Une balle en pleine tête

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Elle aurait voulu un ciel bleu pastel, et un soleil d'or déjà presque couchant sur l'horizon. Après les dernières petites collines vertes ondulant doucement. Et une décapotable blanche, plutôt nacrée même. Des sièges de cuir rouge. Une vielle radio à lampes. Une chanson d'amour des années soixante. Robe légère, blanche. Un châle sur la tête. Rouge je crois aussi. Tout harmonie. Un silence impressionnant sans la moindre trace humaine. Quelques cris d'oiseaux à peine, et peut-être des grillons. Un tableau parfait si on respecte bien la liste. Et peut-être bien ma bite dans le cul je pensais en l'écoutant débiter ses âneries à la pelle. Suzie me paraissait le pigeon par excellence. Encore une qui confondait la pellicule avec la réalité. Pour ma part j'avais sans trop savoir comment, développé un très curieux talent. Je parvenais assez facilement comment dire, à faire pisser le cerveau des imbéciles de toutes les images secrètes et honteuses qui les encombrent. Bref tout le cinéma de quatre sous que les uns et les autres se mettent dans la tête pour sucrer autant que possible l'écoeurante réalité. Disons que c'était juste un truc pour passer le temps, et éventuellement quelques unes prenaient tout le paquet pour un irrésistible compliment, se prenant d'amour pour leur propre mirage, et m'en attribuant une part de mérite, n'oubliaient pas de me rendre la monnaie d'une manière que j'espérais de mon côté aussi intéressante que possible. Bref je grattais les plaies saignantes et les couvrais de baume aussitôt après. Un vrai travail d'escroc je me disais au fond de moi-même. Je retrouvais ma liberté et ma solitude après avoir obtenu une piètre récompense ce soir là. Et bien sûr je n'en gardais sur moi qu'un rien d'amertume. Pressé de courir  après avoir réussi à me décoller de sa couche. Je retrouvais le cabanon dans la montagne, froid comme une tombe. Mes stylos, mes papiers, la machine. Rien d'autre à faire que me mettre à écrire comme un fou. Au petit matin j'arriverai toujours à dormir un peu. Du café, une cigarette, juste une, peut-être une bière. Comment ne pas devenir cinglé avec tout ça.

je vais te filer un cageot, on va quand même pas attendre que ça se perde. Evidemment Daniel, évidemment. En redescendant vers la route il me demande encore. Et toi ton histoire, ça avance. Je serre les dents et je suis obligé de mordre légèrement les lèvres. Il y a des jours ou ça avance plus vite que d'autres, je répond. Il se tourne vers moi lentement et gravement. Hoche sa lourde tête pelée et moustachue. Je comprend. Il murmure. Embrasse Suzon de ma part. Je souffle dans le vent alors que déjà il fait pétarader sa vieille machine. Il ne répond plus cette fois, et se contente de balancer son gros bras par la portière. Je remonte la côte avec le cageot qui pèse des tonnes, tellement il me l'a chargé à ras bord. Sous mon nez quelques pêches donnent le sentiment de vouloir parfumer la colline entière. En levant la tête j'aperçois le ciel qui devient rouge et j'ai comme une impression que l'orage sera ici avant la fin de la journée, peut-être même dans l‘après-midi. Plus tard je terminerai seul la bouteille de chianti. En écoutant John Cale. Je ferais une salade avec ce que je trouverais dans le cageot à légumes. Puis je m'enfoncerais sur le vieux fauteuil à la porte du cabanon en attendant la pluie. Un verre à la main certainement, et l'orage viendra quand il voudra, comme une symphonie. Et de la journée je ne verrai plus un chat. Quand à la nuit qui suivra c'est une autre paire de manches. Là ce ne sont plus les hommes qui me posent problème. Mais leur ombre.

