-Undecided- chapitre sixième

Juliet


-Je pensais devoir te le dire. 

Masashi venait seulement de rentrer d'une énième partie de chasse avec son père. Takashi, alors âgé de treize ans, y avait participé à contrecœur, comme plus aucune des excuses qu'il trouvait habituellement pour échapper à ce calvaire ne justifiait, auprès d'Atsushi, que son fils cadet ne manquât ce rendez-vous essentiel à la formation d'un futur homme.

Mais le jeune adolescent s'était montré maladroit, et obéissait avec une mauvaise volonté évidente aux ordres de son père qui lui commandait les gestes à adopter.
Si Atsushi avait pertinemment compris que son fils cadet répugnait à une telle activité, il ne s'en souciait guère, et avait refusé de laisser le garçon souffler un seul instant avant qu'il n'ait abattu un gibier.
Heureusement pour ce dernier -et au grand désarroi d'Atsushi- contrairement à son frère, le manque de précision de Takashi n'était pas feint, et aucun animal n'avait eu à pâtir de ses tentatives velléitaires d'atteindre l'un d'eux. S'en était suivi un sermon virulent de la part d'Atsushi que le garçon avait enduré sans broncher, jusqu'à ce qu'enfin, raccompagné dans sa chambre par Masashi, il ne laisse éclater ses émotions.
Il avait fallu du temps au jeune homme pour apaiser son petit frère, et il était épuisé lorsqu'il put enfin refermer la porte de sa chambre derrière lui. C'est pourquoi, lorsqu'il a vu le visage sans aménité de Karyu lui faire face, il a laissé échapper une grimace. Ca n'a fait ni chaud ni froid à Karyu qui tendit indolemment à Masashi une feuille de papier.

-Qu'est-ce que cela ? interrogea l'homme, le front plissé par une méfiance naissante.

-Un homme distribuait ces tracts sur la place du clocher, tandis que je revenais de mon travail.         
  Masashi a tiqué à l'entente du mot “travail”, mais son attention s'est reportée sur le contenu de cette affiche qu'il lui présentait. Il ne lui a fallu qu'un instant pour comprendre qu'une campagne de dénonciation contre son père était en train d'être menée, et qu'il ne faudrait sans doute pas longtemps à ce dernier pour que l'un de ses nombreux féaux ne le lui apprenne. D'un geste brusque, Masashi a arraché le libelle de ses mains.

-Trouve l'adresse de cet homme pour moi.

-Quoi ? a lâché Karyu dans un rictus nerveux. Tu voudrais le faire pendre en place publique comme mise en garde envers le peuple, comme ton père l'a fait jadis avec l'un de ses détracteurs qui l'avait accusé d'avoir abusé de son pouvoir pour s'approprier des terres qui appartenaient à de pauvres paysans ?

-Epargne-moi tes remarques malvenues et fais ce que je te dis. Tu as beau être un Cerbère de l'Enfer la nuit, le jour, tu travailles encore pour moi.

-Je ne pourrais le trouver même si je le voulais, se défendit Karyu avec agacement. Il était vêtu d'une longue pèlerine et masqué. Il m'a tendu cette affiche sans un mot tandis que je marchais ; j'ai à peine eu le temps de l'apercevoir qu'il avait déjà tourné les talons.

-Si tu sais trouver une personne lorsque te le demande mon père, tu sauras en trouver une lorsque je te le demande, moi.

Le ton était implacable, sa fermeté, intombable. Il n'y avait rien à répondre face à une vérité que même Karyu n'aurait pu renier. Cachant le sentiment de honte que ce reproche à peine voilé lui conférait, l'homme a détourné le regard. Sous sa gorge tendue, sa pomme d'Adam a fait un aller-retour nerveux.

-Je vais voir ce que je peux faire.

-Très bien. Après tout, le serpent que tu es a le don de se faufiler n'importe où sans se faire repérer.

Karyu n'a pas relevé. Dans un vague signe de tête, là où un autre eût effectué une révérence, il s'est éloigné d'un pas empressé. Les talons de ses bottes de cuir martelaient le sol dans un bruit calfeutré.

-Pourquoi le dire à moi plutôt qu'à mon père ?

Karyu s'est retourné. A la lumière du soleil qui filtrait ses rayons à travers les fenêtres du couloir, le regard bleu presque transparent de l'homme semblait moins froid. Comme si la glace, sous la chaleur des rayons printaniers, commençait doucement à fondre.

-Parce qu'il y a huit ans, c'est toi qui es venu me trouver.

Et c'était tout. Sans attendre de retour, Karyu s'est éloigné laissant Masashi seul, planté sur place, avec ce qui semblait être comme le premier signe de reconnaissance qu'il lui eût jamais témoigné.








Du rouge sang étalé sur des lèvres étirées en un sourire narquois, la traînée s'étalant jusque sur le côté de sa mâchoire comme si un doigt était venu étaler cette couleur vive pour s'amuser.
Des cheveux blonds colorés emmêlés, des yeux d'un bleu hypnotisant, comme un ciel d'hiver sous les nuages noirs de ses paupières fardées. Sa chemise de satin de la même couleur que ses lèvres, entrouverte sur une poitrine imberbe sur laquelle dégouttaient quelques perles de sueur, dont les origines obscures en cette journée d'hiver ne laissaient que peu de place au doute.
Accroupi sur le trottoir jonché de mégots et de tessons, le jeune homme a étiré son sourire rougeoyant sur le nouveau venu qui le surplombait. Des canines de vampire prêtes à puiser le sang dans n'importe quelle chair, tant qu'elle fût humaine ; c'est l'impression qu'a eue Masashi, sur le coup. Mais ce corps un peu décharné sous sa chemise trop grande, cette poitrine trop blanche et lisse pour un homme, et ce maquillage tapageur qui semblait appartenir à la veille ; tout ça lui a fait se dire que peut-être, le sang qu'appelaient ses canines éclatantes était le sien propre. Un peu comme de l'auto-cannibalisme, en quelque sorte. 

-Putain, c'est pas souvent qu'on voit ça.

C'était aussi la première fois qu'un tel langage lui était adressé, mais puisque l'homme donnait l'impression d'avoir laissé échapper haut et fort ses pensées. Masashi ne s'en est pas formalisé. 

Il s'est accroupi à hauteur de l'individu et lui a tendu le prospect. En face de lui, l'expression d'abord railleuse du jeune homme s'est renfrognée.

-L'on m'a informé qu'un certain individu appelé Hiroki avait distribué ces affiches en ville l'autre jour. L'on m'a dit aussi que je pouvais le trouver ici.

L'autre a haussé les épaules dans une grimace à peine dissimulée. Sortant une cigarette de la poche de son jean troué, laissant apparaître des genoux osseux, il a secoué la tête tout en faisant crépiter la flamme de son briquet.

