Une aventure méconnue de Don Quichotte de la Manche

Côme Jausserand

Une aventure méconnue de Don Quichotte de la Manche, le Chevalier à la triste Figure, et de son fidèle écuyer, Sancho Pança.


Qui traite de l’entretien qu’eut Don Quichotte avec Felipe Cabrero le chevrier lettré plus une autre aventure digne d’être rapportée.


Don Quichotte et Sancho Pança cheminaient par monts et vallées dans la seigneurie de Daroca, convaincus par les poursuites de la Sainte-Hermandad d’y trouver moindre danger malgré qu’ils en eurent. Il advint que, longeant une jolie lagune, ils avisèrent sous un chêne vert un chevrier ci accompagné d’une demi-douzaine de chèvres et d’autant de jeunes chevreaux. Mettant pied à terre ils marchèrent vers l’homme qui, bien qu’occupé à allumer un feu, ne laissait pas de les regarder fixement. Se relevant il marcha à son tour dans leur direction et les salua sans plus de courtoisie que ne le demandait l’usage. — Mon nom est Don Quichotte, dit le chevalier, et voici mon écuyer, l’illustre Sancho Pança. Il me semble que nous ne pourrions trouver meilleur endroit tant il est vrai que cet endroit semble le meilleur de la terre. — Je ne sais s’il est le meilleur endroit de la terre, répondit le chevrier. La chaleur de l’été n’y a d’égale que la froideur de l’hiver et si vous m’y trouvez si loin de Saragosse et Montalban, là même où l’on me vit heureux et érudit, ce n’est que par une infortune telle celle infligée par Oriane à Amadis de Gaule. Ainsi, seigneur chevalier, vous contemplez un pauvre chevrier que l’on nomme Felipe Cabrero retourné au métier de ses lointains aïeux. Mais si sa vie vous était contée vous sauriez qu’il n’est pas si loin le temps où l’on l’appelait Don Cabrero. — Certes, il semble moins loin que le temps où on l’appellera Don Cabrero, répondit Don Quichotte car il est plus facile de sauter d’un cheval sur une chèvre que l’inverse ; pour autant, point ne durera votre disgrâce si elle a trait à celle du Chevalier du lion. — Dieu vous entende seigneur Chevalier, dit le chevrier, car il m’est d’avis qu’elle a déjà beaucoup duré. — Le temps n’est jamais trop long pour l’homme versé dans l’art de la chevalerie comme vous semblez l’être. Aussi, quand viendra l’heure à laquelle vous en faites lecture, il nous serez bien agréable de l’ouïr. — Je ne vous ferez pas lecture en dépit que j’en aie, répondit le chevrier, mais s’il est un livre au bissac de votre écuyer, je le pourrais bien lire qu’il soit en castillan, catalan ou occitan. — Ce n’est pas tant d’un conteur que d’un livre dont nous avons besoin, car nous sommes secs en ce point là par la félonie d’un barbier né d’une putain fille de putain ! Quant au bissac, il n’a plus rien à tenir qu’un quartier de pain mais ainsi va la vie d’un chevalier errant qu’il se trouve toujours quelque muletier ou chevrier pour lui venir en aide et de bissac… le votre me semble fort à propos. Ce à quoi le chevrier répondit : «  Certes il l’est, mais je ne peux trop vous en promettre car mes compagnons sont alentours et il se pourrait qu’ils s’en reviennent avant minuit les jambes lourdes et le ventre vide.  — Sont-ils si nombreux ? demanda Don Quichotte.  — Ils partirent sept et, plaise à Dieu, reviendront en bon compte. répondit Felipe Cabrero. — A la bonne heure ! s’exclama le chevalier. Car de huit, s’il n’est que deux à ajouter, ce n’est pas proportion insoutenable qu’il s’en dégrève, et ce d’autant plus qu’elle n’est pas loin d’être la part de Dieu tant il est vrai qu’un chevalier errant prend ses commandements par-dessus même la couronne du roi. Aussi sachez que Dieu vous le revaudra cent fois car, par sa grâce, croyez bien que ce bras viendra à bout de tous les coquins des alentours, d’Aragon et de Navarre ! »  Sancho Pança se donna droit de forcer le destin de son estomac : « Maître ! Le diable l’habite s’il n’est pas homme à nourrir son prochain quand pour ce faire il n’a que l’embarras de saigner l’un de ces chevreaux et nous donner à boire aux mamelles de sa mère. »


