Une aventure sans lendemain

athanasiuspearl

– Une aventure sans lendemain, se dit le beau Jacques en quittant l’appartement de Laure.

La soirée avait été parfaite, le champagne frais à souhait, et l’amour fort agréable. Mais à présent que tout était consommé, il n’y avait plus grand-chose à espérer de cette rencontre. Il valait mieux aller de l’avant et se tourner vers d’autres conquêtes. La petite Sylvie de la comptabilité, par exemple.

– Elle est bête à manger du foin, murmura Jacques en souriant, mais sa chute des reins traduit un fort potentiel.

Minuit approchait. Il songea un instant à emprunter le métro, puis se décida finalement à poursuivre à pied son chemin. On était samedi, un beau samedi de juin, le ciel nocturne était pur, la température plutôt douce, et les rues loin d’être désertes. Qui sait, après tout, s’il n’allait pas croiser la route d’une belle passante, prête à lui faire vivre une seconde aventure.

– Faut quand même pas exagérer ! ricana Jacques, en s’arrêtant un instant devant la vitrine d’un grand couturier. Une fille par jour, cela devrait te suffire, non ?

Il aimait plaisanter ainsi avec ce qu’il imaginait être la voix de sa conscience.

Toutefois, l’instant précis où il entretenait cette conversation avec lui-même, il eut l’impression que quelqu’un, de l’autre côté de la devanture, venait de lui faire signe. Une femme longue et mince, tout de noir vêtue. Il se passa la main sur les yeux, se massant un instant les orbites du pouce et de l’index, puis il regarda à nouveau… Y avait-il réellement une créature de chair et d’os en face de lui ? Mais non ! Ce n’étaient que des mannequins… La haute silhouette qu’il avait cru voir s’animer n’était pas plus vivante que les autres. Une poupée de celluloïd, rien de plus.

– T’as pas cent balles, mon prince ?

Jacques se retourna brusquement. C’était donc cela ! En avançant dans sa direction, le visage du clochard avait dû se refléter dans la vitre, les lumières du magasin s’étaient chargées du reste, créant l’illusion d’un mouvement dans la devanture.  Que c’était bête, quand même ! Par une nuit aussi claire, aussi calme, se laisser aller à trembler d’un rien ! Subitement rassuré, Jacques se laissa pénétrer par un sentiment de gratitude à l’endroit de son quémandeur. Pour qui le connaissait un peu, c’était là un événement pour le moins imprévu : le bellâtre s’était mis à fouiller ses poches, à la recherche de quelque menue monnaie.

– Tenez, mon brave ! fit-il en glissant trois piécettes dans la paume crasseuse qu’on tendait devant lui…

– Merci bien, Sire le Rupin ! Si c’est pas abuser… Vot’ grandeur aurait pas l’heure, en sus ?

– Il est presque minuit, répondit Jacques en consultant sa montre. Minuit moins deux, pour être exact…

– L’heure des braves, fit le clochard.

–… ou des fantômes, ajouta Jacques en lançant un regard appuyé à la grande poupée pâle qu’il avait pris pour une femme. Il réalisa alors ce qui à l’origine avait dû, sans qu’il en eut conscience, attirer son regard. Les soies noires dont on avait vêtu la haute silhouette brune étaient coupées d’une manière plutôt extravagante. D’un côté, les plis de la robe, qui laissaient entrevoir la moitié du sein, descendaient presque jusqu’à la cheville, de l’autre une large échancrure dénudait très haut la cuisse.

Un instant, le sourire du séducteur se refléta dans la vitre. Mais le mannequin ne bougea pas d’un pouce. Et le quittant comme à regret le promeneur s’enfonça dans les rues sombres de la grande ville.

 

Jacques s’étira mollement. Le réveil venait de sonner. Après un rapide coup d’œil par la fenêtre ouverte, il ne songea plus qu’à la magnifique journée de juin s’ouvrait devant lui. Un samedi riche en potentialités de toutes sortes…

– Coiffeur à 10 heures, déjeuner avec Sophie Van Trempt, courses diverses en vue de regarnir ma garde-robe d’été et enfin vernissage à la galerie Vergenzecht, pour l’exposition de ce pauvre Fred ! C’est bien le diable si je dors seul ce soir… Pour autant, il ne faut pas que je traîne.