-On a dû mal vous informer. Des dizaines de personnes distribuent ce genre de tracts dans tous les quartiers populaires, et ici, c'est juste un bordel pour pédés.

Il s'est demandé si la vulgarité de l'homme était une sorte de défiance de sa part, ou si c'était simplement sa façon naturelle de parler, peu importe l'identité de la personne qui se trouvait en face de lui. Non pas que Masashi pensait que l'on lui devait naturellement un respect particulier, d'ailleurs à toute obséquiosité il préférait n'importe quel franc-parler, cependant il n'en avait pas l'habitude, et ça l'a dérouté, sur le coup.

-Pas de Hiroki ici, à ce que je sache, renchérit l'homme face à l'absence de réaction de son interlocuteur. Mais puisque vous êtes là, et que vous avez de toute évidence de l'argent à dépenser, autant en profiter, non ?

Masashi ne s'est pas laissé démonter. Dissimulant son malaise à la perfection, il a rivé un regard pénétrant dans celui de l'homme, dont le bleu détonnait sous la noirceur de son maquillage. Dans une longue inspiration de fumée, l'autre lui a rendu son regard sans ciller.

-Je suis pourtant plutôt sûr de mes sources, tu sais.

-Si c'est parce que vous n'avez jamais essayé avec un homme, ne soyez pas gêné ; je suis doué pour les inaugurations. 

Masashi a soupiré. Il comprenait que la patience seule ne suffirait pas à soutirer quoi que ce fût à l'individu alors, il a plongé sa main sous son lourd manteau noir. Aussitôt, les yeux froids de l'homme se sont illuminés d‘un éclat de satisfaction.

-Cet argent sera à toi si tu me dis où je peux trouver ce dénommé Hiroki.

-Et en plus de cela, renchérit l'autre dans un sourire de victoire, vous aurez droit à une petite gâterie gratuite. Vous verrez, avec moi, vous ne serez pas déçu.

-Ryoga, que se passe-t-il ?

Une voix douce avait brisé cette atmosphère d'une lourdeur palpable qui entourait Masashi. S'immisçant timidement parmi eux, un peu honteuse, un peu hésitante, cette voix avait eu sur Masashi l'effet lénitif d'une drogue douce. Figé, toujours accroupi, sa main tenant une bourse remplie d'or tendue vers le jeune homme, Masashi a fixé avec stupeur l'homme qui venait d'apparaître à l'encadrure du bâtiment délabré.
Serrant contre lui un fin gilet de laine parsemé de traces d'usure, l'homme, malgré sa pauvreté évidente, était doté d'une grâce saisissante. Autour de son visage qui mêlait artistiquement la virilité à la délicatesse, sa chevelure châtain qui faisait tomber ses boucles moirées sur ses épaules était comme un cadre doré autour d'un tableau de maître. Bouche bée, Masashi le dévisageait avec une insistance dont il aurait eu honte si seulement il en avait eu conscience.

-Si c'est Hiroki que vous cherchez, reprit l'homme avec une égale douceur, alors, vous m'avez tout trouvé.

Masashi a sursauté lorsque le jeune homme en face de lui s'est brusquement redressé.

-Hiroki ! s'exclama-t-il avec fureur. J'étais sur le point de me faire un max de thunes et de me taper un beau mec de la haute en plus de ça, et toi, tu viens tout gâcher ! 

-Sauf ton respect, mon petit Ryoga, je crois que tu n'étais sur le point de te taper personne.

Masashi eut l'impression que l'individu se retenait de rire, mais malgré la moquerie qu'il distinguait à la commissure de ses lèvres, il pouvait déceler dans sa voix et son regard une tendresse presque paternelle envers celui qu'il avait appelé Ryoga. Ce dernier a tapé son pied contre une bouteille vide qui traînait là avant de disparaître à l'intérieur de la bâtisse.

Ça a fait rire Hiroki dont les éclats de voix tintèrent comme du cristal aux oreilles de Masashi. Décontenancé, il s'est redressé en remettant l'argent dans sa poche pour tendre sa main vers l'homme qui la regarda avec surprise. Comme si une main d'origine si noble ne pouvait être à lui adressée, il a hésité un instant avant de la serrer dans la sienne.

-Ne lui en voulez pas, prononça Hiroki dans un pâle sourire d'excuse. Il parle comme un charretier, mais c'est un gentil garçon, vous savez. 

Masashi a haussé les épaules. Il ne l'osait se l'avouer, mais il était trop subjugué pour trouver quelque chose à répondre. A ses yeux, la présence de Hiroki était une bénédiction et, face à ce miracle qu'il n'avait pas pensé en être un, il avait perdu le fil de ses pensées.

-Toutefois, je me demande bien ce qu'un gentilhomme de votre rang est venu faire dans les bas quartiers pour trouver un homme tel que moi.

-Je ne voulais pas lui dire où tu étais parce qu'un noble qui vient mêler son sang bleu à la fange me semble plus que suspect, mais puisque tu crois toujours que le monde entier a le coeur aussi pur que le tien, je ne garantis pas ce qu'il adviendra de toi.

Ryoga avait fait sa réapparition, et son regard envers Masashi avait changé du tout au tout. Lui qui étincelait d'une malicieuse victoire quelques instants plus tôt brûlait d'un feu qui irradiait du ciel de ses yeux. Ses bras croisés sur sa poitrine à demi-nue verrouillaient une barrière impossible à franchir. En quelque sorte, Ryoga s'était fait le Cerbère de sa propre conscience. Hiroki a joint ses mains contre son menton en un signe de prière comme l'embarras le submergeait : -Je vous en prie, ne prêtez pas attention à ses propos. Il se méfie de tout ce qu'il ne connaît pas.

-Mais aussi de ce que je ne connais que trop bien, cracha Ryoga, amer. Comment pourrais-tu savoir ce qu'attend de toi cet aristo, alors que le seul fait qu'il connaisse ton identité devrait te mettre sur tes gardes ?

-La seule chose que j'attends de vous, c'est de l'aide.

Il avait répondu à la méfiance de Ryoga, mais c'est Hiroki que Masashi fixait alors. Et face au regard profond dans lequel il se sentit trébucher, Hiroki baissa la tête, pris de vertige.

Pendant un instant, le monde entier autour de lui s'est éteint et lorsqu'il reprit ses esprits, il lui sembla qu'une éternité s'était écoulée. Pourtant, ils étaient toujours là, et si Ryoga fixait Hiroki avec une inquiétude qui trahissait sa peur de le voir accepter, Masashi, lui, avait les traits assombris qui trahissaient celle de se voir refouler. Mais Hiroki était désemparé face à cette situation qu'il ne comprenait pas ; de l'aide, lorsqu'elle vous est réclamée par un noble qui ne vous connaît ni d'Eve ni d'Adam, à quoi cela peut-il bien ressembler ?

