Undecided -Chapitre troisième

Juliet


-Tu es vraiment jolie, dis, beaucoup trop jolie ; je peux toucher ton visage ?

Elle a tourné le regard vers Masashi. Dos au mur, l'homme a passé une main lasse sur son visage dans un soupir exaspéré.

-Takashi, pour l'amour de Dieu, apprendrais-tu à te tenir ?

Le garçon ne se tenait plus. Comme un enfant face à une montagne de jouets, il trépignait, impatient de pouvoir découvrir enfin ce qui se cachait sous cet amas de trésors.

-Mais regarde-la, Masashi, elle est si jolie ; comment ai-je pu penser un seul instant qu'elle pouvait être un garçon ? Au fait, quel est ton nom ?

Elle ne comprenait pas ; comment un garçon aux traits si délicats, à la frimousse si innocente, aux yeux si grands et brillants, doté d'une longue et superbe chevelure qui tombait en cascades sur ses épaules blanches pouvait-il trouver de quoi s'émerveiller chez elle ? Il lui semblait que la beauté était une chose qu'elle ne pourrait jamais qu'observer de loin, l'envier secrètement, la chérir profondément, mais la posséder, jamais, pensait-elle avec regrets, jamais cela ne pourrait lui arriver. Et pourtant voilà qu'un jeune homme semblant tout droit sorti d'un tableau de Raphaël manifestait devant elle un ravissement à la limite de l'adoration.

-Mako, murmura-t-elle timidement. C'est ainsi qu'il faut m'appeler ici.

Masashi n'en revenait pas. Elle qui se montrait si confiante quelques minutes plus tôt, voilà que la présence de Takashi semblait la priver de tous ses moyens. Comment un être aussi avenant et jovial que son frère pouvait-il la déstabiliser quand lui-même ne semblait que susciter chez elle mépris et désir de provocation ? Masashi ne savait que penser face à cette situation insolite, lui qui avait l'habitude de voir hommes et femmes éviter soigneusement de croiser son regard à son approche. S'il y avait bien une personne incapable d'intimider qui que ce soit, c'était Takashi et pourtant, voilà qu'elle se rétractait dans un désir, qu'elle ne sut dissimuler, de se faire invisible.

-On dirait une poupée de porcelaine grandeur nature, Masashi ; tu ne vas tout de même pas la garder pour toi tout seul ?

-Comment peux-tu oser parler ainsi devant elle ?

C'en était trop pour lui, et Masashi est venu brusquement prendre le bras de son frère pour le traîner jusqu'à l'autre bout de la pièce.

-Elle n'est pas une poupée ; elle est une femme. Tu n'as donc aucun civisme ?

-Il ne faut pas dire que c'est une femme, marmonna honteusement Takashi, penaud.

-Là n'est pas la question, s'impatienta l'homme, ce n'est pas une raison pour…

-De toute façon, il ne me garde pas ; c'est moi qui le garde.

Les deux hommes se sont figés sur place, fixant la jeune femme qui s'était exprimée le plus naturellement du monde, comme si l'embarras qui la rendait si vulnérable un instant plus tôt n'avait jamais existé. Son bras toujours emprisonné dans la poigne de Masashi, Takashi s'est mis à gesticuler.

-Tu as entendu, dis ? Tu as entendu, Masashi, c'est bien la première fois que j'entends quelqu'un oser parler de toi comme ça.

-C'est parce que tu oublies toi-même, imbécile.

Mako -ainsi qu'elle se faisait appeler désormais- sondait le regard de Masashi dans une tentative d'appréhender sa réaction. Et si elle a cru y voir une lueur de soulagement, elle s'est dit que ce n'était que le fruit de son imagination. Le visage de l'homme, lui, était fermé.
-Maintenant, annonça-t-il en desserrant son emprise sur son frère, laisse-moi te présenter ta chambre .






-Tu ne manges pas ?

