparence, malgré sa petite stature, semblait bien plus intimidante que celui qui avait pourtant l'arme pointée sur lui.
-Hiroki, prononça alors calmement Karyu dans un sourire torve. Mon cher Hiroki, je ne te connais que trop bien ; comment peux-tu croire que tes menaces marcheront sur moi ?
-Il faut croire, a répondu l'homme dont la colère avait dénaturé les traits, que tu ne me connais pas mieux que je ne croyais te connaître.

Karyu ne l'avait jamais vu ainsi. Cette colère, cette haine, cette rage, toutes ces émotions qu'il avait toujours crues contre-nature à Hiroki, ces émotions auxquelles rien au monde n'avait jamais semblé avoir le pouvoir de le faire succomber, celles que, malgré les pires injustices, malgré les pires drames, il n'avait jamais laissé transparaître ; maintenant, ces émotions émanaient de chaque pore de sa peau et formaient autour de lui, palpable, prégnante, étouffante, une aura maléfique. Près de lui, le petit homme étendait ses bras tatoués au-dessus de sa tête, comme un adolescent las qui étire ses muscles engourdis.
-Tire, Hiroki. Cette pourriture n'est pas digne de ta considération.
-Tu as entendu le voyou colérique, a ricané Karyu, le regard luisant. Tire, Hiroki, ou il se pourrait bien que je me serve de mon arme plus rapidement que toi.
-Pars sans un mot, disparais sans faire de bruit, évapore-toi sans laisser de traces, Karyu. C'est la seule chance que je te donne.
-”Vite, loin, longtemps”, a martelé Karyu dans un sourire qui lui donnait l'air dément. Ça ne te rappelle rien, Hiroki ? Je crois que tu me confonds avec ces mendiants et ces salopes que tu as toujours pris sous ton aile.
-Et c'est parce que je t'ai pris sous mon aile aussi lorsque la vie t'avait réduit en pièces que je te le demande, Karyu ; au nom de tout ce que j'ai fait pour toi, au nom des moments que nous avons partagés, disparais.
-Hiroki, j'ignore pourquoi tu fais tout cela ; ce que je fais maintenant n'a rien à voir avec toi.
-Peu m'importent l'identité et les actions des autres ; tout ce qui, de près ou de loin, implique Ryoga me regarde.
Karyu a ri. Avec une joie incongrue, déconcertante, effrayante, il a ri comme un enfant.
-Même s'il est mort ?
La douleur fut fulgurante. Comme si la foudre venait de s'abattre sur lui, Karyu s'est écroulé à terre, inconscient. Sous son corps commença à se propager une mare d'un sang qui vint bientôt se mêler avec celui de l'Arlequin brisé.








-Ne me regarde pas ainsi, Karyu ; pas comme si j'étais le monstre dans l'histoire. En agissant tel que tu l'as fait, tu nous as trahis, Masashi et moi. Tu as trahi les seules personnes au monde qui te sont jamais venues en aide.
Ce n'était pas tout à fait exact, en vérité. Karyu ne regardait pas Hiroki comme s'il était un monstre ; il le regardait avec des yeux qui ne le reconnaissaient plus.
Comme si une toute autre personne lui faisait face, comme s'il n'avait jamais connu cet individu qui le surplombait de toute sa hauteur. Ses yeux bleus qu'il avait toujours vus comme ceux d'un ciel d'été étaient à présent semblables aux siens : ceux d'un hiver dur et froid, figé dans la glace.
Tout en Hiroki exprimait une répulsion si vive, une haine si vivace qu'elles l'avaient fondamentalement transformé. Même si, dans un coin reculé de sa conscience, l'idée qu'il était le seul responsable de cette transformation était bel et bien là, prostrée.
-Réponds-moi, a fait la voix glaciale de Hiroki. Comment as-tu pu nous trahir ?
-Tu es celui qui s'est trahi lui-même, Hiroki, en prenant la décision de me tirer dessus.