Il se leva d’un bond et se dirigea vers la salle de bains. Comme chaque matin, il sourit au visage avenant – quoiqu’encore ensommeillé – qu’il vit s’encadrer dans la glace. D’un clignement des yeux, il testa le magnétisme de son regard bleu, très clair, qu’il savait irrésistible. Il examina ensuite son profil droit, puis le gauche, en vérifia la plastique impeccable, une harmonie digne de la statuaire grecque, avec un nez droit et mince, et des lèvres charnues au dessin net et cependant curieusement sensuel… Enfin, satisfait de lui même, il se glissa sous la douche, et se savonna en chantant à tue-tête. Une fois propre et sec, il se rasa de près, maniant son coupe-chou avec une attention toute particulière. Il ne s’agissait pas de s’entailler le visage un jour pareil.

 

– Vous avez les tempes qui commencent à grisonner, murmura Michelle à l’oreille du beau Jacques, en se collant contre lui plus qu’il n’aurait fallu. Je trouve que cela vous donne plus de charme encore, mais si vous le souhaitez, je peux en atténuer les effets…

Elle lissait avec application la mèche indomptable que son client avait au dessus de l’oreille gauche. De sorte qu’en lui maintenant le visage de sa main libre, elle lui pressait l’épaule droite de tout son buste. Malgré l’ample blouse qu’elle lui avait fait passer sur sa chemise, Jacques pouvait ainsi suivre en pensée le contour du sein rond et ferme dont le mamelon turgescent se comprimait violemment contre son avant-bras.

– Il faudra que songe à cette petite, un de ces jours, se dit-il, avant de susurrer à l’intention de la coiffeuse :

– Nous agirons lorsque cela deviendra dramatique, Michelle. Pour l’instant, laissons agir la nature… Du moins, si vous trouvez cela supportable.

– Oh, Monsieur Jacques, si vous voulez mon avis… c’est plus que supportable !

La jeune femme s’appuya un peu plus encore contre l’épaule de son client. Celui-ci, tout en décochant l’un de ses sourires enjôleurs, laissa négligemment sa main tomber de l’accoudoir en moleskine. Ses doigts se mirent à errer à proximité d’une cuisse dont il devinait le gable exquis sous le léger kimono noir. Chaque matin, toutes les employées de Honor’Hair enfilaient ce genre d’uniforme auquel l’établissement devait son chic prétendument oriental. Mais Jacques savait qu’en juin, Michelle était la seule à ne porter quasiment rien dessous.

 

Le déjeuner avec Sophie Van Trempt devait en apparence lui apporter moins de satisfactions immédiates. La jeune femme était visiblement sur ses gardes. Elle n’avait pu décliner l’invitation. Jacques était l’un de ses clients les plus importants. Mais elle connaissait parfaitement sa réputation sulfureuse. Elle mangea de bon appétit, sourit avec de moins en moins d’entrain à mesure que les plaisanteries de son Don Juan d’opérette devenaient de plus en plus lestes, et à l’instant de l’addition, elle insista pour payer la moitié de la note.

– Je vous dois un joli pourcentage de mon chiffre d’affaire, cher ami, et je n’ai pas pour habitude de me faire payer deux fois, lança-t-elle pour toute explication.

Jacques arbora une mine dépitée. Abandonnant sa serviette de table, il se leva à demi et serra tristement la main qu’on lui tendait. Mais ce n’était là qu’une mise en scène. Cette résistance, il l’avait en partie prévue et, pour tout dire, elle le ravissait. Elle ne faisait qu’ajouter un surplus d’intérêt à la traque sans merci qu’il allait devoir conduire maintenant, afin de mettre la belle Sophie Van Trempt à sa merci. Il ne serait que plus délicieux de la faire basculer un jour dans un lit. Avant de la quitter, il couva d’ailleurs la jeune femme de ce regard intense, d’un bleu très clair, arme terrible dont il foudroyait d’ordinaire chacune de ses victimes.