Elle ne se souvenait plus de la dernière fois où elle avait eu faim. Elle avait beau y penser, cette sensation lui semblait étrangère, comme si elle n'avait jamais fait partie d'elle. Elle se nourrissait bien sûr, mais elle ne faisait que ça ; ce qu'elle savait être nécessaire à sa survie, juste de quoi permettre à son corps de se maintenir debout,mais la faim, celle qui vous rappelle que vous êtes vivant, celle qui vous exprime sa volonté de vous voir continuer, qui vous pousse à tenir plus longtemps encore à chaque fois, qui vous dit que ce n'est pas fini, qu'il y a encore tant à voir et à faire, et qui vous amène à reprendre des forces dans ce seul but ; cette faim-là que l'esprit engendre en même temps que le corps, voilà bien longtemps qu'elle n'en avait plus la sensation.

-Si ce n'est pas bon, je peux demander à te préparer autre chose.

Elle a relevé les yeux de son assiette intacte. De l'autre côté de la table, Masashi la dévisageait avec inquiétude.

-Non, ça semble délicieux. Je n'ai pas eu droit à un tel festin depuis bien longtemps.

Elle était sincère et pourtant, il n'y avait aucune conviction dans sa voix ; juste, Masashi y a décelé une lassitude qu'elle s'efforçait de dissimuler dans un sourire poli.

-Ecoute, je devine qu'avec ce que tu as vécu, tu n'as pas envie de manger, mais tu es blessée et ton corps a besoin de reprendre des forces.

-Pourquoi ne pouvons-nous pas dîner dans la grande salle comme tous les autres ?

Bien sûr, elle tentait simplement de détourner la conversation.

-Tu sais bien pourquoi ; moins l'on te voit, mieux c'est.

-Mais vous pourriez y manger avec vos proches et me laisser ici seule.

-Eh bien, c'est ce que je ferai dorénavant si ma présence te gêne.

Bien sûr que non, ce n'est pas ce que je voulais dire, a pensé Mako, le cœur serré. Il était vrai qu'elle n'avait manifesté que de l'animosité envers l'homme depuis leur rencontre, néanmoins il lui semblait grotesque qu'il interprète la situation ainsi, et plus grotesque encore de réagir avec tant de complaisance. Après tout, devant lui se tenait un homme qui ne devrait avoir de compte à rendre à personne, et encore moins à se plier à ce qu'il pensait être la volonté d'un autre. 

Ne sachant que penser de la réaction de Masashi, elle s'est redressée, mal à l'aise.

-Je crois que je ferais mieux de me mettre au travail maintenant.

-Tu n'y penses tout de même pas ?

Masashi s'était redressé si brusquement qu'il en renversa sa chaise dans un fracas qui la fit sursauter. Elle l'a fixé, tétanisée.

-Tu ne dois pas travailler dans ton état.

-Mais… Je suis ici pour cela, balbutia-t-elle qui pâlissait à vue d'œil. 

-Je ne vais tout de même pas te faire travailler alors que tu n'es pas rétablie ; Ryo me tuerait s'il apprenait que j'ai fait ça.

-Alors, y a-t-il autre chose que vous attendez de moi ?


Elle tremblait. C'était presque imperceptible, elle avait essayé de le retenir de toutes ses forces mais le tremblement était là, au fond de sa voix, qui trahissait une peur certaine. Masashi a secoué la tête dans un soupir empli de lourdeur.

Non, non, a résonné sa voix dans son esprit. Non, ne pense pas comme ça, ne me vois pas comme ça sinon, tout ça n'aurait aucun sens.

-Je te rappelle que c'est toi qui es venue dans ce château en sachant même que tu n'y serais pas la bienvenue ; sinon, pourquoi t'être travestie ?

Bien sûr, il n'y avait rien à répondre face à l'évidence même, alors Mako a gardé closes ses lèvres au coin desquelles une ombre se creusait.







-Je ne comprends pas que tu aies pu me mentir. En vérité, je ne comprends même pas comment tu as pu en éprouver ne serait-ce que le besoin.

Les mots de Masashi s'articulaient dans un faible souffle. Comme s'il était trop las pour exprimer la moindre émotion, ce qui aurait dû ressembler à un reproche n'était qu'un constat, ce qui aurait dû être de la colère n'était qu'une vague tristesse. Mollement Masashi tournait sa cuillère dans son café déjà froid. La fatigue soulignait ses yeux de deux ombres grisâtres qui ternissaient plus encore son visage sur lequel la nature avait déjà sculpté une gravité indélébile. La nature, et puis le contre-nature sans doute aussi, a songé Ryo par-devers lui comme il grimaçait dans la torsion de son cœur.

