-Undecided- chapitre treizième
Juliet
-Je vais faire venir un médecin, Masashi. Repose-toi tranquillement en attendant.
Takashi avait raccompagné Masashi jusqu'à sa chambre, où il le fit asseoir doucement sur son lit. Pareil à une mère prenant soin de son enfant, il était auprès de lui d'une tendresse, mais d'une fermeté aussi, sans égales.
Takashi, le frêle, l'enfantin, le délicat, gracile et sensible Takashi qui s'occupait du colosse humain qu'était son frère ; Masashi n'en revenait pas, et s'il éprouvait une infinie reconnaissance pour le jeune homme, la honte et la culpabilité venaient ternir ce tableau d'amour fraternel. Le visage maculé de sang de Masashi émit un sourire pâle.
-Je n'ai pas besoin de médecin. Ryo est en sécurité, et mis à part lui, je ne voudrais voir personne. Je peux me soigner seul.
-Dans ce cas, attends-moi simplement ici.
Masashi s'est demandé ce qu'il pouvait bien y avoir à attendre mais, trop faible moralement pour discuter, il s'est contenté d'acquiescer. Lorsque son petit frère lui a tourné le dos pour s'éloigner, il a cru voir à sa place la silhouette de sa mère traverser le seuil de la pièce.
Maman, j'espère que les Anges sont tombés amoureux de toi. Je sais que les Anges se sont épris de toi.
Il y avait la lumière au bout du tunnel. Au départ elle était lointaine, vacillante, mais au fur et à mesure qu'elle approchait au rythme régulier de ses pas, elle semblait presque dansante ; les lueurs des torches fixées aux murs faisaient refléter sur elle cette couleur rouge-orangé, se mêlant dans un dégradé halogène dans le violet des cheveux de Takashi.
C'était un dégradé auroral, voilà ce que c'était ; les couleurs d'une aube qui magnifient le ciel de la promesse d'une nouvelle journée et, avec elle, d'un nouvel espoir qui naît. Voilà à quoi ressemblait la silhouette de Takashi alors, auréolée de ces couleurs ; à la magnificence d'un jour nouveau.
Lorsqu'il a compris ce qui l'attendait, Kyo s'est dit que la théophanie dont il était le témoin privilégié avait pris une forme drôlement excentrique, mais aussi sacrément mignonne. Dans ce monde de cellules souterraines, entre les murs desquelles l'air vicié asphyxiait les âmes les plus résistantes, l'arrivée de Takashi était une bouffée d'oxygène.
-Vous avez l'ordre de faire libérer cet homme.
Takashi s'était arrêté à un pas de la cellule. C'est Kyo qu'il fixait, comme si ses paroles avaient été à lui adressées mais bien sûr, c'est le geôlier adossé au mur qui a réagi :
-Quel ordre ? Seul le duc peut me donner cet ordre, et je n'en ai reçu aucun de sa part.
-Il s'agit de mon ordre et je vous suggère de considérer qu'un ordre venant de moi ou de mon frère équivaut à un ordre de mon père.
L'aisance de Takashi, son assurance aussi, ne permettaient pas la moindre contradiction. En réalité, il semblait si sûr de lui qu'il parut à l'homme que la moindre objection eût été une inconscience ; comme si, vraiment, l'autorité d'Atsushi s'était transposée en son fils cadet.
Ce fils que personne ne voyait, que personne ne considérait, comme l'excentricité l'avait paradoxalement rendu transparent aux yeux de tous, voilà maintenant que de tout son être émanait une présence dont il était difficile de se détacher. Alors, l'esprit chamboulé, le garde est venu déverrouiller cette porte qui s'ouvrit dans un grincement.
Lorsque Takashi est passé à côté de lui, avec un Kyo affaibli appuyé contre son épaule, il lui lança ces paroles : -À votre place, j'abandonnerais tout et quitterais vite ce château.
Sur ces mots abscons qui ne lui laissèrent que confusion, Takashi s'en est allé, laissant le garde muet.
-Karyu, viens avec nous.
Karyu était là, sur le seuil de sa chambre, le bras appuyé contre l'encadrement de la porte. Torse nu, vêtu d'un simple pantalon de nuit, une cigarette brûlant entre ses lèvres, il a toisé Takashi qui se présentait à lui, l'air déterminé, et Kyo, que les coups infligés par Atsushi et la privation de nourriture depuis deux jours avaient affaibli. Pour toute réponse, Karyu se contenta d'expirer un sillon de fumée devant leurs yeux.
-Non.
Takashi eut l'air de penser que sa demande avait été mal comprise. Aussi, naïvement mais assurément, il réitéra : -Karyu, tu dois venir avec nous.
-Non.
Karyu haussait les épaules avec indifférence. Avait-il la moindre idée de l'endroit où il était censé les accompagner, ou même pourquoi ? Takashi s'est posé la question, mais peut-être après tout que Karyu n'en avait rien à faire. Oui, puisqu'il était Karyu, alors sans doute que l'idée de lui demander la raison de cette subite demande ne lui a pas même effleuré l'esprit. Takashi a senti ses nerfs se tendre.
-Karyu, ce n'est pas une supplique venant du garçon que tu as élevé jadis ; c'est une injonction du fils du duc, du frère de ton maître que tu reçois.