Dès lors, comment aurait-il pu ne pas avoir le cœur léger à l’instant d’aller faire ses emplettes ? On aurait presque pu croire qu’il dansait tandis qu’il pénétrait dans les magasins des grandes avenues. Il s’y sentait comme chez lui, ayant pour habitude de les dévaliser à chaque saison, afin d’étendre les possibilités – déjà presque infinies – de sa vaste garde robe.

 

C’est un peu après avoir pénétré chez les Vergenzecht qu’il comprit que cette journée de juin allait devoir être marquée d’une pierre blanche. Le lecteur n’ignore pas sans doute que cette galerie d’art où se presse le Tout-Paris s’étend sur trois étages, et si ce soir-là les deux premiers ne réservaient aucune surprise, du moins pour qui connaissait, comme notre ami, les toiles et installations de Frédéric Leperlé, il n’en allait pas de même pour le troisième.

Jacques avait à peine franchi la dernière marche de l’escalier qu’il tomba en arrêt devant un portrait d’homme. Une tête barbue, aux pommettes crasseuses, à l’œil allumé d’un éclat étrange – une tête qui lui disait vaguement quelque chose…

– Un ivrogne à la Frans Hals, se dit-il, tout en reconnaissant bien sûr que la technique de l’artiste flamand était toute différente. Fred avait saisi ce visage de brute avinée dans un étonnant kaléidoscope de couleurs, ce qui en rendait les traits plus saillants encore. Là où d’autres, moins habitués à la manière du jeune peintre n’eussent deviné qu’une série de taches bleues, vertes ou jaunes, Jacques voyait littéralement surgir un visage. Il observa le bristol épinglé à côté du tableau, afin d’y lire le titre de l’œuvre. « Reflet dans une vitrine », disait Suzy Vergenzecht de son écriture appliquée – la directrice de la galerie s’était fait un devoir de rédiger elle-même et à la main chacun des cartons descriptifs de l’exposition.

– Drôle d’idée, pensa Jacques, mais une chose est sûre, l’effet est réussi. Au point que je suis presque sûr d’avoir croisé le modèle…

 

Il en était là de ses réflexions quand quelqu’un lui tapa doucement sur l’épaule.

– Tu ne pourrais pas me dépanner d’une petite centaine d’euros, mon vieux ?

C’était Serge Durouflé, la terreur des marchands de tableaux. Artiste raté, incapable de vendre ses croûtes, il hantait les galeries à la recherche d’un « mécène » – c’est ainsi qu’il appelait les malheureux qui finissaient par lui glisser un peu d’argent dans la main, afin d’avoir la paix.

Jacques soupira. Il sortit son portefeuille de sa poche intérieure, en tira deux billets de cinquante euros et les tendit au peintre. Bien d’autres avant lui avaient dû agir de même. Chez notre ami toutefois, cette générosité était exceptionnelle. À croire que l’état de Serge l’attendrissait. Comme il avait changé, ce pauvre vieux. Plutôt rondouillard à ses débuts, il arborait désormais une silhouette efflanquée, presque étique. La barbe lui mangeait la moitié du visage et ses gestes, incroyablement précis autrefois, étaient à présent aussi incertains que ceux d’un alcoolique.

– Il ressemble au tableau de Fred, tiens !  Je savais bien que ce visage me disait quelque chose.

Tout en le remerciant d’une voix pâteuse, Durouflé, lui avait pris le bras au prétexte de le guider à travers l’exposition. Jacques, qui redoutait sa compagnie – l’homme était capable de faire les pires esclandres –, se dégagea de manière fort aimable en prétextant un rendez-vous important et se dirigea d’un pas vif vers le balcon.

 

Le lecteur qui connaît l’endroit sait que le troisième étage de la galerie Vergenzecht donne sur une vaste loggia depuis laquelle on peut voir tout Paris, jusqu’à l’Arche de la Défense. On y accède par une grande baie qu’on n’avait ce soir-là qu’à moitié ouverte, afin d’éviter les courants d’air – certaines dames portaient en effet des tenues d’été particulièrement légères.