Jetant un œil inquiet sur ses chevreaux, Felipe Cabrero demeura fort étonné des mots de Sancho Pança, il ne voulut pas s’en laisser conter par un écuyer qui, tout illustre qu’il se pouvait être, chevauchait ramassé sur un âne : « Quant à savoir si un chevalier de la Manche se peut venir à bout des canailles de l’Andorre et de Navarre, c’est à voir ; mais il ne le fera par le trépas de l’un de ces chevreaux tant il est vrai qu’ils se doivent de rester vivant. Aussi je m’en vais chercher de quoi servir panses et bissacs me sachant mauvais piégeur autant que vous vous croyez piètre écuyer ! »


Sur ces entrefaites il s’en alla vers la lagune en appelant son petit troupeau à sa suite pour l’éloigner un peu de Sancho. Mais il advint que l’une des chèvres, se sachant fort à son aise sous le chêne vert, s’y tint immobile et coite. Le chevrier, se retournant, y trouva motif de fâcherie sans toutefois tenter de ramener la rebelle à la raison. Las, il s’éloigna sans elle et n’eut pas fait trois cents pas quand Sancho sauta sur la chèvre afin de lui soustraire un peu de son précieux breuvage. Mais il eut beau se servir de tous ses membres, frapper la pauvre bête plus têtue que douillette, implorer le secours de son maître qui ne voulait pas se rabaisser à pareilles manœuvres, rien n’y fit, il lui manquait toujours plus ou moins un bras pour achever son affaire. Déjà mis en souffrance par les rudesses d’un nouveau voyage, cet effort supplémentaire appela un repos immédiat et Sancho se coucha sous l’arbre ; il s’endormit derechef tandis que son maître se tenait debout dans une contemplation béate du soleil se couchant sur la lagune. — Vois-tu ? dit-il à son écuyer qui n’y entendait plus, il n’est pas plus beau pays que l’Espagne car même les oiseaux que Dieu a voulu l’hiver au-delà du pays mauresque et l’été aux confins du Saint Empire ne laissent pas d’y séjourner deux fois l’an.


Il ne s’écoula pas longtemps, mais déjà la nuit tombait, quand Felipe Cabrero s’en retourna. Posant sur le sol une grue cendrée et un canard et sur Sancho un œil réprobateur, il ne laissa pas de remarquer le peu d’entrain mis par ses hôtes aux préparatifs du dîner : « Est-ce donc l’heure de somnoler tandis que le feu demande du bois ? » Don Quichotte réveilla Sancho pour l’office qu’il se devait et ne prétendit pas apporter autre aide sinon à commenter l’ouvrage de ses compagnons. Felipe Cabrero savait plumer, autant à la force de ses doigts qu’à celle de l’habitude, et vint l’heure où émana de la broche un si bon fumet que Sancho se dit incapable de se retenir un moment de plus. Don Quichotte rétorqua que pour la peine il en attendrait bien deux malgré qu’il en eut. Devant tant d’empressement le chevrier eut l’ingéniosité d’offrir de s’entretenir justement de chevalerie, le sujet qui les occupait le mieux. Don Quichotte conta ses aventures passées puis ses espérances, ce qui ne tarit pas la gourmandise de Sancho, tout croquant qu’il allait dans la volaille, il rappela son maître à ses promesses. —  Comment dis-tu ? répondit le chevalier à la triste figure. Sancho, tu es un bien malhonnête homme ! Ne t’ai-je pas promis mille aventures ? — Pardonnez-moi maître, dit Sancho, car, comme vous vîntes à oublier de tenir le compte des chèvres passant le Guadiana, je vins à oublier le nombre de nos aventures encore que certaines me pesèrent autant sur les épaules que si l’ont m’eut forcé à porter mon âne. Pour cela je dis que nos aventures et mésaventures valaient parfois pour le passage de deux chèvres et toutefois à quoi me sert si nul n’en tient le compte ? — Tu te trompes Sancho ! Tout comme ton histoire s’acheva bien avant le passage de toutes les chèvres, il n’est point besoin d’aller au bout de mille aventures mais simplement d’icelles qui feront notre renommée à la cour d’un roi ou d’un empereur, sinon d’icelle qui me fera roi ou empereur. — C’est de celle-ci que je parle car il me tarde de gouverner une île ; or, malheureux que je suis, Dieu m’en soit témoin, je ne crois pas qu’un seul bras de mer me soit venu aux yeux jusqu’alors. — Si ce n’est qu’affaire de mer, tu la verras bientôt. Et de celle qui baigne Naples et la Sardaigne. » Ce à quoi Don Cabrero répondit : « Mais de quelle île sera-t-il le gouverneur quand Majorque et la Sardaigne sont à Philippe et la Corse à Gênes ? — Il n’est point besoin d’une île de la taille d’une province, dit Don Quichotte, encore que de lui-même, Gandalin ne dédaigna point la Sicile. Si quelque île d’une demi-lieue de large suffit au bonheur de Sancho, il m’est d’avis qu’après avoir œuvré en Aragon, nous pourrions chevaucher jusqu’au royaume de France, en ces jours en régence, et par la conquête des contrées d’Aquitaine ou de Bretagne, je soumettrai le royaume tout entier. »