Karyu a ri. Son regard donnait l'impression qu'il se délectait de la vision du jeune homme, comme un enfant se délecte d'une sucrerie.
-Tu penses que tes désirs sont des ordres ? Mon petit Takashi, tes délires sont désordre ; et moi, je reste ici.
Kyo s'impatientait, sa faiblesse physique lui rendant pénible la station debout, mais aussi l'inquiétude le prit comme il sentait monter la colère en son ami. Takashi, le parangon même de la patience et de la douceur, était un magma en ébullition prêt à exploser à tout moment. Mais une volonté surhumaine réussit à l'apaiser, du moins en apparence, et sans plus la moindre considération pour Karyu, Takashi s'en retourna. Même lorsque la voix de l'homme traversa le couloir alors qu'il était déjà loin, il n'eut aucune réaction.
-Donne à manger à ce pauvre mec, enfin. Il est plus blanc que la face plâtrée de Ryoga.
Dans la maison qui leur servait de refuge, Miko arpentait le sol d'un pas militaire, tournant en rond depuis plusieurs minutes déjà, devant les yeux las de Tatsurou.
Ce dernier, assis sur le bord de ce canapé de cuir noir, patiné et ridé par le temps, le dos voûté, les bras ballants appuyés sur ses genoux écartés, fixait la jeune femme d'un regard vitreux.
Perdu dans ses pensées, mais perdu dans la réalité aussi, il ne savait plus que dire ou faire pour apaiser les tourments de la jeune femme qui la suivaient comme son ombre. Le battement des pas de Miko sur le plancher vibrait jusqu'à l'intérieur de son être, remplaçant ceux de son cœur assourdi.
Abattu, Tatsurou était une poupée de cire grandeur nature dont le seul signe de vie était les clignements sporadiques de ses paupières. Miko était une marionnette animée par des fils invisibles, dirigés d'une main de maître ; un maître fou, hystérique, névralgique, frénétique sans doute, comme ses mouvements n'avaient plus aucune cohésion, plus aucune direction. Miko marchait et remuait dans tous les sens sans savoir dans quel but. Elle était telle une prisonnière tentant désespérément de semer ses propres pensées.
-Comment puis-je rester ici à attendre je ne sais quoi alors que Masashi, Takashi et tous les autres sont en danger ? Tatsurou, il est de mon devoir de les rejoindre.
-En fait, je suis pratiquement sûr que tu n'as aucun devoir envers eux.
Il avait parlé d'un ton placide, les yeux dans le vague, un vague à l'âme dans lequel il coulait sans même tenter de se débattre. Miko s'est figée brutalement, scandalisée :
-Tatsu, ils ont fait pour moi ce que personne, tu entends, personne dans ma vie n'aurait jamais fait. Mis à part toi, ils ont été les seuls à me venir en aide et maintenant, tu voudrais que je les abandonne ?
-Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire…
C'était à moitié ce qu'il avait voulu dire, mais il sentit que cette moitié était déjà bien trop aux yeux de Miko, aussi il s'est repris de cette même voix atone .
-Tu leur serais une gêne plus qu'une aide en débarquant au château sans prévenir.
Malheureusement, il avait raison. Si Masashi était accusé de trahison par son père, quel que fût le châtiment qu'il recevrait, Miko ne serait d'aucune aide à ses côtés.
En réalité, sa propre personne était l'aveu d'un délit que Masashi avait commis ; celui de l'avoir secourue, elle, une femme. Une prostituée pourtant vouée à finir ses jours dans la maison close détenue par Atsushi en personne.
Elle qui n'aurait jamais rien dû être qu'un jouet aux mains des hommes, était paradoxalement redevenue une femme lorsque, travestie en homme, elle avait trouvé l'asile auprès de celui qu'elle avait d'abord cru son ennemi.
Mon Dieu, pensa-t-elle qui sentit son âme chavirer. J'ai cru Masashi mon ennemi… J'ai usurpé ma place dans ce château dans le seul but de lui nuire, et voilà qu'à présent, ma seule existence est pour lui une nuisance potentiellement fatale quand tout ce que je voudrais, c'est le sauver…
Les affres de Miko faisaient ressembler son visage pâle à celui d'un esprit tourmenté jusque dans la mort. Cette mort qu'elle avait vue de si près, qui l'avait effleurée même, et ne l'avait jamais vraiment quittée depuis. La mort est un esprit qui vous hante pour l'éternité. Elle a sursauté lorsqu'elle a senti la main de Tatsurou se poser sur son épaule. Horrifiée, le cœur battant, elle a fixé avec stupeur ce visage qui la dominait. La gravité rendait Tatsurou méconnaissable.
-Miko, écoute-moi ; si je suis revenu dans le pays, ce n'était pas seulement pour te revoir. En réalité…
Il n'a pas pu aller jusqu'au bout. Lorsque des coups enragés se mirent à battre contre la porte, ils crurent leur heure venue. Mais bientôt, la voix salvatrice de Takashi les apaisa : -Miko, ouvre-nous. Tu ne risques rien.
Leur apaisement fut aussitôt balayé lorsque, en face d'eux, Kyo et Takashi apparurent, encadrant un homme au visage tuméfié et ensanglanté.