-Je veux dire, renchérit Masashi qui semblait sur le point d'éclater en sanglots, tu pouvais simplement me le dire. Pourquoi m'avoir fait croire à sa fuite ?

-Elle voulait connaître ta réaction lorsque tu penserais que c'est arrivé, répondit Ryo.
Les longs doigts de Ryo se perdaient dans sa chevelure ; c'était un contraste saisissant, cette main éclatante de blancheur au milieu de cette masse d'un noir d'encre, et Masashi s'est surpris à admirer ce tableau sans même remarquer l'angoisse qui déformait les traits du visage de son ami. Il est brusquement sorti de sa torpeur.

-Quoi ? fit Masashi en lâchant un rire faussement assuré. Tu veux dire que c'était sa manière de voir si j'étais digne de confiance ? Ma réaction face à sa prétendue disparition ?
-Je suppose, a soufflé l'homme.

Il a haussé les épaules ; était-ce un signe d'ignorance ou d'indifférence, Masashi n'aurait su le dire. Et toujours, il avait cette boule de larmes dans la gorge qui coinçait sa voix, obstruait ses émotions. D'où lui venait cette envie de pleurer, il l'ignorait mais tout ce qui le préoccupait alors était de ne rien laisser transparaître face à Ryo ; mais Ryo avait le regard d'un noir si profond qu'il pouvait y engloutir tout ce qui s'y plongeait. C'est pour cela que Masashi évitait soigneusement son regard.

-Et donc, tout cela dans l'unique but de s'introduire chez moi ?
-Elle ne te fera jamais confiance, Masashi, pas plus à toi qu'à moi. Le monde, la vie, les hommes ; appelle ça ce que tu veux, mais toute la confiance dont un être humain peut être doté a été chez elle épuisée depuis sans doute bien longtemps déjà.

Le ton de Ryo sonnait comme une menace. Ça a décontenancé Masashi dont la raison de ce subit revirement dans l'attitude de son ami était un mystère. Et sous les sourcils froncés de Ryo, c'étaient bien deux lueurs de colère qui vacillaient. Soudainement, Masashi se prit à trembler de froid dans ce lieu qui, une seconde plus tôt, ne lui inspirait que chaleur.







-Ce gosse va finir par me faire crever de honte.
Un éclair fulgurant a traversé le crâne de Takashi qui s'est effondré à terre, sonné. Tambourinaient contre ses tempes les pensées qui se pressaient en lui dans un pêle-mêle déchaîné qui les faisaient s'écraser les unes contre les autres. Bientôt il ne resta à Takashi qu'une bouillie de conscience orchestrée par les douleurs battantes dans sa tête. Comme un automate, il a porté une main à son front et sous sa vision embrumée, une forme sanglante est apparue. Dans un râle séreux il a levé la tête vers son père.

-Tes accoutrements ne suffisent donc pas à t'humilier ; il faut donc que tu te comportes comme une midinette en chaleur, a-t-il persiflé, serpent venimeux prêt à mordre. As-tu conscience de ce que ton existence inflige à ma réputation ?

-Papa, a supplié le garçon aveuglé par les larmes de terreur. Je ne savais pas que tu étais là, je ne pensais pas que tu entendrais.

-Ca me laisse imaginer tout ce que tu peux dire en mon absence.

La haine a frappé dans la poitrine de Takashi avec la puissance d'un boulet de canon ; et c'était bien une guerre qui était contre lui menée, ou sinon un assaut, comme l'homme qui le dominait de toute sa hauteur était doté d'une force contre laquelle il ne pouvait rivaliser. Mais un combat injuste demeure un combat si l'on choisit de se battre, cependant Takashi était étranger à la guerre tout autant qu'il en était accoutumé. Cherchant son souffle dans cette pièce sans oxygène, Takashi a tenté de se redresser, mais à peine fût-il debout que le monde se mit à voltiger autour de lui et le garçon de s'effondrer à nouveau, inconscient.