-Ryoga, rentre à l'intérieur, s'il te plaît.

C'était tout. Sa voix, toujours, était d'une égale douceur, mais cette fois l'autorité était venue y apposer son empreinte, implacable. Dans un dernier regard envers Masashi qui le fusillait sur place, Ryoga a pénétré dans la pénombre des murs avant de refermer la porte sur lui.









-Arrête moi si je délire complètement -et mon Dieu, je prie pour que ce soit le cas- mais laisse-moi te résumer ce que je crois avoir compris : en somme, ce type né avec une cuillère d'argent dans la bouche se ramène le plus naturellement du monde dans notre planque et toi, tu l'amènes ici et tu bois ses paroles avec avidité.

La pièce était froide, les murs de torchis étaient humides. Un frisson constant imprégnait Masashi depuis une dizaine de minutes déjà, que les flammes ondoyantes de la cheminée ne parvenaient à dissiper. Pendant un moment il s'est demandé ce qu'il faisait là, assis à la table de cette chaumière au sol battu, entouré de deux inconnus, avant de se souvenir avec stupeur que c'était lui qui s'était mis dans cette situation. Derrière Hiroki qui se tenait droit sur sa chaise, un homme aussi coléreux que petit s'agitait avec brusquerie.

Malgré sa petite taille, Masashi n'avait aucune envie d'argumenter avec lui alors, il laissait faire en silence, les bras croisés sur sa poitrine grelottante. Avec violence l'homme a plaqué ses bras couverts de tatouages sur la table comme il se penchait sur Hiroki, rapprochant peu à peu son visage hostile du sien.

-Bordel, tu m'écoutes ? Tu ramènes un aristo chez nous sans nous demander notre avis et tu voudrais qu'on se contente sagement de le croire ?

-Ce qu'il me dit me semble plus que plausible, Kyo, répondit calmement Hiroki dont le bleu ciel des yeux s'est confronté à celui, nuit noire, du dénommé Kyo.

Masashi a craint que ce dernier n'explose de rage lorsque brusquement, un bruit les interrompit. Ca a figé net Masashi qui s'est raidi droit sur sa chaise, le dos tourné à la porte qui venait de s'ouvrir avec fracas, tandis que Hiroki se détendait sur la sienne, et que Kyo tendait vers la porte ses bras comme un appel désespéré.

-Tu es enfin là, toi ! Je parie que c'est Ryoga qui t'a dit de venir ; tu n'imagines pas même ce qui arrive !

Masashi ne bougeait pas. Le besoin de savoir qui venait d'arriver lui le tenaillait pourtant, il n'osait pas se retourner, comme s'il craignait de se retrouver face à un danger. Derrière lui, une voix calme a tenté d'apaiser la rage de Kyo. 

-C'est exact. Il était trop troublé pour me dire de quoi il s'agissait, mais Ryoga m'a supplié de venir vérifier ce qu'il se passait ici.

Une sensation étrange a traversé Masashi. Une sensation qui tordait son estomac, déréglait les battements de son cœur, embrumait son esprit, engourdissait ses membres. Un mélange déroutant de nostalgie et d'angoisse, comme le souvenir de quelque chose de chaleureux mêlé à celui d'un cauchemar. Cette voix, elle lui était familière, mais son esprit était parasité par une nuée noir et blanc d'émotions contradictoires. 

-Figure-toi que cet abruti a laissé entrer le loup dans la bergerie et tout ce qu'il me dit, c'est qu'il faut faire confiance à son prochain. Mais il se trouve que moi, je n'ai jamais demandé à être l'apôtre de Jésus.

La voix de Kyo lui semblait si près et pourtant si lointaine. Comme si une bulle invisible avait isolé Masashi de tout le reste, étouffant les sons et les lumières pour ne laisser peu à peu la place qu'à la mêlée des images qui bataillaient dans son esprit. Une chaleur sourde grandissait dans sa poitrine, qui enflait encore et encore, jusqu'à écraser son cœur, oppresser ses poumons. Masashi a senti l'air lui manquer.

-Il dit qu'il est le fils du duc, bordel. Le fils du duc, tu entends ? Et ce maudit samaritain me demande de bien vouloir lui faire confiance.

-Le fils du duc ? répéta la voix derrière lui qui s'approchait dangereusement. Eh bien, Kyo, au risque de te décevoir, je crois qu'on peut le croire.

Alors, Masashi a compris. La détresse, la déréliction, l'angoisse, la déperdition et pourtant, en même temps, ce doux sentiment de chaleur qui le déconcertait, il les avait déjà tous ressentis avant. Le jour où la chaleur humaine de cette voix l'avait ému alors même que le monde s'écroulait sous ses pieds, c'était le jour où il avait perdu sa mère.

-Monseigneur, vous souvenez-vous de moi ? Je suis Ryo, Monseigneur. Il y a huit ans, vous êtes venu me trouver en portant votre mère dans vos bras.

Cette fois, c'était lui qu'il serra dans ses bras. Sautant hors de sa chaise qui tomba à la renverse, Masashi sans un mot est venu étreindre cet homme qu'il se mit à serrer fort, fort, si fort, qu'il a réalisé à quoi point durant tout ce temps, il avait regretté de ne pas l'avoir fait.







-Et Ryoga ? Ryoga, il est au courant de tout ça ?

Kyo arpentait la pièce, martelant le sol de ses talons au rythme de ses pensées agitées. Sa confusion, son agacement, son impatience, sa rancœur même ; tout émanait autour de lui une aura de menace de laquelle Masashi se tenait le plus loin possible. A côté de lui, Ryo, immobile, suivait calmement du regard l'homme qui traversait la pièce de gauche à droite, de droite à gauche, comme un pendule qui avait achevé de l'hypnotiser.

-Je savais pertinemment ce que dirait Ryoga, tempéra Hiroki dans sa plus parfaite stoicité. C'est précisément pourquoi je ne l'ai pas convié parmi nous.

-Il sera ravi d'apprendre que l'élu de son cœur préfère se fier à un parfait inconnu sorti d'une strate de la société pourrie jusqu'à la moelle plutôt qu'à lui, ironisa Kyo.

-Je ne suis l'élu du cœur de personne, et l'avis de Ryoga m'importe peu.

-Voilà bien le problème, Hiroki ; tu penses avoir la science infuse et l'avis de personne ne t'importe. Malgré cela, si tu es le seul à prendre la mauvaise décision, c'est nous tous qui en pâtirons. 

-Si Ryo pense la même chose que moi, alors je ne vois pas de raison de s'inquiéter.

-Mais bien sûr, railla Kyo dans un rire dont les éclats étaient du verre tranchant. Sa Sainteté Ryo a dit quelque chose, alors nous devons prendre sa parole pour Evangile.

-Non pas parce que je l'ai dit, intervint Ryo d'un ton posé, mais parce que j'ai de très bonnes raisons de l'avoir dit. 