Avant qu'ils ne purent prononcer quoi que ce fût, elle a fondu sur Masashi pour refermer ses bras autour de sa poitrine.
Elle n'avait eu que des morceaux de coton imbibés d'alcool à apposer sur ses blessures sanguinolentes pour le soigner, et de l'eau froide à appliquer sur ses tuméfactions ; mais elle l'avait fait avec tant de douceur et de dévouement, sans prononcer le moindre mot, que Masashi n'eût échangé ces soins primaires contre les meilleurs soins pour rien au monde.
La main gauche de Miko qui, de temps en temps, venait délicatement se poser sur son visage pour lui signifier tantôt de lever la tête, tantôt de la baisser ou la tourner, était un baume au cœur bien plus précieux que tous les baumes destinés aux blessures physiques.
Insouciant des regards de Kyo, Takashi et Tatsurou -mais peut-être en était-il seulement inconscient-, celui de Masashi trahissait sa fascination subjuguée par la grâce et la délicatesse de cette femme, si proche de lui qu'un infime mouvement suffirait pour la toucher.
Assis face à face sur l'un des lits, ils formaient à eux deux un tableau de sérénité qui était comme une bulle onirique au milieu de ce monde en proie au décharnement.
Un cocon de tendresse, un coton de caresse au creux duquel d'aucun eût voulu se blottir pour ne jamais s'en relever. Et bien trop absorbée par ses soins, Miko n'avait alors aucune idée de la façon dont Masashi la couvait du regard.
L'eût-elle vu qu'elle en eût rougi, mais heureusement pour elle, sa timidité et sa pudeur ne furent pas embarrassées par cette enveloppe d'affection dont il la couvrait sans même s'en rendre compte lui-même. Sans doute était-ce d'ailleurs un sentiment qui allait au-delà de l'affection -Tatsurou, Takashi et Kyo en eurent mis leurs mains à couper -, mais il leur parut de bon ton de ne rien en dire, aussi se contentèrent-ils d'observer la scène de loin sans intervenir.
Lorsqu'elle eut enfin fini, Miko sembla peu à peu reprendre ses esprits. Cette étrange apparence de paix qui l'avait transfigurée un instant plus tôt, tandis qu'elle désinfectait ses blessures, disparut pour laisser place aux sourcils froncés de la colère, au regard brillant d'inquiétude.
-Ton père est un monstre. Puisse-t-il trébucher dans la rue et atterrir dans les égouts, en espérant qu'il y trouve une congrégation d'alligators.
Cette remarque tout aussi inopinée qu'insolite fit rire les quatre hommes autour d'elle, mais elle ne riait pas du tout.
-Il n'y a pas d'alligators sur ce continent, Miko.
-Si l'on peut trouver des démons tels que lui sur Terre, l'on peut bien trouver des alligators à peu près n'importe où.
L'air renfrogné de Miko, sa moue boudeuse et ses sourcils froncés par le mécontentement faisaient intérieurement sourire Masashi qui observait ce spectacle avec un intérêt que les trois autres hommes trouvèrent un peu trop poussé. Mais Miko ne remarquait rien, bien trop obnubilée par ses propres tracas.
-Qu'en est-il de Karyu ? finit-elle par demander presque à contrecœur.
Cela a surpris Masashi qui s'est enquis avec une pointe d'aigreur dans la voix :
-Pourquoi te soucier d'un homme qui a tenté de t'agresser jusque dans ta chambre ?
Cette rancoeur qu'il avait laissée transparaître, Miko la crut adressée à elle, quand en réalité elle n'était dûe qu'au souvenir amer que l'épisode avait laissé en Masashi :
-Je n'ai aucune affection pour lui, mais il se trouve que, pour une raison ou une autre, il vous a aidés, alors… Il n'est certainement pas en sécurité auprès d'Atsushi.
-C'est pourquoi je lui ai sommé de venir avec nous, intervint Takashi, avec une dureté qui lui était inhabituelle. Mais cet orgueilleux n'a d'ordres à recevoir de personne -du moins, pas d'un efféminé comme moi, je suppose- alors il a préféré rester sur place.
-Ou bien sait-il qu'il ne risque rien car depuis toutes ces années, il n'a jamais cessé de travailler pour Atsushi. Qui sait si ce n'est pas lui qui nous a dénoncés ?
Kyo n'avait jamais porté Karyu dans son cœur ; à présent, il trahissait une haine manifeste qu'il pensait n'avoir aucune raison de dissimuler. La certitude de la culpabilité de Karyu avait anéanti en lui toute réserve qu'il avait pu s'efforcer d'émettre jusqu'alors.
Masashi ne sut que répondre. Son cœur et sa conscience le tiraillaient, l'écartelaient même intérieurement, comme les aveux plus tôt émis par Atsushi l'avaient laissé désarmé. Qui croire ? Il ne le savait plus. Il savait son père indigne de confiance pourtant, il ne trouvait pas de raison pour lui de proférer un tel mensonge ; à moins, justement, que Karyu fût toujours du côté d'Atsushi et que ce dernier avait simplement voulu le dédouaner auprès de son fils, par simple souci de loyauté.