-Je t'ai déjà dit de ne pas mentionner Ryo ici. 

Laisse-moi seul. Je n'ai pas besoin de ta morale, je n'ai pas besoin de tes reproches. Si tu n'as pas de compassion à m'apporter, si tu n'as pas de réconfort dans lequel m'envelopper, pourquoi seulement te donner la peine de t'occuper de moi ? Si mon existence n'est qu'un fardeau alors, il vaut mieux pour nous deux que tu t'en débarrasses.

Ces pensées ont fait s'abattre une nuit prématurée dans son esprit pourtant, sur sa poitrine au souffle saccadé, une main chaude s'était posée. 

-Pour deux raisons fondamentales : il le hait, et toi, tu sembles l'aimer un peu trop.

Pourquoi est-ce que tu dis ça ? Pourquoi est-ce que tu me reproches de trop aimer quelqu'un, alors que tu pourrais, dis, tu devrais simplement admettre que c'est lui qui n'aime pas assez. Takashi est amer, c'est le goût du venin que le serpent lui a injecté de ses crocs acérés. Un goût que même celui du sang ne parvenait à effacer.

-Pourquoi… a péniblement articulé Takashi d'entre sa gorge serrée. Pourquoi notre père me déteste à ce point ?

-Parce que tu ne sais pas te cacher.
C'était à la fois la pure vérité et un odieux mensonge. La vérité parce qu'il était raisonnable de penser que s'il dissimulait sa véritable nature, alors Atsushi ne lui témoignerait pas un dégoût aussi viscéral. Mais un vil mensonge, car penser selon le point de vue seul d'Atsushi était une aberration qu'il se refusait à accepter en tant que règle de vie. Le cœur et l'esprit tiraillés dans la contradiction d'une réalité à laquelle il ne trouvait aucune raison d'être, Takashi a silencieusement laissé couler ses larmes sur le désert désolé de son visage.







Il paraît que la vie est faite de changements, qu'elle est mouvements ; mais toi, toi, tu avances dans le temps en faisant du sur-place, tu changes tout en gardant la même forme, tu planes au-dessus de cette vie comme si elle ne t'atteignait pas, comme si elle ne t'appartenait pas. Tu la regardes de haut et ne sembles pas la reconnaître alors qu'elle fait partie de toi, tu plonges ton regard en elle comme dans le vide et tu te prends de vertige. Voilà que tu perds pied mais tu es de ceux qui tombent en restant debout, ne sachant pas même comment réagir face à la douleur et l'échec ; juste, tu gardes la même apparence et ne laisses rien transparaître comme tes pas continuent de te porter par automatisme. C'est en réalité le temps seul qui te porte ; toi, sans bouger, perdue et sans la moindre idée de la direction à emprunter, tu te laisses entraîner sur ce chemin qui a depuis longtemps cessé de changer. Comme si les saisons n'existaient plus, comme si les fleurs n'éclosaient plus, comme si les feuilles ne mouraient plus faute d'avoir vécu, le temps n'y a plus de prise et alors, ce chemin ne présente rien que ce sempiternel sol aride que même toutes les larmes du monde ne sauraient abreuver.

-Comment suis-je devenue si vieille …?

-Pardon ?

Masashi a lâché un rire nerveux comme il a relevé les yeux de son livre pour dévisager la jeune fille. Enfin, elle, ou son reflet plutôt, comme son visage translucide se dessinait sur la fenêtre contre laquelle elle se tenait depuis un certain moment déjà. Son silence lui avait presque fait oublier sa présence, et lorsqu'il a vu cette silhouette de dos qui lui semblait si irréelle qu'il craignait de ne la voir disparaître d'un instant à l'autre, il s'en est voulu. S'il n'avait pas connu son identité depuis le début, ce corps finement taillé dont les courbes délicates étaient cachées sous des vêtements masculins, aurait-il pu le prendre pour celui d'un adolescent ?

-Excuse-moi, mais si à vingt ans, tu es vieille, que dirais-tu de moi qui en ai dix de plus ? 

-Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.