Ça n'a pas ébranlé Kyo dont le regard assombri sous ses sourcils froncés rivaient sur Masashi une méfiance qui se mêlait à la haine.

-Un type venu trouver les détracteurs de son propre père ne m'inspire pas confiance ; encore moins lorsqu'il s'agit du fils de… cet homme-là.

“Cet homme-là”, ou comment un mépris impossible à dissimuler transformait en insulte les mots les plus neutres. “Cet homme-là”, Kyo l'avait vomi comme s'il était un aliment pourri empoisonnant son estomac.

-Ecoutez, hasarda Masashi sans grande conviction. Je sais que vous n'avez aucune raison de me faire confiance, mais je n'ai aucune raison de vous vouloir du mal, alors…

-Ce n'est pas parce que, pour une obscure raison, vous connaissiez Ryo, que ça change quoi que ce soit au caractère suspect et surréaliste de la situation ! explosa Kyo, hors de lui.

-Son père a tué sa mère, espèce d'enragé ; il te faut quelque chose de plus ou le petit Brabançon que tu es va enfin cesser d'aboyer pour écouter ce qu'il a à dire ?

Si le froid régnait déjà dans la pièce, les paroles de Ryo avaient jeté un blizzard. Tous, ils se sont figés de stupeur, interdits par cette révélation dont ils ne savaient que faire. Masashi s'est enfoncé au creux de sa chaise, priant pour que le plafond s'écroule sur lui et l'enfouisse à l'abri de leurs regards.






-Je sais que je n'aurais jamais dû dire ça. C'était votre vie privée, qui plus est un événement des plus atroces. Il ne m'appartenait pas de le révéler comme ça.

Ryo se confondait en excuses depuis plusieurs minutes déjà, et Masashi écoutait sans broncher l'homme qui le suppliait de ses mains jointes de lui pardonner. Mais il n'y avait rien à pardonner aux yeux de Masashi, et si les circonstances avaient été différentes, il se serait amusé à voir l'homme perdre ses moyens, le visage rougi par la gêne.

-Vous avez fait ce qu'il fallait, le rassura Masashi de sa voix profonde. Grâce à cela, le “petit Brabançon” a accepté de m'écouter.

L'évocation de ses propres paroles a semblé légèrement dérider Ryo qui lâcha un petit rire nerveux. 

-Je ne sais pas pourquoi il s'est comporté comme ça. Enfin, bien sûr, je le sais, se reprit-il avec maladresse ; il se méfie des nobles comme il se méfie du Diable -sinon, vous ne l'auriez pas trouvé là où vous l'avez trouvé. Mais la façon dont il parlait de vous m'a quelque peu fait perdre patience.

-Ryo, vous êtes plus âgé que moi ; pourquoi ne pas me tutoyer ? l'interrompit Masashi sans ambages. 

-Mais… Jamais je ne le pourrais, balbutia l'homme que ces propos déstabilisaient. L'âge importe peu lorsqu'une telle différence de statut se présente.

-Je vous trouve après huit ans à fréquenter des hommes qui répandent publiquement des accusations contre le duc, et vous me parlez de statut ? a ri Masashi d'un ton enjoué. Excusez-moi, mais entre ça et le fait que vous êtes la première personne au monde à avoir réellement tenté de m'aider ce jour-là, je crois que le tutoiement est la moindre des choses que l'on peut s'accorder, vous ne croyez pas ?

Ryo a hésité. Un malaise silencieux le prit et, passant sa main diaphane dans le noir profond de sa chevelure -pour la dixième fois au moins depuis le début de leur conversation-, il a baissé le regard. Un voile de tristesse a recouvert ses yeux. Masashi s'en est voulu alors, comme il devinait les pensées secrètes qui avaient assombri l'âme de l'homme ; le souvenir de sa mère qu'il n'avait pas réussi à sauver, et de cet adolescent désemparé que rien jamais ne semblait pouvoir délivrer de son chagrin.

-Ce que je veux dire, Ryo, est que pendant huit ans, je n'ai cessé de me souvenir de cet homme dont toute la douceur et l'humanité, ce jour-là, ont suffi à me faire tenir toutes les fois où j'aurais pu simplement me laisser enfoncer dans les marais du désespoir.

-Alors, durant ces huit années, pourquoi n'être jamais venu me retrouver ?

Ce n'était pas un reproche, bien sûr. Il savait que Ryo ne se le fût jamais permis ; même le penser était inconcevable. Cependant, il y avait au fond de sa voix un regret que Masashi n'aurait jamais soupçonné jusqu'alors ; mais à présent, ce regret que Ryo avait trahi malgré lui, il a serré un peu trop fort le cœur de Masashi.

-Parce que j'avais bien trop peur de ce que mon père pouvait apprendre ; bien trop peur de ce qu'il pouvait penser, déclara-t-il alors avec gravité. Mais à présent, ce que pense mon père est précisément ce contre quoi je veux dédier ma vie.





-La première chose que je dois vous dire est d'arrêter instantanément tout ce que vous faites.
Le ton était implacable, l'assurance infaillible, le regard impénétrable. Masashi se tenait debout en maître de conférence autour d'une table ronde à laquelle étaient installés les quatre hommes enfin réunis. Sur la vieille horloge accrochée au mur beigeâtre, les aiguilles indiquaient trois heures quinze. La nuit était noire et glaciale ; à travers la fenêtre, aucune étoile n'était visible, comme si le froid impitoyable les avait chassées. Sous la table, Ryoga et Kyo agitaient leurs genoux à l'unisson, dans le rythme effréné de leur nervosité.
-Pour quelle raison ? s'enquit alors Hiroki, les bras croisés sur sa poitrine.
-Parce que cela ne vous sera d'aucune utilité…
-Bien sûr, s'exclama Ryoga en tapant sa main contre sa cuisse dans un éclat de rire forcé. Un homme sorti de nulle part vient nous voir la bouche en cœur pour nous dire d'arrêter ce que nous faisons au prétexte que cela ne sert à rien, mais que ce même homme soit le fils du duc contre lequel nous faisons ce que nous faisons n'est qu'un pur hasard, ironisa-t-il.

-Parce que cela ne vous sera d'aucune utilité, reprit Masashi d'une voix féroce comme il dardait son regard sur le jeune homme, mais parce que cela ne fait rien que vous mettre en danger, tous autant que vous êtes. Les hommes de mon père rôdent en tenue de civil dans les rues de jour comme de nuit ; toute infraction à l'encontre de sa personne vous coûtera bien plus cher que vous ne l'imaginez si vous venez à vous faire prendre. Alors, à moins que votre campagne de dénonciation vous soit plus importante que votre propre vie, vous feriez mieux de brûler vos foutus tracts et de m'écouter.
-D'accord, Petit Prince, défia Ryoga avec arrogance. Dans ce cas, dis-nous exactement pourquoi tu te retrouves ici parce que, sauf tout le respect que je te dois, je ne comprends pas ce que tu peux attendre d'un médecin aussi miséreux que les pauvres qu'il soigne, d'un hôtelier d'auberge miteuse, d'un voyou tatoué jusqu'aux os et d'une putain comme moi.