La voix de Karyu n'était qu'un râle dont chaque syllabe lui déchirait la gorge, lui comprimait la poitrine. Il lui semblait que le moindre son émis menaçait de briser ses côtes à tout moment. Sur son lit de fortune, Karyu n'était plus qu'un corps à la merci de l'autre. C'est donc cela que Ryoga ressentait tandis qu'il était à terre, se brisant sous ses coups ? Cette peur, cette honte, cette haine de soi, de sa propre impuissance, et la certitude qu'une mort imminente vous saisira entre ses griffes, profitant du fait que vous ne pouvez plus vous échapper.
Mais Karyu s'est souvenu d'une chose ; si Ryoga l'avait eu, lui, comme ange de la mort, lui était entouré de deux hommes qui venaient certainement d'un autre monde.
Alors, malgré la douleur déchirante, malgré la plaie qui venait d'être refermée sur sa hanche, Karyu a décidé d'oublier la peur. Si Hiroki avait voulu le tuer, il l'aurait déjà fait.
-J'aurais voulu ne pas avoir à en arriver là, Karyu ; mais si je n'avais pas protégé Ryoga, là, et seulement là, je n'aurais plus jamais pu me regarder dans la glace.


Depuis le début, Karyu se demandait où il était. La réponse lui fut présentée sur un plateau d'argent comme la porte de la chambre s'ouvrit dans un grand fracas.
-Il m'est déjà à peine soutenable que tu ne l'aies pas achevé, Hiroki, mais que tu ramènes ce bâtard galeux dans la demeure de Ryo, là, ça me dépasse. Tu réalises que dans la pièce juste à côté, sa victime est à l'agonie ?
Ah, encore le voyou. Avec ses cheveux noirs ébouriffés, ses bras et son torse nus dont les muscles transparaissaient, finement ciselés, sous la couverture des tatouages, et toujours, cet air farouche, hargneux, qui lui donnait l'air d'un bouledogue prêt à mordre.
-C'est bien pour cela que j'ai attendu que Ryo n'ait fini de s'occuper de Ryoga avant de lui confier celui-là, se défendit calmement Hiroki, les bras croisés.
“Celui-là” a réprimé un soupir, dardant ses yeux de glace sur le chien qui aboyait.
-Tu aurais dû le laisser crever sur place, Hiroki, voilà la seule chose sensée que tu pouvais faire. Mais le ramener ici ? Pauvre fou, épargner sa vie signifie nous condamner à perdre les nôtres ! Encore et toujours, il faut que ta morale de sainte-nitouche passe avant l'intérêt commun !
-Calme-toi, petit Brabançon.
-Ne m'appelle pas ainsi ! explosa Kyo qui le fustigeait du regard. Tu as fait entrer le loup dans la bergerie et t'attends à ce que tout se passe bien ?
-Mais le loup, interrompit brusquement Masashi dont la voix gutturale jeta une chape de plomb sur l'atmosphère, est ma propriété, et il n'incombe qu'à moi de décider de son sort.
-Alors, rétorqua l'homme avec défiance, j'espère que tu sauras prendre la bonne décision.

Le rire hystérique de Karyu a déchiré sa poitrine, mais la douleur ne put rien face à cette envie irrépressible qu'il eut alors de se laisser éclater face à l'incongruité de la situation. Sa poitrine se secouait de rires qui frôlaient la convulsion, et pendant un instant, les trois hommes autour de lui, interdits, se demandaient s'il était pris d'une crise de démence. Mais peu à peu les rires s'éteignirent, laissant derrière eux le souvenir douloureux de leur passage dans ce corps meurtri.
-Excuse-moi, Masashi, mais aurais-tu oublié ; c'est pour ton père que je travaille désormais.
-Si j'étais toi, pourtant, je me demanderais à qui j'ai choisi de prêter allégeance.
Son implacabilité, son air assuré, son ton sans faille, et ce regard qui l'écrasait sous sa superbe ; rien de tout cela ne plaisait à Karyu qui se demandait quelle carte, quel joker fou Masashi avait en main, qui lui donnait d'ores et déjà l'air d'un vainqueur. Il a senti son corps tout entier se contracter lorsque Masashi s'est avancé vers lui et, lentement, s'est penché sur lui pour venir susurrer quelques mots au creux de son oreille.
Lorsque Masashi s'est redressé, triomphant, le regard de Karyu s'était transformé.