Tout en progressant en direction la porte-fenêtre, Jacques pouvait aisément observer le manège de Durouflé, tel qu’il se reflétait dans la vitre. L’homme n’allait-il pas tenter de le suivre ? Mais non. Le quémandeur fit rapidement demi-tour et emprunta l’escalier de service. Sa subsistance assurée pour quelques jours, il n’avait sans doute plus qu’une idée en tête : aller s’imbiber méthodiquement de whisky au buffet que les Vergenzecht offraient à leurs invités.

Ce fut précisément à l’instant où Serge disparaissait de sa vue que Jacques l’aperçut, elle, Laura Pettruchi, de l’autre côté de la baie. Elle le regardait en souriant et lui donna même l’impression qu’elle venait de lui faite signe. Il s’approcha.

C’était une femme superbe, grande et mince, très brune. Comme certaines de ces Italiennes qu’on croise dans les cocktails des ambassades, elle était vêtue, d’une façon quelque peu excentrique. L’artiste – car le couturier qui avait conçu une telle robe était digne de figurer parmi les plus grands –, l’artiste, disais-je, semblait avoir conçu sa tenue selon le principe des antiques toges romaines. Il lui avait enveloppé le corps d’un seul lé de soie noire. La beauté de la robe était dans le drapé, dans un jeu subtil de plis qui laissait entrevoir la moitié du sein droit, avant de descendre jusqu’à la cheville, pour remonter presque aussitôt en direction de l’épaule et dénuder ainsi très haut la cuisse gauche.

Jacques sentit aussitôt le danger. Il ne fallait surtout pas s’amouracher d’une telle femme. Tomber dans ses rets revenait à courir à sa perte, à renoncer à son autonomie, à toute forme de vie insouciante. Pire encore, c’était faire l’apprentissage de la fidélité. Bref, tout était menaçant dans cette femme trop belle, presque irréelle. Ne jamais s’éprendre, mais prendre. Telle était sa devise, et il n’en connaissait pas de meilleure. En franchissant le seuil de la loggia, Jacques savait que coûte que coûte il aurait cette femme, mais qu’en aucun cas il ne passerait plus d’une nuit avec elle.

– Vous aussi, vous aimez vous isoler un peu pour prendre le frais ?

Elle parlait d’une voix chantante, avec un léger accent florentin…

– Une aventure sans lendemain, se dit Jacques en opinant du chef. Cela doit rester une aventure sans lendemain. Et le regard bleu, très clair, qu’il avait posé sur la jeune femme, devint subitement froid et minéral. Comme s’il eût été soudain privé d’âme.

 

Le reste alla très vite. Laure – elle préférait qu’on traduisît son prénom – lui fit part de son profond ennui. Les pédants qui se piquaient de critique d’art n’avaient réussi qu’à la faire bâiller. Elle avait fini par trouver refuge sur le balcon pour contempler le ciel d’été semé d’étoiles scintillantes. Jacques, désignant du doigt les rares constellations qu’il était en mesure d’identifier, lui demanda leur nom italien. Puis l’entraînant à l’intérieur, il s’employa à la distraire. Il lui fit refaire le tour de l’exposition en s’efforçant de commenter chaque œuvre de façon plaisante. Enfin, il la conduisit vers le buffet, lui fit boire deux coupes de champagne et, sous un prétexte futile, l’attira à l’écart après lui avoir pris la taille.

Elle ne se défendit pas. Trois heures plus tard, Jacques sortait de son appartement avec cet air que doivent prendre les conquérants au terme d’une victoire décisive.

Il avait décidé de rentrer chez lui à pied. Mais minuit approchait et il commençait à être un peu fatigué. Il se décida finalement à prendre le métro. Il se dirigea vers la station la plus proche. Et ce fut à l’instant précis où il commençait à descendre l’escalier d’accès qu’il fut envahi par une impression étrange : il avait le sentiment d’avoir déjà vécu cette journée.

– Bah ! fit-il en chassant l’idée d’un revers de main. Ce n’est que de la fatigue. La sensation de déjà-vu est un phénomène bien connu et parfaitement expliqué par la médecine. Il n’y a vraiment pas de quoi en faire tout un plat !

Passant sa carte d’abonnement devant le lecteur, il franchit le portail automatique et s’enfonça dans les couloirs souterrain sans plus s’appesantir sur ce qui ne pouvait être qu’une chimère. Une demi-heure plus tard, il était chez lui, dans sa chambre, et dormait à poings fermés.