-Je vois que tu travailles dur.
Cette fois, Mako n'a pas sursauté. Son cœur, lui, a raté un battement, mais elle a calmement dissimulé son appréhension au fond d'elle-même et, dans un sourire avenant, s'est inclinée dans une révérence emplie de grâce devant l'homme qui la toisait.
-Je vous souhaite le bonjour, Monsieur le Duc, déclara-t-elle de sa voix la plus posée.
-Qu'un jeune et frêle garçon comme toi puisse porter de telles charges me surprend, fit Atsushi dont les yeux brillaient ardemment. Il me semble que nous avons des employés plus qualifiés pour ce genre de travaux…
-J'aime les tâches physiques auxquelles j'ai toujours été habitué, fit-elle sans ambages, et j'ai plus de forces que ma constitution ne le laisse paraître.
-Mon fils n'a pourtant pas l'habitude de donner des tâches lourdes à ceux qu'il prend à son service. Enfin… je n'ai pas mon mot à dire là-dessus.
Mako se demandait bien ce que pouvait lui vouloir cet homme dont le regard la mettait mal à l'aise -elle se sentait comme un poisson piégé dans un aquarium trop étroit à travers lequel il l'observait pour se délecter de la voir nager en rond. Ce regard pénétrant semblait lire en elle comme dans un livre ouvert.
-Mes gages ne me permettent pas de me plaindre, fit-elle pour couper court à la conversation. Si Monseigneur veut bien m'excuser, je dois apporter cette panière de draps sales à la laverie…
-Que dirais-tu de partager nos parties de chasse, à mon fils et moi ?
Elle s'est figée. La réponse qu'il attendait d'elle était celle qu'elle ne voulait donner pour rien au monde pourtant, cette stature fière, beaucoup trop fière, qui la dominait, ne lui inspirait aucune bienveillance. Alors, il lui fallut trouver une parade.
-J'ai bien peur de n'avoir jamais eu le goût de tirer sur de pauvres créatures qui ne m'ont fait aucun mal, fit-elle prudemment.
-C'est un trait que partage malheureusement mon fils cadet, soupira Atsushi dans un ostensible regret. Eh bien, si ce n'est que ça, je peux te proposer de partager nos séances de tir ; de simples mannequins de paille ne devraient pas trop éveiller ta compassion, fit-il comme il s'avançait d'un pas vers elle. Il me semble que quel que soit son statut, un homme -un futur homme, rectifia-t-il- devrait toujours savoir tirer.
-Je partage votre avis, assura-t-elle dans un mensonge convaincant.
-Alors, dois-je comprendre que tu acceptes ?
-Bien sûr, Monseigneur ; qui refuserait une telle invitation de votre part ?
La satisfaction d'Atsushi luisait dans ses yeux étrécis. A la lumière des flambeaux qui éclairaient le couloir, cette lueur prenait une teinte rouge orangé qui lui rappela l'incendie de la maison close. “Sa” maison close. L'homme qui se tenait devant elle en cet instant même était le propriétaire de cette prison dans laquelle elle avait vu se propager l'enfer, dans laquelle elle avait vu éclater une mutinerie qui avait entraîné une violence telle que toutes, toutes, hormis elle, survivante miraculée mais maudite aussi, avaient péri.


Mais non, dénia une voix dans sa tête avec colère. Mais non, comment peux-tu penser cela? Votre mutinerie n'a pas entraîné la violence ; c'est la violence qui a entraîné votre mutinerie. Elle s'est demandé, le coeur battant, ce qu'Atsushi avait bien pu penser le jour où il a appris que sa propriété avait brûlé ; que toutes les femmes qui lui appartenaient avaient péri. Avait-il eu seulement une ombre de regret pour les vies perdues, les vies qu'il avait de toute façon déjà gâchées, ou bien ne s'était-il soucié que de l'argent parti en fumée ?
Lui qui, sans s'en douter, avait devant lui la seule et unique rescapée de son commerce d'humains -alors inhumain- ; avait-il déjà un seul instant, quelque part dans les méandres de son existence, été traversé par une once de sympathie pour toutes ces vies disparues ?
Ou bien n'était-elle condamnée qu'à n'être jamais qu'un bout de viande mis à sa disposition dans son esprit dénaturé ?
Toutes ces pensées l'ont traversée qui l'avaient statufiée sur place, serrant entre ses doigts les poignets de la panière dont elle ne sentait plus même le poids, tant celui du regard d'Atsushi sur elle écrasait toute autre forme de conscience.
-Eh bien, nous nous reverrons bientôt.
Et il s'est éloigné. Juste comme ça, comme s'il n'avait pas su qu'il était un tigre en face d'une proie tremblante et sans défense, il s'en est allé. Non, il ne l'avait pas su. C'est lorsqu'elle laissa échapper un profond soupir qu'elle se rendit compte qu'elle avait, depuis un moment déjà, cessé de respirer.