Présent


Elle avait oublié où elle était, avec qui elle était ou même ce qu'elle y faisait. Juste, le monde autour d'elle était un cocon enveloppant qui la protégeait de lui-même, qui lui cachait ce qu'il était en réalité à l'extérieur, et dans cette bulle de coton de laquelle elle n'eût jamais voulu sortir, plus rien n'existait qu'elle-même et cet infini sentiment de paix.
Il lui semblait qu'à l'intérieur plus rien ne pouvait l'atteindre, plus personne ne pouvait la trouver ; elle était devenue invisible au yeux de l'univers tout entier, et pour toujours, la solitude l'immortaliserait dans cette sérénité éternelle.

Mais voilà, le cocon avait une faille, et cette faille était son double ; à l'extérieur, un autre cocon lui faisait face, dont la promiscuité, d'abord imperceptible, jusqu'alors insoupçonnable, se faisait peu à peu sentir au fur et à mesure que, dans un bruissement soyeux, le cocon semblait bouger. Elle le sentait, oui, par-delà sa conscience encore engourdie par les délices du sommeil ; le cocon à ses côtés remuait comme une chrysalide dont le papillon, à l'intérieur, commence à s'éveiller.
Lorsqu'elle a ouvert les yeux, quelques instants plus tard, le papillon était sorti de son cocon de soie. Ses yeux noirs dont elle vit le regard encore voilé posé sur son visage.
Dans un sursaut irrépressible, elle lui tourna le dos, le cœur battant avec frénésie, pour s'enfouir tout entière sous les couvertures. Le malaise de la veille lui revint brusquement alors, et dans son esprit défilaient à toute allure mille images qui la firent prier pour disparaître sous terre. Derrière elle, un petit rire grave a doucement vibré jusqu'à elle.
-Je te l'avais dit, que c'était la pire punition que je puisse te faire.

Elle a repensé à Takashi. Sa frimousse candide, ses grands yeux brillants qui cherchent de l'aide ; comment a-t-elle pu abandonner Takashi, seul avec ses cauchemars, alors même qu'il était venu jusqu'à elle dans l'espoir d'obtenir du réconfort à ses côtés ? Comment avait-elle pu le laisser planté là, tout ça pour ne pas avoir à révéler une réalité dont, bien sûr, Masashi était inéluctablement conscient ?
Masashi était tel un mage noir qui lisait en vous comme dans un livre ouvert, dont les yeux ténébreux plongeaient en vous en même temps que vous sombriez en eux et que, égaré dans leur obscurité, ils n'en profitent pour analyser le moindre recoin de votre âme.
Comment avait-elle pu se retrouver dans le lit de ce souverain de l'ombre plutôt que d'offrir à Takashi la lumière que, chez elle, il recherchait ? Et surtout, oui, surtout, comment avait-elle pu oublier la réalité à un point tel qu'elle s'était endormie comme dans les bras de Morphée, alors qu'ils étaient les serres du diable ?
Par quel maléfice ce sentiment de paix l'avait-elle pénétrée qui la piégea dans un sommeil qu'elle n'avait pas connu depuis si longtemps ? A côté d'elle, les mouvements pernicieux du mage noir firent bruire les draps, ces mêmes draps qu'elle n'aurait dû alors ne jamais voir que comme des linceuls.
Mais elle le savait ; sa conscience avait été comme hypnotisée par une atmosphère qu'elle ne connaissait pas, qu'elle ne comprenait pas. Et si en ce moment-même, la honte la submergeait, il y avait aussi ce doute, ce mystère au fond d'elle qui creusait un peu plus le gouffre de sa conscience. Bien qu'elle lui tournât le dos, la présence de Masashi pesait sur elle comme une chape de plomb. Lorsqu'elle tenta de parler d'une voix claire, seul un filet de voix rauque s'échappa d'entre sa gorge.
-Ces hommes, cette nuit… qui étaient-ils ?