 

Le lendemain matin pourtant, au saut du lit, l’inquiétude s’empara de lui. Il prit à peine le temps de considérer le ciel, du même bleu imperturbable que les jours précédents, et fonça dans son bureau. Il alluma l’ordinateur, considéra la date : samedi 12 juin, comme hier, et comme avant-hier encore. Le temps bégayait. Il l’avait comme enfermé dans une routine permanente.

Il faut reconnaître qu’au début, l’effet de surprise passé, il prit plutôt la chose à la légère. Après tout, ce n’était pas déplaisant de revivre à plusieurs reprises des scènes presque identiques. Car on y découvrait maintes altérations, un peu comme, en musique, les différentes variations d’un thème. Certaines ne prêtaient guère à conséquence, comme par exemple le parfum de Michelle, qui lui parut subitement différent. Une note de musc, peut-être, ou une touche supplémentaire de réséda. Mais d’autres modifications paraissaient nettement plus troublantes. Ainsi, lorsque ce troisième samedi, Sophie Van Trempt le laissa enfin payer la note du restaurant, il ne put s’empêcher de marquer un temps d’arrêt.

– Vous m’aviez invitée, non ? observa la jeune femme devant l’air ahuri de Jacques. Maintenant, si vous préférez que l’on fasse cinquante-cinquante…

– Non, non, je vous en prie ! lança-t-il avec un temps de retard. Je songeais simplement à autre chose.

Le samedi suivant, le lendemain donc, ce déjeuner en charmante compagnie fut la cause d’une surprise plus considérable encore. Car cette fois, non seulement Madame Van Trempt le laissa régler l’intégralité de la note, mais elle lui demanda en rougissant :

– Je suis confuse de vous demander cela, mais… en changeant de sac à mains ce matin, j’ai tout simplement oublié d’y glisser mon portefeuille. Vous ne pourriez pas me dépanner d’une petite centaine d’euros ? Je vous les rendrai à la première occasion.

Jacques regretta de ne pouvoir se contempler dans une glace à l’instant où, en grand seigneur, il tendait quatre billets de cinquante euros à sa convive.

La jeune femme sourit, et comme s’il se fut agi de cartes à jouer, elle se contenta de saisir deux coupures entre le pouce et l’index, avant d’ajouter :

– Cela suffira amplement ! J’ai juste quelques petites courses à faire.

Ce samedi-là, curieusement, Jacques ne croisa pas Serge Durouflé lors du vernissage de la galerie Vergenzecht. Il nota également qu’au troisième étage, le visage de l’ivrogne avait disparu.

 

Au bout d’une quinzaine de jours – et autant de samedis presque identiques –, Jacques commença toutefois à avoir la nausée de cette ronde sans fin.  Il fallait trouver une solution pour en sortir et donc, avant toute chose, considérer les événements de façon rationnelle. Ce devait être une histoire d’univers parallèles. Il avait lu des ouvrages tout à fait sérieux sur la question. Sans qu’il y paraisse, chacun était entouré d’une infinité de mondes, tous différents. Des milliers d’autres Jacques Maupuis menaient ainsi à ses côtés des existences divergentes et cependant apparentées à la sienne. Lui-même n’échappait pas au sort de ces doubles. Il suivait depuis des années un chemin spécifique bien à l’abri dans son espace-temps personnel, parfaitement étanche. Du moins est-ce ainsi que les choses avaient fonctionné jusqu’à ce samedi 12 juin 20**. Car à un certain moment de cette insupportable journée, il avait dû bifurquer, se tromper de plan et repartir avec 24 heures de retard. Et depuis, il n’arrivait pas à retrouver le droit chemin. Pour annuler les effets d’une telle erreur d’aiguillage, il suffisait donc peut-être de déterminer l’instant précis où elle se reproduisait inlassablement et faire en sorte de réintégrer le bon univers.

– Chaque jour est légèrement différent, même s’il est jalonné de repères identiques : le passage chez le coiffeur, le déjeuner avec Madame Van Trempt, les courses, puis le vernissage, et enfin l’amour avec Laure. C’est donc entre le moment où je quitte la belle Madame Petruchi et celui où, le lendemain, j’abandonne ma tête aux mains expertes de Michelle que quelque chose d’anormal se produit.