Dans un soupir las, il a refermé le livre sur ses genoux. Il avait été stupide ; plutôt que de demander quand, elle s'était demandé comment était-elle devenue si vieille. Un torrent de réponses a jailli dans l'esprit de Masashi, mais il avait bien trop peur de n'en exprimer qu'une goutte. Des torrents, elle en était sans aucun doute submergée aussi, et pour commencer, ce torrent de sang qui avait inondé le champ du carnage au milieu duquel il l'avait trouvée.







Le coup a retenti dans un tonnerre assourdissant, pour l'instant d'après être suivi d'une nuée battante qui vint assombrir ce ciel d'un bleu trop parfait.

Arrachant des feuilles dans leur départ affolé, les corbeaux s'envolèrent dans un tourbillon qui les mena loin de la source de danger. Masashi abaissa son arme, silencieux.

-Tu vises toujours à côté. 

Dans ce tableau d'un vert luxuriant, la silhouette noire d'Atsushi était comme celle de la mort venue chercher son dû. Du haut de son cheval couleur de jais, il ressemblait à une statue gothique qui aurait atterri là comme par un mauvais enchantement, et sur les lèvres à la fois viriles et voluptueuses d'Atsushi s'est étiré un sourire qui apparut torve aux yeux méfiants de son fils.

-Je ne suis pas doué pour la chasse, Père ; pourquoi attendre de moi un talent que vous n'avez jamais semblé attendre de la part de Takashi ?

-Faudrait-il encore que cette fillette sache tenir un fusil.

Masashi n'a soufflé mot. D'un coup léger du talon sur le flanc, il fit avancer son cheval pour s'éloigner lentement vers la forêt. Que Takashi fût doué pour un domaine ou un autre, son géniteur s'en moquait et si Masashi ne le savait que trop bien, il s'abstenait d'en faire mention auprès de ce dernier dont l'humeur était une pente raide sur laquelle il fallait, à chaque instant, prendre garde de ne pas glisser. Alors - et c'était à son grand désarroi- que Masashi était tenu de participer à ces séances de chasse que son géniteur considérait comme un moment inévitable à partager entre un père et son fils, peu importent toutes les fois où Masashi avait volontairement raté sa cible. Que tuer ne fût pas du goût de tout le monde, et surtout du sien, était une chose qu'Atsushi n'était assurément pas prêt à accepter.
Tandis qu'il s'engouffrait peu à peu dans la forêt verdoyante, Masashi entendit bientôt les sabots de la monture de l'homme le suivre d'un bruit mat sur le tapis d'herbes.

-Ne te l'ai-je pas dit ? Plusieurs de ceux qui ont fomenté l'attaque contre moi ont été arrêtés.

Masashi n'a rien laissé paraître. Devançant son père de quelques pas, il restait droit et immobile sur son cheval qui avançait d'un pas paisible. Paisible aussi était la forêt autour d'eux en ce matin chaleureux de fin d'été, formant un contraste brutal avec les pensées trébuchantes qui s'emmêlaient avec chaos dans l'esprit de Masashi.

-Savez-vous qui sont-ils, Père ?

Il priait intérieurement pour que sa voix n'ait rien trahi de son trouble et derrière lui, Atsushi a esquissé un sourire qu'il ne put heureusement voir.

-Comme je te l'avais dit, de simples adolescents. Et quelques femmes, aussi… Surtout des femmes en réalité. Je crois qu'elles sont en colère depuis l'incendie qui a ravagé la maison close. 

Les doigts de Masashi se sont agrippés si fort autour des rênes de sa monture que ses ongles s'enfoncèrent dans ses paumes meurtries. Mais la douleur n'était rien si elle pouvait dissimuler- par pitié, juste un peu- l'émoi qui traversa son être tout entier. Un éclair de haine qu'il aurait voulu pouvoir rediriger sur son père - Ô oui, que par cette foudre Atsushi ne soit frappé et choie au sol, terrassé, pour ne plus se relever. Si seulement, a pensé Masashi avec aigreur, si seulement j'avais le pouvoir de mes émotions, alors…

-Ce n'était pas qu'un incendie, Père. Elles ont toutes été assassinées. Une à une, Père, on les a poignardées. 