Le soupir de Masashi chargea plus encore l'atmosphère déjà pesante. Sans le voir, elle sentait son regard noir rivé sur sa nuque, probablement en train, une nouvelle fois, de sonder son esprit. Miko a réprimé un frisson qui tétanisa son corps entier.
-Aucun valet de chambre ne s'est jamais permis telle indiscrétion, Mako.
Elle a dégluti, refusant de laisser sa peur -qu'elle ignorait par ailleurs infondée- prendre le contrôle de sa volonté.
-Cet homme… Celui qui a une tête de joker fou, il a demandé si j'étais “celle dont vous leur aviez parlé”. Que leur avez-vous dit sur moi, et pourquoi ?
Masashi avait laissé échapper un petit rire amusé lorsqu'elle avait prononcé les mots de “joker fou”, et prenant une profonde inspiration comme il s'étirait de tout son long, il a murmuré : -Je leur ai dit de toi tout le mal qu'il y a à dire, mais Ryoga, cet imbécile aveugle, tombe trop facilement en admiration même devant les petits monstres comme toi.
-Vos tentatives de provocation ne suffiront pas à me détourner de mon idée ; je veux savoir pourquoi vous teniez une conférence avec ce genre d'individus dans votre propre chambre.

Elle s'était redressée si brusquement qu'il en a sursauté. Ce petit corps gracile qui, l'instant d'avant encore, se blottissait craintivement sous l'anonymat des draps, voilà maintenant qu'il lui faisait face, de tous ses petits muscles tremblants. Assise à ses côtés, elle le dévisageait d'un regard féroce, son visage furieux encadré de la cascade d'un noir d'encre de ses longs cheveux bouclés, emmêlés, sa chemise de nuit un peu trop grande dévoilant à son insu la rondeur diaphane de son épaule. Face à cette apparition soudaine, Masashi n'a pu que répondre par un rire maladroit. Les éclairs dans les yeux de Miko n'en firent que plus vifs.
-Je trouvais déjà étrange qu'un homme de votre rang côtoie un simple médecin de campagne ; mais que vous confériez en secret au beau milieu de la nuit avec des types qui semblent tout droit sortis des quartiers les plus mal-famés et, qui plus est, semblaient savoir qui j'étais, m'inspire une méfiance dont il ne tient qu'à vous de me dire si elle est fondée ou non.
-Ces “types sortis des quartiers les plus mal-famés”, rétorqua Masashi non sans agacement, n'ont rien fait pour mériter un tel jugement de la part d'une jeune fille qui, oserais-je le rappeler, vient d'un lieu dont ils n'auraient rien à envier. Qui plus est, ils travaillent dans ce château-même plusieurs fois par mois, comme ils sont régulièrement appelés à y effectuer diverses tâches de maintenance ou d'intendance. Mais il est vrai, ajouta-t-il avec amertume, que celle qui loge dans mes appartements n'a guère l'occasion de les côtoyer.

La honte la prit qui lui fit baisser les yeux, mais ses mots d'excuse restèrent enfermés derrière ses lèvres closes en une moue bougonne. Il n'y avait pas que la honte cependant ; passant subrepticement dans son regard, l'ombre fantomatique du chagrin s'était trahie sans le vouloir.
Ses mots avaient été forts, il le savait ; mais à présent, il regrettait le désir mesquin qu'il avait eu de lui reprocher ce mépris dont elle avait semblé faire preuve, alors même qu'il savait instinctivement que ce n'en était pas un. Mais le mépris, il en était le seul coupable à présent, et face à cette jeune fille qui lui paraissait de plus en plus lointaine, de plus en plus petite au fur et à mesure qu'elle s'enfonçait dans l'abîme de ses pensées, il a senti son cœur se serrer de douleur. Voilà ta punition pour avoir blessé le sien, pensa-t-il.
-Ecoute, Miko, prononça-t-il d'une voix sans force, j'ai eu tort de me montrer si froid, mais ce que je veux que tu saches, c'est qu'aucun de ces hommes ne…
-Après tout, c'est la vérité, dit-elle d'un ton absent. Je ne suis qu'une prostituée, je n'ai jamais été rien d'autre qu'une putain, et je n'ai rien à faire au beau milieu d'un tel luxe. Je ne sais plus ce qui m'a pris, je ne sais plus ce que j'ai bien pu penser, le jour où je suis venue vous trouver ici, mais maintenant que je suis là, il faut bien que je me rachète, pas vrai ?