-Tu étais tétanisée la dernière -et première- fois qu'il t'a adressé la parole ; comment peux-tu éprouver l'envie de rester avec lui ?
Lorsque la jeune femme lui a fait part de son échange avec son père, Masashi a senti la colère s'emparer de lui avec férocité. Pris au piège entre ses serres fermement refermées sur lui, il n'a pu se débattre pour chasser ce sentiment alors, il s'est senti oppressé, écrasé entre ces griffes impitoyables et Masashi se sentit imploser.
Il arpentait sa chambre dans des allers-retours frénétiques, comme courant après quelque chose qui lui échappait indéfiniment. Ses mains s'entremêlaient l'une dans l'autre dans des mouvements nerveux, presque compulsifs, et Mako qui se sentait responsable de son état s'est reculée dans un coin de la pièce, mi-craintive, mi-agacée.
-Une personne de mon statut n'a pas le loisir de refuser la compagnie d'un homme tel que votre père, Monseigneur, se défendit-elle vaillamment. Décliner ses invitations serait un affront qui ne me saurait être pardonné.
Sa course irrépressible s'est stoppée net et il a fait volte-face, s'avançant vers elle par de grandes enjambées martelantes, les sourcils froncés par la colère, le regard noir.
-Mais tu es employée de ma maison, Mako, et c'est à moi que tu dois obéir.
Il a pointé sur son visage un doigt accusateur, qui frôlait son front presque, et juste sous ses yeux, le poing serré de Masashi lui faisait peur. Elle a baissé le regard vers l'autre main qu'il s'efforçait de garder immobile, mais même ainsi, ces mains lui paraissaient grandes. C'était une particularité qu'elle avait remarquée depuis le premier jour, bien sûr ; les mains de Masashi lui avaient toujours paru ainsi.
Mais à ce moment-là, tandis qu'il se tenait à quelques centimètres d'elle, titan tout de noir vêtu qui l'acculait au coin de sa propre chambre, ces mains lui ont paru démesurément immenses. Beaucoup trop grandes, beaucoup trop puissantes -surtout trop puissantes, en réalité- pour ne pas constituer un danger.
Si ces mains-là venaient à vouloir lui faire du mal, elle savait que les siennes ne pourraient jamais lutter. Beaucoup trop fines, beaucoup trop fragiles, beaucoup trop féminines ; face à cette force de la nature qu'il était et que sa rage pouvait décupler, elle n'avait aucune chance. Et pour la première fois, Mako a vraiment eu peur de lui.
-Tu t'entêtes à travailler lorsque ton état ne te le permet pas, gronda Masashi, désobéissant par-là même à mes ordres et au bon sens ; mais ça, martela-t-il avec rage, que tu acceptes une telle demande de sa part comme si de rien n'était, je ne sais même pas quoi en penser.
-Ce que Dieu vous réclame, même le Pape ne pourrait le refuser.
Elle s'était défendue comme elle le pouvait, avec une assurance bancale, une moue boudeuse, ses grands yeux noirs brillants qui lui rappelaient ceux de Takashi, exaspérant plus encore l'homme, malgré -ou peut-être à cause- de l'attendrissement qu'il ne put s'empêcher de ressentir. Mais il l'a regardée, les yeux étrécis sous ses sourcils froncés comme il pénétrait dans son regard, y cherchant une réponse qui pût mettre un terme à sa confusion.
-Comment oses-tu une telle comparaison ? fit-il, dépassé. Mako, mon père n'est pas Dieu ; et si tu veux mon avis, il est plutôt le Diable.
-Eh bien, sa compagnie me sera alors familière.

Masashi a passé ses mains sur son visage. Encore elles. Ces mains qui dissimulaient tout juste son visage, à lui, mais qui semblaient pouvoir briser le sien d'une simple pression entre leurs doigts. Ce n'était que le geste d'un homme las pourtant, la vision de ces mains qui recouvraient son visage devenu alors illisible était pour elle une menace imminente. Comme si elle sentait, au fond d'elle, qu'entre ces mains sa vie était détenue, et qu'entre ces mains sa vie basculerait. Inconscient des tourments qui hantaient la jeune femme, Masashi a lâché un profond soupir exténué.
-Plus tu passeras de temps auprès de lui, lâcha-t-il, plus les risques qu'il ne découvre ta véritable identité sont grands. Et combien de temps cela va-t-il durer ? Des mois, des années ? Mako, il s'apercevra au fil du temps que tu ne mues pas, que tu ne grandis plus ; as-tu déjà pensé à cela ?
-Avez-vous déjà pensé que j'aie pu avoir l'intention de rester ici tant de temps ?
Tant pis si elle mourrait un jour de ces mains de titan ; aujourd'hui, elle ne voulait pas perdre, elle ne voulait pas céder à la peur, ne pas succomber à sa propre imagination. Alors, elle a défié Masashi pour se défier elle-même ; pour se prouver que, juste une fois, elle pouvait déstabiliser son adversaire et le laisser désarmé.
-Vous imaginiez peut-être me retenir pour toujours dans ce château de malheur ? railla-t-elle dans une ironie grinçante. Mais, mon cher Monseigneur, depuis le début, il n'a jamais été question pour moi que d'en ressortir de la même façon que j'y suis entrée ; sans vous demander votre avis.
-Et où iras-tu, après ça ?

“Une pauvre petite prostituée comme toi, sans éducation ni argent, n'aurait nulle part où aller si ce n'est sous un pont, à vendre son corps à qui veut bien lui donner de quoi manger.” Voilà ce que ces paroles auraient pu vouloir dire. Voilà ce qu'elles auraient voulu dire, sans nul doute, si elles étaient venues de la part d'un autre.
Seulement, elles venaient de Masashi, ces paroles, et il les avait prononcées avec une voix telle que, au lieu de la provocation à laquelle elle s'était attendue, elle a cru y déceler de la peur. Une peur anonyme qui luisait faiblement dans son regard ; un regret qui jetait un voile par-dessus, aussi. Comme si tout ce qui importait à Masashi à ce moment-là n'était pas de savoir si elle oserait partir ; mais si elle avait un endroit où partir.
“Bien sûr qu'il se fiche complètement que tu restes ou non ; c'est toi qui t'es imposée dans sa vie, je te rappelle. Il n'a jamais demandé à traîner un boulet comme toi.
Quand même, il est le premier à s'être immiscé dans la tienne, de vie, le jour où il l'a sauvée. -Il n'avait pas prévu d'en subir les conséquences.”
Elle a tu les voix qui tiraillaient sa conscience et a baissé les yeux. C'était pour cacher le rideau trouble qui commençait à les couvrir pourtant, ils sont tombés sur ses mains. Encore et toujours elles qu'elle ne pouvait pas fuir. Elles ne faisaient qu'être là, ballantes, indolentes, inoffensives, mais par le simple fait d'exister, ces mains-là avaient plus de pouvoir sur elle que toutes les menaces du monde.
-Après, je fuirai là où, je l'espère, plus personne jamais ne pourra me rattraper.