De la vie en société, parlons-en tant qu'on y est. Depuis un moment je me demande, et très sérieusement, si tout bonnement et simplement la race humaine ne serait le produit d'un élevage en batterie. Un peu à la manière des poulets, ni plus, ni moins. Idée ridicule. Et pourquoi donc. Après tout la terre fut plate durant des siècles sans que cela n'empêche les hommes de vivre, se divertir, manger, prospérer, se reproduire.. et etc.. Et elle était réellement plate, puisqu'on SAVAIT qu'elle était plate. Puis elle devint ronde, non sans quelques ennuis pour celui qui fit la découverte. Et à présent nous SAVONS tous qu'elle est ronde. Bien sûr le problème maintenant, va être pour celui qui va découvrir qu'elle est carrée, ou ovale, et que sais-je encore. De toute manière les choses vont ainsi, et seules changent les difficultés que rencontrent les vrais savants. Voilà pour en revenir au début de mon propos, j'ai remarqué de trop nombreuses similitudes entre le monde des hommes et celui de toutes les bestioles élevées pour finir dans nos ventres. Même folie, coups de bec, griffes, pattes, cette façon de déambuler toute hystérique et vide de sens pour la vie entière. Et puis surtout ce parfait sentiment d'inutilité au moment de rendre l'âme. Pourra-t-on objecter que les poulets n'ont pas d'âmes. Et pourquoi donc. Ou que l'on m'apporte des preuves. En attendant cette idée reste valable si l'on considère les stériles trépidations des foules, où qu'elles soient dans le monde, et les va et viens incessants, caquetants, assourdissants, et finalement épuisants des poulets en cage. Pas plus de justifications significatives pour l'une comme pour l'autre des espèces, animale ou humaine. Dirais-je même au contraire qu'en m'approchant de plus près les poulets me paraissent un tantinet plus sage que les hommes. En tout cas moins vantards, certainement moins cruels, et dans tous les cas plus dignes à l'instant de passer de vie à trépas. Aura-t-on jamais entendu un poulet se lamenter sur son sort alors que si ça se trouve il n'aura fait de mal à personne lui. Tout au plus quelques vers tombés entre son bec auraient à se plaindre. Quelques poules déplumées un jour de colère ou de bagarre générale. Des broutilles. Si l'on compare ces choses à tous les crimes, insultes, injures, humiliations, cruauté et barbarie, et aussi les terribles vanités, trahisons, peines d'amour que s'infligent les humains entre eux.

Mais surtout ce qui frappe, ce sont les similitudes. Les mêmes affolements désespérés de tous côtés, cette course contre la montre pour s'en aller remplir les poumons d'air à droite et à gauche, se reproduire, se battre, se déchirer à corps perdus, et puis crever l'œil triste et malade. Pathétique. Comprendra-t-on mieux ainsi mon acrimonie à accepter l'atavisme qui caché quelque part dans mon système nerveux me ramène encore et encore malgré ma répugnance vers les miens. Voilà, ainsi j'aurait tout dit. Et l'orage qui finit par tomber sur le pays en cette fin d'après midi ne m'en parût que plus éclatant, après la journée silencieuse. Je vis les collines se parer de couleurs splendides. Le vert se fit plus vert. Des champs jaunes au loin dessinaient le fond du tableau avec une grande profondeur. Les nuages roulaient comme des feux follets, violets avec de sombres teintes de fin du monde, comme on les peignait il y a mille ans aux plafonds des chapelles. Le bruit aussi et les roulements de tambour dans le ciel, les mêmes qui déjà avaient inspirées et laissé Mozart ou Beethoven sur le derrière. Qui rendaient fous Van Gogh. Puis après la grosse pluie les oiseaux et les grillons se mirent à nouveau de la partie. Tout devint limpide et parfaitement détaché. Du haut de mon cabanon je voyais tout ça et je terminais encore un verre. J'étais dans un donjon et je guettais je ne sais quoi comme un malade au loin. Les choses étaient nettoyées, cristallines et en ordre. Avec un flingue à la main j'aurais certainement pas raté l'occasion ce soir là, qui était trop belle. Et je me serais bien collé une balle en pleine tête. Pour voir. ..

       http://www.youtube.com/watch?v=B8qg_0P9L6c  (plein écran)

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