D'un autre côté, l'idée que Karyu ait pu tenter d'agresser sexuellement une femme avait toujours laissé en lui un fond d'incertitude, le sentiment que cela ne pouvait être vrai seulement, le témoignage de Kyo et les aveux de l'accusé lui-même ne pouvaient laisser aucune place au doute, aussi le doute fut très vite enseveli sous une avalanche de colère et de dégoût. L'amertume écoeurant à vomir que laisse la découverte de la laideur là où l'on espérait trouver de la beauté. Alors, ne sachant s'il devait défendre Karyu ou non, la conscience et le cœur de Masashi s'entre-déchiraient encore dans la lutte pour la vérité.
-Moi, je pense savoir pourquoi il est resté.
Ils ont tous dirigé vers Tatsurou un regard intrigué. S'il y en avait bien un qui ne pouvait avoir la moindre idée de la réelle nature de Karyu et de ses intentions, c'était Tatsurou ; après plus de dix années passées à l'étranger, en n'ayant en tout et pour tout rencontré l'homme que deux fois dans sa vie, que pouvait-il savoir des raisons qui l'avaient poussé à rester au château, auprès de celui qu'il aurait dû craindre ?
Face à l'attention sur lui rivée et qui réclamait tacitement une réponse, Tatsurou se sentit submergé par le malaise. Alors, c'est la jeune femme sur qui il a rivé son regard, s'accrochant à la seule présence ici qui le réconfortait.
-Miko, tu sais, ce que j'étais sur le point de te dire concernant la véritable raison de mon retour ici…
Depuis que Miko s'était introduite dans son quotidien en même temps qu'elle s'était introduite au château, il arrivait que, à la demande expresse de l'homme, elle n'accompagne Masashi dans ses promenades, qu'elles fussent champêtres ou citadines. Il arrivait qu'elle obéisse simplement, sans prononcer un mot, à cette demande qui n'était pas un ordre.
Il arrivait d'autres fois d'exprimer son mécontentement par une moue bougonne et quelques mots marmonnés assez haut pour être perçus, mais assez bas pour donner l'impression qu'ils n'étaient pas destinés à être entendus ; mais toujours, elle s'exécutait comme si c'était là son devoir, et finissait tantôt par chevaucher, tantôt par marcher aux côtés de Masashi.
Le plus souvent, elle ne prononçait mot, demeurant indifférente -du moins en apparence- aux remarques et observations de Masashi, et attendait que l'homme ne lui pose une question pour émettre quelque réponse. Mais ces balades, qu'elles fussent diurnes ou vespérales, qu'elles fussent pédestres ou équestres, avaient pour chacune d'entre elles donné à Masashi l'occasion d'observer un phénomène récurrent chez Miko.
Elle se retournait parfois, sans crier gare. D'un seul coup son pas jusqu'alors régulier s'arrêtait et elle se retournait, silencieuse.
Ce que son regard fixait ainsi, perdu dans un vague indistinct, Masashi n'aurait su le dire. Il se surprenait alors à regarder dans la même direction qu'elle mais il avait beau rétrécir des yeux aiguisés, il n'y voyait rien. Rien qui justifiait une telle attention du moins, mais c'est comme si une force invisible derrière elle l'aspirait et qu'elle devait résister de toutes ses forces pour ne pas y succomber. Instinctivement, Masashi serrait délicatement ses doigts autour de son poignet.
Elle qui tressaillait au moindre contact physique ne réagissait jamais ; toujours, son regard se perdait dans un monde qu'elle était la seule à voir. A moins, songeait alors l'homme troublé, qu'il ne se fût agi d'une personne en réalité.
Mais elle était la seule à le savoir, et comme la question ne parvenait à franchir le rempart de ses lèvres closes, Masashi serrait un peu plus fermement ses doigts autour de son frêle poignet et, doucement, il l'entraînait avec lui, à chaque pas un peu plus soulagé de l'éloigner de cette chose qui semblait la suivre, peut-être depuis trop longtemps déjà, pensait-il avec un noeud au coeur, pour pouvoir l'en libérer.
Masashi repensait à toutes ces fois-là, où un mystère abscons retenait l'attention de Miko, ces fois où il avait la sensation prégnante qu'une présence invisible attirait la jeune femme vers elle, et qu'elle observait cette force invisible avec la fascination et la crainte qu'inspire le vide lorsque l'on est pris de vertige, mais aussi un fond de tristesse, de regret peut-être ; oui, le regret peut-être de ne pas pouvoir rejoindre cette présence qui l'appelait.
Masashi, qui avait toujours pensé qu'elle luttait intérieurement pour ne pas succomber à elle, a réalisé subitement alors qu'elle luttait en vérité sans doute pour se laisser succomber.
Elle luttait contre la part en elle qui lui criait le danger de se laisser appâter, car son cœur tout entier le voulait.
Oui ; plus que tout au monde, elle désirait rejoindre cette présence imaginaire qu'elle était la seule à voir. Mais toujours, les doigts de Masashi étaient venus la sortir de sa lutte intérieure comme l'on réveille délicatement une somnambule d'un cauchemar, et alors Miko abandonnait cette force mystérieuse pour la réalité matérielle.
Masashi y repensait, tandis qu'il observait en ce moment-même la jeune femme qui lui tournait le dos, allongée à ses côtés, et la réponse à cette question qu'il n'avait jamais cessé de se poser, qu'il n'avait jamais osé lui formuler, le frappa en plein coeur.