Il eut beau toutefois s’observer plusieurs samedis durant, il ne put découvrir la moindre faille susceptible d’expliquer un éventuel changement de dimension temporelle. Il s’obstina, se repassa durant une nuit entière le film des événements. Mais rien n’y fit. Alors il décida d’entrer en résistance : il ne se rendrait pas à son rendez-vous chez le coiffeur, il annulerait le déjeuner avec Sophie Van Trempt, il renoncerait à faire les boutiques de prêt-à-porter… Mais il eût beau faire, les gens ou les choses, avec une obstination bizarre, le forçaient à reproduire les mêmes gestes, les mêmes phrases. Ainsi Michelle, lors du samedi n°17 ou 18 – il se perdait dans les dates – oui Michelle qui le rattrapait dans la rue…

Elle. – Vous n’aviez pas rendez-vous, M. Maupuis ?

Lui. – Si, mais j’ai tant de choses à faire…

Elle. – Je suis en congé aujourd’hui… Si vous voulez, je peux vous coiffer à domicile. J’ai tout ce qu’il faut dans ma petite besace…

Elle frappa à deux reprises l’espèce de sacoche qu’elle portait en bandoulière.

Bref… Elle insistait avec tant de grâce qu’il avait fini par céder. Bien sûr, après qu’elle lui eut coupé les cheveux, ils s’offrirent une petite digression. Michelle s’était mise à l’ouvrage en petite tenue au prétexte de se sentir plus à l’aise. Elle ignorait fièrement les soutiens-gorge, ayant coutume de dire qu’une belle poitrine n’a guère besoin de ce genre d’accotement. Aussi s’était elle retrouvée à officier en petite culotte. On s’en doute, le beau Jacques n’avait pas résisté à des avances aussi directes. Une fois shampooiné, coiffé et pommadé, de frais il saisit la belle coiffeuse par les hanches, la prit dans ses bras et la porta jusqu’à la chambre.

Mais lorsqu’il avait retiré les quelques grammes de dentelle qui masquait le sexe de Michelle, il s’était rendu compte que l’élément de lingerie qu’il tenait dans les mains était en tout point identique à celui qu’il avait fait glisser sur les cuisses de Laura Petrucci quelques jours plus tôt, le samedi n°7 ou 8, il ne savait plus trop…

 

Toutes ses tentatives de forcer ainsi le destin se soldèrent par autant d’échecs. Alors il abandonna tout comportement rationnel pour sombrer dans les pratiques superstitieuses et les manipulations ésotériques. Il commença par collections les trèfles à quatre feuilles et les gris-gris de toute espèce. Il ne sortait plus sans emporter dans ses poches des amulettes en forme de croix ansée, d’œil d’Horus ou de main de Fatma. Puis il se mit en tête de consulter différentes pythonisses.

– Si j’arrive à voir comment sera le futur, je trouverai peut-être la porte de sortie, se dit-il avant de sonner chez la première d’entre elle, une spécialiste des tarots égyptiens.

– Je vois trois femmes, lança avec aplomb la diseuse de bonne aventure. L’une vous résiste, la deuxième ne fera qu’une bouchée de vous. Choisissez donc la plus jeune. Elle n’a pas le sou, mais vous donnera bien moins de soucis.

Jacques se sentit reprendre espoir. Puis soudain, il comprit : les trois personnes que lui désignait la cartomancienne n’étaient autres que Sophie Van Trempt, Laura Pettruchi et la petite Michelle.

– Et… Vous… vous ne voyez rien d’autre ?

– Si, quelque chose d’étrange. On dirait d’interminables vacances, des jours et des jours sans jamais reprendre votre travail.

– Une sorte de week-end perpétuel ?