Sur ces entrefaites il s’aperçut que, tandis qu’il avait beaucoup parlé en n’ayant que peu goûté au canard, Sancho Pança et Felipe Cabrero avaient bien entamé la grue : « Heureux vos compagnons s’ils ne s’en reviennent pas par le clair de lune, car si chair il y eut pour dix panses ce ne fut dix telles les vôtres. Baillez-moi la part qui m’en revient car j’ai bon appétit, encore que, comme j’ai omis de vous le dire ci-avant, quelques dents vinrent à me manquer, cause est qu’un enchanteur changea deux armées de chevaliers en troupeaux de moutons. » Il se tût et mangea dès lors sans se soucier des autres chevriers. Repu il se coucha sur le sol sans autres formalités. — Dormons, ordonna-t-il, et si Dieu me vient en aide, j’aurais raison de tous les diables d’Aragon avant le prochain coucher du soleil. — Détrompez-vous ! rétorqua Don Cabrero. Sans même une aventure vous y cheminerez encore longtemps, car il n’est pas roussin qui le puisse franchir en deux jours par le chemin le plus court et moins encore icelui qui semble bien proche de son dernier soupir. — Prenez garde monsieur de ne donner pour mort ce que Dieu a gorgé de vie ! Car à savoir si ce roussin a cent lieux sous le sabot, il les a ; et s’il eut Rossinante en lieu et place de Bayard, Renaud de Montauban eut chevauché jusqu’à Tolède pour libérer l’ibère du joug des Omeyyades en un jour. » Cet entrain réveilla celui de Sancho : « Vous dites bien maître ! Et il me tarde de reprendre la route ! Quand mon âne ne serait aussi vaillant que Rossinante, je vous suivrai en Aquitaine et jusqu’en Bretagne si, comme dit est, elle est pays bien fourni en îles. Car à moi il importe peu que l’île que vous me donnerez à gouverner soit grande ou petite tant qu’elle me vaut des rentes, assez du moins pour ne point souffrir la faim et la peur tant il est vrai qu’il me faudra la garder par le concours de quelque chevalier. » Felipe Cabrero, mal lui en prit, donna son avis sur la question : « Fut-il réduit à une île, quoique descendant de chevalier, je ne mettrais point la sauvegarde d’un royaume dans les mains de chevaliers prompts à le défendre. — Et qu’en feriez vous malin que vous êtes ! s’offusqua Don Quichotte. Sinon à débaucher mille et mille manants pour élever murs, murailles et barricades et tandis qu’ainsi affairés il n’en restât pas un pour se tenir aux champs, l’hiver ne serait pas venu que nous crierions tous famine, encore que je me nourrisse de peu de fruits et de beaucoup d’esprit, il m’est d’avis que vous crieriez le premier car votre panse s’égale à celle de mon écuyer et je n’ouis point dans vos paroles matière à oublier la terre. — Il n’est point besoin d’évider les campagnes, reprit le chevrier, mais de s’en tenir à l’art de la guerre qui dit qu’un piètre archer vaut quelques chevaliers, fussent-ils de la plus haute extraction. » A ces mots Don Quichotte se redressa tout d’un : « Odieux coquin ! Si cet arbre voulait me gratifier d’un arc, je vous le mettrais incontinent entre les mains pour vous faire montre de l’erreur qui vous habite ! Sachez monsieur que l’arc n’est qu’à l’usage des traîtres et des égarés, ainsi qu’en témoigne Saint Sébastien et Isabelle de Castille, car, si grande fut son œuvre et jamais ne sera oubliée, on ne garda point le souvenir qu’elle fut une fois à se méprendre en s’éprenant de ce vilain symbole. Et ceci fut juste car, par Dieu et devant Philippe, c’est bien le diable si le moindre chevalier, et plus encore celui à la triste figure que nulle flèche ne saurait atteindre, ne met en déroute tous les archers de la Sainte-Hermandad ! — Nec Nulla Nec Omnis ! contesta le chevrier. Il me souvient bien qu’Edouard s’alla en France avec peu de chevaliers et quelques milles à pieds, et quand vint Philippe pour leur en donner à voir, ils se trouvèrent faibles en nombre devant le roi de France et ses alliés. Mais de charge en charge, ils se virent forts en armes tandis que de bander les arcs suffisait à tout repousser sans un coup d’épée. Ainsi mourut le roi de Bohême, ainsi mourut le comte de Flandre, et avec eux neufs autres de haute noblesse et plus de mille cinq cents chevaliers de la plus fine fleur tandis que peu d’anglais ne revirent la Bretagne. — Ceci n’est que fable ! hurla le chevalier. Qui parle de mille archers lors même qu’il s’agit de quelques pièces d’artillerie ! Et voilà l’erreur, l’honneur à bas et la traîtrise par laquelle l’Albion devint perfide. S’il en était allé comme dit est, dites-nous donc pourquoi le Prince Noir, qui en ce jour de gloire initia la sienne, dites-nous donc pourquoi il ne se fit point archer ? — Comment le puis-je savoir ? répondit le chevrier. — Ainsi, taisez-vous car tout descendant de chevalier et lettré que vous êtes, vous ne vous y entendez guère en chevalerie mieux qu’en bravoure ! »