-Eh bien, c'est ce qui arrive lorsqu'une mutinerie survient là où elle n'a pas lieu d'être : l'autorité finit toujours par reprendre sa juste place et ce, quoi qu'il en coûte.


Mais il n'y a rien qui puisse coûter une vie, Père. Pas même votre orgueil démesuré ; surtout pas votre orgueil démesuré.

Ces mots, Masashi les a retenus prisonniers au fond de sa conscience et, sans plus rien dire, il a fait volte-face avant de s'éloigner au galop.






-Cela fait si longtemps que je ne t'avais vu, Ryo. Fais-moi un bisou de chat.

Il n'avait pas même franchi le seuil de la porte qu'une bouille nimbée d'une lumière violette se levait vers lui, avec au milieu de cette rondeur diaphane deux grands yeux gris qui brillaient. Ce regard suppliant et cette moue boudeuse ont eu raison de l'homme qui, dans un petit rire pudique, déposa ses lèvres sur ce front têtu.

C'est ce que Takashi appelait un “bisou de chat” et, dans un sourire lumineux qui en disait long sur ses émotions, le garçon s'en est retourné, radieux.

-Regarde, Masashi, regarde ; avec ce baiser magique, je suis guéri de tous les maux.

Masashi est passé devant son frère comme s'il n'existait pas pour venir saluer son meilleur ami d'une accolade. Mais depuis quelques secondes déjà, le regard de ce dernier était porté vers l'autre bout de la pièce, au coin de laquelle la jeune femme se tenait. Immobile, avec sa peau d'albâtre et sa grâce insoupçonnée, elle pouvait se confondre avec la statue de marbre qui, de l'autre côté, faisait tant bien que mal valoir sa splendeur.

-Bonjour…

-Mako, lâcha-t-elle qui croisa les bras dans un signe de méfiance.

Elle le savait, cette méfiance était partagée, et le sourire poli qu'ils s'échangèrent ne suffisait à le dissimuler. Devant Masashi cependant, Ryo s'efforça de paraître ravi.

-Je suis heureux que tu ailles bien, Mako.

-L'on peut dire ça comme ça… pour l'instant, intervint Masashi qui lança un regard vers une Mako qui lui rendit une moue renfrognée. Bien, Ryo, si nous allions discuter ailleurs ? Ce n'est pas pour cela que je t'ai fait venir.

Et sans plus attendre, Masashi de saisir la main de son ami interloqué qui le suivit sans même penser à protester, laissant dans son salon son frère, scandalisé, et Mako dont la méfiance commençait peu à peu à monter.


-C'est toujours comme ça, bougonna Takashi d'entre ses lèvres rosées. Je ne vois que trop rarement Ryo et lorsqu'il vient, voilà qu'ils s'enferment en m'excluant de leurs discussions.

-Encore faudrait-il être sûr qu'ils ne font que discuter, laissa échapper la jeune femme.

Ca a eu le don de mettre Takashi dans un émoi qu'il eut peine à contrôler. Les joues rouges, les yeux larmoyants, il s'est offusqué.

-Ne dis pas de choses pareilles, ils sont amis depuis bien trop longtemps !

-C'est justement une question qui me préoccupe, renchérit-elle avec gravité. Comment un Noble comme Masashi et un médecin de campagne comme Ryo ont-ils pu se connaître ?

-Oh, ça, c'est parce que lorsque j'étais petit, Masashi a essayé de sauver ma maman.


Son visage s'est assombri d'incompréhension. Mille questions fusaient dans son esprit mais aucune d'elle n'a pu s'exprimer sous formes de mots. Elle avait tout simplement perdu pied et devant elle, l'expression de Takashi avait viré à contresens. Et ce contresens là, sur la route de son esprit, allait provoquer un accident dont il pourrait ne pas sortir indemne.

Adieu le jeune homme insouciant et enjoué ; elle avait devant elle un enfant qui n'avait d'homme que le corps, mais dont l'âme était demeurée perdue, bloquée dans un présent qui n'appartenait qu'à lui. Un présent éternel.

Et ce genre de présent là, de ceux qui suivent la moindre de vos traces, qui vous talonnent de si près qu'ils vous heurtent parfois jusqu'à vous faire trébucher, jusqu'à vous faire écorcher sur ce sol couvert de pierres tranchantes, elle le connaissait trop bien.