Cette présence qui aimantait Miko à elle, qui l'appelait de toutes ses forces et la hantait comme un esprit tourmenteur, c'était elle-même.
Une version d'elle du passé ; la vraie Miko en réalité. La Miko de son enfance, la Miko de son insouciance, la Miko de son innocence, la Miko de ses espérances ; c'est cette personne-là, fantôme du passé, que Miko observait avec tant de douleur, cherchant désespérément à la rejoindre. Ne sachant comment la rejoindre.
Ce déluge d'évidence s'abattait sur Masashi avec violence comme il regardait ce dos étroit, ces épaules délicates sous sa chemise de nuit blanche, sa nuque si fine qu'il aurait pu faire le tour de son cou avec sa main, et Masashi se demandait, le coeur lourd, le souffle oppressé, si un jour l'âme torturée de Miko pourrait retrouver sa forme d'antan.
Les révélations qu'avait faites Tatsurou quelques heures plus tôt l'avaient mise dans tous ses états, et il avait fallu qu'ils s'y mettent tous ensemble pour la persuader que retourner au château maintenant n'était pas une bonne idée.
Après de longues discussions, ils avaient tous fini par aller se coucher, épuisés par les événements. et bien qu'il y avait suffisamment de chambres pour lui permettre de dormir seule, elle était venue rejoindre Masashi dans son lit le plus naturellement du monde.
L'homme avait mis ça sur le compte de l'habitude, ou peut-être de l'angoisse que lui inspirait la solitude en ces temps troublés, et c'est non sans un certain ravissement qu'il avait vu la jeune femme s'endormir auprès de lui en toute confiance.
Mais à présent que le silence de la nuit les enveloppait, et que le sommeil les avait tous emmenés dans un autre univers, l'appréhension avait insidieusement pris place en Masashi, telle un serpent se faufilant à travers une percée sous une muraille.
Qu'adviendra-t-il de Miko le jour où leurs chemins devront se séparer ? Car ce jour arrivera, Masashi le savait autant qu'il le craignait. L'idée même que sa vie avec la jeune femme puisse continuer lui paraissait inconcevable, sans doute trop belle pour être vraie, et pourtant, la laisser parcourir ce monde qui l'avait tant blessée, elle qui à présent était seule, sans famille ni même sans toit, l'effrayait plus qu'il ne pouvait le supporter. Bien sûr, il souhaitait plus que tout au monde qu'elle ne volât de ses propres ailes.
Mais un oiseau à qui l'on a depuis toujours attaché les ailes n'a jamais pu apprendre à voler, et si vient le jour où l'on le libère, alors ses ailes atrophiées, incapables de le porter, le laisseront s'écraser au sol.
Il veut voler parce que sa nature lui crie que c'est au ciel qu'il appartient, pourtant le monde entier qu'il rêve tant de parcourir est pour lui un ennemi mortel, comme les blanches colombes, ici bas, sont attendues par les hommes avec un fusil à la main.
Peut-être que ses retrouvailles avec Tatsurou assuraient-elles une stabilité qu'elle n'avait pas encore, il y a quelques jours à peine. Peut-être, aussi, accepterait-elle l'aide que Masashi était désireux de lui offrir dans l'acquisition d'une nouvelle maison, d'un toit sous lequel s'abriter, d'un foyer qu'elle pourrait faire sien et sien seul, et qui serait à jamais son espace où elle serait libre d'être elle-même, en toute sécurité.
Mais peut-être que la fierté, la honte, la culpabilité, l'empêcheraient d'attraper cette main tendue, elle qui n'avait toujours connu que les galères à endurer seule, sans quiconque à qui se fier, et qui, au fond, semblait croire qu'elle ne méritait pas toute cette compassion, et moins encore cette tendresse qu'elle inspirait.
Ah… a pensé Masashi le coeur lourd, me voilà à m'imaginer, dans toute ma vanité, que je serais capable de l'aider alors même que je ne sais plus si je pourrai m'aider moi-même. Ce qu'il va advenir de moi, de Takashi, de tous nos amis ; nous n'avons jamais pu en être certains, ayant remis nos vies entre les mains du destin mais à présent, il semblerait qu'un séisme se prépare et que la terre, déchirée par la violence des secousses, ne s'ouvre en deux pour tous nous avaler.
-Masashi, tu dors ?
La voix chuchotante de Miko a brusquement dévié les pensées de Masashi, saisi alors de savoir éveillée la jeune femme qu'il pensait depuis un moment endormie. A côté de lui, il a senti le corps se mouvoir dans un délicat bruissement de tissu et il a vu la silhouette de Miko se tourner vers lui, que ses yeux réussirent peu à peu à découper dans l'obscurité.
-Masashi, tu es encore éveillé, n'est-ce pas ?
Il a acquiescé d'un léger mouvement de tête ; il savait qu'elle pouvait le percevoir.
Sa voix chuchotante lui est parvenue dans un souffle dont il sentit la caresse infime contre sa gorge : -Quand cela aura-t-il lieu, Masashi ?
Il prit une longue inspiration avant d'expirer avec pesanteur ; c'était une façon muette d'exprimer son ignorance.
-Je ne peux dormir en sachant que cela peut arriver à tout instant.