Don Quichotte un instant se tut et chacun l’imita ; mais quelques moments plus tard le chevalier à la triste figure entonna un sonnet :

Où s’achève l’épopée, la vie n’est pas moitié
Le corps renversé, ce n’est pas piètre mort
Car le cœur transpercé, le chevalier qui dort
Point n’allait alité et moins encore à pied.

L’hallali peut sonner, tout ne fut que piété
Par la lance et l’épée nous nous couvrîmes d’or
Comme de Dieu dirigé à redresser les torts
Sans quérir autre sort qu’être en son amitié

Que l’âme vienne à manquer au côté de ces armes
Les femmes iront voilées, les dames auront des larmes
Face au regard figé de la triste figure

Et en son souvenir on ne pourra que dire
Qu’il alla en droiture vers mille aventures
Et d’icelles sachant qu’il se pouvait périr

Sancho frissonna d’avoir ouï ces paroles, mais ni lui ni Felipe n’osèrent prononcer un mot, tant parce qu’ils trouvaient ce sonnet très peu fameux que par l’ordre de Don Quichotte ci-avant raconté. Ils s’endormirent et quoique la nuit fut fraîche et quelque oiseau nocturne bavard, le repos du chevalier et de son écuyer fut sans trouble car Felipe Cabrero n’étant point avare de ses efforts tint pour juste de garder seul le feu en vie. L’aurore parut et le chevrier, qui n’avaient pas tant dormi que ses hôtes, rêvait paisiblement. Encore qu’il eut déjà beaucoup devisé avec le chevalier à la triste figure, il n’avait point perçu à sa juste valeur son défaut de jugement et, bien qu’avisé des quelques dangers auxquels il s’était exposé tout en sa volonté, il ne le savait pas tant homme, quitte à les créer de toute pièce, à tomber de Charybde en Scylla. S’il l’eut su, il eut sans doute pris les devants, repoussé le sommeil à la nuit suivante et marché à l’encontre de ses compagnons pour les en prévenir. Il advint que Don Quichotte fut pris d’éveil au moment où, ramenant leur large troupeau de la vallée voisine, les compagnons de Felipe se trouvaient à moins d’une demi-lieue de là. Sancho Pança s’éveilla peu après et lorsqu’il ouvra les yeux, il vit son maître à genoux et embrassant le sol. Il s’étonna de le voir ainsi dans une attitude mauresque mais ce n’était pas manière de prières. Don Quichotte se releva et dit : « Te voilà Sancho ! Selle Rossinante et mets le bât à ton âne car il est pressant de partir ! — Que nous presse ? demanda Sancho.  — N’entends-tu pas les galops de la bonne nouvelle par lesquels prendra fin notre errance ? — Je n’entends rien sinon quelques bêlements et cris d’oiseaux. » Tandis que Sancho se hâtait pourtant d’obéir à son maître, ce dernier ne laissait pas de lui faire voir les choses comme il se devait : « C’est encore ta peur qui te trouble les sens Sancho. Qui parle de bêlements quand tout est hennissements et cris féroces ? Vois-tu là-bas la poussière descendant la colline ? C’est le chevalier des sept vents menant sept cents de ses pairs contre la grande armée mamelouk ! Blason d’or, lion des sables, il vient à sa suite le chevalier au linceul portant l’écu des francs au champ d’azur et bandé d’or. Ah ! les vaillants ! Il n’y aurait pas grand danger s’il n’était que ces deux cent milles cavaliers et fantassins que tu vois ci sur ta gauche. Mais ils se sont massés derrière tant de cordages que ni Bucéphale, pas même Rossinante ne les sauraient franchir. Hardi Sancho ! S’il est encore temps de les en prévenir, il en est peu à perdre !
Il se mit en selle, donna des éperons et parti incontinent en direction du troupeau. Sancho, posant les yeux sur la lagune tout en finissant de bâter son âne, n’y vit que quelques milliers de paisibles oiseaux. L’écuyer se donnait pour fidèle et puisque fidèle il était, il monta sur son grison sans penser à tous les maux endurés auparavant par la folie de son maître. Il alla quelques centaines de brasses mais Don Quichotte atteignait déjà le troupeau sans néanmoins vouloir ralentir sa course, qui, encore qu’elle n’était pas plus vite que Rossinante en fut capable, saisit d’effroi les chèvres qui s’en trouvèrent des ailes et s’en allèrent ventre à terre dans un nuage de poussière en deux demi-troupeau, les unes vers la lagune, les autres vers la sierra. Il ne fut pas longtemps avant que mille et mille oiseaux ne prennent le ciel dans un tintamarre assourdissant et que l’âne de Sancho ne se fige sur place décidé, parce que lui seul prenait la mesure des événements passés et du danger à venir, à ne plus avancer d’une canne. Sancho mis pied à terre, tira tant il se put son grison par les oreilles, rien n’y suffit sauf à le faire rebrousser brusquement chemin dans un galop qui valait bien celui de Rossinante. Il advint que Felipe Cabrero était sorti de ses rêves dans l’envol des nuées d’oiseaux et s’en trouva si bien perdu et effrayé qu’il eut vision d’Apocalypse. Il ne savait ni que faire ni que penser et fut comme saisi d’une fulguration quand, voyant venir l’âne de Sancho vers lui, il lui sauta au cou et par cela l’animal et l’homme s’en allèrent sans vouloir se retourner jamais.

Ainsi Felipe Cabrero alla d’Aragon en Manche à dos de grison, de Manche à Madrid mêmement, avant de rallier le Mexique convaincu qu’il était que très grand mer n’était pas de trop pour le séparer de ce qu’il pensait être enchantement maléfique.

Notes sur la résurgence de cette aventure.