– Oui, c’est exactement cela…

Jacques secoua la tête. Il n’y avait rien à attendre de cette femme. Il ne s’avoua pas vaincu pour autant. Il consulta une astrologue, une tireuse de runes, un grand maître du YI-King, un numérologue patenté et son frère, spécialiste mondialement reconnu pour sa capacité à lire dans le marc de café. Il figura un temps parmi les pratiques d’une cristallomancienne capable de vous prédire le plus excitants des avenirs après examen d’une simple boule de verre. Il fit même analyser son cas par une grande prêtresse d’Apollon qui prétendait tirer présage de la seule farine de froment…

Le coup fatal cependant lui fut porté par une chiromancienne. Après l’avoir laissé se morfondre près de deux heures dans une lugubre salle d’attente, elle le fit entrer dans son cabinet. Là, elle lui prit délicatement le poignet, lui lissa la paume d’un geste solennel, en pressant chaque bosselure, chaque renfoncement de ses deuxièmes et troisièmes phalanges. Puis elle resta un long moment silencieuse à contempler les fines ciselures venues hachurer la pulpe unie et délicate de la main qu’on lui tendait.

– Comme c’est curieux, fit-elle enfin.

– Que voulez-vous dire, demanda Jacques, une note d’angoisse dans la voix.

– Votre ligne de vie, mon ami, votre ligne de vie.

Joignant le geste à la parole, elle posa l’ongle de l’auriculaire au niveau de l’os scaphoïde, puis elle suivit le long tracé qui contournait le pouce.

– Voyez donc, expliqua-t-elle. À partir de ce point, vous décrivez un cercle. Comme si… Ah, ça ! Je n’ai jamais vu une chose pareille.

 

La raison déjà chancelante du beau Jacques sombra tout à fait. Plutôt que d’accuser le destin, puisque finalement tout semblait avoir écrit de longue date, il se chercha un bouc émissaire. Et à force de ressasser ses ennuis, de tourner, retourner dans sa tête le cycle des événements, de rabâcher, ruminer, remâcher l’interminable catalogue de ses malheurs, il canalisa sa fureur en direction d’une seule et unique petite chèvre : Laura Petruchi. Tout allait bien avant qu’il ne la rencontre. Ce ne pouvait être qu’elle. Elle lui avait jeté un sort.

Il se rua jusqu’à l’appartement de la belle Italienne. À peine entré, il s’en prit aux objets placés à sa portée, brisant tout, réduisant le moindre bibelot en miettes…

– Mais enfin, Monsieur, expliquez-moi ! lança la pauvre Madame Petruchi en s’efforçant de contenir autant qu’elle le pouvait son irascible visiteur. Qu’ai-je bien pu vous faire pour que vous vous mettiez dans des états pareils ?

Nous étions dans l’après midi du samedi n°357 et, selon la chronologie des événements perpétuels, Laure n’avait pas encore rencontré le beau Jacques. Elle n’avait aucune idée de ce que cet homme lui voulait. Pour quelle raison criait-il qu’elle l’avait ensorcelé ? Que pouvait-elle bien faire pour le calmer ? Pourquoi répétait-il inlassablement, l’écume aux lèvres, le même ordre délirant : « J’exige que vous leviez la malédiction qui s’est abattue sur moi ». Et tout cela envoyant ses biscuits de Sèvres se fracasser contre la grande glace de Venise, en piétinant ses œufs de Fabergé, en menaçant du poing un grand cygne de Swarovski !

Que pouvait-on faire d’autre, sinon appeler la police ? Le soir même, sanglé dans une camisole de force, le beau Jacques se retrouva dans l’une des cellules capitonnées de la clinique Lenoir, spécialisée dans l’accueil des grands malades mentaux. Malgré la parfaite insonorisation des cloisons, les gardiens qui passaient à proximité pouvaient l’entendre hurler comme un forcené.

– Je vous ai bien eus, criait-il dans son délire, je vous ai bien eus. Demain ça sera dimanche ! Demain ça sera dimanche !

Une jeune infirmière – une petite blonde aux traits enfantins, qui débutait dans le métier et se trouvait être de garde pour la première fois – s’approcha de la porte, et collant son œil au judas, tenta de calmer un peu l’insensé.

– Mais oui, mais oui, M. Maupuis, soyez sans inquiétude. Demain nous seront dimanche. Je puis vous le garantir, puisqu’aujourd’hui nous sommes samedi…

 

*

 

– T’as pas cent balles, princesse ?