Il n'a pas su quoi dire. La jeune femme assurée qui le défiait superbement un instant plus tôt avait disparu sans laisser de traces. Elle aurait très bien pu ne jamais exister. La voix de Miko était défaite, son teint était livide, ses lèvres tremblantes. Son corps plus délicat, plus frêle que jamais ; un corps sur le point de tomber en miettes.
Un corps qui avait été tant touché, palpé, rudoyé, malmené, usé et abusé, et dont, pourtant, une simple chemise de nuit suffisait à dissimuler les traces des sévices passés. La blancheur de cette silhouette, sa délicatesse aussi, étaient une ironie qui sauta aux yeux de Masashi avec une violence qui le heurta.
Dans sa poitrine, il a senti un amalgame de sentiments gonfler en une masse  indistincte, informe, qui comprimait son coeur, oppressait ses poumons. Des sentiments dont l'agglomérat visqueux lui collait aux entrailles comme un corps étranger venu l'empoisonner. Cette masse en lui continuait à s'épandre indéfiniment pendant qu'elle, à vue d'oeil, rapetissait. Bientôt, craignait-il alors, bientôt, elle disparaîtrait.

Il ne savait pas pourquoi elle fixait ainsi ses mains. Ses mains appuyées contre le matelas comme ses bras soutenaient son buste tendu, elle les regardait avec insistance. Une sorte de fascination hypnotique, d'attirance mêlée de dégoût qu'il ne comprenait pas. Ses mains inoffensives, immobiles, qu'il maintenant contre lui ; pourquoi est-ce qu'elle semblait en avoir si peur ? Pourquoi les yeux de Miko brillaient-ils avec la détresse d'une proie qui se sait acculée, avec la supplication de l'animal perdu qui espère, dans une tentative de survie désespérée, d'attiser la pitié de son bourreau ?
Pourquoi, a pensé Masashi désemparé, pourquoi tu regardes ces mains comme si elles étaient celles qui t'ont tant de fois torturée ?

Miko a éclaté dans des sanglots irrépressibles. Violents, soudains, brutaux, sismiques même : ils la secouaient de toutes parts et la paralysaient pourtant, ses jambes tendues, ses bras repliés formant contre sa poitrine une croix comme un barrage contre son coeur, elle était tout entière sous l'emprise des convulsions qui l'assaillaient, Masashi n'a pas pu réagir. Juste, la détresse personnifiée lui faisait face contre laquelle il ne fut qu'impuissance. Le visage de Miko était devenu un champ de larmes, un modèle de déréliction que la lumière du soleil filtrant à travers les rideaux figeaient dans une splendeur cataclysmique.
Les larmes sur ses joues blanches creusaient des stries comme autant de minuscules rivières, et Masashi a espéré, oui, il a prié au fond de lui, pour que les larmes ne soient que la pluie qui abreuvait un désert asséché pour un jour le rendre fertile. Que le désert en elle devienne un jour un jardin luxuriant à l'intérieur duquel elle pourrait trouver la paix.
Et ses bras en croix contre sa poitrine, ils la serraient si fort, si fort qu'ils semblaient tenter désespérément de s'agripper à quelque chose, n'importe quoi, mais en elle, Miko ne trouvait que du néant.