Elle a su alors, que Takashi connaissait aussi ce présent, de ceux qui refusent obstinément d'appartenir au passé et qui, comme une malédiction, recouvrent tous les ciels d'été d'une nuée de corbeaux.






-De ce que j'ai pu apprendre , elle s'appelle Jyou.

Masashi semblait nerveux. D'un geste agité, presque tremblant, il fouillait au fond de son tiroir tandis que Ryo l'observait en silence. C'est lorsque Masashi en sortit enfin une feuille de papier repliée scellée de cire rouge que son ami laissa échapper un soupir. Le soupir las de celui qui avait l'habitude, qui savait ce qui l'attendait et qui devait se résigner.

-Voici son adresse. Enfin, l'endroit où elle se cache… Elle est déjà au courant de mes intentions.

-Tu es venu à sa rencontre ? demanda Ryo, surpris.

Masashi a balayé l'air d'un geste de la main. Il s'est remis à arpenter nerveusement sa chambre, parcourant la pièce du regard comme s'il cherchait sans même savoir quoi.

-Je l'aurais fait moi-même si j'en avais eu le temps, déclara-t-il. J'ai confié cette tâche à quelqu'un d'autre.

-Un quelqu'un d'autre, ironisa Ryo, qui a la force physique de dix hommes, la délicatesse d'un séraphin, le regard d'un archange et la chevelure d'un guerrier antique ?

Masashi a dévisagé son ami d'un air suspicieux.

-C'est à peu près ça, dit-il. Tu es amoureux de lui, ou bien ?

-Absolument pas, trancha Ryo, mais je sais pertinemment qu'à part Hiroki, il n'y a personne pour te suivre dans tes folies.

-Bien sûr que si, puisqu'il y a toi.

Ryo émit une grimace sarcastique qui eut le don de faire rire son ami. Il était faible, ce rire, mais pendant un bref instant il détendit cette atmosphère qui pesait sur leurs épaules.

-Tu dois aller la trouver et la mener jusqu'au port. Il y a un bateau qui part demain à sept heures tapantes. 

-Elle se trouve à plus de vingt kilomètres d'ici ! protesta Ryo après qu'il a lu le papier.

-Bien sûr, idiot ; je ne pouvais tout de même pas la laisser dans cette ville, s'agaça Masashi. Avec les hommes de mon père à ses trousses, elle n'aurait pas tenu deux heures.

-Tu dis que c'est cette femme qui a fomenté l'attaque de nuit contre ton père ?

-Je crois qu'elle s'est échappée de la maison close juste avant que le massacre ne commence.

-Mais alors… balbutia Ryo, ébranlé. Alors Mako la connaît.

-Certainement, mais ça ne change rien. Elle doit partir au plus vite.

-Cela soulagerait sans doute Mako de savoir que l'une de ses… que l'une de ces femmes s'en est sortie indemne, avança Ryo avec maladresse.

-Il n'y a pas de temps pour les retrouvailles, Ryo. Et puis, tu le sais, non ; une seule personne en plus qui sait ce que nous faisons est un risque supplémentaire pour nous.

Ryo n'a pas rétorqué. Les yeux rivés sur ce bout de papier qu'il tenait fermement entre ses doigts crispés, il s'est perdu dans des abysses trop profondes pour en déceler la nature.






C'était toujours le même couloir sombre. Un tunnel de ténèbres qui semblait n'avoir ni début ni fin, et face auquel les lueurs frémissantes des bougies tentaient désespérément de lutter, refusant de s'avouer pourtant déjà vaincues. S'il avançait réellement ou s'il faisait du sur-place, Ryo n'aurait su le dire tant la profonde noirceur souterraine annihilait sa vision. Une impression d'irréalité le maintenait dans un état de torpeur qui parvenait à peine à dissimuler l'horreur. C'était comme un monde à part ; une bulle d'enfer où rien ni personne ne pouvait pénétrer sans en avoir la clé et pourtant, Ryo au fond de lui en avait la conscience amère ; il n'y a pas que les démons qui ont droit à l'enfer.