Michelle se retourna vivement. Elle considéra un instant le clochard, sous la barbe mal taillée et les traits avinés, ce visage lui disait vaguement quelque chose. Bien qu’il ait perdu l’habitude de se tenir droit, on devinait qu’il était grand et plutôt bien fait de sa personne, le regard bleu, très clair, le nez droit, et des lèvres comme il est rare d’en rencontrer chez les hommes. Elle chercha quelques pièces dans son petit sac, et les tendit au miséreux. C’était une petite somme, mais elle n’était pas bien riche…

– Tu as vu, murmura-t-elle à Françoise, sa collègue du salon de coiffure. C’est fou ce que cet homme peut ressembler à Jacques Maupuis.

– Notre ancien client ? demanda la seconde jeune femme. Il est devenu fou, c’est ça ? On a dû l’enfermer à l’asile.

Son interlocutrice marqua un long temps de silence. Puis elle répondit, d’une voix qui manquait curieusement d’assurance.

– Ce n’est pas… si… si simple que cela, dit-elle en butant presque sur chaque mot. En réalité on l’a retrouvé à cet endroit même, juste devant cette vitrine.

Elle montrait la devanture du grand couturier.

« Oui, poursuivit-elle, c’était dimanche dernier, le 13. Il était étendu de tout son long. Mort. Un infarctus… C’est horrible, lui qui était si… Je veux dire… Si… vivant. On ne l’a découvert qu’au petit matin, mais en réalité, ça c’était passé dans la nuit. À minuit moins deux exactement. On a pu le déterminer avec certitude car, en s’effondrant à l’instant de l’attaque cardiaque, il a brisé le verre de sa montre contre les pavés. C’est comme si, pour lui, le temps s’était arrêté !

– Mais alors, demanda la dénommée Françoise, qui est l’homme qu’on a enfermé chez le docteur Lenoir ? Un imposteur…

– Non, justement, répondit Michelle, et c’est bien là que réside tout le mystère… Le fou est également Jacques Maupuis

– Mais comment ça ?

– Même apparence physique, mêmes papiers…

– Ce peut-être l’œuvre d’un faussaire et tout à la fois celle d’un bon chirurgien esthétique.

– Sans doute, mais que dis-tu de cela : même A.D.N.

– Son frère jumeau, alors…

– On ne lui connaissait pas de famille. Non, c’est un mystère.

 

Les deux femmes demeurèrent un instant pensives. Alors qu’elles allaient poursuivre leur promenade, Michelle, comme saisie d’un remords, se retourna en direction de la vitrine. Elle cherchait des yeux le clochard, estimant sans doute qu’elle aurait pu lui donner un peu plus. Mais l’homme avait déjà disparu. Un peu désemparée, la jeune femme laissa son regard errer un instant sur les mannequins, sagement alignés dans la devanture du magasin. L’un d’entre eux retint son attention pendant quelques secondes. C’était une grande femme brune qui portait une robe plutôt excentrique. Elle semblait n’être vêtue que d’une seule bande de soie noire savamment enroulée autour de son corps. D’un côté, les plis du tissu couvraient à peine sein et descendaient jusqu’à la cheville, de l’autre ils dessinaient une large échancrure qui dénudait très haut la cuisse.

Pourtant, ce n’était pas tant le vêtement qui méritait de retenir l’attention que la physionomie de la poupée de celluloïd sur laquelle il se trouvait exposé : une femme très grande et d’allure sportive. Mais ce qui frappait par-dessus tout était son regard bleu, très clair, son nez droit, presque masculin, et par contraste, ses lèvres charnues dont la courbe très douce dessinait un sourire à peine marqué.

Tandis que sa compagne la tirait doucement par le bras, Michelle eut un brusque mouvement de la tête et se sentit trembler de tout son être. Elle avait cru entendre assez distinctement le mannequin chuchoter entre ses lèvres de matière plastique : « Aidez-moi !… sortez-moi de là !… »

– Je deviens folle, se dit elle en cédant à la traction que continuait à exercer sur elle son amie Françoise. Car cette dernière était ce jour là particulièrement pressée de rejoindre le square le plus proche. Sans doute quelque galant homme lui avait-il donné rendez-vous.

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