-Je ressens la même chose que toi, Miko ; mais nous devrions nous reposer et aviser de ce qu'il est préférable de faire demain.
-Qui sait si demain ne sera pas déjà trop tard ? Masashi, je sais ce que tu vas me dire ; mais je veux y aller.
Elle a écarquillé les yeux dans les ténèbres lorsqu'elle sentit se déposer sur ses lèvres l'index de l'homme qui lui intimait de se taire. Elle distinguait penchée sur elle la silhouette imposante de Masashi mais elle était sereine ; elle a simplement attendu qu'au bout de quelques secondes, il ne mette fin à son geste. Malgré le murmure, elle a senti l'agacement dans le ton de Masashi .
-Premièrement, tu t'es mise à parler trop fort. Deuxièmement, il est hors de question que tu y ailles, encore moins lorsque l'on n'a pas encore décidé nous-mêmes si nous y allons.
-Rien ne vous oblige à y aller si vous ne le voulez pas. Quant à moi…
-Quant à toi, la coupa-t-il fermement qui se mit à son tour à élever la voix, il est hors de question que tu te lances à corps perdu dans ce qui risque à tout moment de devenir un champ de bataille. Tu n'y survivrais pas.
-Qu'en sais-tu ? Masashi, tu es bien placé pour le savoir ; je me suis déjà lancée à corps perdu dans une bataille de laquelle je suis l'une des deux seules à avoir survécu.
Il n'a rien pu répondre. C'était trop vrai pour être contesté, trop triste cependant pour être admis ; Masashi a flotté entre chagrin et terreur, entre compassion et admiration. Il avait auprès de lui une femme forte, une force que jamais ce corps et ce visage, peints par la grâce et sculptés par la délicatesse, n'auraient laissé soupçonner.
Il le savait, cette force était capable de tout oser, capable de tout défier, capable de la faire s'accrocher des années durant, suspendue au-dessus du gouffre des enfers, mais cette force là avait été attaquée tant de fois qu'en lui régnait la peur indicible que le prochain coup soit celui qui la fera tomber.
Alors, il ne pouvait pas, il ne voulait pas la laisser affronter l'ennemi alors que son armure n'était plus qu'un tas de ferraille rouillée par la pluie, cabossée par les coups et percée par les projectiles. Pas alors qu'il avait tant de fois été témoin de cette femme qui se retournait brusquement pour fixer ce souvenir d'elle-même ; une Miko laissée sur le bord de la route quelque part en chemin, abandonnée au passé.
Le silence les enveloppait tous deux dans une infinie douceur, mais aussi une infinie tristesse. Lorsque Miko a senti, dans le noir, une goutte de pluie s'écraser sur son front, elle a juste offert un pâle sourire à l'ombre sécurisante qui la dominait, cet homme penché sur elle qui en secret pleurait et, du bout des lèvres, elle a susurré :
-Même si je mourrais demain, Masashi, au moins, je m'éteindrais avec le souvenir lumineux de toi.
-Je sais que tu étais dans le coup. Je sais aussi que tu travaillais pour Masashi, officiellement, tandis que tu continuais officieusement à travailler pour moi. Mais il faut croire que tu as fini par t'attacher à mon fils plus que je ne l'aurais imaginé, et que ta conscience, pour ne plus être tiraillée par le paradoxe de tes actions, devait bien choisir un camp.
Karyu fixe Atsushi sans rien dire. Le regard morne, le teint placide, les bras croisés sur une poitrine qui respire à peine, il le fixe presque comme s'il était le spectateur d'un spectacle ennuyeux à mourir. Mais Karyu n'avait rien d'un spectateur ; qu'il l'ait voulu ou non, il était un acteur essentiel dans la pièce grandiose de la vie d'Atsushi et pour cela, ce dernier lui accordait une attention toute particulière. Particulière, mais non amicale.
Une hostilité certaine vibrait en écho au son de sa voix, mais -et Karyu le sentait- il faisait appel à toute sa volonté pour ne pas laisser cette hostilité éclater en rage. Comme si Atsushi gardait ses forces pour plus tard, comme s'il sentait que, ses forces, il en aurait bientôt le plus grand besoin.
En attendant, Atsushi était là, assis sur le seul siège qui meublait la chambre de Karyu et, une jambe croisée sur l'autre, le buste droit, la tête haute, il n'avait rien perdu de sa superbe face à l'homme qui, pourtant, demeurait debout en face de lui. Atsushi était ainsi, à émaner une aura si puissante que même assis, l'humanité entière paraissait minuscule à côté de lui. Mais pas Karyu.
Karyu ne se sentait minuscule face à personne, et encore moins face à Atsushi depuis ce jour, il y a longtemps… Quand était-ce, déjà ? Ah, oui… Lorsqu'il avait acculé et battu presque à mort Ryoga, en ce temps où il travaillait encore “réellement” pour l'homme devant lui. Cet homme , altier sur son fauteuil, qui le toisait avec mépris sans savoir que ce mépris lui était rendu au centuple.
C'est ce jour-là, alors que Karyu gisait sur son lit de blessé, dans ce repaire qu'il découvrait pour la première fois, que Masashi, par quelques mots murmurés au creux de son oreille, l'avait définitivement persuadé de ne plus jamais, au grand jamais, faire quoi que fût au nom d'Atsushi Sakurai.