Combien de personnes innocentes, hommes, femmes, vieillards ou enfants, avaient foulé les pierres froides de ce sol, il n'aurait su le dire. Un trop grand nombre, sans doute, pour que la mémoire ne veuille bien s'en souvenir. 

-Tu l'as gardé ici… pendant un mois ?

Sa voix n'était qu'un murmure sans vie. Le souffle coupé comme pour ne pas avoir à respirer l'air vicié de ce lieu, Ryo se sentait vaciller, reflet des lueurs tremblotantes sur les murs encrassés. Il a senti une main ferme s'appuyer sur son bras.

-Qu'est-ce qu'un mois, face à la dignité humaine ? a prononcé Masashi.

Il était calme, bien trop calme pour cet endroit, bien trop serein pour ces circonstances ; leur ami de longue date était prisonnier de ces cachots nauséabonds, mais pour Masashi, cette amitié semblait ne jamais avoir existé. 

C'est lorsqu'ils ont enfin atteint la cellule dans laquelle le corps amaigri et pâle de son ancien ami que Ryo a eu un haut-le-coeur. Karyu était méconnaissable. Ses côtes saillant sous sa peau translucide, ses joues creusées par la faim, son visage asséché par la froideur ambiante des lieux et son regard d'un bleu figé dans la glace, Karyu se tenait là, avachi. Autour de ses poignets les marques encore rouges des fers qui les enserraient peu de temps avant encore témoignaient d'une douleur qui ne se disait pas. Et même si une profonde compassion envahit Ryo alors, elle était entachée d'une traînée de dégoût qu'il ne voulait pas accepter. C'est peut-être pour cracher ce dégoût-là qu'une nausée le prit subitement qu'il retint juste à temps.

-Tu n'as pas changé, mon petit Ryo : tu te confonds dans le noir avec autant de superbe qu'un démon au milieu des ténèbres. Si ce n'était la pâleur de ton visage qui détonne, l'on ne te verrait même pas.

La voix de Karyu était cinglante ; aiguë comme les pointes de ses côtes sous sa poitrine. 

S'accroupissant à hauteur de l'homme, Ryo l'a dévisagé avec attention.

-J'attendais tellement mieux de toi, Karyu.

-Tout le monde attendait de moi sans même savoir ce que moi-même attendais de moi. Et si tu veux le savoir, en un mot : rien.

-Eh bien, il faut croire que “rien” était déjà placer la barre trop haut pour toi. Parce que “rien” eût mieux valu que ce que tu as fait.

Karyu a relevé sur Masashi un regard qui effraya Ryo, mais laissa imperturbable ce colosse de pierre que Masashi seul savait devenir lorsqu'il le fallait.

-Tu l'as vraiment fait, Karyu ? articula Ryo entre sa gorge serrée. Tu as vraiment agressé cette femme alors même que tu l'avais sous ta protection ?

-Ecoute, mon petit Ryo : parfois, dans la vie, un homme doit savoir ce qu'il veut.

-Il doit aussi et surtout savoir lorsque “ce qu'il veut” ne lui appartient d'aucun droit ! vociféra Masashi qui fit sursauter Ryo.

Sa voix a résonné dans tout le couloir comme une menace lugubre venue des enfers. Alors que le cœur de Ryo palpitait à en défoncer sa poitrine, Karyu lâchait un petit rire amusé.

-Quand j'y pense, elle te ressemblait un peu, mon petit Ryo. Ne te méprends pas cependant ; tu resteras toujours le plus beau.

-Je vais te tuer.

Les doigts déjà agrippés aux clés qui pendaient de sa ceinture, Masashi s'avançait vers le portail tandis qu'une aura de haine submergeait les alentours. D'un bras qu'il tendit fermement Ryo retint son meilleur ami qui se figea net. 

-J'ose émettre l'espoir fou que, même si elle ne s'était pas enfuie à temps, tu aurais trouvé en toi l'humanité nécessaire pour te retenir, prononça-t-il d'une voix profonde. Parce que maintenant, Karyu, l'on a besoin de toi, ; et si tu veux avoir une chance de retrouver définitivement ta liberté, tu vas devoir prouver que tu en es digne.


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