Cela avait recommencé. Les coups sourds qui, d'abord, semblent faire partie des bruits ambiants du monde intérieur, puis qui peu à peu grossissent, enflent, occupent un espace qui n'est pas le leur, qui a dépassé les limites de la frontière entre le rêve et la réalité. Un tambour de guerre qui annonce la fin de votre paix nocturne pour un brusque et forcé retour à la réalité. Ensommeillée, l'esprit encore brumeux, Mako s'est relevée de son lit pour s'avancer d'un pas d'automate vers la porte.
Le garçon au tambour se tenait là, perdu dans sa chemise de nuit trop grande qui laissait voir la blancheur d'une épaule, ses pieds nus qui remuaient sur le sol.
-Miko, j'ai encore fait un cauchemar, murmura-t-il si bas qu'elle put à peine l'entendre. Puis-je retourner dormir avec toi ?
-Ne m'appelle pas par mon vrai nom, grommela-t-elle d'une voix pâteuse. Écoute, je n'ai rien contre le fait que tu viennes dormir avec moi, mais lorsque le besoin te prend subitement à trois heures du matin, pourrais-tu envisager l'alternative d'aller plutôt voir ton frère ? Je dois me lever tôt pour aller travailler, tu sais.
-Non, fit-il à nouveau dans un souffle presque imperceptible. Tu ne dois pas travailler, c'est toi qui en as décidé ainsi. Ecoute, Miko, j'ai bien évidemment essayé d'aller voir Masashi, mais en arrivant devant sa porte, j'ai entendu qu'il était en plein conciliabule.
-Que veux-tu dire par “conciliabule” ? s'enquit la jeune femme, intriguée.
-Ne parle pas si fort ! paniqua le garçon dans ce même chuchotis. Si ils t'entendent, on va avoir des problèmes.
-Qui sont “ils” et que font-ils dans la chambre de Masashi au beau milieu de la nuit ? insista-t-elle qui commençait à s'impatienter, ayant oublié toute fatigue.
-Je ne peux pas te le dire, Miko.
Et Takashi de s'avancer à l'intérieur de la chambre sans plus attendre. Miko l'a stoppé net, faisant barrage devant lui. Plongés dans le noir, ils se voyaient sans se voir.
-Un instant, Takashi, déclara-t-elle gravement. Tu viens me réveiller au beau milieu de la nuit en me disant que ton frère est en ce moment même en plein conciliabule, dans sa propre chambre, et tu ne veux me dire avec qui ni pourquoi ?
-Je ne suis moi-même pas censé être au courant, trépigna Takashi, partagé entre l'agacement et l'angoisse. Je ne peux te le dire pour une très bonne raison ; Masashi ne me le pardonnerait pas.
-Comment le saurait-il puisque je n'irai jamais le répéter ? rétorqua-t-elle qui se mit à murmurer, un peu par mimétisme, un peu par crainte d'être entendue à présent, aussi.
-Pour une seconde bonne raison, renchérit le garçon ; être au courant te rendrait malgré toi complice, et pourrait un jour te mettre en danger.
-J'emporte mes secrets dans la tombe et jamais quiconque ne pourrait me reprocher un jour de savoir ce… je-ne-sais-quoi, lâcha-t-elle.
-Pour une troisième bonne raison, insista Takashi d'un ton grave qui lui était inhabituel. Parce qu'il se pourrait que l'envie te prenne de faire la même chose qu'eux et ça, c'est un risque que ni moi, ni mon frère, n'accepterons jamais de te laisser prendre.
Il n'en fallut pas plus à Miko pour céder. Non pas aux tentatives de dissuasion de Takashi, bien sûr ; mais à ses propres pulsions. Poussant le jeune homme avec une brusquerie inattendue, elle sortit en trombe de la chambre, laissant derrière elle Takashi seul dans le noir, qui regrettait déjà d'être venu frapper à cette porte.







La porte de la pièce s'ouvrit en grand qui fit sursauter Miko. La jeune femme, prise de panique, bascula en arrière avant de se cogner contre le mur, le coeur battant.
Sur le seuil de sa chambre, Masashi se tenait là, interdit, qui ne s'était de toute évidence pas attendu à voir la jeune femme apparaître au même moment où il semblait sur le point de sortir. Ils se sont dévisagés un instant, elle pétrie d'angoisse, lui saisi de surprise, avant qu'une voix ne les sorte de leur torpeur :
-Masashi, je ne te connaissais pas un tel tombeur. Depuis quand une si jolie femme vient te rendre visite dans ton intimité au beau milieu de la nuit ?
Derrière le corps de Masashi qui faisait barrage à l'entrée, Miko aperçut une silhouette d'un rouge vif faire irruption. Les lèvres carmin, les cheveux platine en bataille autour de son visage pâle, les yeux d'un bleu éclatant magnifiés sous des paupières outrageusement noircies, un homme lui faisait face dans un sourire lumineux.
-Bon sang, les gars, je crois que c'est elle dont il nous a parlé.
-Ryoga, que ne comprends-tu pas dans le mot “discrétion” ? fit une autre voix grave depuis l'autre bout de la pièce.
-Je crois que la personne toute entière de Ryoga est l'antithèse même de la discrétion.
-Elle est beaucoup trop mignonne, les mecs.
-Putain, il va la fermer ?
-Kyo, ne t'y mets pas aussi, je t'en prie.
-Ce mec va réveiller le château entier à parler aussi fort.
-Tu parles plus fort que quiconque dans cette pièce, Kyo.
-On dirait un petit chiot apeuré, elle est vraiment trop mignonne.
-Ryoga, parler en ces termes en face même de la personne concernée est un cruel manque de respect à son encontre, fit encore une autre voix que Miko crut reconnaître.
-Ryo est ici ?
-Oh, elle parle. Sa voix est trop mignonne.
-J'ai toujours pensé qu'il était un pur homo, mais je crois qu'il vient de virer de bord.
-Eh bien, puisque tu m'as reconnu, oui, Mako, je suis là, déclara sobrement Ryo qui était apparu à son tour derrière un Ryoga qui trépignait, lui-même derrière un Masashi qui ne trépignait pas du tout, trop occupé à fixer la demoiselle non sans une certaine appréhension.
-Je n'ai pas viré de bord, imbécile, je sais juste reconnaître la beauté là où elle se trouve.
-Excusez-moi, interrompit brusquement la voix caverneuse de Masashi qui couvrit l'atmosphère d'une chape de plomb. Puisque notre entretien est terminé, mes amis, auriez-vous l'amabilité de quitter ma chambre ?
Après qu'un défilé de silhouettes que, dans la pénombre du couloir, elle ne put identifier, fut terminé et que le silence se fut réinstallé, Miko a senti une poigne ferme se resserrer autour de son poignet et sans préambule, elle fut tiré à l'intérieur de la chambre. Masashi avait à peine refermé la porte derrière eux qu'il la fusilla du regard :
-Que faisais-tu juste devant ma chambre à cette heure-ci ?

Sa main n'avait toujours pas lâché son poignet dont elle pouvait faire deux fois le tour. Désemparée, paniquée, Miko cherchait dans son esprit des mots que, dans ce chaos, elle ne put trouver. Seule une plainte gémissante s'échappa d'entre ses lèvres.
-Premièrement, jeune fille, martela Masashi qui la couvrait d'un regard qui était tel une nuit noire parsemée d'éclairs, tu ne dois jamais, au grand jamais, déambuler dans les couloirs en chemise de nuit avec les cheveux lâchés.
Elle a acquiescé en silence, trop effrayée pour émettre un son.
-Si mon père ou l'un de ses hommes te voyait, il verrait instantanément qui tu es. Es-tu inconsciente ou simplement suicidaire ? gronda-t-il.
Elle a tenté de mettre fin à l'emprise qui la retenait prisonnière, mais la main de Masashi ne lâchait pas ce poignet frêle. Comme si, inconsciemment, il avait peur de la laisser partir. Déglutissant cette boule d'angoisse qui obstruait sa gorge, elle réussit à articuler :
-Mais nous sommes dans vos appartements, Monseigneur, et votre père ou l'un de ses hommes n'aurait aucune raison d'y rôder en pleine nuit.
-Tout risque inutile est un risque en trop, insista-t-il avec ardeur. Pars du principe que tu n'as aucune idée de ce qu'il peut ou non se passer ici, et que quoi que tu fasses, en quelque moment, en quelque lieu, pourrait être su de quiconque.
De nouveau, elle a acquiescé en silence, le coeur battant.
-En outre, sache que si tu es venue ici pour écouter à ma porte, je ne te le pardonnerai pas.
-Je n'ai rien entendu, Monseigneur, jura-t-elle d'une voix étranglée. Ce n'est qu'un malheureux hasard si vous êtes soudainement apparu alors que j'arrivais seulement devant votre porte.
-Alors, est-ce bien moi que tu venais voir ? s'assura-t-il, l'air grave.
-Eh bien… Oui, finit-elle par dire après un instant d'hésitation.
-Et pourrais-je savoir, jeune fille, quelle raison a bien pu te pousser à venir me trouver jusque dans ma chambre, à trois heures du matin ?
-J'ai fait un cauchemar, j'ai pris peur et je suis venue chercher une présence humaine pour me rassurer sans même penser à ce que je faisais, lâcha-t-elle d'une traite.