Il vint au mois de juillet de cette année, dans mon merveilleux travail, une jeune collaboratrice répondant au nom d’A. Cabrero. Je ne fus pas sans remarquer rapidement quelques qualités en elle, outre de très beaux yeux et un joli minois, son charme allait sans dire tant elle semblait venir d’un autre monde. Je me la nommais intérieurement EVNI (être volubile non identifié) du fait d’un débit de paroles assez remarquable (n’empiétant jamais sur sa bonne humeur) ponctuées régulièrement de rires ingénus. Mais d’ingénue il n’était point question car la demoiselle se trouvait avoir quelques capacités scolaires (bien au-delà des miennes en tout état de cause) et des centres d’intérêt multiples laissant espérer pour elle quelque avenir brillant. Je me murmurai que tenter de la connaître mieux ne serait pas perte de temps mais, étant moins entreprenant que certains de mes collègues (devrais-je dire certain tant l’un est entreprenant), je pris un vilain retard ; tant fut qu’elle se voyait déjà rappelée à ses chères études quand me vint le courage de l’aborder. Cependant que les possibilités amicales sont multiples dans ce monde où le virtuel a largement remplacé la vertu et bien d’autres choses, je m’avançais en tant qu’ami virtuel potentiel étant assuré qu’elle en comptait déjà plusieurs centaines et n’était point à un près. De ma demande la fille fit fi, dont acte. Je pensais à l’oublier ce qui n’apparaissait pas du domaine de l’impossible mais, tandis que son visage s’effaçait peu à peu, son nom me résonnait dans la tête comme quelque chose de su depuis longtemps. Il advint que je me réveillai quelques semaines plus tard en sursaut et en criant : « Bon sang ! Mais c’est bien sûr ! Cabrero ! Felipe Cabrero !  » Et voilà l’histoire : ma grand-mère paternelle était du Nord mais on ne l’eut pas démentie dans son affirmation d’avoir des origines espagnoles tant son physique soutenait ces dires. Fut-elle descendante d'une famille noble ayant gouverné les Pays-bas espagnols ? Je ne le sais mais toujours est-il qu’après son décès, alors que certains se disputaient l’argenterie, je reçu en héritage quelques livres anciens, la plupart en français mais quelques-uns en castillan. Autant le dire tout de suite, je n’ai guère d’appétence pour les langues étrangères et malgré quelques rudiments d’espagnols, je ne fus pas capable d’aborder réellement ces livres là, pas plus que ceux en français d’ailleurs car ils étaient tous volumineux et je suis de ceux qui pensent qu’un livre ne devrait jamais excéder cent pages. Je me trouvai cependant attiré par l’un d’entre eux intitulé sobrement (c’est moi qui traduit) : « Histoires de Chevalerie » et le feuilletai plus que les autres car il me semblait être le plus ancien et peut-être le plus précieux. De ce livre je retins quelques titres de chapitres et je compris qu’il s’agissait à chaque fois de héros différents. C’est là que je lus pour la première fois le nom de Don Quichotte et de Felipe Cabrero sans pour autant les relier à Cervantès dont nul ne m’avait jamais parlé avant le mois de septembre de cette année. Maintenant que ces noms faisaient retour par les circonstances ci-avant évoquées, je décidai d’en savoir plus et donnai le chapitre en question à traduire. Je passai par ma belle-mère, non pas qu’elle fut parfaitement bilingue ni spécialiste d’un français quelque peu vieilli, mais le caractère de gratuité de la chose m’apparut devoir être élevé au rang de critère unique et numéro un. Elle se mit à la tâche de bonne grâce donc, et me voilà aujourd’hui, 20 septembre 2012, en possession de la version française d’une aventure de Don Quichotte que peut-être moi, ma belle-mère et désormais vous, sommes les seuls à connaître. Ma belle-mère n’alla pas s’en ajouter : « A mon avis c’est un faux grossier à mille lieues du talent du grand Cervantès. J'en veux pour preuve cette histoire d'île alors qu'il est question d'un archipel chez Cervantès. » Je ne sais si Cervantès avait du talent car ses livres sont décidément beaucoup trop longs, mais il est notable que dans mon livre de chevalerie ce chapitre est inachevé car une page a été déchirée et cela explique sans doute pourquoi on ne sait pas ce qu’il advint de Don Quichotte et de Sancho Pança dans cette aventure.

Lyon, 20 septembre 2012.

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