J'ai peur de ce vide en moi.
J'ai peur du vertige qu'il me donne comme j'ai peur d'y céder, peur d'y succomber. J'ai peur que ses profondeurs sans fin finissent par m'attirer à elles s'y fort que je m'y jetterai de mon plein gré. Il y a en ce moi cette absence et ce deuil, de qui, de quoi, je ne le sais plus ; mais le vide s'étend à chaque instant un peu plus, il a avalé l'horizon et a dévalé les saisons ; il a anéanti le temps et l'espace pour me condamner à lui et lui seul.
Maintenant, le moi qui n'avait jamais rien pu trouver n'a plus rien même à chercher ; il me semble que le monde entier s'est écroulé sous mes pieds pour me laisser suspendue dans le vide.
Masashi la regardait que ce torrent irrépressible de larmes noyait, il la regardait elle qui semblait avoir perdu toute notion de sa présence, sans doute parce qu'elle avait de toute façon perdu conscience d'elle-même.
Il était là, à quelques centimètres pourtant, sur ce lit dans lequel ils avaient dormi ensemble et pourtant, il la savait loin, si loin, qu'aucune main au monde peut-être ne pourrait jamais l'attraper. Enfouissant son visage, tableau de chagrin et de déréliction, contre ses genoux repliés, elle ressemblait à un foetus prostré qui attendait de naître pour découvrir le monde, mais que le monde avait déjà tant dégoûté avant même sa naissance qu'il ne pouvait plus s'y résoudre.

Et ça, Masashi l'a compris, parce qu'au fond de lui, il savait. Il savait que le chagrin ne s'invente pas ; il est une émotion qui nous entoure, erre dans l'atmosphère en tant qu'entité à part entière, capable de prendre mille et une formes. Et cette entité attend la moindre brèche en l'humain pour pénétrer dans son âme et cette brèche, a pensé Masashi le coeur lourd, cette brèche chez Miko s'est ouverte un jour pour ne jamais cesser de s'agrandir à chacune des fois où son monde se fissurait.

Mais ce chagrin qui nous suit à la trace et rôde autour de nous comme un prédateur tapi qui attend le moment fatidique pour attaquer, Miko, tu n'es pas la seule qu'il a possédée. Tu n'es pas la seule. Tu n'es pas seule.

Il aurait voulu lui crier ces mots mais ce n'eût été que pure vanité ; rien n'atteint le vide qui pleure, rien n'étreint le désespoir qui se leurre, et toujours, les doigts fins de Miko se serraient dans une tentative perdue d'avance de s'accrocher à quelque chose, n'importe quoi, qui pût la faire tenir.

Mais sous le regard brouillé de Masashi la jeune femme s'effondrait, sombrait dans une chute vertigineuse de laquelle ne s'échappait que l'écho d'un cri sans fin. Il aurait pu la prendre dans ses bras, il le voulait de toutes ses forces même ; mais si on peut étreindre un corps, l'on ne peut pas étreindre une âme qui s'est déjà envolée en fumée.
Envolée en fumée.
Dans l'esprit de Masashi resurgirent les flammes dévorantes qui dévastaient tout sur leur passage, ce jour-là où la chaleur était brûlante, infernale, qu'elle vous rongeait à même la peau et que la seule chose qui abreuvait ce sol asséché par les flammes était le sang sur lui qui se déversait.
Envolée en fumée quand elle aurait dû s'envoler comme un oiseau, éclatée en mille morceaux lorsqu'elle aurait dû éclater de rire, tombée de haut quand elle aurait pu tomber amoureuse et, là où il aurait voulu voir son corps sauter de joie, il n'a pu que voir son âme sauter dans le vide.

-Masashi, tout a disparu. Il n'y a plus rien. Tout a disparu.

Sa voix déformée par les sanglots, il lui semblait qu'elle n'était qu'un écho venant de loin. D'un lointain insoupçonnable, insaisissable , dont elle-même semblait ne pas connaître l'existence. Une voix pareille à un dernier appel à l'aide, de quelqu'un qui est pourtant déjà mort.
-Masashi, je ne veux pas mourir.

