Une certaine lecture
padam
Il s’assit. Il s’asseyait toujours à table pour lire. Quelle habitude exécrable! On n’avait même pas le temps de débarasser les assiettes sales, de nettoyer les taches de sauce et de gras, d’ôter les verres sur lesquels il laissait systématiquement ses grosses empreintes bien visibles.
Il se saisissait alors de son livre (un épais volume à la couverture verte d’un cuir crocodile), l’ouvrait et partait d’un rot gras qui nous renvoyait l’effluve de ce que nous venions d’ingurgiter.
Cette fois – Dieu le bénisse – il nous épargna la lecture à voix haute. Mais nous devions quand même rester dans la pièce le regarder lire, comme toujours. Cette fois, il lut silencieusement. Du moins durant les quelques premières minutes. Puis, d’un coup, il partit en un éclat de rire éructant. Le rire se mit à grossir et bientôt, il le déplaça de la gorge au ventre. Son rire habita alors son corps entier. Il n’était plus qu’un tressaillement de cris, de hoquets, de bave, de saccades. Il ne pouvait plus s’arrêter et repartait de plus belle, tapant ses deux poings dans des restes da salade qui jonchaient la table souillée.
Alors, doucement, je m’approchai de lui. Et, avec une infime précaution, je lui retirai le livre des mains. Il ne se rendit compte de rien tant il était absorbé par ses rires. Je saisis le flacon de chlorophorme et lui plaquai sous le nez. Le silence se fit d’un coup.
Il sombra et se laissa choir sur sa chaise, omnipotent mais endormi.
Le livre sous le bras, je me plaçai devant l’âtre et me mis, une à une, à déchirer consciencieusement les pages de ce livre monstrueux qui nous “enlevait” notre père.