Oui ; pendant que Kyo voulait sa mort, pendant que Ryo, Hiroki et les autres s'interrogeaient sur le sort à lui réserver, Masashi avait déjà scellé son destin comme il détenait la seule information qui pût faire basculer la conscience de Karyu, lui qu'aucune influence extérieure n'avait jamais soumis.
C'est Atsushi qui, alors que Karyu n'était qu'un enfant, avait fait éliminer sa mère et sa sœur. Par cette seule révélation, Masashi avait scellé le destin de Karyu. Et peut-être qu'avec le destin de Karyu, il avait enrôlé celui d'Atsushi.
-Pendant combien d'années as-tu fait cela ? Je veux dire… Faire sortir du pays les femmes et les hommes qui attentaient à ma réputation, jusqu'à parfois s'attaquer directement à ma personne, alors même que tu étais censé les capturer… Tu es un maître dans l'art de la trahison et de la dissimulation, Karyu ; et si je n'étais pas celui que tu avais trahi, je t'aurais couvert d'or pour t'avoir à mes côtés.
Karyu a grimacé. Plutôt mourir que ça ; ceux qu'Atsushi couvre d'or ou autres richesses, il les couvre aussi de tout le sang qu'il ne veut pas se mettre sur les mains, de toute la boue dans laquelle il ne veut pas se traîner. Atsushi a l'apparence de la noblesse et de l'élégance parce que d'autres, pour lui, font ce que sa véritable nature leur ordonne de faire. Face à la grimace de Karyu, Atsushi a eu ce rire narquois qui le caractérisait :
-Je sais, à présent, ce que tu te dis. Tu penses que tu es bien trop noble pour te laisser acheter par un homme sans coeur ni morale tel que moi mais vois-tu, Karyu, je vais t'apprendre ce que tu aurais déjà dû savoir : il n'y a ni coeur ni morale pour les morts. A la fin, ce sont les survivants de la bataille qui écrivent l'Histoire et deviennent les héros qui ont vaincu par la force de leur bravoure. Et moi, je gagne toujours.
-Un homme qui ne s'est jamais vraiment battu ne peut prétendre avoir déjà gagné.
Un éclat tranchant passa dans le regard d'Atsushi. Ce regard était une lame qui le transperçait et, face à ces yeux avivés par la haine, Karyu eut envie de rire. Mais il resta de marbre, une statue impassible face à celui qui voulait l'écraser. Bientôt, il le savait, la frustration d'Atsushi serait plus forte que sa volonté.
Karyu a levé son regard pour fixer droit devant lui.
A travers la fenêtre close, le vent avait déjà commencé à tourner ; s'il le savait, c'est parce qu'un frisson avait parcouru tout entier son corps, laissant apparaître sur ses bras nus des pointillés infimes que l'on aurait pu sentir en y passant sa main, comme le braille d'une émotion indicible.
Karyu attendait. Il ne savait pas exactement quoi, ni comment, mais il savait que ça arrivait ; à l'extérieur des murs de ce château, un monde s'affairait, s'agitait, se pressait. Un monde qu'Atsushi avait trop longtemps piétiné. Et d'entre les lèvres de Karyu, qui sembla émerger du fond d'un rêve, sa voix vibra dans l'atmosphère :
-Finalement, la colère, ce n'est rien que la tristesse qui se révolte.
Et la révolte, c'est la tristesse qui laisse éclater sa colère.
Lorsqu'Atsushi eut compris ce qu'il avait voulu dire, il était déjà trop tard.
Un an plus tôt
-Mon fils, il est grand temps que tu ne songes sérieusement à te marier.
Masashi avait déjà entendu ce refrain de la part de son père, bien sûr. En réalité, voilà depuis son adolescence déjà qu'il émettait des allusions plus ou moins fortes sur son destin matrimonial, mais ces derniers temps, il y faisait peser une insistance qui semblait de plus en plus lourde à Masashi.
Et cette fois-là, Atsushi avait pris un ton qui transformait son conseil en sentence.
L'atmosphère, qu'il sentait déjà oppressante dans le carrosse qui les baladait dans les quartiers riches de la ville, était devenue irrespirable, écrasant la poitrine de Masashi sous son poids. A travers le rideau de velours rouge orné d'arabesques de fils d'or, le jeune homme échappait son regard vers les monuments auxquels les éclairages nocturnes conféraient une aura sinon féerique, presque mystique. Malgré cette échappatoire cependant, il sentait le poids du regard d'Atsushi étouffer sa conscience.
-Tu as vingt-neuf ans, Masashi. A ton âge, j'étais déjà marié et tu gambadais déjà à travers tout le château sur tes jambes malhabiles de bambin. Tu n'es pas sans savoir que le fils d'un duc se doit de perpétuer la lignée en mettant au monde des fils.
-Je dois admettre, Père, que vous avez bien raison de me le rappeler ; j'ai, il est vrai, la fâcheuse tendance à oublier que ce nom mérite d'être perpétué.
Le sarcasme déplut évidemment à Atsushi, mais il se contenta de balayer l'air de sa main comme pour lui signifier la vanité de ses propos.