Elle lui parlait sans même le regarder ; elle parlait sans sembler même n'en avoir conscience. Elle ne voyait rien, n'entendait rien, ne ressentait rien même, si ce n'était ce vide abyssal qui l'avalait.
Mais lui la regardait, lui l'écoutait, et l'entendait. Il n'était qu'humain, il était impuissant; il avait un esprit en pleine tempête et un cœur qui chavirait, un bateau brisé par les flots sous l'orage qui les déchaînait, et il n'était qu'un navigateur déboussolé tombé dans la mer de ses larmes.
Alors, il ne savait pas quoi faire. Il ne savait que faire, sinon se retenir à la seule chose qui, dans cette tourmente, lui importait.
Alors, ce petit corps gracile, cette jeune fille qui semblait ne plus savoir qui elle était, cet être qui s'était évanoui dans un univers trop grand pour elle, il l'a pris dans ses bras et fort, fort, au creux de sa poitrine palpitante, il l'a enveloppé.









-Que Miko ait dormi dans ta chambre, je pouvais encore l'accepter. Mais que je la retrouve de bon matin le visage encore rougi par les larmes, je ne peux le tolérer.
Takashi bougonnait. Vêtu d'un ensemble de nuit à carreaux or et bordeaux, il passait sa main le long de sa manche de soie dans un mouvement nerveux. Immobile, le regard méfiant, la moue boudeuse, il observait Masashi comme il l'eût fait d'un homme suspecté de crime.
Lorsque Takashi avait surgi brusquement dans la pièce, Miko s'était aussitôt échappée de l'étreinte de Masashi et, dans une vaine tentative de dissimuler ses larmes, elle s'était détournée, le coeur battant. Masashi avait encore les bras machinalement tendus dans le vide lorsqu'il s'était retourné pour voir son frère apparaître sans préavis. Le regard féroce qu'il lui jeta alors poussa Takashi à s'expliquer :
-J'étais venu te voir à la demande de papa, mais en approchant, j'ai entendu des sanglots venant de ta chambre, s'excusa-t-il. Alors, je n'ai eu d'autre choix que d'intervenir ; après tout, qui sait ce que tu aurais pu lui faire.
Si le visage de Miko était déjà trop rouge pour laisser apparaître sa honte, celui de Masashi a viré au rubicond : -Je ne lui ai rien fait, imbécile ! rugit-il avec fureur. Quelles choses encore vas-tu t'imaginer ?
-Mais rien, absolument rien, protesta le jeune homme qui se mit à trépigner. Toujours en est-il qu'une jeune fille passe une nuit dans ta chambre pour la première fois de sa vie et que déjà, je la trouve en train de pleurer.
-C'est justement parce qu'elle pleurait que tu aurais pu avoir la décence de partir et lui laisser un peu d'intimité, protesta Masashi, outré.
-Mais, Miko, si jamais tu pleures, si tu as mal au cœur, je t'offrirai des fleurs et un peu de douceur. Takashi s'avançait déjà vers la jeune femme qui lui tournait le dos pour venir la consoler lorsqu'elle se retourna et, dans un sourire lumineux qui stupéfia Masashi, elle rassura le garçon : -Je vais bien, Takashi. Ce ne fut qu'un moment de faiblesse dans lequel je me suis laissée emporter. Je t'en prie, à présent, cesse de t'inquiéter.

Takashi a acquiescé d'un hochement de tête, sans conviction. Hésitant, il dévisageait la jeune femme comme il se demandait si, oui ou non, une étreinte de réconfort pût être la bienvenue mais avant qu'il ne put se décider, comme si elle avait lu dans ses pensées, elle l'a pris dans ses bras. Comme si c'était lui qui avait eu besoin de consolation, elle le berçait tendrement dans une étreinte affectueuse.
La scène a déstabilisé Masashi qui ne savait plus que penser, si ce n'était que, sans doute, Miko était une trop bonne comédienne. Après tout, il en avait déjà connu une semblable ; de ces comédiennes qui dissimulent si bien leurs émotions à l'instant même où la nécessité l'exige, que les émotions les plus ravageuses peuvent les détruire de l'intérieur sans que personne, jamais, ne voie rien. Mais Masashi avait peur, peur du vide aussi.
Il en avait aussi peur qu'elle, ce vide au bord duquel il la voyait suspendue, elle que la moindre brise pouvait faire basculer, elle qui faisait face à la mort sans pouvoir reculer.
Devant le spectacle de ce visage radieux, Masashi n'a pu y voir qu'un présage d'adieu.


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