Malheur, enfer, et damnation. C'est à ce qu'elle venait d'énoncer qu'elle n'avait pas pensé, comme l'urgence de la situation et la panique lui firent dire la première chose qui lui est passée par l'esprit, mais aussitôt ces paroles prononcées, elle les regretta.
Au-dessus d'elle, la nuit noire parsemée d'éclairs semblait connaître une accalmie. La nuit était sans lune ni étoiles, calme, anonyme. Sa noirceur absolue était comme un gouffre sécurisant au creux duquel elle pouvait se cacher.
-Eh bien, juste pour ce soir, tu peux dormir avec moi.
C'était une réaction qui lui était tant inenvisageable qu'elle ne l'avait, pas même un instant, redoutée. Mais l'inattendu s'était produit, une incongruité folle qui trouvait son origine en Masashi, et plus que jamais alors, Miko a voulu disparaître sous terre. 






Il avait beau être spacieux, il avait beau vous appeler à vous fondre dans sa douceur moelleuse, dans le luxe de sa soie dorée et la chaleur de son épais duvet d'une blancheur immaculée, il avait beau vous promettre le délicieux confort de son cocon, de vous envelopper d'un sentiment de sécurité inébranlable et le sommeil d'un ange ; le lit de Masashi apparaissait aux yeux de Miko comme la cellule d'un donjon. Alors, adossée contre le mur, les bras croisés sur sa poitrine, elle rivait sur l'homme un regard qui l'eût abattu sur place si ses yeux avaient été des armes. Dans un sourire qui se mêlait à la grimace, Masashi a accueilli ce témoignage de méfiance avec raillerie :

-N'aie trop de crainte ; contrairement à Ryoga, je ne te trouve pas si mignonne que ça.
La moue qu'elle lui adressa le fit rire intérieurement, mais à l'extérieur, son visage n'exprimait que froideur.
-Je te rappelle que c'est toi qui es venue à moi ; si maintenant tu as peur de ce que je pourrais faire, alors je peux te renvoyer dans ta chambre, seule avec tes cauchemars.
Elle ne pouvait décemment pas lui dire que tout cela n'était qu'une excuse inspirée de Takashi pour ne pas avoir à lui dire la vérité -oui, bien sûr, elle était venue écouter aux portes, mais n'en avait simplement pas eu le temps- alors, elle s'est renfrognée un peu plus plus et, du pas lourd d'une condamnée marchant tout droit vers sa potence, elle s'est approchée du lit de Masashi.
-Si vous me touchez, je vous le ferai payer, menaça-t-elle dans un regard noir.
-Jeune fille, a fait la voix sarcastique de l'homme, j'ai tous les droits sur un sujet qui a été pris en flagrant délit d'espionnage.

Le cœur qui s'emballait dans sa poitrine serrée, elle s'est enfouie vivement sous les couvertures, cachant son malaise et sa terreur sous leur douceur réconfortante.
Il lui semblait que les tambourinements de son coeur était tels qu'ils pouvaient parvenir jusqu'à lui et Miko s'est recroquevillée dans une position foetale, priant pour que ces battements affolés lui restent inconnus, mais plus elle y pensait, plus son angoisse grandissait. Mais à travers l'épaisseur du duvet, elle entendit les pas étouffés de Masashi parcourir lentement la chambre et, l'instant d'après, jetant un oeil en dehors de son cocon, elle se retrouva dans le noir, comme l'homme venait d'éteindre une à une toutes les chandelles. Elle a sursauté lorsqu'elle a senti une présence s'appuyer à côté d'elle dans le bruissement des draps. La voix de Masashi a traversé les ténèbres.
-Je savais très bien que tu mentais ; me crois-tu vraiment si naïf ?
Elle n'a pas répondu. La présence à côté d'elle lui paraissait lourde, si lourde qu'elle semblait prendre possession de tout l'espace qui les entourait, et elle si petite, si infime, qu'elle eut le sentiment de disparaître peu à peu.
-J'ignore ce qu'a pu te dire Takashi, mais à ta place, je me mêlerais de mes affaires.
Son corps tout entier s'est raidi, chaque centimètre de ses muscles s'est tendu à l'extrême ; même son sang aurait pu s'arrêter. Comme s'il avait senti la tension qui avait pris possession d'elle, Masashi a repris d'une voix douce :
-C'est pour cela que j'ai accepté. Te laisser dormir avec moi ce soir était la pire punition que je pouvais te faire.

C'était étrange, cette douceur ; elle était un paradoxe avec la teneur de ses propos pourtant, cette douceur a réussi à se frayer un chemin dans l'esprit de Miko qui se détendit légèrement alors. Comme si ce qui aurait dû être de la colère, et de la colère seule, dissimulait en réalité une toute autre identité. Malgré cela, elle ne pouvait se défaire de cette défiance qui était alors la seule protection qu'elle trouvait à sa portée :
-Pour cela, je vous hais, Monseigneur.
-Tant mieux, ton châtiment n'en sera que plus efficace.

Encore cette contradiction, cette dissonance entre sa voix et ses propos, entre son cœur et sa conscience. Perdue entre deux mondes distincts, Miko a senti peu à peu dans sa poitrine que la panique laissait à contrecœur sa place à quelque chose qu'elle ne put identifier. Comme un doute profond qui s'était libéré de toute peur, une question laissée en suspens là, qui flottait dans son esprit et qu'elle ne pouvait même déchiffrer.
Et cette présence qui imprégnait toute la pièce à présent lui paraissait aussi légère qu'une plume. Une plume immense qui la recouvrait de toute sa chaleur et sa douceur. Fermant les paupières, Miko se sentit succomber peu à peu sous cette tiédeur lénifiante, et lorsque les bras de la sérénité l'enveloppèrent, elle laissa le sommeil tendrement la bercer.

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