-Un homme de ton âge se doit d'avoir une femme, l'humanité va ainsi. A quoi servent richesses et noblesse si aucun mâle légitime ne vient au monde pour, non seulement en perpétuer la grandeur, mais aussi consacrer sa vie à l'augmenter plus encore, contribuant ainsi à un patrimoine qui n'ira de cesse qu'en grandissant ?
-C'est bien cela, Père. Pour cette raison, si par miracle -ou plutôt devrais-je dire par malédiction pour la future épouse- je venais à me marier et concevoir un enfant, et que cet enfant se révélait être une fille, je m'empresserais de l'abandonner sur le parvis d'une église. Notre lignée est bien trop pure pour s'encombrer d'une femelle, n'est-ce pas ?
-Masashi, prends garde à tes paroles.
-Je prends déjà garde à tant de choses, Père, que je ne peux avoir la tête à cela.
Le coup avait été aussi brutal que cinglant. Sa main rougie encore levée en l'air, dans la menace d'une nouvelle attaque, Atsushi, le visage déformé par la haine, fusillait du regard le visage endolori de son fils.
Sans rien dire, Masashi a passé son index sous son nez duquel coulait un filet de sang. Il a relevé sur l'homme debout devant lui, qui le dominait de toute sa superbe, le menaçait de toute sa rage, un regard vitreux. Comme si les émotions de Masashi disparaissaient derrière un voile d'indifférence, ou peut-être, juste, de mort de la conscience.
Oui, Masashi n'avait pas d'autre choix que de refouler bien des choses pour ne pas avoir sur les mains un autre sang que le sien. Ce sang qui continuait à dégoutter le long de son menton pour atterrir sur ses genoux.
-Ne t'avise plus jamais de faire de tels sous-entendus, Masashi. Jamais, au grand jamais, je n'ai fait une chose pareille.
-Bien sûr que non, Père, vous n'en avez jamais eu l'occasion. Lorsque ma mère, après moi, a accouché d'une petite fille mort-née, vous avez simplement haussé les épaules en disant que de toute façon, elle n'aurait servi à rien si ce n'est “à lui acheter de beaux vêtements pour jouer à la poupée”. En ce temps-là, Père, je n'étais encore qu'un petit garçon, mais un petit garçon qui, à cinq ans à peine, pensait déjà qu'il valait mieux pour sa petite soeur qu'elle fût morte plutôt que d'avoir vécu auprès de vous.
-Masashi, il semblerait que, comme ton frère, tu aies pris la fâcheuse habitude de mériter des raclées.
Et le coup allait cingler de nouveau lorsque la voix calme, trop calme peut-être, de Masashi le figea net :
-C'était il y a longtemps, Père. Il y a très longtemps. A présent, ma façon de penser est fondamentalement différente.
Atsushi est resté là, immobile, avec sa main levée, crispée, figée, qui ne menaçait plus personne maintenant, comme l'homme semblait s'être pétrifié sur place. Masashi avait émis ces mots d'une voix si caverneuse qu'elle semblait être l'écho d'un rêve enfoui au plus profond de son être. Et c'était bien dans un rêve, oui, que le regard de Masashi se perdait tandis qu'il fixait l'extérieur.
Un rêve mélancolique qui prenait peut-être lentement la tournure d'un cauchemar. Interdit, Atsushi a observé sans comprendre cet homme qui n'était qu'à quelques centimètres de lui et qui, pourtant, était devenu inaccessible.
-Si je prends une femme, Père, alors je veux une compagne, libre de ses choix et de son amour, libre d'aller et venir à sa guise, et même de partir pour ne jamais revenir si c'est ce qu'elle souhaite. Je ne veux pas d'un canari que vous enfermez dans une cage pour montrer au monde à quel point son plumage est radieux et son chant mélodieux, pour ensuite lui tordre le cou dès lors qu'il ne vous satisfait plus.
Aujourd'hui
-Le Roi est mort, vive le Roi !
Le murmure de Karyu était un souffle infime au milieu d'une déflagration qui emportait tout sur son passage. Il l'avait perçue, il l'avait sentie, il l'avait entendue ; il n'était plus qu'une question de secondes avant de la voir. Karyu s'apprêtait à l'accueillir les bras grands ouverts, cette déflagration qui allait ne faire de lui qu'une bouchée.
Les tambours de la guerre étaient les coups de bélier contre les portes, les pas martelant en rythme de l'armée étaient les pas désordonnés d'une foule en furie, les sabots des cavaliers étaient remplacés par ceux des paysans, et les armes, improvisées, étaient aussi bien des pistolets que des outils donc la fonction originelle avait été détournée pour en faire un arsenal aussi disparate que meurtrier.
Les hurlements enragés de la foule étaient un chant de guerre et dans un instant, la déflagration remplacerait ce chant de guerre par un chant de victoire. Dehors, le tonnerre grondait, celui de la colère, de la rage et de la haine, et lorsqu'enfin, du haut de sa fenêtre, il vit la première porte céder en éclats, lorsqu'enfin une première masse grouillante et forcenée força son passage à l'intérieur du château, Karyu est sorti de sa chambre et, au milieu des couloirs où déjà la panique faisait courir dans tous les sens des hommes en livrée qui, dans leur précipitation, se heurtaient et se mêlaient, lui restait là, debout et immobile, prêt à se laisser emporter dans le raz-de-marée de la révolte.